This is a reproduction of a library book that was digitized
by Google as part of an ongoing effort to preserve the
information in books and make it universally accessible.
Google books és
https://books.google.com
Google
À propos de ce livre
Ceci est une copie numérique d’un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d’une bibliothèque avant d’être numérisé avec
précaution par Google dans le cadre d’un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l’ensemble du patrimoine littéraire mondial en
ligne.
Ce livre étant relativement ancien, 1l n’est plus protégé par la loi sur les droits d’auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression
“appartenir au domaine public” signifie que le livre en question n’a jamais été soumis aux droits d’auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à
expiration. Les conditions requises pour qu’un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d’un pays à l’autre. Les livres libres de droit sont
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont
trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en marge du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir
du long chemin parcouru par l’ouvrage depuis la maison d’édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.
Consignes d’utilisation
Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages appartenant au domaine public et de les rendre
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine.
Il s’agit toutefois d’un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.
Nous vous demandons également de:
+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l’usage des particuliers.
Nous vous demandons donc d’utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un
quelconque but commercial.
+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N’envoyez aucune requête automatisée quelle qu’elle soit au système Google. S1 vous effectuez
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer
d’importantes quantités de texte, n’hésitez pas à nous contacter. Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l’utilisation des
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.
+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet
et leur permettre d’accéder à davantage de documents par l’intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en
aucun cas.
+ Rester dans la légalité Quelle que soit l’utilisation que vous comptez faire des fichiers, n’oubliez pas qu’il est de votre responsabilité de
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n’en déduisez pas pour autant qu’il en va de même dans
les autres pays. La durée légale des droits d’auteur d’un livre varie d’un pays à l’autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier
les ouvrages dont l’utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l’est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous
vous exposeriez en cas de violation des droits d’auteur peut être sévère.
À propos du service Google Recherche de Livres
En favorisant la recherche et l’accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le frangais, Google souhaite
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l’adresse http : //books.gqoogle.com
| ity Library
ul
ne
\ se ; À
p CM ALT
nt 2 l
FLE
.
PE »
:
+ x cf
ANA OA |
d { ’ ; -
* Le #
ue”
FA
SNS NES
NES
Xe FRENS ÿ
Se
Dub Pumine
ne
4
« PAU a
iuceton University. SMS
SO à 2,
HAlRS
M le Lo)
ST IS
Digitized by Google
ÉTUDES FRANCISCAINES
ÉTUDES
FRANCISCAINES
PUBLIÉES PAR DES RELIGIEUX
DE L'ORDRE DES FRÈRES MINEURS CAPUCINS
REVUE MENSUELLE
Paraissant le 135 de chaque mots
TOME VIII. — JUILLET-DÉCEMBRE 1902
PARIS
ŒUVRE DE SAINTF-RANÇOIS D'ASSISE
D, RUE DE LA SANTÉ, 5. — (x111° ARRONDISSEMENT).
1902
CU?
SA :
MX
(/ 952)
SOIT LOUÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST TOUJOURS !
_
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
La misère a toujours existé sur tette terre. On entrevit
son spectre hideux à toutes les époques de notre histoire na-
tionale : ici au lendemain d'une guerre barbare qui dévaste
les campagnes, ailleurs à l’occasion d'une maladie conta-
gieuse, plus loin après une disette inattendue. A quelque
page qu'il entr'ouvre nos chroniques, l'historien découvre
le spectacle de la pauvreté ; dans les villes il s'arrête devant
les « cours des miracles » repaire fermé des truands et des
estropiés ; sur les chemins mal tracés des campagnes, il voit
passer des armées de gueux; à la porte des nombreux monas-
tères, il assiste aux distributions quotidiennes de nourriture ;
un peu partout il rencontre ces fondations étces œuvtes cha--
ritables, qui toujours sont les indices de l'indigenre mal:
heureuse et secourue.
[Il semble cependant que le royaume de la misère ait vure-
culer ses frontières depuis l'avènement de la grande indus-
trie. On le répète à l'envi : le régime moderne du travail en-
gendre une nouvelle forme de la pauvreté que nos pères ne
connaissaient point, le paupérisme. Et sous ce nom, le socio-
logue dénonce « une indigence générale, incurable, héré-
ditaire » de la classe ouvrière, véritable maladie qui se pro-
page et se perpétue suivant une loi fatale : « le riche toujours
plus riche, le pauvre toujours plus pauvre. »
Sur ce thème fécond, les socialistes brodent les plus noirs
tableaux. S'ilestnécessaire de faire leur part aux exagérations
qui accentuent plus qu’il ne convient ces descriptions de la
misère, du moins faut-il reconnaître que l’agglomération des
ouvriers dans les faubourgs de nos villes en a rendu Île
spectacle plus frappant. Les hommes les plus optimistes
303310
ë LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
sont eux-mèmes troublés et inquiets, lorsqu'ils prètent
l'oreille aux vents
Qui passent sur les fronts des villes ouvrières
Et ramassent au vol comme flots de poussières
Les cris humains qui montent de leurs flancs (1).
Personne ne conteste donc l'existence du mal, mais les
esprits se divisent quand il s'agit d'en préciser les causes
et d’en indiquer les remèdes. Rien d'étonnant ; car la ques-
tion est délicate et complexe et passionnante. Si généralement
on l’aborde avec un cœur généreux, on n'y apporte pas
toujours un esprit libre de préjugés ; plusieurs se laissent
éblouir par les premières vérités découvertes et pour n'avoir
envisagé qu’un côté du problème donnent une solution né-
cessairement incomplète et facilement dangereuse, si elle
est exclusive; d’autres, enfin, veulent sortir promptement du
domaine de la théorie et travailler sur le domaine pratique,
mais ils vont trop vite et oublient que la thérapeutique so-
ciale est essentiellement lente, qu'elle refait les organes et
les transforme sans avoir jamais recours à l'amputation
violente dont les effets sont presque toujours mortels.
Peut-être faudrait-il attribuer à ces états psychologiques
le dédain que nos docteurs ès-sciences sociales professent
à l'endroit de la charité. A les entendre, la charité est un
remède absolument inefficace. On avoue qu'aux siècles
passés grande fut son influence et nombreux ses bienfaits,
mais on affirme qu'aujourd'hui son rôle est nul. Elle doit
céder la place à la justice, plus spécialement à la justice so-
ciale, qui seule présente le remède vraiment approprié aux
maux de la société moderne.
Au risque de paraître « vieux jeu » ou « libéral » (les deux
mots, grâce à la souplesse de la langue française, ont ici le
mème sens) j'ose croire que le rôle social de la charité n'est
pas encore terminé, mais qu'il doit seulement se manifester
sous des formes nouvelles.
(1) Barbier, Zambes,
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 7
LA QUESTION DE PRINCIPE
Ï
Malgré les merveilles qu'elle enfante chaque jour, la
charité est donc en défaveur auprès de nos contemporains.
Ouvrez un livre de philosophie bien moderne, un traité de
sociologie, un manuel d'économie politique, feuilletez les
revues et les journaux, que la presse jette chaque matin sur
nos tables de travail, rarement vous aurez la surprise de.
rencontrer l'éloge de la charité et de son rôle social. De ci
de là, vous trouverez au contraire le trait qui la dédaigne, la
méprise ou l'attaque. On invoque contre elle les raisons les
plus diverses : c'est tout d'abord une raison philosophique.
Depuis la grande Révolution, nos lecteurs n’en sauraient
douter, la pensée humaine a des exigences nouvelles. Tout
date de cette époque célèbre, el rien dans l’ère moderne ne
doit ressembler à ce qui fut dans.le monde antique. Aussi
notre siècle garde-t-1il rancune à la vieille société et à l’Eglise.
À la foi, jl oppose les droits de la raison ; à la morale unique
de nos pères, plusieurs morales modernes ; aux doctrines
sociales du passé, des théories nées d’hier et que l'on croit
pleines d'avenir. Notre siècle combat l'Eglise, et, comme la
charité est une pratique presque exclusivement chrétienne,
il dit anathème à Ja charité.
Cet anathème, cependant, ne supprime point les pauvres.
Faut-il donc les abandonner et les laisser mourir d’inanition ?.
Herbert Spencer en avait bien donné le conseil, lorsqu'il
célébrait, dans « cette poussée des forts qui met de côté les
faibles, le résultat d’une loi éclairée et bienfaisante ; » mais
H. Spencer ne fut pas écouté de ce côté du détroit. Les ri-
gueurs de la sélection naturelle choquaient un peu l'esprit
français et tout le monde admet encore la nécessité sociale
de secourir les malheureux. De la charité, néanmoins, on ne
voulait plus prononcer le nom : il était nécessaire de lui
chercher des équivalents. Et on dût choisir, car ils venaient
en foule.
On s'arrêta d’abord à la bienfaisance : c'était un emprunt
8 LE ROLE SOCIAL DS LA CHARITÉ
au XVIII: siècle, le siècle des âmes sensibles et des termes
humanitaires. À plusieurs l'expression parut terne, sans
relief ni couleur : ils lui substituèrent celle de philanthropie,
qui semblait plus noble et plus digne et n'était que plus
pédante. Vers 1830 les Saint-Simoniens mirent en honneur
la fraternité} pendant le règne très court de Bazard-Enfantin
le Père ent deux personnes, on vient dans la « Famille » sous
l'empire de cette idée mal définie. Plus tard, lorsque brillèrent
les beaux joufs de la philosophie positiviste, d’illustres sa-
vants préchèrent d’ailleurs sans succès la doctrine de l’al-
truisme : le mot était encore plus dur que la vertu nouvelle
ne semblait austère, et il disparut aptès avoir connu, pendañit
quelques jours, les faveurs de la mode. Aujourd’hui, philo-
sophes et sociologues s'arrêtent de préférence à l'expression
de solidarité. |
C'est un mot cher aux évolutionnistes. Ils ont, depuis
longtemps, découvert la solidarité psycholôgique, en vertu
de laquelle la volonté humaine obéit toujours fatalement à
là force des idées ; ils parlent de solidarité morale pour
faire comptendre aux ignotratits que l'instinct moral n’est tien
autte que « la force collective, eminagasitée dans l'individu,
« formée des impressions de plaisir, des expériences d'utilité
« et des aspiratioris idéalistes, accumulées pat l'habitude,
« transmises de génération en génération et lénterment mo-
difiées par les modifications correspondantes du milieu (1).»
Les sociologues s’approprient ce langage philosophique.
Dans la société, ils he voient qu'un orgañismé compliqué
où l'individu tient la place d’une molécule vivante, soumise
en tout à l'influence des molécules voisines et à la direction
de l'État qui est le cœur, le cerveau, la pensée, la volonté du
cotps social, À l'Etat d'assurer à chacun le travail fémunèta-
teur et fécond, la subsistance quotidienne, le secours héces-
sdire aux heures de la pauvreté et de la misère. Toute rie
chesse est sociale avant d’être individuelle. Si quelque cél-
lule dü grand corps occupe une situation privilégiée, où Le
sang, c est-à-dire la richesse, coule abondant, elle en estre-
devabhle à la société entière. Elle ne saurait donc drainer à
(1) Fouillée, Critique drs systèmes de morale.
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 9
son ptofit le superflu qui est la part de la communauté. Dès
lots, pour l'Etat, le droit et le devoir d'intervenir afin de re-
verser sur lé cotps social et sur les moins fortunés les excès
de la richesse individuelle. Et par excès on entend tout ce
qui détruit l'équilibre de l'égalité commune. Ainsi, d’après
ces sociologues, utie chaîne mystérieuse unit tout homme
à soft milieu social, le rend débiteur de tous les bienfaits,
de toutés les bontes influences, de tous lés succès dont ilse
réjouit, et cette chaîne s'appelle solidarité sociale.
‘Avec elle plus n’est besoin de la charité antique. La justice
sociale, détérminée et appliquée par l'Etat, suffit toute seule.
On en réclame le règne avec achatnement et on espéré l'obte-
nit de la bienveillance d'un gouvernement jacobin. C'est ne
solution bien francaise à la question sociale.
Aussi l'expression de « solidarité » devient-elle à la mode.
Non seulement élle court les livres et les articlés des spé-
cialistes, mais la littérature oflicielle lui fait gracieux accueil.
À l'inauguration de l'Exposition universelle de 1900, M. le
Président de la République a célébré la solidarité humaine
et son Ministre du commerce a continué le dithyrambe sur
lé même ton ; assurément lé mot a un brillant avenir : son
otigine etses commencements sont illuminés de tant dé lu-
mtière! Finira-t«il par éclipser l'éclat de la charité? Je ne
le saurais dire, mais la doctrine de la charité voit ses ad-
versafres se iultiplier chaque jour. Après lés sociologues
philosophes (1), les collectivistes militants.
Il
Les doctrines collectivistes et les doctrines solidaristes
forment bloc, et la charité condamnée au nom de celles-ci
devait l'êétré au nom de celles-là. Et de fait, dans tous les
rangs de l’armée collectiviste, les cœurs se soulèvent de dé-
goût, au seul nom de « cette pourriture chrétienne qui mai-
« tient l'injustice et perpétue la misère en feignant d'y remé-
(1) Parmi les principaux adhérents de cette doctrine, citons : Léon Bour-
geois, La Solidarité ; Secrétan, Civilisation et croyanre ; Durckhein. La Di-
vision du travail, Fouillée, passim : Guyau, passim. |
10 | LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
« dier. » (1) Ce qu’on demande, .en démocratie, c'est la
justice et non la charité. Cet appel à la justice sociale résonne,
comme la trompette du jugement dernier, terrible et mena-
cante, à travers toutes les productions des écrivains socia-
listes.
Tous les organes du parti, depuis l’humble feuille locale,
qui emprunte aux ouvriers leur patois, leurs expressions
crues et parfois leurs injures, jusqu'au journal aristocratique
des socialistes de salon, dénoncent l'iniquité capitaliste. On
supplie l'humanité de ne plus être sourde « à la plainte la-
« mentable de ceux qui peinent dans les enfers du salariat
« et de ceux, toujours plus nombreux, que le capitalisme
repousse même de ses bagnes et jette pour y mourir de
faim, dans le sombre gouffre de l'abandon complet et du
« dénuement absolu » (2). Toujours apparaît la même an-
tithèse : du côté du prolétariat, toutes les vertus, toutes les
générosités, tous les bonsinstincts; du côté du capitalisme
tous les vices, tousles ostracismes, toutes les injustices. Si la
classe ouvrière présente le triste spectacle de l’immoralité.
de l’intempérance, de l'imprévoyance, n'accusez pas le pro-
létariat, il n’est pas responsable. C’est Le capitalisme, l’ordre
actuel « qui est dans son essence anti-moral » ; il suflit de
changer la société pour ramener du même coup la moralité
parfaite ici-bas.
Les âmes simples et les cœurs aigris peuvent être dupes
de ces tours de passe-passe, mais les esprits positifs ne
voient dans ces tableaux cinématographiques de l'iniquité
capitaliste qu'une critique très superficielle. À la vue des
maux réels que nul ne met en doute, ils pensent qu’une
intervention sage et modérée de l'État, l'application du remède
charitable suflirait à rétablir le bon ordre. Les collectivistes
ne sont pas de cet avis. Comment peut-on penser à la cha-
rité ? Mais elle suppose la propriété individuelle. Or la pro-
priété individuelle est essentiellement injuste. Et voilà le
grand argument des collectivistes contre la charité. Ils es-
saient de le démontrer.
LS
R
_
(1) Bernard Lazare, Les Porteurs de torches.
(21 B. Malon, Précis de socialisme,
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 11
À l’origine de la propriété, on ne doit placer, si nous les
écoutons, ni le travail, ni l'épargne, ni le talent personnel, ni
l'esprit de combinaison, mais seulement le hasard, le bon-
heur, la nature. La propriété foncière et la propriété indus-
trielle sont le résultat de causes extérieures à l'individu. Ces
causes, Lasalle les appelle « la conjoncture, les lieux
sociaux » : le mot est devenu scientifique. Un ouvrier réus-
sit, un autre échoue ; un commercant fait des profits, un
autre tombe en déconfiture ; un paysan s'enrichit sur le terrain
qu'il cultive, un autre végète misérablement sur son patri-
moine familial : ces différences dans le succès, clament les col-
lectivistes, n'ont pas d'autre cause que « les liens sociaux » :
tout bénéfice doit donc revenir à la société. A ces « liens s0-
ciaux » déjà si puissants, il faut ajouter l’exploitation des petits
par les riches : exploitation du travailleur de la terre, auquel
le propriétaire terrien extorque un fermage, plus-value qu'il
n’a point gagnée, qui est le fruit de la terre et que les Anglais
appellent «{heunearnedincrement » ; exploitation de l'ouvrier
de l'industrie que le patron dépouille en grande partie de la
plus-value qu'il vient de donner aux matières manufacturées.
Etavec des formules algébriques, dans une langue bien ger-
manique, ce qui ne veut pas dire très claire, les docteurs
collectivistes expliquent le mystère d'indignité, autrefois
révélé par K. Marx. Il démontrent par a + b comment sur 12
heures de travail effectué par l’ouvrier, le patron ne lui paie
que la valeur d’un travail de 6 heureset garde pour lui la plus-
value du travail accompli pendant les 6 autres heures (1).
Il y a certainement dans cette démonstration un certain
nombre d’x et d'y, que les plus subtils ne’ sont pas encore
parvenus à dégager. Le cadre restreint d’un article ne nous
permet point de montrer l’absurdité des données mêmes du
problème et de la fausseté des déductions. Nos lecteurs sau-
ront eux-mèmes faire justice des sophismes à peine déguisés
(1) D'après le journal l’Egalité, la corvée nouvelle serait basée sur les
chiffres suivants : dans l'industrie textile, il y aurait 7" 29 de travail non
payées contre 4° 31 de travail payé ; dans l’industrie du cuir, 8* 48 contre
3° 12: dans l’industrie du bois, 9° 07 contre 20 53: dans les industries de
l'alimentation, 9° 54 contre 2° 6; dans l'éclairage, 10% 40 contre 1" 20.
Comment tous ces patrons ne sont-ils pas des Crésus ?
19 LE ROLE SOCIAL DE LA CHAAITÉ
qui consistent de traiter d’injustice toute inégalité société na-
turélle, à généraliser les exceptions et à les établir en règle
universelle, à méconnaître enfin le juste usage de la libre
activité. Les conclusions seules nous importent : les socia-
listes collectivistes ne veulent plus de la charité, fut-elle réel:
lement efficace pour soulager les maux dé la société, parce
qu'elle suppose la propriété privée, et qu'a leurs yeux cette
forme de propriété est radicalement injuste.
À l'injustice sociale, ils opposent donc la justice sociale nb-
solue. Sous cet euphémisme, on entend la reprise, par l'Etat,
de tous les facteurs de la production, « la terre, les instru:
ments de travail, la force du crédit et de l'échange ». Les
uns (car dans ce parti avancé, il y a encore des degrés et
des nuances) demandent qu'on en vienne immédiatement
aux actes révolutionnaires ; d'autres veulent qu'on réalise
graduellement cet état idéal par des expropriations déguisées
sous les formes d’un nouveau régime successoral et fiscal.
On a déjà vu à l'œuvre ce dernier parti connu sous le nom
de possibiliste.
A Roubaix, à Dijon, à Calais, à Marseille, dans toutes les
villes où le suffrage les appelait au gouvernement municipal,
les socialistes collectivistes ont mis à profit leur passage au
pouvoir. Ils ont multiplié les œuvres populaires, crèches
municipales, cantines scolaires municipales, layettes munici-
pales, fourneaux économiques municipaux, bains municis
paux. Tout devenait municipal et s’accomplissait au nom du
droit et de la justice sociale. Autant qu'ils le purent, ces par-
lements collectivistes, au petit pied, délièrent les bourses
des bourgeois, pour reverser sur la masse sociale la ri-
chesse dite commune. On usa largement des centimes addi-
tionnels et de la ressource suprême des emprunts, trop fa:
cilement autorisés par les Chambres francaises. Les contri-
buables ont vite compris le danger, et plus d’une cité, regar-
dée jusqu'ici comme l'une des villes saintes du socialisme, a
remis sa gestion financière en des mains plus sûres. Le
colléctivisme municipal n'était cependant qu'un essai bien
timide d'application pratique.
Mais cet essai est de tout point conforme à la doctrine. De
l'initiative privée, patronale, charitable et humanitaire, les
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 18
socialistes ne veulent rien accepter ; ils réclament la justice.
ils la demandent à l'Etat, maitre souverain et omnipotent..
À quelque fraction de parti qu'ils appartiennent, tous ent
juré haine à la classe fortunée et méprisent , cemme une
injure, les bienfaits que bénévolement elle apporte aux
malheureux ; tous repoussent l'aumône directe, tous re-
jettent la charité indirecte qui agit par les œuvres soeiales.
La raison de ce refus n'est pas mystérieuse : sous ses deux
fermes, la charité suppose la propriété privée, en impeso le
respect et par la même perpétue l'injustice sociale.
I
Depuis quelques années, les économistes ont accueilli avec
honneur une conception nouvelle de la propriété, fort appa-
rentée avec Ja conception socialiste, comme selle peu ou
point favorable à la charité, mais plus souple, plus indécise
et de prime abord moins redoutable. Bien que la souplesse
mème de la théorie empêche de la bien préciser, on l’ex-
prime généralement par cette formule ; /& propriété est une
fonction saciale. Cette conception ne fut tout d'abord appli-
quée qu'à la propriété du sol. M. Gide, qui n'en est pas l'in-
venteur, comme on le dit parfois (car elle se trouve déja
chez les Saint-Simoniens) l’a du moins vulgarisée, Il regarde
leg propriétaires « comme investis d'une fonction sociale,
comme des administrateurs auxquels la société a confié
l'exploitation du sol, en leur abondonnant à titre de rémuné-
ration définitive el absolue tout ce qu'ils réussiraient à pro-
duire. » (1) Des économistes indépendants, qu'il est difficile
de rattacher à une école hien déterminée, des sociologues
catholiques, en particulier M. de Vogelsang, chef des démo-
. crates autrichiens (2), tiennent à peu près le mèms langage,
Taut au plus donnent-ils un tour historique à la doctrine,
en rappelant la vieille doctrine du domaine éminent de l'Etat,
que nous légua la féodalité et qui repose sur des cousidéra-
tions politiques absolument transitoires.
(1) Gide, Principes d'économie pelitique, ïe édition, p. 569.
(2) Niti, Le Sucialiste catholique.
14 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
La formule nouvelle, aujourd'hui, ne s'applique plus seu-
lement au sol mais à toute propriété. Tout est devenu fonc-
tion sociale, et la possession de la terre, et la possession du
capital industriel, et le travail humain. Le fonctionnarisme
prend, on le voit, de gigantesques proportions, et le grand
maitre, l'Etat, ne doit pas être sans orgueil en pensant au
pouvoir étonnant que lui confère la théorie de la « propriété
fonction sociale ».
Si les propriétaires privés ont, jusqu’à ce jour. assez bien
rempli leur fonction sociale, le moment peut venir, et n'est-
il point déjà arrivé, où des hommes, la majorité peut-ètre,
trouverpnt que ces heureux ne sont plus. Mais alors, l'Etat
aurait le droit de demander aux propriétaires fonctionnaires
un compte rigoureux de leur gestion, de reprendre au besoin
directement l'exploitation de la richesse sociale, tout au
moins de réglementer dans ses détails la production écono-
mique ! On le pense, en effet, et on le dit à mi-voix dans les
cercles des sociologues partisans du droit historique, parmi
les socialistes mitigés et à l'école avancée de la démocratie
chrétienne. Et je Le comprends. Si la propriété « n’est plus
qu'une situation privilégiée, qui ne confère des droits que
dans la mesure où elle impose des devoirs » l’État ne peut-
il pas procéder, au nom de /a justice sociale, à l'expropria-
tion lorsque le propriétaire ne remplit plus ses devoirs ?
L'oubli du devoir amène logiquement la perte du droit. Et
de fait, c'est à l'Etat que font appel tous ces théoriciens, c’est
à la Justice sociale et à l'Etat supréme justicier qu'ils de-
mandent le salut de la société.
Cette doctrine, fausse dans son principe, ouvre la voie
toute large au socialisme d’État. A ses fonctionnaires, l'État
peut imposer les règlements les plus tracassiers et voilà le
pouvoir public introduit sans motif légitime dans la sphère
des intérèts privés. Comme redevance pour les privilèges
sociaux que fournit au propriétaire sa propriété foncière ou
industrielle, l’État a le droit de prélever une large part des
bénéfices, et de ce chef il préside à la distribution des
richesses. L' État-patron devient insensiblement l’État-pro-
vidence, l’Etat-nourricier. Il remplit ce double rôle au nom
de la justice sociale. La charité n’est plus qu'un souvenir.
°
Re RO PR
DUR Re ee mm
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 15
Transformée en charité légale, exercée par l'État, elle est
défigurée ; c'est une ombre méconnaissable.
Déjà cette ombre passe devant nos yeux. En France, peu
à peu l'autorité civile se réserve le monopole de l'assistance
des pauvres. Le bureau de bienfaisance, institution mu-
nicipale obligatoire, se charge seul de distribuer les au-
mônes d'autrui ; on cherche à entraver les quêtes charitables
dans les églises; la loi sur le contrat d'association du 1° juil-
let 1901 ne donne qu’une liberté dérisoire parce qu'elle res-
treint outre mesure la personnalité juridique et le droit de
propriété. Tout cela découle naturellement de la théorie de
la propriété fonction sociale ; la justice sociale absorbe la
charité et la détruit, l'État se substitue aux individus, et
remplace par son organisation administrative l'initative
privée, plus féconde cependant et plus noble.
IV.
Lorsqu'on laisse ces opinions extrêmes, filles de la philo-
sophie moderne, pour entrer sur le domaine des doctrines
sociales catholiques, on s'’imagine volontiers rencontrer la
charité à une place d'honneur. La charité n'est-elle pas la
vertu douce et forte qui met le baume sur la plaie, la vertu
agissante qui nourrit l'orphelin, panse le blessé, recueille
le vieillard, la vertu héroïque qui sème, au champ de l’Église,
le dévouement le plus pur et le plus tendre ?
Cependant le rôle social de la charité est un peu discuté
parmi nous. Des prètres tout dévoués aux intérêts des
classes ouvrières, des laïques dont le zèle est connu et le
désir de faire le bien digne d'éloges, ne croient pas à l'effi-
cacité de la charité dans les réformes sociales. Ils le disent
avec franchise, trop bruyamment peut-être et avec un petit
air de mépris à l'adresse des arriérés et des réfractaires.
Laissons ces détails de polémique : les raisons seules et
les faits méritent attention.
L'unique grief qu'on adresse à la charité, celui qui se
transforme, s'étend, se subtilise et se retrouve partout avec
un visage nouveau, c'est son émnpuissance prétendue. On le
16 : LE ROLE SOCIAL DE LA EHARITÉ
sait : le mal social est profond. Voici plus d'un siècle que
l'orage révolutionnaire est passé, mais on rencontre snenre
le désarroi, à peu près partout, dans les idées, les lois, les
mœurs politiques et sociales. On n'a pas remplacé les an-
ciennes corporations par des organisations nouvelles açcam-
moadées aux nécessités de l'industrie moderne. De là vient
le malaise. Toute réforme est vaine qui ne s'attaque pas
à [a source de la maladie, I] faut dance commencer par la
réforme des institutions et des lois, Mais dans cette œuvre
la charité A'a point de place. On n'inyoque que la justice so-
ciale. En son nom, les amis du peuple supplient les législas
teurs de nous donner une législation ouvrière très complexe
dont ils tracent eux-mêmes les plans, C'est merveille de vair
cette architerture sociale où les lois utiles se mélent aux
aspirations les plus utopistes.
La législation réclamée revêt surtout un caractère écono-
mique. On cherche à relever la situation matérielle de l’ou-
vrier : minimum des salaires fixé par l'Etat, syndicats obli-
gatoires, suppression des impôts directs et des droits fis-
eaux qui tombent sur les subsistances, le tout remplacé par un
impôt global et progressif sur le revenu, capacité de posséder
actroyé aux syndicats, constitution du Homestead, etc., etc.
D'autres lois auraient pour objet les intérêts professionnels,
les réformes politiques, la limitation possible de la concur-
rence. Nos réformateurs catholiques ne sont pourtant plus
d'accord lorsqu'il s'agit de déterminer le quantum de la
réglementation légale : les uns lui fant une très large place;
d'autres, comme M. de Mun, fondent plutôt leurs espérances
syr la liberté et le gouvernement antonome des associations.
Ce réseau, aux mailles fines et serrées, dans lequel on
emprisonne la liberté économique doit supprimer les iniqui-
tés du régime actuel de la propriété et du travail et en pré-
venir le retour. Bienfait sans prix, car notre société se meurt,
rongée par l'injustice, Du moins, on le dit, à l'avant-garde
du catholicisme social ; on le dit même parfois en termes
excessifs ou équivoques que la charité doit excuser, mais que
la raison réprouve. Il est vrai qu'assez souvent l'iyustice
tout-court se transforme et se suhtilise pour devenir injus-
lice spciale. Cet état vaporeux et indéfini la met, sans nul
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
#2
‘doute, hors des atteintes de la sévère critique, mais le mot
reste et il évoque un spectre hideux qui se glisse presque
toujours entre l’ouvrier et le patron et préside à leurs rela-
tions mutuelles. Le domaine propre de l'injustice paraît être
cependant la question du salaire. Il est vrai que pour arriver
à voir partout l'injustice on pose en thèse le droit strict au
salaire familial. Puis quand on a voué aux enfers le patron
qui ne le donne point, il revient en mémoire que la cause
est encore pendante au tribunal de la théologie, on aiguille
alors vers la conciliation. L'injustice stricte devient injus-
- tice sociale ; le salaire familial est regardé comme un idéal
auquel on doit tendre ; finalement on accuse la concurrence
qui généralement empèche de le donner et on condamne
avec force imprécations le personnage maudit qui s'appelle
le libéralisme.
Mais ces diatribes contre l'injustice préparent une conclu-
sion toujours la même : le dsoit est méconnu ; c’est le droit
qu'il faut rétablir, « l'injustice n’appelle pas la charité, elle
appelle la justice » (1). Les justes droits seront déterminés par
la série de lois ouvrières dont nous venons de parler et no-
tamment par la loi du salaire minimum familial, et la parti-
cipation obligatoire aux bénéfices, sur lesquelles on fonde de
grandes espérances. La justice seule, et non la charité, peut
supprimer les causes du malaise social.
On ajoute mème qu'elle fera refleurir la vertu. Aujour-
d'hui les classes laborieuses n’ont plus’ généralement cette
somme de biens temporels qui, selon saint Thomas, est né-
cessaire à la vertu. Avec les restaurations de l’ordre social
détruit on pense que le règne de la moralité et les vertus
naturelles reviendront embellir l'humanité. Loin d'attribuer
la misère de l’ouvrier à l'imprévoyance, à l’intempérance, à
l'irréligion, nos bienveillants sociologues catholiques sont
presque tentés de regarder l'imprévoyance, l'intempérance,
l'irréligion comme une conséquence logique de l'injustice
sociale. Voilà qui est entendu ; les causes du mal social sont
économiques avant tout.
D'ailleurs, (et ceci constitue l'un des plus graves arguments
(1) L. Grégoire, Le Pape, les catholiques et la question sociale.
E. EE. — NI, — 2
15 : LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
contre le rôle social de la charité) qui pratique actuellement
la charité ? Quelques âmes d'élite que la foi inspire, quelques
patrons chrétiens consciencieux et zélés, quelques indus-
triels humanitaires ét philanthropes. Mais combien plus
grand le nombtfe de ceux qui vivent en égoïstes et traitent
leurs ouvriers un peu moins humainement que leurs capi-
taux et leurs machines ! Si, d'une part, les statistiques ré-
vèélent quelques résultats consolants, d'autre part, les classes
possédantes se désintéressent si souvent du bien-être de
leurs employés qu'on ne saurait fonder aucune espérance
sur la bonne volonté individuelle.
Une raison de sensibilité et de délicatesse démocratique
couronne ces arguments de fait et de droit. La charité déplaît ;
le peuple « ne veut plus de la charité qui humilie, mais
de la justice qui élève ». On trouve messéant de tendre la
main ou de devoir quelque bienfait à la générosité du riche.
Directe ou indirecte, la charité, fut-elle abondante, devrait en-
core faire place à la justice qui grandit les âmes. On ne réus-
sit pas en blessant les susceptibilités de la démocratie : mieux
vaut faire un sacrifice à l'opportunité et parler de justice.
La justice! ramener la justice dans les relations sociales
par voie législative, tel est donc le jugement qui s'affirme,
à chaque alinéa de ce long réquisitoire. Devant la justice,
le role social de la charité s'efface, il devient trés secondaire,
on l'estime impuissant, on le rejette comme inutile. Si
pressantes que soient ces raisons, elles n’ont à nos veux
qu'une valeur très relative et nous croyons le jugement sujet
à révision. Reprenons la cause.
\
Le mal social, si l’on en croit nos sociologues catholiques,
a donc pour cause prentière les institutions modernes et c'est
à l'État qu'ils font appel afin de rétablir sur terre le règne de la
justice méconnue et violée. :
Sans aucun doute, les pouvoirs publics ont le droit d'in-
tervenir dans les aflaires de l’ordre économique et social.
Les partisans les plus décidés de la liberté eux-mêmes ne
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE 19
méconnalssent point ce droit. Ils justifient toute intervention
qui a pour but de faire respecter la justice, de protéger les
droits, spécialement ceux des petits et des faibles, et de pro-
mouvoir par des lois générales le bien-être et la prospérité
commune. Mais à ce droit, il y a des limites. L'Etat ne saurait
ni se substituer aux individus, ni limiter sans raison le libre
exercice de l'activité humaine. Il ne lui convient pas non
plus d'intervenir sans nécessité ; une loi inutile, en matière
de législation ouvrière surtout, est bien près d'être une loi
mauvaise. À plus forte raison lui est-il interdit de prendre
des mesures préjudiciables au bien commun ou de s'at-
tnbuer des fonctions qu'il ne peut remplir : l'eflicacité
moralement certaine de l'intervention en est la mesure
mème et la règle. Sous ces conditions et dans ces limites,
l'intervention de l’Etat paraît trèslégitime : il est raisonnable
d'y faire appel. /
Mieux que d’autres, les Français connaissent ces recours
à l'Etat. L'esprit jacobin, légué par les grands ancêtres de
1789,inspire toujours nos législateurs ; pour obtenir quelques
parcelles de liberté, nous sommes obligés de tendre la main
etde les mendier au dispensateur universel qu'est le pouvoir
public. C'est un état anormal, mais trop réel. Il a eu sur
notre caractère national une influence désastreuse. Il nous a
enlevé le sens de la vraie liberté et de l’activité personnelle.
Voyez un Francais. Sitôt qu'une difficulté surgit, qu'un
obstacle l'arrète, qu'un malaise se fait sentir, bien vite il
tourne sa pensée el son regard vers l'Etat pour implorer son
‘aide paternelle. Dans la solution des problèmes sociaux de
la misère et de la question ouvrière, l'action secrète de cette
influence n'est pas douteuse. Et nous la croyons néfaste, l'in-
tervention directe de l'Etat serait ici inutile, impossible ou
funeste.
C'est sous un jour peu favorable que nous apparait tout
d'abord la théorie du salaire minimum légal. Les éloquentes
revendications de MS Manning, au congrès de Liège (1890),
les arguments développés dans les congrès, les revues et les
livres inspirés par le zèle ardent des démocrates chrétiens
francais n’ont pas encore jeté beaucoup de lumière sur cette
délicate question. Si l'on raisonne dans l’ordre abstrait de
20 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE
la justice, on peut, avec Claudio Jannet (1) reconnaitre « au
« législateur gardien de la justice dans les contrats, le droit
« de fixer un minimum desalaire. Mais dans l'ordre réel, dans
lacomplexité des faits économiques, la mise à exécution de ce
droit serait presque toujours inutile, impossible ou funeste.
Inutile : presquetouslesouvriersrecoiventlesalaireindividuel
minimal dû en justice et on ne peut légiférer pour une mino-
rité exceptionnelle. Zmpossible: cestarifs de salaires, officiels
etobligatoires, ne pourraient tenir compte des innombrables
différences qui résultent des temps, des lieux, de l’état par-
ticulier des industries, du coût variable de la vie et ils bles-
seraient facilement la justice qu'ils auraient recu mission de
sauvegarder. Funestes enfin : en temps de crise les industries
devraient fermer leursusines pour ne pas abaisser les salaires
au-dessous du minimum légal, à moins que l'Etat n'inter-
vienne de nouveau, étudie la question et remanie les tarifs de
telle industrie en souffrance. Belle utopie, n'est-ce pas ? que
ces espérances de remaniement, lorsqu'on sait les longueurs
des débats parlementaires, les difficultés inhérentes aux
choses économiques et le favoritisme des élus de la démo-
cratie à l'égard des ouvriers qu’on voudra toujours protéger
outre mesure, car 1ls pourraient se souvenir aux élections.
Avec le Souverain Pontife (2), nous regardons comme inop-
portune cette intervention de l'Etat et comme funeste au
bien public la fixation d’un minimum légal de salaire.
Certes l'Etat peut inscrire, sans difficulté, un minimum de
salaire dans les cahiers des charges de ses travaux publics :
nous n'y trouvons rien à dire. L'Etat est un patron sut gene-
ris, qui ne ressemble en rien à un industriel ordinaire. Sa
caisse s’alimente par des impôts et non par des profits, etil
peut fixer à ses entrepreneurs toutes les conditions qu'il lui
plaît, düt-il pour cela surélever le taux de la mise en adju-
dication. Toute autre la situation de l'industriel qui doit
chercher des débouchés sur le marché intérieur et extérieur
oùunécessairement, quels que soient nos règlements nationaux,
la vente des produits est soumise aux lois de la concurrence.
(1) Le Soctalisme d Etat, ch. 1, p. 36.
(2) Encvelique Zerum Novarum.
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 21
Quelques sociologues, et non des moindres, croient trou-
ver un remède aux diflicultés précédentes, en attribuant la
fixation du minimum de salaires à des autorités civiles ou
juridiques locales, ou aux membres des syndicats profes-
sionnels. Rien de mieux ; mais quelles seront ces autorités
civiles ou juridiques compétentes ? On ne le dit pas. Quant
aux syndicats, pour remplir le rôle qu’on leur assigne, ils
devraient ètre obligatoires. Peut-on, sans témérité, réclamer
une telle mesure de nos législateurs ? Non, à notre avis.
« La corporation obligatoire, dit excellemment le R. P. An-
« toine (1), réunira nécessairement tous les ouvriers et tous
« les patrons exercant un même métier, et sera en fait une
« association laïque, antichrétienne, instrument docile entre
« les mains du socialisme et de la politique radicale. Dans
« une telle corporation, les radicaux seront les maîtres, les
« catholiques, les valets.
De quelque côté qu'on l'envisage, la théorie du salaire
minimum légal semble impossible ou dangereuse. Ce n'est
donc pas de son application, qu'il faut attendre le relèvement
des salaires et la diminution de la misère.
La participation obligatoire aux bénéfices, qu'on a tant agi-
tée, paraît condamnée à la même impuissance. Bienfaisante et
digne d’éloges, quand elle procède de la bienveillance patro-
nale, la participation décrétée obligatoire serait plus funeste
à la prospérité nationale. Elle arrèterait l'initiative privée :
on ne risque généralement ses capitaux dans une industrie
que dans l'espoir de trouver par des bénéfices élevés une
compensation aux pertes possibles. Elle serait contraire à la
paix et au bon ordre. Qui donc en effet déterminera le quan-
lum de la participation ? L'Etat ?” mais ce serait une inquisi-
tion révoltante dans la vie privée. Les ouvriers ? mais alors
les patrons devront leur communiquer livres et resistres,
car croit-on naïvement que les ouvriers auront foi à la pa-
role de leur patron ? 11 y aurait à cette communication des
inconvénients sans nombre. Les partisans les plus sages de
la participation obligatoire en conviennent, ils affirment que
ce système ne peut être fondé « que sur la confiance, la lovau-
(1) Cours d'économie sociale, p. 415.
92 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
té, la bonne foi. » Avec ces conditions l'obligation disparait.
Cette doctrine a un vice plus radical : elle manque de base
rationnelle ; elle suppose un contrat de société là où il y a
un louage d'ouvrage. C'est de l'esprit de combinaison de l’in-
dustriel, de son instinct de prévision, de son exactitude à
chercher des débouchés lucratifs que viennent la plupart
des bénéfices qu'il retire de son industrie. N’en déplaise
aux participationnistes, l'Etat n’a pas le droit de s'immiscer
dans le domaine privé ; la sauvegarde de la justice n’auto-
rise point son intervention dans le cas présent, elle serait
d'ailleurs contraire au bien commun, qui est toujours la
- raison de son activité. |
Mais s’il plait à l'Etat d'introduire la participation aux bé-
néfices dans ses propres entreprises (allumettes, tabacs,
poudres, chemins de fer,) qu'il le fasse. Il saura toujours re-
tomber sur le contribuable pour parfaire les recettes fiscales
que la participation aura diminuées. Souvenons-nous que
l'Etat est un patron d'une espèce introuvable.
Avec les retraites ouvrières nbligatoires, on ne cherche plus
à relever directement le salaire actuel, mais on veut prévenir
la misère future et assurer au vieillard et à l'invalide le pain
de ses vieux jours. D'après l'orgauisation, généralement
proposée, deux cotisations sont destinées à alimenter les
caisses de retraite : un sursalaire versé par le patron, et une
retenue sur le salaire quotidien de l’ouvrier. On ne saurait
nier que la doctrine de la retraite obligatoire ne compte des
parlisans dans toutes les écoles de sociologie. On se doute
un peu que les raisons invoquées sont fort différentes. Ceci
importe peu. Ce qui importe davantage, c'est la difficulté
d'exécution. On s'en est apercu l'an dernier, lors de la discus-
sion du projet de la loi qui échoua si piteusement dans l'in-
cohérence des débats parlementaires et disparut enfin devant
les critiques, quelquefois violentes, des syndicats et des
chambres decommerce. Sans doute, ilsurgira des projets nou-
veaux, peut-être verra-t-on un jour l'organisation allemande
prendre droit de cité dans notre code et dans nos mœurs
sociales. Avec le socialisme d'Etat, en honneur dans les
hautes sphères, ils ne faudrait pas trop s'en étonner. L'Etat
pourra mème devenir le grand assureur, et il ÿ a tout à
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 23
craindre qu'il le devienne, si la retraite est obligatoire. La
misère sera-t-elle de beaucoup diminuée par cette organisa-
tion légale? On peut en douter : cette épargne forcée n'est
pas moralisatrice. Si des ouvriers sobres et honnètes y
trouvent un réel profit, il yen aura d’autres, et nous craignions
que ce soit le grand nombre, qui feront de leurs retraites ce
qu'ils font de leurs salaires : ils les placeront à fonds perdus
chez le marchand d'alcool.
Ainsi des trois principaux moyens préconisés par les ré-
formateurs chrétiens pour le soulagement et l'abolition de
la misère, nous n’en voyons aucun qui nous permette d'es-
pérér de féconds résultats.
On parle aussi de réformes fiscales. Certes elles seront les
bienvenues, si elles doivent amener un dégrèvement. En
fait d'impôts, le Francais a l'honneur peu enviable de tenir
le record. Chaque année, il paie une taxe moyenne de 95 fr. 54) :
lourde imposition qui écrase les humbles et les petits. Sou-
haitons des réformes, mais qu'elles soient sages et justes.
Qu'on diminue les impôts qui grèvent les consommations de
première nécessité, et les petites fortunes rurales, mais qu'on
ne les remplace pas par un impôt progressif sur le revenu.
Le remède serait pis que le mal, il ouvrirait une porte à l'in-
Justice, aux vexations inquisHoriales, à la taxation arbitraire.
Restent les réformes du régime de la propriété (Momestead,
biens syndicaux, patrimoine corporatif.) Tous les hommes,
amis de l’ordre social, les réclament : elles seront une source
de paix. Aussi n’avons-nous rien à objecter contre cette in-
tervention indirecte de l'Etat, organisant la liberté pour le
bien commun: c’est la seule qui soit vraiment féconde dans
les faits économiques.
Est-ce à dire qu’elle suflise et que le bien-être se répan-
dra naturellement sur les classes inférieures de la société,
comme J'eau envahit la plaine lorsque la digue est rompue ?
Non, car il faut mettre en œuvre l'activité humaine par l'ini-
Lualive privée, personnelle ou collective, aidée du secours ma-
tériel de la charité. Telle est, en effet, la conclusion qui se
dégage de ces longs préliminaires. Malgré les espérances
optimistes de certains catholiques, l'intervention directe de
l'Etat paraît frappée d’impuissance et wénéralement contraire
24 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE
‘au bien commun de la société. Nous n'avons envisagé cette
impuissance que dans l'ordre économique. Mais la question
sociale comprend ‘aussi des éléments moraux, el nous ne
croyons pas à la résurrection subite de la moralité à la suite
d'un changement d'organisation sociale. Ici l’action de l'Etat
est absolument nulle. Seule l'initiative privée et charitable
peut produire des fruits de paix sociale. Avec le Pape donc
, nous pensons que « c'est d’une abondante effusion de la
Ÿ_ charité qu'il faut principalement attendre le salut. » (1)
VI
Mais, à louer ainsi le rôle social de la charité, n oublions-
nous point celui de la justice, base première etprincipal fonde-
ment des sociétés ? On nous accuse de ce crime, on prétend
que la doctrine delacharitéest en contradiction avecle passage
de l'Encyclique Rerum Novarum, où le Pape affirme que «les
« hommes des classes inférieures sont pour la plupart dans
« une situation d'infortune et de misère imméritée ». Si la
‘misère est imméritée, ajoute-t-on en forme de preuve, c’est
qu’elle a pour cause l'oppression et l'injustice.
La déduction est au moins imprudente. Toute question de:
justice est extrêmement délicate. En théorie, la justice exige
des principes rigoureux, des raisons absolues et non des
sentiments de sympathie ; en pratique la détermination du
juste et de l'injuste, du « medium rei » pour parler le
langage de la théologie souffre plus d’une difficulté ; avant
donc de crier à l'injustice, 1l est bon d'écouter les conseils
de la prudence. Le fait-on toujours ?
Léon XIIT, dans la lettre mémorable qui recut le nom de
« Charte des ouvriers », a rappelé naguère les principes de la
justice en matière de salaire. Ses paroles claires et précises
sont un écho des enseignements de la tradition chrétienne.
Or le Pape et la tradition réclament pour l'ouvrier, au nom de
la justice naturelle «un salaire qui ne soit pas insuflisant
« aux besoins d’un ouvrier sobre et honnète ». Avec une
grande sagesse, le document pontifical évitait la question
{1} Perum Novartum, circa finem.
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ J5
épineuse du salaire familial, mais les sociologues se mirent à
la discuter avec plus d'ardeur que par le passé. Rome se
taisait toujours. Interrogé sur ce sujet par le Cardinal de
Malines, le Saint-Siège imagina unbiais. Par l'intermédiaire
du Cardinal Zigliara, il donna une réponse oflicieuse, mais
non oflicielle,d'où il ressort que le salaire familial n'est point
dü en stricte justice, mais qu’il peut être dù en vertu de la
charité et de l’équité naturelle, si le patron fait des bénéfices.
Ne serait-il pas expédient de corriger un peules écarts de
notre furia francese, par les sages lenteurs de la prudence
romaine? Puisque la question est douteuse, chacun à le droit
d'exposer ses arguments et de les défendre avec courtoisie,
mais non de définir auctorttative, d'imposer la solution favo-
rable au salaire familial et d'envoyer aux enfers ceux qui
sont d’un avis différent.
Dès lors le champ, prétendu si vaste, de l'injustice se res-
treint sensiblement. Est seul contraire à la justice stricte ou
commutative, le salaire qui ne suffit pas aux besoins indivi-
duels de l'ouvrier sobre et honnète. Et encore cette règle sup-
pose-t-elle le cas d'un travailleur valide etun état normal de
l'industrie. Elle ne s'applique plus pendant les crises et
généralement lorsque le patron ne couvre plus ses frais de
production. Or si l’on en croit les statistiques les plus au-
torisées « sauf de rares exceptions, le salaire individuel est
suffisant pour l'entretien des ouvriers adultes » (1)il n’y a
donc pas lieu de crier si fort à l'injustice, tout au plus peut-on
parler d'injustice sociale.
Et de fait, on en parle beaucoup. C'est une expression
neuve qui a servi plus d’une fois de pavillon à la contrebande
socialiste et qui, pour cette raison, est suspecte à plusieurs
esprits éminents. Pour d’autres, au contraire, elle apparait
comme une heureuse découverte, elle apporte un mot nou-
veau nécessaire à qui veut exprimer des choses nouvelles
propres à notre état social. Beaucoup enfin ne voient dans
cette expression fameuse « justice sociale » qu’un mot d'ori-
;
. (1) Cette affirmatiou est.du P. Antoine, Cours d'Econ. suc. Le salaire des
femmes cst ordinairement inférieur au minimum. Cela tient à une concur-
reuce difficile à restreindre, ct il faut attendre la réforme plutôt des mœurs
que de l'iutervention légale.
26 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
wine récente, sous lequel se cache une chose vieille comme
la théologie, ce qu’on appelait jadis : la justice légale ou wé-
nérale. Ainsi entendue, — et i] nous semble que toute autre
signification serait inexacte, — Ja justice sociale est une vertu
qui incline tout citoyen à tenir compte du bien commun de
la société et à le procurer dans la mesure de son pouvoir.
Objectivement, la justice sociale n’est donc pas autre chose
que l'ordre et l'harmonie sociale. Or qu'il y ait des injus-
tices sociales, on n'en saurait douter. Un peu partout nous
constatons des désordres, dont la cause la plus lféconde est
l'oubli des principes chrétiens. Les classes de la société sont
divisées, les organisations naturelles détruites, les classes
ouvrières, vivant du salaire, ne trouvent pas la protection
économique et morale qui leur est nécessaire, l'égoisme
des « classes possédantes » méconnait les devoirs de la
charité et de la bienveillance :...….. la liste détaillée serait
longue. Nous sommes d'accord avec nos adversaires sur ce
point.
Mais voici où commence la divergence de vues. Pour
supprimer ces injustices sociales, l'harmonie entre les
hommes, augmenter le bien-être des classes inférieures,
ramener la paix et l'ordre dans la société, les partisans de
la justice font surtout appel à l'intervention directe de
l'Etat. L'autre école croit cette intervention inopportune,
ineflicace et souvent dangereuse. Tout ce qu'elle demande
à l'Etat, c'est d'organiser la liberté et de laisser faire, de
soutenir et d'aider au besoin l'initiative privée.
La bonne volonté, la bienfaisance du cœur cependant ne
suflisent pas ; le secours matériel et extérieur de la charité
est encore nécessaire. Les hommes d'œuvres, il est vrai,
auraient bien le droit de compter un peu sur les libéralités de
l'Etat et des municipalités, mais, en fait, l'Etat ne subven-
tionne jamais sans arrière-pensée politique et les municipa-
lites trop souvent font passer les dépenses de luxe avant les
réformes sociales vraiment utiles. On ne saurait fonder des
espérances sérieuses sur le bon vouloir administratif: il
ne reste done plus qu'à solliciter les ressources de la charité.
On objecte que ces ressources sont presque taries, que
déjà fes catholiques s'épuisent en œuvres de bienfaisance,
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE 27
que les riches sans croyance oublient les devoirs de la cha-
rité chrétienne. Ces raisons contiennent une grande part de
vérité : n’en exagérons pas cependant la portée. Les œuvres
sociales ne demandent pas toujours des sommes énormes ;
assez souvent elles se contentent de simples avances de
fonds ; les hommes de zèle trouvent les moyens d’intéresser
les âmes qui paraissent les moins favorables, car la charité est
ingénieuse. Il y a un autre considération qui doit encourager.
Depuis deux ans un mouvement général rapproche travail-
leurs et patrons. Ce mouvement a commencé à Monceau-
les-Mines lors de la grève de 1900, par la création des syu-
dicats jaunes. La crainte du socialisme envahissant a fait
réfléchir les ouvriers sobres et actifs, les patrons secondent
leurs efforts et subventionnent leurs œuvres. C’est une évo-
lution qui se prépare : la charité reprendra sa place. Et ce
sera un bien.
La charité a en ellet un rôle social déterminé, dans le plan
providentiel de l'humanité. Elle n'est pas seulement, comimne
on l’a dit parfois « le dernier remède d'une société mal faite ».
Elle est encore et surtout la conséquence du droit de pro-
priété individuelle et le lien qui unit avec le plus d’eflicacité
les classes supérieures et les classes inférieures. À notre
humble avis, les catholiques, depuis l'Encyclique /terum
Novarum principalement, ont un peu trop parlé de justice
sociale et faiten son nom des revendications plus où moins
fondées. On s'explique ce zèle. Il avait pour cause un ardent
désir de suppléer, par l'autorité des lois, à l'oubli trop réel
du devoir moral de la charité chez les riches. L'expression
« justice sociale » semblait légitimer, devant la raison, l’inter-
vention demandée à l'Etat. Mais parmi les ouvriers, beau-
coup ne furent assez grands clercs pour distinguer comme
il convenait la justice sociale de la justice stricte. De là ces
prédilections pour la fausse notion de la propriété fonction
sociale, de là des droits exagérés reconnus à l'Etat. L’anta-
gonisme entre les deux classes de la société n'en fut pas di-
minué, et la charité tomba en déshonneur.
Peut-être, — d'aucuns diront que je me trompe, la re-
marque cependant me parait fondée, — peut-être Léon XII
a-t-1l voulu réagir contre cet oubli du principe chrétien el
24 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
salutaire de la charité dans son encyclique Graves de communti.
Le document pontifical exalte « la loi chrétienne de la chari-
té »,il relève l'aumône qui « n’est point déshonorante et
entretient plutôt l'union de la communauté humaine en
resserrant les liens que crée l'échange de services », il pré-
conise avant tout les institutions permanentes qui rendent
« [a charité mieux assurée et plus puissante au profit de ceux
qui en auront besoin ». Quoi qu'il en soit de l'intention du
Saint-Père, il reste certain que la charité doit jouer un rôle
important dans la réforme de la société et la guérison du
malaise social.
Mais pour être féconde en résultats, la charité doit s’exer-
cer sous des formes nouvelles. Quelles sont ces formes
nouvelles ? Nous le dirons dans un prochain article.
Fr. RAYMOND,
O. M. C.
(A suivre.) :
LA LÉGENDE DE SAINT FRANÇOIS
DITE « DES. TROIS COMPAGNONS »;»
A PROPOS D'UNE NOUVELLE TRADUCTION DE CETTE LÉGENDE
Fin} (1)
La légende connue sous le nom des Trois Compagnons,
avons-nous dit, n'est pas l’œuvre que les frères Léon, Ange
et Ruffin annoncaient au Ministre Général par leur lettre de
Greccio, en date du 3 des ides du mois d'août 1246. C’est
unc légende, et ils protestent qu'ils n'écrivent point sous
cette forme ; ils promettent de l'inédit, et cette légende ré-
pète en.partie ce qui avait été dit avant eux, {am veridico
quam luculento sermone. Arrivés à cette conclusion, les cri-
tiques dont nous résumons les travaux ne se trouvent plus
d'accord et nous avons deux opinions que nous devons exa-
miner. Commencons par écarter celle de l'abbé Minocchi,
qui veut voir dans cette légende l'œuvre du notaire aposto-
lique Jean, dont Bernard de Besse fait mention parmi les
écrivains de la légende de saint Francois (2).
M. Minocchi a trouvé dans la légende dite des T. C. des
passages écrits ex style de notaire; on y voit, selon lui,
l'œuvre d’un homme qui est habitué à manier la plume : il
habitait ordinairement Rome, qu'il appelle simplement Urbs,
tandis qu'il fait précéder le nom d'Assise du vocable cévitas,
il emploie les termes précis pour désigner les emplois
militaires et civils, les bulles et les privilèges de la Curie.
Il dit, par exemple, que la Règle fut approuvée par Bulle avec
(1) Voir le fascicule de mai 1902.
(2) Voici le texte de Bernard de Besse : « cam quae incipit Quust stella
matutina (scripsit) vir venerabilis dominus, ut fertur, Johaunes, apostolicue
Sudis notarius »,
30 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS
le sceau pendant, « cum bulla pendente ». La Basilique d'As-
sise fut déclarée « caput et mater totius ordinis… privilegio
publico et bullato, in quo cardinales communiter subscrip-
serunt (1). Sans doute ces passages et d'autres se trouvent
dans la légende en question, mais bien avant lui Celano avait
aussi employé les mèmes dénominations de Urbs et de Civi-
tas en parlant de Rome et d'Assise, et si le style plutôt re-
cherché du premier biographe ne lui permettait pas de s'ar-
réter au détail des termes de la Curie, pour le reste il est
aussi exact que la légende en question. |
Avant M. Minocchi j'avais fait ces remarques ; les jugeant
insuffisantes pour baser une démonstration sérieuse, je me
réservais de les produire après avoir comparé la légende
dite des T. C. avec l'abrégé de celle du notaire Jean, inséré
dans le Bréviaire des Frères Prècheurs, depuis l’année 1256,
ét dont le P. Ehrle, S. J. avait indiqué l'existence dans un
manuscrit de la bibliothèque de Toulouse (2). En transeri-
vant cette légende liturgique, extraite comme Île dit le lec-
tionnaire lui-même « e.r gestis ejus qua inciptunt Quasistella »,
mes conjectures tombèrent complètement, car je ‘n'avais
sous les yeux qu’un abrégé, souvent littéral, de la légende
de Thomas de Celano, abrégé cependant dans lequel se
trouvent quelques passages fort caractéristiques qui ne se
rencontrent ni dans Celano, ni dans la légende dite des
FT. C. (3). L'abbé Minocchi cherche à se débarrasser en deux
mots de cet extrait qui renverse toute sa thèse (4j, maisil
(1) La Zegenda Trium Soctorum, pay. 106.
(2) Voir Miscellanea Francescana. 1ome 1, p. 5%. Avant le P, Ehrle, le
P. Denifle des Frères Précheurs avait annonce l'existence de ees Tecons dans
un manuscrit de Madrid. 11 igrnorait sans doute la présence du codex origi-
nal aux Archives de .son Ordre. Je ne l'art mot an<si connue qu'après ma
publication de cette courte Iégende.
(3) Par exemple dans la lecou FT: « Æadrm tunica dichus ac noctibus
pro indumento et lecto utebatur, quae vermibus operta frequentt exrcussione
baculi tolerabilior reddebatur » : et dans Ja lecon VT an sujet de la prédi-
cation aux oiseaux, dont ne parle pas la légende dite des TC, : «et ipsum
per medium earum transeunten, rostris suis quasi oscula impressurae
tangebant, »
(4) Op. cit. pag. 112. Pour lui ces lecons dépendent de la légende dite des
F, Cet de celle de Celano, Pour Celano Ha chose est évidente pour l'autre
DITIH « DES TROIS COMPAGNONS » a
ne saurait y arriver, car pour moi, ainsi que pour ceux qui
jugent sans parti pris, ce texte porte en lui un argument dé-
cistf. Comment, en effet, supposer que les Frères Précheurs
aient inséré dans leur bréviaire des lecons précédées d’une
citation erronée ? car, notons-le bien, le manuscrit de Tou-
louse n’est pas le seul qui nous les ait comservées. Les
archives générales de l'Ordre de S. Dominique possèdent
encore le codex original de ce lectionnaire, imposé à son
Ordre par le B. Humbert de Romans ; or le même éncipit
se retrouve dans ce codex écrit en 1254. La nature de ce
recueil et la date à laquelle il fut composé ne permettent
pas de supposer une erreur dans l'indication de la légende
dont les lecons furent extraites.
Un autre argument de D. Minocchi pour attribuer cette
légende au notaire apostolique Jean, c'est l'existence dans
le manuscrit du Vatican d’un court prologue commencant
par ces mots: « Praefuloidus ut lucifer, et sicut stella matu-
lina, mo quasi sol oriens.. » Pour lui ce prologue, admet-
tons qu'il soit authentique, confirme sa conjecture. Bernard
de Besse. remarquons-le, dit que la légende de Jean commence
par ces mots « Quasj stella matutina » (1); celle du Vatican
légende je ne vois nullement cette dépendance, An momeut où je revois ce
travail, avant de l'envoyer à l'impression, je recois une nouvelle brochure de
D, Minocchi, extraite du Giornale storico della letteratura italiana, (vol.
NXXIX, p. 293) dans laquelle le savant abbé passe en revue les diverses
opinions émises sur la légende qui nous occupe. Je ne suis pas peu surpris
de voir qu'il me fait dire tout le contraire de ce que je soutiens iei, et il
. écrit que pas plus que lui je ne vois en quoi ces lecons extraites de la légende
Quasi stella,.sont contraires à sa thèse, J'ai cependant déclaré très explici-
tement le contraire dans un article publié l'an dernier par les 4nnalt Fran-
tescani de Milan (fascicules 9 et 10).
(1) « Quasi stella matutina in medio nebulae et quasi luna plena in diebus
suis et quasi sol refulgens, sic ille effulsit in templo Dei. » Ces mots sont
le verset 6 du chapitre cinquantième de l'Ecclésiastique ct ils servirent de
thème, nous rapporte Thomas de Celano, au sermon de Grégoire TX Ie jour
de la canonisation de S. Francois. Notaire du siège apostolique, Jean avait
Prut-être assisté à la cérémonie de la canonisation et son œuvre, si nous là
retrouvions, pourrait fournir quelque lumière sur le discours pontifical.
Nous rencontrons encore Le mème texte cité par le Pape dans le Bulle de eano-
nisation « Méra circa Nos ». — Plus loin nous analvserons ve prologue en
indiquant les références.
32 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS
commence par « Praefulgidus ut lucifer et sicut stella matu-
tina ». Pour le besoin de sa cause le docte abbé suppose que.
les trois premiers mots sont une interpolation ;le sicut au lieu
du quasi est une variante introduite par inadvertance du co-
piste. Sans doute bien des variantes sont le fait du copiste, mais
il est tout de mème assez difficile de croire qu'il ait commencé
sa transcription par une distraction assez forte pour lui faire
ajouter trois mots en tète de son travail. En somme l’arsu-
mentation de D. Minocchi repose sur une supposition.
Admettons, ai-je dit, l'authenticité de ce prologue, et
nous aurons une preuve de plus à l'appui non de sa thèse,
mais de celle du P. Van Ortroy que nous allons étudier de
suite.
Pour les Analecta Bollandiana la légende traditionnelle
des T. C. « est un habile pastiche, datant tout au plus de la
fin du XIIIe siècle » (1). J'avoue qu'au premier moment 1
thèse me parut insoutenable ; sans admettre l'authenticité de
l'attribution de cette légende aux compagnons de saint Fran-
cois, il me paraissait difficile de la rejeter à une époque
aussi tardive :2). Toutefois, en étudiant plus à fond la savante
étude du P. Van Ortroy, je me suis rangé à son avis, convaincu
principalement par les rapprochements de textes qu'il place
sous les yeux du lecteur. On y trouve enparticulier des
passages empruntés aux deux légendes de Celano, puis des
fragments à peine démarqués de Julien de Spire ou de Bernard
de Besse. La lecture, sans idée préconcue, de ces tableaux
de comparaison ne peut laisser aucun doute (3%. Comme le
P. Van Ortroy a négligé le court prologue on trouvera les
(1) La légende de S. F, dite Legenda Trium Soctorum, loe., cit. p. 120.
(2) Je l'écrivais l'an dernier dans Particle cité plus haut et publié par les.
-{nnali Francescani de Milan.
(3) Je ne puis reproduire les arguments donnés par le docte Bollandiste
pour prouver la priorité de Celano 2 sur la légende en question, il me faut
seulement + renvoyer Le lecteur ( e., p. 134, 5.) Toutefois Je ferai une
réserve pour li deuxième légende de Celano, dans le sens qui sera indiqué
plus loin, au sujet de x conjecture que J'y soumets aux critiques, de lexis-
tence possible d'une source commune à Celano 2 et à la Légende dite des
Ls6:
DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 33
rapprochements en note, (1) et voici à son sujet quelques
réflexions que je crois utiles. É
Le but de l'auteur de cette légende semble avoir été de
résumer en un seul texte tous les détails historiques fournis
par les biographes précédents sur le Séraphique Patriarche
etde les coordonner chronologiquement. Il avait sous les yeux
les légendes existantes, probablement celle du notaire apos-
tolique Jean, commencant par Quasi stella matutina, celle
de Bernard de Besse Quasi sol oriens mundo, et pour donner
à la sienne un racipit différent 1l la commenca par ces mots
Praefulgidus ut lucifer en Y ajoutant les premiers mots des
deux autres légendes. Puis continuant la comparaison du
soleil, déja employée par Celano (leg. {, cap. 15), il ne fait
que reproduire, avec une tournure un peu différente, les
ilées exprimées d'une manière assez diffuse par le premier
biographe. Tout semble donc concourir à établir l'authenti-
M) Prologue des T. C. Thomas de Celano.
Pracfuluidus ut lucifer et sicut Videbatur certe tempore illo...
stella matutina, imo quasi sol.oriens quedam nova lux vu coclo missa in
mnndum inflarmmans, imundanus et terris, fugans uuiversam tenchrarum
fovcundans, nt euacdam nova lux caliginem... Radiabat velut stella
vriri visus ‘est Franciscus, Qui ad fulgens in caligine noctis et quasi
modum solis ipsum mundum, quasi maue expansum super tenebras ;
sub frigiditatis, obseuritatis et ste. sicque factum est ut in brevi totius
rilitatis hveme torpescentem, verbo provinciae facics sit immutata et lac-
el opere, quasi radiosis seintillis tiori vultu apparcret, ubique depo-
perlustrans, veritate radians, chari- sita pristina focditate, Fugata est
late acceudens, et meritorum fructu prior ariditas et seges in squalenti
multiplici reunovans, et decorans, va cainpo eito surrexit; cocpil etiam
riaque ligna pomifera in tribus ab eo inculta vinea germinare germen odo-
ordinibus institutis virtute miranda ris Domini et productis ex se floribus
producens, quasi ad tempus vernale suavitatis, fructus honoris et hones-
perduxit universinn, tatis pariter parturivit..…. agrum cor-
dis ipsorum virtutum floribus exor-
uabat, egregius nempe artifex, ad
cujus formaim régulam et doctrinaiv,
cfferendo pracconio in utroque sexu
Christi reuovatur cecclesia et trina
triumphat militia salvandorum..
Ordinem fratrum minorum primitus
ipse plantavit.,
E. F. — VIN. —
*
34 LA LEGENDE DE SAINT FRANCOIS
cité de ce prologue, dont la présence ici est demandée par
l’adverbe isitur que nous trouvons. au commencement de la
légende : « Beatus igitur..…. »
Revenons aux Analerta Bollandiana. Un autre argument
pour établir que la légende ne peut avoir été écrite par les
Compagnons de saint Francois et la date tardive de cette
compilation, ce sont les anachronismes que l'on devrait y
constater, si l’on admettait sa composition en 1246. C'est,
en particulier, la mention de la confirmation par le Siège
Apostolique de la règle des Clarisses ; etcette confirmation
ne vint qu'en 1253. C'est pareillement la mention implicite
de la confirmation apostolique de la Règle du Tiers-Ordre,
qui n’eut lieu qu'en 1289. Pour la première confirmation je
serais moins affirmatif que le P. Van Ortroy, car nous avons
en 1245 une confirmation apostolique de la règle donnée par
le Cardinal Hugolin aux religieuses de Saint-Damien. Quant
au Tiers-Ordre.on ne trouve aucune confirmation apostolique
avant Nicolas IV, bien que M. Sabatier pense la trouver dans
les nomhreux privilèges accordés aux Tertiaires avant cette
date. Aussi tout en donnant raison à M. Sabatier pour le
premier point, je ne puis le suivre pour le second (1), car
la remarque des Analecta Bollandiana demeure : sous la
plume de l'écrivain de la légende qui nous occupe confir-
mation à un sens différent d'approbation. De plus la con-
cession de faveurs aux tertiaires ne prouve pas que leur
religion, approuvée par la cour Romaine, ait recu une con-
firmation définitive. Dans le style de la curie, en effet, les
deux expressions avaient chacune un sens bien tranché. Il
suffit pour s'en convainere de lire le commencement de la
(1) De l'authentirité de la Légende de NF. dite des T. C. Op. cil., p. 21.
et 30. — Pour établir que l'auteur de la Légende n'eutend parler que d'un
seul Pape, quand il dit à propos des trois ordres « quorum quilhel tempore
suo fuit « summo Pontifice confirmatus », M. Sabatier écrit que l'auteur au-
rait dit a Summis Pontificibus, sil avait voulu désigner plusieurs Papes. Je
ne vois nullement cette nécessité du plarielet je puis parfaitement dire, par
exemple, en parlaut des différentes branches de FOrdre Franciseain, Conven-
tuels, Observants, Capucins, Réformés, Alcautarins, que chacune fut en son
temps approuvée par le Pape, quorum Ordinum quilibet tempore suo fuit a
Summo Pontifire confirmatus. Personne ne conelura que j'entende varler
d'un seul Pape.
DITÉE « DES TROIS COMPAGNONS » 35
,
bulle Solet annuere, par laquelle Honorius ITT confirme la
règle des Mineurs, approuvée par Innocent III, « Ordines
vestri Regulam,a bonae memoriæe Innocentio papa prædeces-
sore RoStro APPROBATAM, &uctoritate vobis apostolica CONFIR-
MAMUS. »
L'auteur de la légende distinguait fort bien ces deux actes
différents de l'autorité pontificale ; en voici la preuve : au
commencement du chapitre XVI il raconte les persécutions
que les frères avaient à subir en certaines régions, parce
que licet dominus Innocentius tertius ordinem et regulam
APPROBASSET {pSOrum, non lamen hoc suis litteris CONFIRMAVIT.
Alors le cardinal Hugolin conduisit François au Pape Hono-
rius IT etaliam regulam, a beato Francisco Christo docente
composilam, fecit per eumdem dominum Ionorium cum bulla
pendente solemniter coxFinMan: (1223).
Si l’auteur de la légende est très précis sur ce double acte
Pontifical, il n’est pas aussiexact pour la chronologie, et c'est
encore un argument pour établir que cet écrit ne peut ètre
des Compagnons. Les persécutions des frères, dont il est
ici question, avaient pris fin depuis plusieurs années, à la
suite de lettres apostoliques de 1219 ; et cet autre détail qu'il
ajoute est pareillement inexact : /n qua regula prolongatus
est terminus capituli propter vitandum laborem fratrum qui
in remotis parlibus commorantur (1), car la mesure était
déjà adoptée depuis 1221. Pour répondre à cette objection,
M.Sabatier cherche bien à établir que la bulle de confirmation
dont il est question ici est celle de 1219, par laquelle le Pape
recommandait aux évèques du monde entier les frères mi-
(1) Que l'on me permette ici une réflexion, étrangère à la question, que me
suggère ce passage. Dans leur introduction à la légende dans son intégrité,
les éditeurs s élèvent contre Elie parce que de 122% à 1227, imperante Flia,
in y eut pas de chapitre général. Le parti pris, que malgré tout l'on doit
conlesser chez les deux savants Frères Mineurs, se montre ici complète-
ment : la règle de 1223 fixe en effet les chapitres de trois ans en trois ans,
Si on ne réunit pas de chapitre général de 122% à 1227 Ja faute en est à la
Règle et non au fr. Elie, Déjà la règle de 1221 avait adopté cette périodicité :
Omnes Ministri qui sunt in ultramarinis et ultramontanis partibus, semel in
tribus annis, et alit Ministri semel in anno veniant ad capitulum in festo
Pentecostes apud sanctam Mariam de Portioncula, (Cap. XVHD, Doue, dés
1221, le chapitre général aunuel était aboli,
<I LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS
neurs, qui avaient choisi vitæ viam a lRiomana ecclesita mert-
Lo approbatam (1). Les explications qu'il donne pour soute-
nir cette opinion ne manquent point d'ingéniosité et sont
même de nature à surprendre l'assentiment de ceux qui n'ont
pas approfondi la question ; maisle texte de la légende est trop
clair pour supporter cette interprétation, que nous ne nous
attendions pas à trouver sous la plume de l'éditeur du Spe-
culum. Non il ne peut s'agir ici, pour lui, d’une autre règle
que de celle de 1223. Rapprochons en eflet ce texte de celui
que nous lisons au commencement du Speculum : « Beatus
Franciscus fecit tres regulas, scilicet illam quam confirmavit
sibt papa Innocentiuns sine bulla ; postea fecit aliam breviorem
et haec perdita fuit ; postea illam quam papa Honorius con-
firmavit cum bulla... Postquam vero secunda regula perdita
fuit, ascendit in quemdam montem... ut faceret ALIAN REGULAN
quam CunisTOo bBOCENTE scribi fecit (2). Pour M. Sabatier, le
Speculum et la Iégende étant sortis de la plume du frère
Léon, ces expressions identiques «liam regulam...….. Christo
docente, auraient dû désigner une seule et même règle, en-
core plus clairement que pour tout autre critique.
Au risque d abuser de la patience du lecteur, je dois entrer
ici dans l'examen approfondi du chapitre XVI de la légende,
où se trouve le passage en question. Les éditeurs de cette
légende dans son intégrité, arrivés à ee chapitre, font
la réflexion suivante : « Le récit est ici un peu confus
et embrouillé, « un po’ confuso ed intricato », parce qu'il
se rapporte à une période dont les Trois Compagnons
ne furent pas lémoins » (3. — J'ai voulu rapprocher cette
note des éditeurs de la /egenda integra de Fappréciation
de M. Sabatier sur ce même chapitre ; il écrit que dans
leur légende les T. C. « débutent en cherchant à faire œuvre
de compilateurs ; mais à mesure qu'ils avancent, leurs sou-
venirs deviennent plus précis, plus saisissants, plus dra-
matiques, les compilateurs disparaissent, les témoins ar-
rivent. Ces caractères éclatent dans les chapitres XV et XVI
de la légende. On s'apercoit du premier coup que les faits
(1) Bullarium Franciscanum, tom. 4, p. 2: «Cum dilecti ».
(2) Speculum perfectionis, p. 1 et 2.
(3) La leggenda . nella sua vera integritu, p. 17%, en note,
DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 37
sont groupés el s ÿ suivent dans un ordre organique, et déjà
cette remarque tout extérieure nousindique que nousn’avons
pas affaire à des compilateurs. Sauf dans des cas spéciaux, le
compilateur ignore la chronologie, il la fuit mème comme un
piège ; il isole les récits et bouleverse leur succession; l’his-
toire la plus suivie devient, lorsqu'elle a passé par sa plume,
une collection d'anecdotes. Ici, c’est le contraire qui aura été
fait. Si l’on peut prouver d’abord quecette succession des faits
est exacte, et en second lieu qu'elle n’est fournie par aucune
des prétendues sources de notre légende, il faudra bien en
conclure que non seulement la légende des 3 Soc. n’est point
un pastiche, mais qu'elle est la source par excellence ». Mal-
heureusement M. Sabatier ne fait point la preuve dont il parle,
il continue : « en faisant une analyse minutieuse du chapitre
XVI, on n’y aurait pas seulement trouvé une marche des évé-
nements originale, mais un grand nombre d'indications
d'autant plus significatives qu'elles sont très importantes et
qu'on les chercherait en vain dans les autres sources. » Fai-
sons cette analyse, « minutieuse », à laquelle nous invite le
savant critique,et eXaminons si nous trouvons cette « marche
des événements originale ».
Le chapitre commence par mentionner l'institution des
Ministres Provinciaux (1217), puis les persécutions subies
par les frères en Allemagne et en Hongrie, et leur retour
(1219). Vient ensuite, quoique puisse dire M. Sabatier, l’ap-
probation de la Règle, non de l’ancienne,mais de la nouvelle,
aliam regulam Christo docente compositam (1223). Nous
revenons après cela en arrière à l'institution du Cardinal
Protecteur dans la personne du Cardinal Hugolin, le futur
Grégoire IX ; car, d'après M. Sabatier (2), ce fut à la fin de
1220 qu'il devint officiellement protecteur de l'Ordre. La lé-
gende des T. C. nous raconte à ce sujet la vision de la poule,
qui détermina François à faire cette demande au Pape, et
elle ajoute que quelques années après, /apsis autem paucis
annis, il vint à Rome, visita le Cardinal, qui, le lendemain
le conduisit à la cour pontificale, en lui ordonnant de prècher
(1) De l'authenticité... p.36.
(2)Vie de S. Francois, p, 325%, eu note,
M D
38 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS
devant le Pape et les Cardinaux. À la suite de ce sermon, le
Saint demanda au Pape le cardinal Hugolin comme protec-
teur. Or d'après M. Sabatier « la fixation de cette scène
du sermon devant le Pape à l'hiver de 1217-1218 ne parait
guère pouvoir être contestée » (1). Suivant la légende, ce
fut à Rome que François demanda au Pape le Cardinal Hugo-
lin comme protecteur et eut avec lui cet entretien, rapporté
tant par la légende que par Jourdain de Giano (2), tandis que
M. Sabatier écrit que ce fut en 1220, à Orvieto, où se trou-
vait alors le Pape (3). Reprenons la suite du chapitre de la
légende. Après sa nomination comme protecteur, Hugolin
et d’autres cardinaux écrivirent à de nombreux prélats des
lettres de recommandation pour ies frères ; (cela ressemble
fort aux bulles de 1219 et 1220), et au chapitre suivant, après
avoir donné aux ministres la permission de recevoir des no-
vices, data licentia ministris recipiendi fratres ad ordinem,
François les renvoya dans les provinces d'où ils avaient été
obligés de revenir, porteurs des lettres des cardinaux et de
la règle confirmée par la bulle pontificale, portantes litteras
cardinalium cum regula, bulla apostolica confirmata. À la
vue de ces documents, les évêques cesserent leurs oppo-
sitions et recurent les frères avec bienveillance.
Tout cela est-il bien chronologiquement ordonné? Hugolin,
avons-nous dit avec M. Sabatier, fut nommé protecteur en
1220 ; or, avant cette date, les Provinciaux avaient le pouvoir
de recevoir des novices, témoin Hélie, ministre de Syrie, qui
recevait en 1219 fr. Césaire de Spire, un des compagnoas de
Francois à son retour d'Orient, avant la nomination du car-
dinal Hugolin. Ce fut seulement en 1223 que la règle fut con-
firmée par bulle apostolique ; par conséquent ce ne put être
la présentation de cette bulle qui fit revenir les prélats hos-
tiles sur leur détermination première, mais bien la bulle de
1219 leur recommandant les frères. Nous sommes bien loin,
on le voit de la « marche des événemeats originale » dont
parlait M. Sabatier. C'est pourquoi, en attendant la preuve
à laquelle il faisait allusion, nous persistons à dire, avec
(1) Vie de saint Francois, ibid,
(2) Chrontiea X 1%, ap. Analecta Franciscana, tome 1, p. 5.
(3) Vie de saint Francois, p. 178.
DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 5ÿ
4
les PP. Marcellin et Théophile, que ce récit est « un
peu confus et embrouillé » et, nous appuyant sur l'au-
terité de M. Sabatier, nous conclurons que de l'absence de
chromologie dans ce chapitre XVI il résulte à l'évidence
qu'il est l'œuvre d'un compilateur et non d'un témoin. La
conclusion sera la même peur toute la légende. |
Son auteur voulait être complet et, dans ce but, quand il
ne savait comment fondre ensemble les récits quelquefois
un peu discordants qu'il avait sous les yeux, il se contentait
te les mettre bout à bout. Nous en avons un exemple frap-
pant dans le chapitre XIT, où nous trouvons successivement
les deux narrations .de Celano sur l'audience accordée par
Innocent [IT à Francois et à ses premiers frères, quand
ils se présentèrent à lui pour faire approuver leur genre
ce vie.
Je ne prétends pas reproduire ici toute la démonstration
des Arelecta Bollandiana ; ceux que la question intéresse
doivent avoir ce travail entre les mains. Je ne reprendrai pas
non plus tous les arguments de M. Sabatier pour- tâcher de
la réfuter, je me contenterai de dire que sile P. Van Ortroy
a pu établir les sources évidentes de nombreux passages de
la légende en cause, on ne saurait lui faire un grief de n'avoir
point poussé son travail jusqu'aux dernières Hmites. M. Sa-
batier est le premier à se plaindre dela perte de nombreux
documents : le compilateur de la légende dite des T. C. pou-
vait fort bien les avoir sous les yeux et y puiser des récits
dont la provenance nous échappe. Arrivons donc à l'examen
de la dernière question que nous devons examiner ; les Trois
Compagnons ont-ils réellement écrit quelque chose sur leur
Père, et dans le cas affirmatif qu'est devenu leur travail ?
Noa, répondent les Analecta Bollandiana, les compa-
gnons du Saint n'ont composé aucan travail historique sur
lui ; cependant leur œuvre existe « mais il faut qu'on la
cherche et qu'on la reconnaisse là où elle se trouve, à savoir
dans in seconde Vie composée par l'homas de Celano. Il
2 14
. = Æn si!
ea
"+
. 40 LA LEGENDE DE SAINT FRANCOIS
n'est point malaisé de s'en convaincre, si l'on prend la peine
de lire et de rapprocher avec attention et liberté d’esprit le
dernierchapitre et le prologue de cetouvrage. Ce chapitre est
intitulé : Oratio sociorum Sancti ad eumdem. C'est une prière
que les Socit adressent à leur père, après s'ètre acquittés
de leur devoir de biographes... mais ils n’ont pas été seuls
à accomplir ce travail. Une collaboration précieuse leur est
venue de celui qui avait déjà écrit une première fois la vie du
Saint... C’est donc le résultat de leurs communs efforts qu'ils
offrent au séraphique patriarche. Celano a tenu la plume et
a pour ainsi dire écrit sous la dictée des intimes du saint...
Grâce au langage de la prière finale il n'est pas permis d'in-
terpréter le sous, par lequel l'auteur se met en scène dans
le prologue, comme un simple pluriel de rhétorique. Ce sont
bien les intimes du saint qui parlent et qui écrivent sur les
injonctions du dernier chapitre général et du ministre gé-
néral Crescentius... C’est le fruit d'un lourdet conscien-
cieux travail en commun qu'ils se permettent d'envoyer
à leur chef. Assurément le prolouue et la fin de la deuxième
vie portent l'empreinte du style de Celano : il s'ensuit
tout simplement que celui-ci n'a pas été étranger à Ja
rédaction de l’ouvrage, mais ce sont autant les idées d'autrui
que les siennes propres qu'il exprime ».
Je ne sais pourquoi le P. Van Ortrov, qui a si soigneuse-
ment rapproché tous les passages de la légende dite des
T. C. des sources auxquelles ce récit est emprunté, n'a pas
fait le même travail pour la lettre d'envoi. En constatant
que beaucoup d'expressions de cette lettre se retrouvent
dans le prologue de la seconde lérende de Thomas de Ce-
lano, il aurait peut-être conclu d'une facon plus formelle
que « cette lettre est l'œuvre d'un faussaire », comme ilse
contente se l'insinuer. Pour moi ces rapprochements ont
un effet absolument contraire, et 1ls me confirment dans
l'idée que la lettre est authentique et qu'elle accompagnait
un travail écrit par Îles signataires de cette missive. Thomas
de Celano avait cette lettre et ve travail sous les yeux en
écrivant la /egenda secunda et son prologue, et mème
il pouvait avoir auprès de lui les compagnons pendant la
rédaction de son Wemoriale, bien que l'emploi de leur re-
DITE « DES TROIS COMPAGNONS » : ni
cueil suffise pour expliquer le pluriel de son prologue (1).
Il ne sera pas inutile, avant d'aller plus loin, d'étudier briè-
vement la question de l'authenticité de la lettre des T. C.,
car de cet examen résultera la certitude sur le document
qu'elle accompagnait. Nous répondrons ainsi au doute
exprimé par les Anatecta Bollandiana qui écrivent que cette
missive, si elle est authentique, pourrait se rattacher à
quelque document franciscain aujourd’hui perdu. Il y a une
(1) Sans reproduire ici toute la lettre et le prolague de Celano, voiei eu
regard les principaux passages qui démontrent la dépendance d'au texte par
rapport à l'autre,
LETTRE DES COMPAGNONS.
Cum de mandato proximi præteriti
capituli generalis et vestro teneantur
fratres signa et prodigia beatissimi
patris nostri Francisci, quæ scire vel
reperire possunt, vestrae paternitati
dirigere ; visum est nobis, qui secum
licet indigni fuimus diutius conver-
sati, pauca de multis gestis ipsius..
sanctitati vestrae, veritate pracevia,
intimare ; non contenti solum narrare
miracula, .. sed etiam sanctae con—
versationis cjus insignia, et pii bene-
placiti voluntatem ostendere cupien-
tes... Quae tamen per modum le-
gendac non scribimus, cum dudum
de vita sua ct miraculis... sint con-
fectae legendae ; sed velut de amoeno
prato flores quosdam... excerpimus..
continuatam historiam non sequentes
sed multa seriose relinquentes quae
in praedictis legendis sunt posita…
quibus hacc pauca... poterilis fa-
<cre inseri,.. Credimus enim, quod
si venerabilibus viris, qui praefatas
legendas confecerunt hace nota fuis-
sent, minime praetcrissent..,
PROLOGLUE DE CELANO
Placuit sanctac universitati olim
capituli gencralis et vobis, reveren-
dissime pater,... parvitati nostrac
injungere ut gesta vel ctiam dicta ylo-
riosi patris nostri Francisci, nos,
quibus ex assidua conversationeillius
et mutua familiaritate plus cacteris
diutinis experimentis innotuit, ad
consolationem praesentium et poste-
rorum memoriam scriberemus.
Continet in primis hoc opusculum
quaedam conversionis facta mirifica,
quac in legendis dudum de ipso con-
fectis non fucrunt apposita, quoniam
ad auctoris notitian minime perve-
uerunt. Dehine vero exprimere in-
tendimus et vigilanti studio decla-
rare quae sanctissimi patris tai in
se quam in suis fuerit voluntas boua,
beneplacens et perfecta.. Miracula
quaedam interseruntur, prout se po-
nendi opportunitas offert...
Celano parle ensuite de la peine qu'ils ont eue pour recueillir tous ces
faits, quæ non pauco labore quæsivimus, Il faut rapprocher ce passage de
l'indication que donnent les compagnons dans leur lettre de tous les fréres
qu'ils ont interrogés avant d'écrire leur recueil,
hE LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS
dépendance évidente entre la lettre et le prologue de la
seconde légende de Celano ; mais de quel côté est la dépen-
dance ? Si la lettre dépend du prologue elle ne peut être
que l’œuvre d'un faussaire ; si le prologue dépend de la lettre
elle est authentique et le document sera facilement retrouvé.
Disons d’abord qu'on ne voit pas trop pourquoi un faus-
_Saire aurait composé cette lettre, en se servant du prologue
de Celano, ni quel document il aurait voulu authentiquer
grâce à ce faux ; après la legenda secunda il restait bien peu
de chose à dire tant sur la conversion de François, que sur
sa vie et ses vertus. Îl est vrai que, par la date mise'au bas
de cette lettre, il aurait voulu la faire considérer comme anté-
rieure à la composition de cette légende, mais pour un faus-
saire il aurait été bien peu avisé: l'emploi des expressions
du biographe aurait découvert la supercherie en démontrant
qu’il écrivait après lui. J'ai beau chercher, je ne puis arriver
à découvrir le motif qui l'aurait dirigé dans la composition
de cette lettre apocryphe, et par conséquert je conclus que
la lettre est authentique.
Cette authenticité admise, la dépendance du prolowue par
rapport à la lettre s'explique d'elle-mème : Celano avaitentre
les mains le recueil que cette Îettre annoncaïit, et il usait
de la lettre comme il allait le faire du matériel historique mis
à sa disposition par les compagnons (i). En somme, il n'était
que l'exécuteur désigné par le général, pour remplir le vœu
exprimé par les auteurs de Îa lettre, demandant que les faits
qu'ils apportaient à sa connaissance fussent insérés dans la
légende de leur Père, s'il le jugeait bon « quibus (legendis}
haec pauca quae scribimus poteritis facere inseri, si vestra
discretio viderit esse justum ». Chargé de cette mission,
Celano, en historien consciencieux, ne se voulut pas attri-
buer le mérite de ce nouveau recueil dont le fonds ne lui
appartenait pas. C'est pourquoi, tant dans le prologue que
dans la prière finale, ce sont les compagnons qui parlent.
(1) La Chronique des XXIV Généraur est favorable à cette manière de
voir, Après avoir parlé de la légende des T. C, elle ajoute : « et post, frater
Thomas de Celano... primum tractatum legendae beati Francisci, de vita
scilicet et verbis et intentione ejus circa ea quar pertinent ad regulam com-
ptlavit. (p. 262).
DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 43
Cette explication me semble fort naturelle, mais comme elle
est très simple, elle a bien des chances de n'être pas admise
sans conteste.
Une question se pose immédiatement : quest devenu le
travail des compagnons de saint François ? — Il y a bicntôt
quinze ans, en étudiant le Speculum vitae B. Franciscz, je
pensais trouver dans cette compilation indigeste les docu-
ments qui avaient servi à Thomas de Celano pour composer
sa seconde vie. Je n’ai pas à raconter ici comment mes études
franciscaines furent interrompues par d'autres travaux ;
passons à 1898 ; en étudiant alors le Speculum perfectionis que
venait de publier M. Sabatier, cette pensée me revint immé-
diatement.et même je la communiquai à quelques amis, qui
ne partagèrent pas ma manière de voir (1). Comme leur
opinion avait pour moi un certain poids, je résolus de réflé-
chir en silence sur ce point. Au cours de mes réflexions, parut
dans les Analecta Bollandiana le travail du P. Van Ortrow,
qui ne me satisfaisait pas entièrement ; la collaboration des
Compagnons au travail de Celano ne me semblait pas suffi-
sante pour expliquer le prologue, et comme le savant Bollan-
diste n'avait pas examiné la question de l’authenticité de la
lettre d'envoi, il me semblait que son étude laissait ouverte
une voie pouvant conduire au but entrevu. Don Minocchi avait
déjà publié la première partie de son examen critique, mais
il n'y traitait point la question principale ; bientôt après parut
la seconde partie, dont j'avais prévu le sens, et je fus agréa-
blement surpris en y trouvant exposées, avec d'assez bons
raisonnements, des idées qui étaient celles que je roulais
depuis longtemps dans ma tête. Pour lui, comme pour moi,
le travail original des T. C. devait se retrouver dans le Specut-
(1) On me demandera peut-être pourquoi je n’en dis rien alors, On en
trouve ici mème l'explication. Dans mon étude critique sur le livre publié
par M. Sabatier, je m'élevai contre son opinion de vouloir attribuer tout l’ou-
vragc au Fr. Léon et d’eu faire remonter la composition à 1227 ; et j'écrivais
que le Speculum était une compilation, dont le noyau pouvait bien être un
écrit de Fr. Léon, ou mieux des compagnons du Saint. Je n'ai point changé de
manière de voir, je corrige seulement ce que je disais de la date possible de
cet écrit, (Annales Franciscaines, tome XXII, p. 559). Dans la mème étude
critique, j'émettais un doute sur l'authenticité de la légende traditionnelle
des T. C, (ibid. p. 562, en note.)
LM. M IT 7,
fn
LL:
“ LA LÉGENDE DE SAINT FRANÇOIS
lum, au milieu de beaucoup d'autres documents de prove-
nance diverse.
On me demandera sur quoi je m'appuie pour soutenir
cette opinion, quime parait la seule admissible Voici mes
raiSONS : | |
Du prologue de Celano, rapproché de la lettre d'envoi des
T. C., il résulte clairement qu’il travaillait sur les documents
transmis par ceux-ci au Général. Or, dans la littérature fran-
ciscaine, nous ne trouvons d'autre recueil dont la seconde
‘ légende puisse dépendre en dehors du Speculum.
Tous les manuscrits du Speculum commencent par cette
note : /stud opus compilatum est per modum legend», ex qui-
busdam antiquis quæ in diversis locis scripserunt et scribi
fecerunt socti beati Francisci. Faut-il voir encore une super-
cherie dans cette indication ? À force de voir des superche-
ries partout, on finirait par nier l’authenticité des textes les
plus sûrs, et je ne puis croire que les couvents franciscains
aient été transformés en autant d'oflicines de faussaires, à
une époque où il était encore facile de découvrir la fraude.
Plus d'une fois dans les récits du Speculum nous retrou-
vons les mots typiques de la lettre 720$ qui cum ipso fuimus ;
ou des témoignages équivalents. Preuve que la lettre et le
Speculum ne se peuvent séparer.
Le Speculum répond assez bien aux promesses de la lettre
d'envoi. Ce n'est pas une légende, ce sont des faits détachés
qui ne se trouvent pas dans les légendes antérieures, et
ces laits sont de nature à nous faire connaître les merveilles
de la vie sainte de François, ses intentions et ses aspirations,
par exemple en matière de pauvreté et d'obéissance.
Toutefois, comme l'ont déclaré tous les critiques qui l'ont
étudié, le Speculum entier ne peut ètre l'œuvre des T. C.
Quelle part leur appartient dans ce recueil? C’est là une
question délicate, car, si pour certains chapitres l'interpola-
ton est évidente, pour d'autres on est réduit à des appré-
clations personnelles. Sans se laisser effrayer par ces difli-
cultés, Don Minocchi a essayé de faire ce triage, éliminant,
en donnant ses raisons, les chapitres qui lui paraissaient ne
point appartenir à l'œuvre originale. Ainsi débarrassé le
Speculum pouvait être accepté comme écrit par les T. C.
DIFE « DES TROIS COMPAGNONS 45
Toutefois, quelque raisonnables que parusseut les élimina-
tions faites par le savant abbé, il manquait à sa thèse le
témoignage d'un manuscrit présentant une rédaction du
Speculum conforme à celle qu'il proposait.
N ne devait pas attendre longtemps cette confirmation ;
l'année dernière le P. Léonard Lemmens, Annaliste des
Mineurs, publiait, d'après un manuscrit du couvent de
Saint-Isidore à Rome, un texte du Speculum, correspondant
presque entierement avec celui que proposait Don Minoc-
chi ({:. Les chapitres éliminés par lui ne s’y trouvent pas,
il en est de mème de certains passages qu'il regardait
comme des interpolations, dues au compilateur de 1318, dont
le texte était le seul connu avant la publication du Manuscrit
de Saint-Isidore.
A ce propos, il ne sera pas inutile de dire que le Speculum,
que M. Sabatier publiait en le donnant, sur un erplicit er-
roné, comme datant de 1228, ne remonte pas avant 1318,
date fournie par un manuscrit du couvent de Ognissanti à
Florence (2). Autant la date de 1228 était inadmissible pour
cette compilation, autant celle de 1318 est acceptable et même
acceptée de tous les critiques.
En tète du Speculum, édité par le P. Lemmens, se trouve
cet éncipit : « In nomine Domini, incipit Speculum perfec-
lionis… beatt Francisci, compositum ex quibusdam repertis
in scriplis sancti fratris Leonis, socit beati Francisci, et alio-
rum sociorum ejus, quae non sunt in legenda communt ».
Nous n'avons donc pas encore là le travail original des T. C.:
néanmoins la publication du P. Lemmens est fort précieuse
car elle nous fournit un texte qui se rapproche plus de l'ori-
ginal que celui que donnait M. Sabatier. J’ajouterai encore
que nous ne troufons probablement pas dans le Speculum
loute l'œuvre des frères Léon, Ange et Ruffin. Ce qui me
confirme dans cette opinion c'est le prolngue de Celano et
les premiers chapitres de la Legenda secunda.Dans son pro-
(1) Documenta antiqua franciscana edidit fr. Lroxanpus Levurxs
O. F. M. Pars Il. Speculum perfectionts (redactio 1.) Quaracchi, 1901.
(2) Minutieusement décrit par Don Minocchi dans son travail souvent cité,
La date de ce manuserit est environ 1370. (CF, Sabatier, Tractatus de Indul-
Senlia Portiunculae, p. CXXXV.\ :
46 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS
logue Celano écrit : « Continet in primis hoc opusculum quae-
dam conversionis facta mirifica, quae, in legendis dudum de
ipso confectis non fuerunt apposita, quoniam ad auctoris nott-
tiam minime pervenerunt». Le recueil des T. C. devait donc,
ou tout au moins pouvait, renfermer une partie de ces détails
nouveaux sur la jeunesse et la conversion de François. Je fe
croirais d'autant plus facilement que, dans la légende tradi-
lionnelle, que nous avons ditèêtre une compilation de la fin
du XIII‘ siècle, nous trouvons ces détails reproduits d'une
facon un peu différente de celle de Celano, et que l’on y trouve
quelques autres petits détails omis par Celano, comme nous
le voyons faire pour les autres récits du Speeulum (1). Le
compilateur pouvait fort bien avoir sous les yeux le texte des
T. C. et ainsi s’expliqueraient ces différences. |
Nous aurions là aussi l'explication de l'éncipit que nous
trouvons en tête de tous les manuscrits de [a légende tradi-
tionnelle : /aec sunt quædam scripta per tres socios Beati
Francisci de vita et conversatione ejus in habitu sæculari,
de mirabili et perferta conversione ejus, et de perfectione
origunis et fundamenti ordinis in tpso et in primis fratribus.
L'auteur inconnu avait sous les yeux l'écrit des compa-
wnons, il y puisait abondamment et il attribuait aux au-
teurs de la partie principale ce qu'il prenait ailleurs, pour
donner une forme de légende à leur récit, composé de faits
détachés. Toutefois ce n’est là qu'une conjecture que je livre
aux méditations des autres critiques (2). Si on l'admettait, on
aurait [à encore une explication plausible de la présence,
dans tous les manuserits, de la lettre d'envoi en tête de la lé-
gende traditionnelle.
(4) Voir la réponse de M. Sabatier à l'étude des _faalecta Bollandiana :
De l'authenticité de la légende dite des TC. p. 6 et ss. — Je ne veux pas ap-
prouver, en citant M. Sabatier, ce qu'il dit dans ces pages du dosage du mer-
vettleur, Avec mon explication, il n'est pas besoin de recourir à ses principes
de critique.
(2) On ne manquera pas de m'objecter lfnonyme de Pérouse des Bollan-
distes, S'il n'étaitpas un faussaire iltravaillait sur des documents Originatix
« ego qui acta corum \idi ». Alors serait-il contraire à ma conjecture 9 H
prouverait l'existence de récits que nous n'avons plus. Les fragments publiés
par les .{cta Sanctorum permettent difficilement les rapprochements qui se-
cuicnt utiles pour porter un jugement sur son œuvre.
DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 17
Nous voici arrivés à la fin de cette longue dissertation sur
la Légende dite des Trois Compagnons. Il me semble bon
d'en réunir les diverses conclusions qui ont été semées au
cours de ces pages.
J. La légende traditionnelle, dite des T. C. n'est pas leur
œuvre ; {” c'est une légende ; 2° elle ne peut être attribuée
au notaire apostolique, Jean, qui écrivait avant 1250, car
3 cette légende n'est pas antérieure à la fin du XHH° siècle ;
&elle devait commencer par le court prologue Præfulgidus
ut Lucifer, qui se trouve dans le manuscrit du Vatican.
II. Cette légende écartée, il nous faut chercher ailleurs
l'œuvre des T. C., car 1° cette œuvre a existé distincte de :
la legenda secunda de Celano ; 2° ce biographe, en com-
posant sa legenda secunda, avait ce recueil sous les yeux ;
3 c’est dans le Speculum que nous devons aller rechercher
cette œuvre des T. C., et nous ne l'y trouvons pas tout entière ;
4° la légende traditionnelle pourrait avoir été composée, pour
les parties nouvelles qu'elle apporte, sur le recueil original
des T. C.
Un corollaire de ces conclusions sera l'injustice des accu-
sations lancées par M. Sabatier contre les Supérieurs de
l'Ordre, coupables, selon lui, d'avoir mutilé l'œuvre des Com-
pagnons. Si Crescence eut un tort,ce fut celui de se conformer
au désir des auteurs du recueil qu'on lui présentait, en lui
demandant de voir ce qu'il croirait bon de conserver à la
postérité. Il chargea Thomas de Celano de ce soin, celui-ci
utilisa les documents mis à sa disposition, les revètant des
pompes de son style, laissant de côté ce qu'il croyait devoir
négliger et ajoutant les informations qu'il pouvait avoir re-
cueillies lui-mème ou qui lui avaient été transmises d’ail-
leurs. Une fois employé par Celano,le recueil des T. C
tomba dans l'oubli, ils n'avaient point eu la prétention de
faire un travail devant rester dans la forme qu'ils lui avaient
donnée, ni de prendre rang parmi les auteurs de ces légendes
48 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS
écrites {am veridico quam luculento sermone (1\. Par consé-
quent on a tort de vouloir dresser un double catalogue des
historiens de saint Francois, celui des Spirituels et celui des
frères de la Communauté. Cette distinction n'existait pas
au XIII° siécle et Bernard de Besse ne faisait pas œuvre de
parti en ne mentionnant point fr. Léon parmi les biographes
du Saint. Les autres écrits attribués au fr. Léon ne pouvaient
non plus lui donner cette place. Il ne mentionna pas non plus
l’auteur de la légende traditionnelle, parce qu'elle n'existait
pas encore de son temps.
Nous ne trouvons pas en effet de trace de cette Légende
“dite des T. C: avant la Chronique des XXIV Générau.r, vaste
compilation de la fin du XIV” s'ècle, et cette mention n'est
pas complètement exacte, car nous y lisons que les Compa-
w#nons écrivirent sous forme de légende, per mo:lum legendue,
ce qui est contraire à leur lettre mais s'explique par la légende
traditionnelle que le compilateur de la chronique devaitcon-
naître seulement. Cependant, comme il ne fait aucun emprunt
à ce document, on ne peut rien conclure de plus précis. Le
premier qui ait cité la légende sous le nom traditionnel est
Barthélémy de Pise dans son livre des Conformités, écrit en
1390, et le plus ancien manuscrit connu où nous la trouvons
ie remonte pas beaucoup plus haut (2).
Au siècle suivant, les manuscrits de cette légende se mul-
iplièrent et presque toujours on la retrouve unie au Specu-
«um, ce qui paraît établir la dépendance de ces deux docu-
ments du travail original des T. C., et ce qui a fait conjec-
turer au P. Van Ortroy que le compilateur de la légende
aurait voulu fournir un complément à la compilation du Spe-
culum, tellementil évite d'empiéter sur ce terrain.
(1, M. Sabatier tient à voir dans la lettre des T. C. «un chef-d'œuvre de
malicieuse bonhomie à l'adresse des biographes officiels du saint, et ecla
sous Les formes les plus achevées de l’urbanité monastique, » (Opusc. cité,
p. 12) J'avouc ne pas être assez versé dans la critique interne pour découvrir
ees sentiments chez les auteurs de la lettre en question. J'ai lu aussi, je me
puis retrouver où, que Îles Compagnons devaient sourire malicieusement en
envoyant leur travail au Général. Cette assertion me parait bien peu concorder
avec le caractère de protestation indignée que l'on veut attribuer à leur légende.
(2) Le manuserit d'Ognissanti de Florence déjà cité.
DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 49
+
»
Souvent reproduite dans les manuscrits franciscains des
XIV° et XV° siècles, la Légende dite des Trois Compagnons
était cependant encore inédite quand les Bollandistes, pour-
suivant leur gigantesque travail, arrivèrent aux saints du
mois d'octobre. Après en avoir largement usé dans son
Commentarius praevius, le P. Suyskens lui donnait place au
nombre des légendes qu'il publiait (1).
En 1831, un anonyme, qui n'a pas encore été dévoilé, en
donnait une édition d’après le manuscrit 73939 du Vatican, le
seul qui contienne le court prologue: Praefulgibus ut lu-
cifer (2).
Le P. Stanislas Melchiorri, Annaliste des Frères Mineurs,
imprimait en 1856 une traduction italienne de cette légende
à laquelle manquaient les deux derniers chapitres, mais en
revanche largement interpolée (3). Cette traduction était pu-
bliée d'après une copie de la fin du XVI* siècle, mais la
langue dans laquelle elle est écrite doit lui faire assigner
une origine antérieure. C'est la ICgende que les PP. Marcellin
de Civezza et Théophile Domenichelli ont rééditées comme
donnant le texte intégrd de l’œuvre des compawnous.
Cette légende italienne fut traduite en français par l'abbé
Symon de Latreiche et parut à Paris en 1862. Le traducteur
se donna beaucoup de peine pour donner une tournure an-
tique à sa version, sans arriver à y faire passer le charme et
la simplicité du texte italien (4).
À) Acta Sans:torum, tome Il du mois d'octobre.
(2) Vita S. Francisci de Assisio, a Leone, Rufino, Angelo, ejus sociis
scripta, dictaque Legenda trium sociorum, ex cod. Bibliothecae Vaticanae
N. 7339. Pisauri 1831.
(3) Leggenda di san Francesco d'Ascesi scritta dalli suoi compagni che
tult'hora conversavano con lui. Recanati, 1856. Le manuscrit, aujourd'hui
perdu, portait la date de 1577, ct appartenait au couvent des Capucins de
Sau Severino dans les Marches.
(1) Légende de saint François d'Assise par ses trois compagnons, manus-
crit du XIIIe siècle, publié pour la première fois par l'abbé Sxmox De La-
TREICHE, chez Rousseau-Leroy, à Arras, et chez (iaume frères et Puprey,
rue Cassette 4, ct Lesort, rue de Grenelle 3, à Paris, 1862.— Trois ans après,
les exemplaires restés en magasin furent pourvus d'un nouveau titre portant
FE. F. — VIN. — 4
LD
50 LA LEGENDE DE SAINT FRANCOIS
En 1880, avec plus de bonne volonté que de critique, le
chanoine Amoni rééditait le manuscrit du Vatican, si nous
en croyons son titre, mais en réalité il ne suivait d’une facon
absolue ni ce texte, ni celui donné par les Bollandistes. Il y
ajoutait en regard la traduction italienne, éditée par le P.
Melchiorri, là où elle correspondait au latin, rejetant le reste
à la fin du volume, mais il modifia souvent le vieux texte (1).
Monseigneur Faloci Pulignani la publiait à son tour en 1898,
d'après un manuscrit des archives des capucins de la pro-
vince d'Ombrie (2).
À la fin de la même année les PP. Marcellin de Civezza et
Théophile Domenichelli donnaient au publicleur légende dans
sa prétendue intégrité, dont nous avons longuement parlé (3).
Malgré toutes ces éditions successives il n’y a pas encore
une seule édition critique de la Légende des Trois Compa-
gnons, chacun des éditeurs précédents ayant reproduit un
texte différent, sans entrer dans l'examen des variantes que
peuvent présenter Îcs nombreux manuscrits de ce document.
Quand on sera arrivé à une solution de la controverse résu-
mée dans ces pages, quelque critique entreprendra peut-
être cette édition.
Outre la traduction de l'abbé Symon de Latreiche, que la
langue employée suffisait à rendre impopulaire, nous avions
depuis quelques années celle de M. l'abbé Huvelin (4). Bien
Deuxième édition, Paris, P. Lethielleux, 23 rue Cassette, 1865. La superche-
ric est évidente car le papier du nouveau frontispice est différent de celui
du volume.
(1) Legenda Sancti Francisci Assisiensis & Beatis Leone, Rufino, Angelo,
ejus socits scripla, quæ dicitur legenda trium soctorum, ex cod. membran.
Biblioth. vatic. num. 7559. Roma 1880.
(2) Sancti Francisci legendam Trium Sociorum ex cod. Fulg. edidit
Micuaer Faroci PuLiGNaxr sacerdos Fulginas. Fulginiæ 1898.
(3) La Legenda di San Francesco, scritla da tre suoi Compagni, (legenda
trium sociurum), pubblicata per la prima volta nella sua vera integrita daï
Padri Marcellino da Civezza e Teofilo Domenichelli dei Minori, Roma 1889.
— Pour être complet je dois mentionner une traduction française de cette
légende, en cours de publication dans la Voir de Saint-Antoine.
(:) Légende des Trois Compagnons. La vie de S. Francois d'Assise racontée
par les frères Léon, Ange et Ruffin, ses disciples traduite pour la premièrr
fois du latin, précédée d'une introduction, par AL. l'abbé Huvelin. Paris, 1891.
M. Huvclin sans doute ne devait pas connaitre la traduction de l'abbé de
Latreiche.
DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 51
qu'il dise traduire le texte du manuscrit du Vatican, il a sim-
plement traduit l'édition Amoni, qui, comme nous l'avons
dit, s'en écarte souvent. Il a aussi omis le prologue. Gette
traduction est d'une lecture agréable, mais elle manque
souvent de précision.
Enfin l'an dernier, Madame Arvède Barine a donné de la
légende traditionnelle une traduction que je dirai presque
un chef-d'œuvre et un modèle du genre (1). Il y a bien ci et
là quelques inexactitudes, qu'il sera facile de faire dispa-
raître dans une seconde édition que je souhaite vivement, à
condition toutefois qu'on n'y retrouve pas la Vie de saint
François qui forme la première partie du volume.
On a accusé très à tort Madame Barine d’être disciple de
M. Sabatier. Ce serait plutôt le contraire, car l'étude sur
saint François a paru dans la /evue des Deuxr-Mondes au mois
de juin 1891. Dans cette seconde édition de son travail, l’au-
teur n'a apporté que des modifications insignifiantes. Cette
étude avait été écrite pour la Æevue des Deur-Mondes à la
suite de la publication de l’Histoire de saint François par
M. l'abbé Le Monnier, qui était qualifiée « d'ouvrage remar-
quable par l’érudition, la largeur d'esprit et la sincérité ».
Ces éloges ont disparu de la réédition et aux auteurs cités en
1891, on a ajouté simplement « les remarquables travaux
récemment publiés par M. Paul Sabatier ».
Dans son aperçu sur la vie de saint Francois, écrit avecun
incontestable talent d'analyse, Madame Barine qui-est pro-
testante, se laisser aller à des appréciations erronées, pour
ne pas dire injustes, sur l'Église romaine et la puapauté au
moyen ôge. Ecrivant pour la Revue des Deux-Mondes, dont
l'esprit s'est modifié depuis dix ans, elle sacrifia aussi au
milieu et, si mes souvenirs sont exacts, en particulier au
sujet des Stigmates. Si tout dans le fond de ce récit ne
peut être accepté par le lecteur catholique et même si l'on
ne peut recommander cette lecture,c’est d'autant plus fhchiéux
que ces pages sont d’une facture exquise et peuvent être
données comme inodèle aux hagiographes.
Quant à la traduction de la légende je ne résisterai pas
(4) Anvève BaminE, Saint Francuis d'Assise et la Légende des Trois Com-
pagnons, Paris, +901. ds
32 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS
au désir d'en mettre quelques lignes sous les yeux du lecteur.
Je placerai en regard le texte latin et la version de l’abhé
Huvelin. Ce sera la meilleure preuve de Ia supériorité de
la nouvelle traduction. Je prends au hasard au milieu du cha-
pitre dixième.
TRADUCTION DE
NM. Huveuix.
Partout où 1ls parais-
saient, leur costume,
leur genre de vie exci-
tait étonnement et on
les prenait pour des
hommes des bois. Quant
à eux, c'était toujours
avec des paroles de paix
qu'ils entraient dans les
villes ou dans les vil-
lages, dans les châteaux
ou dans Îles maisons.
Toujours ils prèchaient
l'amour du créateur,
la crainte de sa Justice
et Fobéissance à ses
commandements, Quel-
ques-uns les écoutaient
volontiers, d'autres pre-
uaicnt un air railleur ;
presque lousles acra-
blaient de questions
«D'où-ètes-vous ? » leur
demandait-on. « À quel
ordre appartencez-
vous ? » Si fatigant quil
füt de satisfaire à toutes
ceseuriosités, les frères
s y prêtaient de bonne
wrâce; ils se disaient des
péniteuts originaires
d'Assise, mais ils ajou-
aient modestement que
luur fraternité n'était
pas encore un ordre.
Cette réponse ne désar-
mait pas les soupcons et
| hospitalité leur était
souvent refusée comme
a des gens suspects qui,
une fois dans la maison,
pourraient bien y com-
mettre quelque larcin ;
ils se réfugiaient alors
sous un portique d'és
“lise ou de palais.
. quam
TEXTE LATIN.
Quicunque autem eus
videbant, plurimum mi-
rabantur, eo quod ha-
bitu et vita dissimiles
crant omnibus, et quasi
silvestres homines vide-
bantur. Quocumque ve-
ro intrabant, civitatoim
seilicet vel castellum,
aut villam vel domuin,
annuntiabant pacem,
confortantes omnes ut ti-
merent et amarent crea-
torem cocli el terrae,
ejusque mandata serva-
rent. Quidam libenter,
eos audichaut ; alii ce
contrario deridebant,
plerique quaestionibus
fatigabant, quibusdam
dicentibus : Undecstis?
aliis quaerentibus quis
esset ordo ipsorum,.
Quibus licet esset labo-
riosum tot quacstioni-
bus respondere, semper
tamen confitchantur,
quod erant viri poeni-
tentiales de civitate As-
sissii oriundi ; nondum
enim ordo eorum dice-
batur religio. Multi
VCrFO €OS deceptores,
vel fatuos judicabant, et
uolebant cos recipere
in domos suas, ne tan-
fures res suas
furtive auferrent. Prop-
terea in multis locis,
post illatas eis multas
ijurias, hospitabantur
in ecclesiarum portici-
bus vel domorun.,
TRADUCTION DE Mie A.
BaRINE.
Tous ceux qui les.
voyaient s'étonnaient,
car ils ne ressemblaient
à personne par le vète-
ment et par le genre de
vie, et paraissaient
presque des hommes
sauvages. Partout où ils
entraient, ville ou chà-
teau, maison ou ferme,
ils annoncaient Ja paix,
avertissant chacun d'ai-
mer et de craindre Île
créateur du ciel et de la
terre et de garder ses
commandements. Quel-
ques-uns les écoutaient
avec plaisir (1), la plu-
part les tourmentaient
de questions et leur di-
salent : « D'où
vous ? » D'autres leur
demandaient à quel
ordre ils appartenaient.
Quoiqu'il fût fatigant
de répoudre à tant de
questions, ils avouaient
cependant avec simpli-
eité qu'ils étaient des
pénitents originaires de
la ville d'Assise ; car
leur société ne s'appe-
lait pas eucore un ordre
religicux. Souvent on
les prenait pour des fri-
pons ou pour des fous,
et on ne voulait pas
les recevoir de peur
qu'ils n'emportassent
des choses furtivement,
comme des voleurs.
Aussi en plusieurs en-
droits il leur fallnt,
après avoir subi beau-
coup d'injures, passer la
nuit sous le porche des
églises ou des maisons.
ctes-
(1) Trois mots ont été ou-
bliés dans la traductien.
DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 53
« J'ai tàché, dit madame Barine, de conserver, dans ma
traduction le plus que j'ai pu de la candeur et de l'adorable
gaucherie de ces hommes simples, si étrangers à toute préoc-
cupation littéraire ». Selon moi le traducteur est trop sévère
pour l'auteur de la légende, car je ne saurais y trouver aucune
gaucherie. Elle est écrite avec candeur et simplicité : c'est
là son charme, et le mérite de la traduction est d’avoir res-
pecté ces qualités. Car bien que j'efface du frontispice de
cette légende le nom des Compagnons de saint François, elle
demeure néanmoins pour moi, suivant le jugement de
M. Sabatier, « une des productions les plus délicieuses du
moyen-âge ».
P. EbouaRD D'ALENCÇON,
Archiviste gén. des Min. Capucins.
LE SAINT-SUAIRE DE TURIN
DEVANT L'ACADÈMIE DES SCIENCES DE PARIS
DEUX FAITS NOUVEAUX
Suite) (1).
En mai 1898 eut lieu à Turin l’ostension du saint-suaire
Le chevalier Sccundo Pia recut l'autorisation d'en prendre
la photographie. Un instantané ne donna aucun résultat :
une autre pose prolongée donna une épreuve satisfaisante.
Bien plus, à son grand étonnement, celte épreuve portait une
image plus nette, plus vivante, plus vraie que celle qui pa-
raissait sur le linge. Or dans les photographies ordinaires
l'épreuve, on le sait, est un neécatif, sur lequel les blanes
de l'original sont rendus par des noirs et réciproquement :
si nous photographions par exemple un homme blanc, sur
l'épreuve il sera noir comime un nègre ; un nègre,au con-
traire, apparaitra blanc.Pour obtenir les vrais tons du modèle
il faut tirer une nouvelle épreuve du négatif, et l’on obtient
un positif, qui, renversant à son tour les tons du négatif,
donne les vraies couleurs du modèle.
Le chevalier Secundo Pia s'attendait done à voir venir en
noir sur son négatif les traits de la figure et du corps de Notre-
Seigneur, imprimés sur le suaire, le contraire eut lieu, ils
furent rendus par des blancs, et l'on eut du premier coup un
positif.C'étaitcontraire auxlois ordinaires de la photographie.
+
(1) Voir le fascicule de juin.
LE SAINT-SUAIRE DE TURIN 05
Il fallait chercher une explication à ce fait. Beaucoup se mirent
bien vite à crier au miracle. M. À. Loth se fit l'écho de ceux-
e1 et publia une brochure, où il essayait d'établir la vérité
du miracle, et par le miracle l'authenticité de la relique.
Nous avons dans nos études mis nos lecteurs en garde
contre ces conclusions trop précipitées et un remarquable
article de M. Lajoie (1) donnait une explication naturelle du
phénomène d'après les lois de la photographie. C'était une
explication, on aurait pu en apporter bien d'autres égale-
ment plausibles (2).
La discussion, longtemps ardente, s'était assoupie, lorsque
le 21 avril 1902, M. Vignon, par l'intermédiaire de M. Delage,
présenta à Académie des sciences de Paris une nouvelle
explication du fameux négatif. Son explication, tout en écar-
tant le miracle, n'en concluait pas moins à l'authenticité in-
discutable du saint suaire. Cette nouvelle, car la cominuni-
cation a revêtu ce caractère, a été aussitôt reproduite, discu-
tée, commentée par tous les journaux et revues, et généra-
lement dans un sens favorable. Et comme la communication
à l'Académie annonçait un volume de 15 francs publié chez
Hachette, sur cette question, on peut dire que l'ouvrage de
M. P. Vignon a obtenu le plus beau succès bibliographique
quon ait enregistré depuis de nombreuses années. Nous
allons résumer ici, pour le profit de nos lecteurs, l’argumen-
lation de M. P. Vignon. Nous emploierons, autant que possi-
ble, le texte même de l’auteur.
Le raisonnement de M. Vignon tend à expliquer cominent
_le corps de Notre-Seigneur a dù naturellement, à cause des
curconstances nn de l'ensevelissement, imprimer sur le
linceul sa propre empreinte en négatif.
[Il commence par établir comment certains objets, certains
corps couverts de poudres spéciales peuvent marquer sur une
plaque sensible leur empreinte en négatif. « On sait, dit-il, par
lestravaux de M. Colson, publiés en 1896 dans les Compte-ren-
(1) Voir £tudes Franciscaines, juin 1901.
(2) M. Vignon cite dans son livre M. Lajoie et donne ses raisons ; il y ré-
pond en disant que dans le cliché du chevalier Pia 1 ne pouvait y avoir sur-
” exposition, attendu qu'il avait employé des plaques exigeant une très longue
pose. (Le Linceul du Christ. p. 16.) |
5ü LE SAINT-SUAIRE DE TURIN
x»
dus de l'Académie des Sciences, que le zinc fraîchement de-
capé émet, à la température ordinaire, des vapeurs capables
de voiler les plaques photographiques dans l'obscurité. On
savait par les recherches de Russell que les stries d'une
lame de zinc se reproduisent sur la plaque photographique.
Mais de là à réaliser l’image d’un objet en relief, il y avait
loin. Nous avons réussi à obtenir des images soit avec des
médailles saupoudrées de zinc, soit avec des bas-reliefs ou
des objets en ronde-bosse en plâtre et frottés de poudre de
zinc. Ces images sont des négatifs non pas par l’interversion
des clairs et des ombres, puisqu'on opère dans l'obscurité,
mais par le fait que les reliefs donnent des impressions
plus énergiques que les creux. Pour les interpréter il faut
donc les intervertir photographiquement : on obtient alors
des images positives dans lesquelles l'échelle des reliets
est scrupuleusement respectée...
__ « Le caractère vraiment spécifique des images négatives
qui proviennent des actions à distance réside dans le fondu
des contours. La limite de la partie visible résulte pour l'œil
du reploiement de la surface. Si ce reploiement a lieu à une
faible distance du plan récepteur le contour est encore mar-
qué quoique vaguement ; mais, si ce reploiement ne se pro-
duit qu'à une distance supérieure à celle à laquelle les
vapeurs agissent, il n'en est tenu aucun compte dans l'image.
qui s atténue progressivement sur ces bords, jusqu'à arriver :
à la disparition complète. » |
Les corps enduits de certaines substances activesimpriment
donc sur une surface, sensible, au sein même de l’obscurité,
leurs reliefs tenus en contact avec cette surface ou assez
peu distants, pour que les vapeurs de la substance active
puissent atteindre cette surface. La plaque sensible recoit
l'empreinte énergique des reliefs, tandis que les creux ne
S y impriment qu'en 1aison inverse de leur profondeur.
Dans la seconde partie de sa thèse, M. Vignon établit
1° comment le linceul sur lequel fut déposé notre divin Sau-
veur, à cause des aromates quil'imprégnaient, constituait une
excellente surface sensible, capable de recevoir l’action des
reliefs, et 2° comment le corps de Notre-Seigneur, à cause
DEVANT L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE PARIS
ot
=!
des sueurs de l'agonie qui durent l’inonder, se trouvait recou-
vert d'un élément actif, la sueur, riche en urine, capable
d’agir sur le linceul imprégné d'aromates et d’y imprimer les
reliefs du corps du Sauveur.
« Nous avons aussi réalisé des images négatives, continue-
t-il, en faisant agir des vapeurs ammoniacales sur des linges
imprégnés d'une mixture obtenue en incorporant de la
poudre d’aloës à l'huile d'olive. On sait que l’aloès contient
un principe qui brunit en s'oxydant sous l'influence des alca-
lis en atmosphère humide.Les vapeurs ammoniacales peuvent
provenir d'une solution de carbonate d'ammoniaque, mouil-
lant, par exemple, une main de plâtre gantée d’une peau de
Suède. On obtient encore une sorte d'empreinte de la main,
empreinte modelée négativement, dégradée sur ses bords,
déformée par défaut dans les points où la main aura été trop
écartée du linge, par ercès dans les régions où le linge
aura enveloppé la main. La fermentation de l’urée, fermen-
tation qu’on provoque facilement en l’additionnant d'un peu
d'urine, provoque la fermentation d'un carbonate d'ammo-
niaque, et détermine un brunissement de l’aloès. La fermen-
tation d'une sueur fébrile, riche enurée, conduirait au même
résultat, ainsi qu'il est classique (1). »
Après cet exposé général, M. Vignon faisait l'application de
ces principes scientifiques au suaire de Turin : l’Académie
n'a pas jugé à propos d'insérer cette partie de la communica-
tion dans ses comptes-rendus. Nous ne pouvons donc la
reproduire. Mais un interview du Gaulois permettra de nous
faire une idée exacte des conclusions de l’auteur :
« Pour vous, demande-t-on à M. Vignon, les images révé-
lées par la photographie du saint-suaire se sont-elles eflec-
tuées spontanément, en dehors de toute fraude, mème
pieuse ? — Comment en douterais-je ! Regardez la photo-
graphie de près. Vous y retrouverez les stigmates, autre-
ment dit les traces des blessures du Christ, tels qu'ils res-
sortent des récits évangéliques. Les livres sacrés disent,
vous le savez, que le Christ a été flagellé, crucifié, couronné
d'épines et que son flanc a été percé d’un coup de lance.
(1) Comptes rendus de l'Académie des sriences, 21 avril 1902.
58 LE SAINT-SUAIRE DE PUÜRIN
« Or les traces de ce quadruple supplice sur le corps dont
le saint-suaire de Turin a conservé l'empreinte sont beau-
coup trop précises, concordantes, d’un réalisme trop con-
forme aux lois Je l'anatomie, aux conditions spéciales dans
lesquelles l'empreinte s'est produite pour que la main d’un
fraudeur s’y puisse reconnaître. Mais si cet imposteur avait
été homme à trouver pareil accent de vérité, il n'aurait pas
osé, ne fut:ce que pour ne pas compromettre le succès de
sa supercherie, s’écarter des traditions populaires. I n'aurait
pas placé le clou là où il est dans le suaire, c’est-à-dire au
poignet ce qui est conforme aux exigences anatomiques,
mais bien au milieu de la main, selon la traditiou acceptée
à la légère et suivie par les artistes de tous les temps.
« Mais l'authenticité du suaire éclate plus nettement encore
pour quiconque a fait, en se regardant dans une glace, cette
simple observation qu'il y voit à gauche ce qui est sur lui à
droite. Les peintres ont mis à droite la plaie du côté du
Christ ; ils ont eu raison au point de vue de l'art puisqu'ils
font un portrait et se trouvent en face du modèle. Mais le
suaire n'avait qu'à tenir compte du renversement du sens des
images résultant de l'empreinte, c'est pourquoi la plaie du
côté s’y trouve à gauche.
« Autreraison d'écarter l'hypothèse d'une fraude artistique.
Le Christ du suaire est nu. Orun artiste soucieux de frap-
per l'imagination: des fidèles n'aurait pas osé appeler le re-
gard sur cette. nudité, en représentant les stigmates notam-
ment ceux de la flagellation. La main d'un fraudeur ne se
trouve pas plus dans Le rendu des stigmates caractéristiques
du Christ que dans Fexécution du modelé général des
linages.
« En somme il ne peut y avoir de fraude ni pour l'exécution
des blessures, ni pour le rendu sincère de l'image ; done,
puisque les stigmates désignent le Christ, logiquement et
sans autres hypothèses, nous devons conclure à l'authenticité
du suaire de Turin.
« Mais ce qui domine toutle problème, c’est son côté esthé-
tique. La physionomie du Christ se révèle plus expressive,
plus adéquate à sa personnalité morale d'après l'empreinte,
que dans tous les portraits faits de lui, mème par d'immor-
DEVANT L’ACADÉMIE DES SCIENCES DE PARIS 59
tels artistes. Aucun pinceau n'a rendu comme ce linge l’ad-
mirable sérénité du supplicié supérieur à ses tortures, la
douceur de la victime pardonnant à ses bourreäux. (1) »
\vant de porter un jugement sur les conclusions de
M. Vignon, nous avons tenu à les mettre sous les veux de
nos lecteurs exposées par l'auteur [ui-mème. On ne pourra
nous accuser d'avoir diminué la force de ses preuves et de
son argumentation. Abordons mairtenant la critique :
Il est un point qui, dans toute cette affaire, nous laisse in-
finiment perplexe. C’est l'interprétation mème de la photogra-
pluie. Chacun y à vu exactement ce qu'il voulait y trouver, au.
mieux des intérêts de sa thèse; et 1] va sans dire que, les
thèses étant opposées le plus souvent, les auteurs y ont vu
les choses les plus contradictoires. Suivons par ordre de
date : |
D'après M Colomiati, provieaire général de Turin (2), li-
mage du suaire n'est pas l'œuvre d'un artiste parce que les
traits y sont trop grossiers : « 1° Les deux figures sont faites
avec des taches et n’ont pas de contour bien défini. Un
peintre ne fait pas de figures aussi imparfaites au point de
vue artistique... « 2° Les deux figures sont plus grosses que
nature. Cela montre que le cadavre fut enveloppé par le liu-
ceul, qui touchait aussi les membres par côté, et qui en à
pris l'empreinte. Le linceul étant étendu, les fiwures appa-
raissent comme élargies ; de plus on voit que la fisure pos-
térieure présente des membres plus amples que la figure
antérieure, notamment les jambes, parce que le cadavre posé
à plat sur une moitié du suaire fut couvert de l'autre moitié
par dessus... »
_ En un mot M# Colomiati trouve dans l'inspection de la
photographie la preuve indiscutable que l'image du saint-
(4) On s’est extasié bien à tort, semble-t-il. sur + caractère esthétique de
l'image. On devrait se rappeler que le siècle où elle est apparue était le
siècle de Giotto. De plus toutes les raisons apportées ici sont très exagérées ;
ainsi On trouve des Crucilix portant la plaie du côté à gauche, Le suaire de
Besancon présentait le Christ entièrement nu ; les historiens de la relique
de Turin prétendent au contraire avoir vu un liuge autour des reins du
Christ imprimé sur ce suaire.
(23 Voir Hevue des Sciences ecclésiastiques, décembre 1899, p. 515-516.
60 LE SAINT-SUATRE DE TURIN
suaire esl une empreinte, produite naturellement par le con-
taet des membres du Sauveur sur le linge, Les traits y ap-.
paraissent par développement et non par projectiôn ; aussi
les parties arrondies ou anguleuses du corps sont-elles dé-
_mesurément élargies. « Quel est le peintre, dit-il, qui aurait
dessiné une tête dans des conditions si irrégulières ?...
L'œuvre d'un peintre serait-elle aussi capricieuse ?.…
Si nous demandons maintenant à M. A. Loth ce qu'ila vu
dans la mème photographie, il nous tiendra un langage dia-
métralement opposé. M. Loth est un partisan du miracle.
L'image s'est imprimée en négatif sur le linge ; or nulle cause
humaine n'aurait pu produire, il y a dix-huit siècles, un né-
gatif; donc elle a été imprimée par une intervention directe
de Dieu. L'artiste, c'est Dieu, et l'œuvre est d’une perfection
divine. Alors il s'ingénie à montrer l’admirable proportion
et l'harmonie des parties et des contours. Ce n'est pas une
ébauche grossière, telle qu'aurait pu en produire 1: contact
naturel du corps reposant sur la toile, car les traits y appa-
raissent par projection et non par développement.
Un troisième auteur, un savant celui-là, vient à son tour
examiner le précieux portrait. Il a trouvé dans l'arsenal de la
science le moyen de concilier les thèses de Mf° Colomiati et
M. À. Loth. L'image est à la fois une empreinte et une pro-
Jection. Elle est une empreinte du corps sur le linge, elle
s'est donc produite naturellement sans miracle, comme Île
veut le prélat italien et comme la science l'exige ; elle estune
projection ammoniacale partant du corps vers le linge ; on
conçoit donc qu’elle puisse reproduire la pureté, la régula-
rité, la proportion et l'harmonie des traits. En outre on se
trouve en face d’un négatif parce que l'impression des corps
au moyen des vapeurs émises par ces corps est un négatif.
C'est la thèse de M. Loth, moins le miracle. |
Cette dernière interprétation, conciliant les contraires,
devait, ce semble, rallier tous les suffrages. De fait, nous
l'avons déjà remarqué, revues et journaux, toute la presse
lui a fait un excellent accueil. Le Cosmos, la Nature, la
Revue scientifique, trois revues qui représentent comme la
droite, le centre et la gauche dans le monde scientifique
sont pour une fois tombés d'accord sur une question où la
\
DEVANT L'ACADEMIE DES SCIENCES DE PARIS 61
religion était en cause. Les auteurs du compromis, il est
vrai, n'ont pas signé leur prose, mais ce n'est pas respect
humain; pour être impersonnelle cette prose n’en est pas
moins éloquente. Dans le monde catholique les Etudes, par
la plume du R. P. Brucker, ont fait à la thèse un accueil
sympathique, même avant le livre. Le R. P. Brucker cepen-
dant a fait ses réserves ou du moins exprimé ses desiderata :
« Quoi qu'il en soit, les découvertes de M. Vignon, complé-
tant et expliquant celles de M. Pia, feront époque dans
l'histoire du célèbre trésor de Turin. lPeut-ètre détermine-
ront-elles ceux à qui il appartient à leur donner un complé-
ment ultérieur, qui pourrait être décisif, à savoir l'examen
chimique de la sainte étoffe elle-même. » (1)
Le Correspondant reste très hésitant ou mieux très défiant.
Il compte une liste de 28 suaires qui tous prétendent à l'au-
thenticité. Tous ont été plus ou moins étudiés, sauf un, qui
est vénéré à Johanavank en Arménie. Beaucoup sont per-
dus ; celui de Turin est le mieux connu, il a été le plus dis-
cuté. Est-ce que les expériences de M. Vignon auront résolu
le problème ? M. Louis de Meurville, l'auteur de Farticle en
question, ne Île pense pas ; et il attaque les unes après les
autres les affirmations de ce savant : « Mais pour que cette
théorie (de M. Vignon) soit applicable au linceul du Christ,
il faut que le corps n'ait pas été lavé, parce qu'alors il ne
serait pas resté de sang caillé, — que les aromates aient été
versés sur le linceul et non pas sur le corps, ce qui est con-
traire aux usages des Juifs {2) et qu'enfin le linceul ait été
tendu sans un pli sur la face antérieure du corps et n'ait pas
touché les côtés, ni les côtés du bras, ni les côtés du corps,
(1) Etudes, 5 mai 1902, p. 395.
2) Voici quelques détails sur le mode d'ensevelissement usité chez les Juits
d'après le Correspondant : le cadavre étendu, les bras le long du corps,
tandis -que sur le suaire les bras sont croisés, comme chez les chrétiens au
Moyen-Age. De plus «les Juifs ensévelissent leurs morts avec Je taleth sur
la tête et sous le linceul.Le taleth est ce long châle blanc à longues franges
symboliques, qu'ils portent à la synagogue » Ce taleth est sans doute le su-
darium de saint Jean (XX, 7). L'explication de M. Vignou suppose qu'il n'y
avait pas de sudarium. Nous devons dire, pour sauvegarder la vérité, que les
momies anciennes présentent parfois les bras croisés comme on le voit pour
le Christ sur le suaire de Turiu. On ne peut done lui reprocher ce détail,
62 LE SAINT-SUAIRE DE TURIN
ni les côtés des jambes, ni les côtés de la tête, ni le haut du
crâne ! Le voilà, le miracle ! » s’écrie-t-1l.
Et nous le répétons avec lui. L'impression de l'image sur
le suaire par le procédé scientifique de M. Vignon suppose
des miracles, des impossibilités, des contradictions plus dif-
ficiles à justifier que toutes les autres explications imagi-
nées jusqu'à ce jour. Nous le démontrerons plus loin.
L'Université catholique consacre à cette même question,
dans le numéro de mai, une note franchement hostile :
« M. Chevalier reste donc vainqueur sur toute la ligne »,
conclut en terminant M. J. B. Martin.
Le mois suivant M. Donnadieu consacre un long article
à discuter le problème au point de vue scientifique. Il met
en doute d’abord l’authenticité de la photographie considé-
rée dans ses détails, puis la réalité du négatif. Les raisons
qu'il apporte contre la réalité du négatif ne nous paraissent
pas susceptibles de s'appliquer au sujet en question. Un
tableau, dit-il, peint en couleurs très actiniques, bleu ou
violet par exemple, sur un fond moins actinique, soit le
rouge ou le vert, donne en photographie, un négatif qui
ressemble à un positif. Mais, devons-nous faire remarquer,
sur le suaire l’image a été tracée en couleur rouge sur un
fond blanc ; la condition exigée par M. Donnadicu n'est
donc pas réalisée. Sa remarque est plus justifiée, comme
nous le dirons plus loin, quand il conteste l'authenticité
des détails dans l'épreuve de M. Pia. Un photographe dis-
tingué, qui a vu le cliché de l'artiste italien presque aussi-
tôt après le développement, nous a déclaré qu’on a dü « re-
toucher fortement le cliché, car sur les épreuves de Turin
on ne voyait pas tout ce qu'ils font voir aujourd’hui (1). »
Enfin envisageant le point de vue chimique, M. Donnadieu
fait une objection qui parait encore justifiée. I] suppose, mal-
(1) On accorde généralement une confiance aveugle à la photographie ; on
la regarde comme un témoin incorruptible. Rien n’est plus inexact. Tous les
manuels en effet indiquent mille procédés divers pour retoucher les clichés,
noircir les blancs, blanchir les noirs. la photogravure est venue à son tour,
ajouter ses expédients plus nombreux encore de falsification ; il peut se faire
que l'image définitive ne garde plus qu'un rapport lointain pour les détails
avec le cliché primitif. |
F
DEVANT L'ACADEMIE DES SCIENCES DE PARIS : 6:
gré les impossibilités relevées par le Correspondant, que la
fermentation de l'ammoniaque ait pu se produire. Qu'en est-
il résulté ? Ces vapeurs sont, on le sait, très volatiles et très
actives. Chacun a éprouvé ce que sont les vapeurs de l'urine
et de la sueur. Elles se répandent facilement au loin et y
agissent activement. Elles ont dû en conséquence, si le
suaire était sensible, l'impressionner complètement partout,
sans respecter la loi des distances, et au heu d’un portrait
produire une teinte uniformément noire. M. Donnadieu a
mème réalisé une expérience où ce résultat d’une teinte
uniforme a été obtenue malgré la loi des distances. Cette
preuve paraissait péremptoire. Mais à peine était-elle parue
qu'on annonçait sa réfutation par une expérience contradic-
toire d’un savant Belge.
« M. Donnadieu aurait peut-être été amené à supprimer
lui-même sa-thèse, dit M. A. Loth dans la Vérité, si son
article avait attendu un mois de plus. Car toutes ses objec-
tions et observations, tendant à mettre en doute la valeur des
expériences et explications des deux savents collaborateurs,
tombent devant ce fait que, à la dernière séance de l’Acadé-
mie des Sciences (16 juin), M. le professeur Delage a présenté
un mémoire d’un savant belge M. Vanwelt, professeur à
l'Université de Gand, qui a renouveléd'une manière étonnante
l'expérience du Saint-Suaire lui-méme, en reproduisant par
l'action des vapeurs ammoniacales sur des linges enduits des
substances d'aloès, l'image parfaitement nette d'un corps en-
seveli de la même manière que celui du Christ (1). »
Nous avons voulu voir le texte même du rapport puis
nous nous sommes informé auprès d'un membre de l’Acadé-
mie, si en dehors de la note insérée aux Comptes-rendus of-
ficiels, M. Delage n'aurait pas ajouté un autre communiqué.
Or voici simplement les expériences de M. Vanwelt et son
rapport tout entier. Il n'y est nullement question d’une re-
production quelconque de l'expérience du Saint-Suaire. On
en jugera.
(4) 22 juin 1902. C'est nous qui soulignous la fin de la citation. Ce passage
montre encore avec quelle précautions il faut lire les affirmations de certains
journalistes passionnés. Pour eux le désir crée son objet.
?
5 | LE SAINT-SUAIRE DE TURIN |
[ n'y a ni cadavre, ni suaire, ni linge imbibé d'aloës: il \
a simplement un vase en forme de V, contenant des liquides
émettant des vapeurs, et au-dessus de ce vase un papier
sensible recevant de ces vapeurs l'impression d’une sil-
houette en forme de V.
MM. Colson et Vignon ont démontré que certaines vapeurs donnent
naissance à des images négatives à contours dégradés, en agissant sur
des surfaces convenables, Mes expériences ont eu pour résultat de
généraliser ces expériences.
J'ai expérimenté successivement avec l'hydrogène sulfuré, l’ammo-
niaque, l'acide chlorhydrique et l'iode. Les matières sensibles et re-
ceptrices étaient respectivement l'acétate de plomb, le tournesol ba-
sique et l'empois d'amidon. Les matières étaient déposées, à l'état de
dissolution, sur la surface d'un papier blanc lisse, et exposées à l’ac-
tion des gaz, apres dessication, à l'air libre, de la surface humectée.
fFssais avec l'hydrogène sulfuré. — On prut utiliser une solution
d'hydrogène sulluré, une solution de sulfure d'ammonium, mieux encore
un mélange de deux parties en poids de sulfure de baryum pulvérisé et
d'une partie de sulfate acide de potassium pulvérisé. Le mélange qui
dégage lentement l'hydrogène sulfuré est introduit dans deux nacelles
placées de façon à former un V. Les porte-objets sur lesquels se
trouvent posées les nacelles permettent d'élever ou d'abaïsser la sur-
face dégageant le gaz de 1" à la fois; Jusqu'à environ 13%" de distance
de la face sensible du papier imbihé d'acétate de plomb, les formes |
du V se dessinent distinctement sur un fond plus pâle à la face infé-
rieure de la feuille de papier.
Essais avec l'ammoniaque. — Le carbonate d’ammonium sec et pul-
vérisé ne donne pas, au point de vue expérimental des résultats satis-
faisants. La solution aqueuse d'ammoniaque , au contraire, permet
d'étudier les variations de distance et de concentration. Les limites,
pour lesquelles la lettre V se dessine distinetement en bleu sur le tour-
nesol rouge, sont 12,75 GV pour 100 : 20"%4 10,20 GV pour 100 :
20%: 7,65 GV pour 100 : 15%: 5,10 GV pour L00 : 10% 2,5 GV pour
100 : 10%® (1).
Quand la limite à laquelle les traits cessent d'être distincts est dé-
(1) Ces formules indiquent : 19 Les proportions du corps dissous pour
100 partics d'eau, et 2e les distances auxquelles ces diverses solutions
donnent un résultat satisfaisant.
DEVANT L ACADÉMIE DES SCIENCES DE PARIS 65
passée, le papier rédctif.se colore uniformément en bleu: dans le cas de
concentration élevée, les traits se dessinent très rapidement.
Essais uvec l'acide chlorhydrique. — La solution d'acide chlorhydrique
a donné les limites suivantes : 40 GV pour 100: 25" ; 30 GV pour
100 : 255%; 20 GV pour 100 : 20%; 10 GV pour 100 : 10". Les traits
apparaissent, sur le papier bleu de tournesol, en rouge vif sur fond
rouge. | |
Essais avec l'iode. — La solution d'iode dans l'iodure de potassium
conduit à des résulats analogues à ceux de l’'ammoniaque et de l'acide
chlorhydrique. Mais, si les empreintes de sulfure de plomb sont inal-
térables, chacun sait d'autre part que les empreintes basiques sur le
tournesol rouge, les empreintes acides sur le tournesol bleu, les taches
bleues d'iodure d'amidon sont très altérables et non susceptibles d'être
conservées. La solution d'iode agit aussi plus lentement que les solu-
tions d'ammoniaque et d'acide chlorydrique, en raison de l'élévation du
poids atomique de l’iode, et par conséquent de son moindre pouvoir dif-
fusif. Les limites avec la solution d'iode sont les suivantes: solution
décinormale : 10%; centinormale : 3",
Comme on peut en juger, ces expériences au lieu de con-
firmer les conclusions de M. Vignon les détruisent complè-
tement. Elles réduisent en effet l’action des vapeurs actives
et spécialement des vapeurs d'ammoniaque à leur juste va-
leur. Ces vapeurs sont capables d'imprimer sur des surfaces
sensibles (qui dans ces expériences ne sont point des linges
imbibés d’aloès mais des papiers sensibles), des silhouettes,
des sortes d'ombres chinoises, des profils, représentant va-
guement l’objet dont elles émanent, mais leur pouvoir ne va
pas au-delà.
Ces expériences contredisent, à un autre point de vue, Îles
conclusions de M. Vignon. D'après ce dernier en effet, la
substance active dans l’impression du suaire est le carbo-
nate d'ammonium; or le rapport affirme précisément que
« le carbonate d'ammonium sec et pulvérisé, ne donne pas au
point de vue expérimental des résultats satisfaisants. » Or sur
le corps du Christ déjà froid au moment de l’ensevelisse-
ment le carbonate d’ammonium devait ètre déjà à l’état des-
séché et granuleux.
Ilest d'autres empreintes de cadavres obtenues sur des
FF. — VIIL — 6.
!
66 LE SAINT-SUAIRE DE TURIN
suaires, qu'on a voulu encore apporter en faveur des conclu-
sions de M. Vignon. Mais ces nouveaux arguments tournent
encore contre la thèse du savant préparateur, et pour les
mèmes motifs. Ils montrent clairement en effet que toutes
les empreintes de cadavres obtenues sur des suaires sont
des silhouettes, des ombres, des profils, et ne sont pas des
portraits même si indécis qu'on les suppose.
Voici ces faits tels que nous avons pu les constater nous
même pour l'empreinte de momie exposée au musée Guimet,
et tels que les donne le Journal des Débats (1).
_ On a ouvert jeudi dernier au musée Guimet l'exposition des momies
trouvées dans les sarcophages d'Antinoë par M. Gayet. Ici même, on à
signalé un linceul recueilli dans un tombeau assyrien et reproduisant
l'image du visage sur lequel il avait été placé. Est-ce une confirmation
de ce qui a été dit à propos du « Suaire de Turin ». Le Journal des
Débats, le premier, a publié une interview d'un de ses rédacteurs avec
M. Paul Vignon. L'étofle visible dans la vitrine 21 du musée porte, en
effet, la quadruplè empreinte d'une face humaine : la toile ayant été
pliée en quatre avant d'être appliquée sur la figure. Mais ces em-
preintes diffèrent complètement des images du linceul du Christ. Elles
paraissent dues à l'oxydation des liquides bitumineux et aromatisés.
Ces liquides ont simplement taché l'étoffe, et ces taches sont à contours
arrêtés et d'égale intensité. C'est tout différent de ce que l'on voit sur
le suaire de Turin.
existe un autre exemple et plus curieux peut-être d'empreinte sur
drap du visage d'un cadavre.
Le 5 mai dernier, M. J. Joubairle, contrôleur principal des contri-
butions directes à la Rochelle, avait bien voulu nous signaler le fait :
« Dans votre article, nous écrivait notre correspondant, vous dites
qu'on ne connait dans la science aucun phénomène de cet ordre : une
étoffe s’imprimant sous les émanations d'un cadavre. » Or, je crois
vous intéresser en vous faisant savoir ce que j'ai vu se produire dans
les circonstances suivantes :
« Au mois de septembre 1871 ou 1872, — j'avais alors treize ou
quatorze ans, — Je passais les vacances chez ma grand'mére, dans un
petit coin perdu du Berrv. Mourut à Poulaines (Indre), à la suite d’une
(1) Journal des Débats du jeudi 12 juin 1902,
La
DEVANT L'ACADEÈMIE DES SCIENCES DE PARIS. 57
longue maladie, la jeune femme d'un serrurier. Lorsqu'on eut déposé
son corps dans la bière, les personnes présentes constatèrent avec stu-
peur que le profil de la morte s'était imprimé en couleur rose päle. Je
vois encore cette image sur le drap qui recouvrait le traversin sur lequel
reposait la tête du cadavre.
M. l'abbé Brona, curé doyen à cette époque: M. Dupuy. médecin
qui avait soigné la malade et préparé — comme le font les médecins
de campagne — les médicaments administrés, constatèrent le phéno-
mène. Ces deux personnes sont mortes, mais d'autres pourraient vous
certifier le fait. La famille de la jeune femme a conservé des années
cette image mystérieuse. Et peut-être l'a-t-elle encore en sa posses-
SION. n
L'observation est donc bien authentique. Il est probable que l'on en
lrouvera maintenant quelques autres exemples encore. Un cadavre
peut donc imprimer des traces sur un drap. ü
Mais ici, le processus chimique donnant lieu à l'image est différent
de celui que nous a révélé M. Paul Vignon. Dans le cas du suaire de
Turin, «est une émanation gazeuse du cadavre qui va peindre en
quelque sorte l’image sur un drap imbibé d'une matière sensible (aloës).
L'aloës brunit sous l'action des vapeurs ammoniacales. Dans le cas
cité,la vapeur impressionnante a pu exister. Mais le drap ? il n'était en-
duit d'aurune matière sensible ? Par quelle réaction chimique,l'impres-
sion a-t-elle pu se faire ? La toile ou le coton seraient-ils donc directe-
ment impressionnables aux vapeurs du corps dans certaines conditions
physiques ou pathologiques? Ou bien, comme au musée Guimet, ne
s'agtrait-il que de taches, d'onguent, on de substance colorante quel-
conque ? On ne saurait évidemment répondre sans voir le drap.
Comme on le voit toutes ces impressions chimiques sur
linges produisent des silhouettes, et non pas des portraits,
comme nous l'avons fait remarquer plus haut.
Après cet exposé des faits, il ne reste plus qu'à développer
brièvement notre sentiment ou plutôt notre conclusion. D’a-
bord en ce qui concerne la thèse de M. Vignon nous nous
rallions pleinement au jugement de M. Léopold Delisle, dans
68 LE SAINT-SUAIRE DE TURIN
le Journal des Savants : elle n’a rien apporté qui puisse infir-
mer en quoi que ce soit les conclusions auxquelles est arrivé
M. U. Chevalier, par l'examen des titres historiques de la re-
lique. Mais alors que reste-t-il de l’œuvre de M. Vignon?
Comment expliquer l'accueil enthousiaste de toute la presse ?
Nous allons répondre à cette double question. La thèse de
M. Vignon exposée avec un talent incontestable, avec une
sincérité, une persuasion communicative, repose sur une
constatation scientifique du plais haut intérêt, sur un fait
d'expérience nouveau, c’estce qui fait sa valeur,ce quiexplique
sa fortune. Mais le fait nouveau, la loi nouvelle découverte par
M. Vignon ne saurait en aucune facon s'appliquer au Suaire
de Turin, c’est pour cela qu’on n acceptera pas ses conclu-
sions. L'Académie des Sciences a donné ses faveurs à la
première partie de sa thèse, avec raison elle a rejeté la
seconde. En langage scolastique on dirait : la majeure de
M. Vignon est juste et intéressante, sa mineure est fausse
et dès lors sa conclusion n’a plus de valeur.
Mais pourquoiles expériences de M. Vignon ne sauraient-
elles s'appliquer au suaire de Turin ? Nous allons nous expli-
quer. On peut d'abord concéder à M. Vignon que le suaire où
fut déposé Jésus garda véritablement l'empreinte de son
corps; on lui permettra de croire encore, malgré les diffi-
cultés exposées plus haut{1), que ces empreintes se sont for-
mées en partie par son procédé à l’ammoniaque. Les linges
alors ont gardé du corps de Jésus une ébauche informe,
constituée par l’action de la sueur sur les aromates, et, sans
doute aussi, par les traces du sang tombé des blessures.
L'existence de cette ébauche informe expliquera la tradition
croyant à un suaire marqué à l'empreinte du Sauveur. Mais
le suaire de Turin est-il celui-là ? Rien ne permet de l'affirmer
jusqu'à présent.
Toutes les raisonsapportées par M. Vignon et ses partisans
se réduisent aux deux suivantes : 1° l'image imprimée sur le
(1) Spécialement celle-ci : comment la sueur a-t-elle pu conserver pendant
des heures sur un cadavre froid son pouvoir actif? M. Vignon n'a pas dé-
montré que la sueur püût ainsi conserver son pouvoir actif: il n'a mème pas
établi qu'ellele possédät aucunement, il la supposé par le fait qu'elle con-
tient de Purée. Cenest pas suffisant,
DEVANT L’'ACADÈEMIE DES SCIENCES DE PARIS 69
suaire est un négatif ; 2° cette image a le caractère essentiel
des empreintes obtenues par l'action des vapeurs émanant
d'un objet en relief'et agissant sur une surface sensible; et ce
caractère réside dans « le fondu des contours » le vague,
le flou, l'imprécision des traits et des détails : « absence de
contours précis, aspect d'apparition (1) » selon la forme sous
laquelle se présente aujourd'hui la photographie du saint-
suaire.
Ur ces deux fondements de la thèse de M. Vignon nous
semblent désormais insoutenablesen présence des deux faits
suivants, que nous appelons des faits nouveaux, quoiqu'ils
soient anciens, parce que personne n'a songé à les remarquer.
Le premier fait nouveau établit clairement que l'image
donnée comme le négatif du saint-suaire en est le positif.
C'est une description minutieuse «le la relique faite en 1534
par les Clarisses de Chambéry (2) chargées de réparer le
suaire après l'incendie qui avait faillile consumer. Dans cette
description, les Pauvres-Dames de Sainte-Clâire notent avec
soin la place des plaies et des mains : la main gauche repose
sur la droite, la joue droite est toute gonflée ; une grosse goutte
de sang tache le front gauche. Or sur la photographie, qu’on
nous donne comme un négatif, l’enflure, les plaies et les mains
ont la disposition indiquée ici ; cette photographie est donc
bien un positif, etun positif authentiqué, plus de quatre
siècles à l'avance, par celles qui, pendant quinze jours, ont
vu touché, admiré et vénéré la précieuse relique. Voici les
parties les plus importantes «le leur description :
Interrogées sur ce qu’il fallait penser dé cette relique, les
bonnes religieuses commencent par répondre qu’elles s'en
rapportent au jugement de Son Altesse le duc de Savoie. Cette
attitude justifie bien ce que nous avons dit dans l’article pré-
cédent pour expliquer comment la croyance à l'authenticité
reposait uniquement sur le fondement de la parole ducale.
« Son Altesse... nous demanda notre sentiment'touchant cette
relique, mais nous suivimes toutes le sien parce qu'il sem-
blait le plus raisonnable. » |
4) Le Linceul du Christ par P. Vignon, p. 81.
(2) Bouchage, Le Saint-Suaire de Chambéry à Sainte-Claire en Ville,
1391.
70 LE SAINT-SUAIRE DE TURIN
L’incendie n'avait atteint le drap qu'aux plis de droite et
de gauche. II l'avait noirci en douze endroits, un de ces
endroits était même déchiré. Les sœurs mirent « les pièces
des corporaux aux endroits où le feu l'avait gàté ». Venons-
en à la description de l’image.
« Nous voyions sur ce riche tableau des souffrances qui ne se sau-
raient_jamais imaginer. Nous y vimes encore les traces d'une face
plombée et toute meurtrie de coups, sa tête divine percée de grosses
épines d'où sortaient des ruisseaux de sang qui coulaient sur son front
et se divisaient en divers rameaux, le revêtant de la plus précieuse
pourpre du monde.
Nous remarquions sur le côté gauche du front une goutte plus grosse
que les autres et plus longue, elle serpente en onde ; les sourcils pa-
raissäient bien formés, les yeux un peu moins ; le nez comme la partie
la plus éminente du visage est bien imprimé, la bouche est bien com-
posée, elle est assez petite, les joues enflées et défigurées montrent
qu'elles ont été frappées cruellement cet particulièrement /a droite.
La barbe n'est ni trop longue, ni trop petite à la facon des Nazartens,
On la voit rare en quelques endroits parce qu'on l'avait arrachée en
partie par mépris et le sang avait collé fe reste.
« Puis nous vimes ane longue trace qui descendait sur le col, ce qui
nous fil croire qu'il fut lié d'une chaine de fer en la prise du Jardin des
Oliviers, car il se voit enflé en divers endroits come ayant été tiré
et secoué, Les plombées et coups de fouets sont si fréquents sur son
estomac qu à peine y peut-on trouver une place de la grosseur d'une
pointe d'épingle exempte de coups; elles se croisaient toutes et s'éten-
daient tout le long du corps jusqu'à la plante des pieds : le gros amas
de sang marque les ouvertures des pieds.
Du côté de la main gauche, laquelle est trés bien marquée et croiser
sur la droite dont elle couvre la blessure, les ouvertures des clous sont
au milieu des mains longues et belles d'où serpente un ruisseau de
sang depuis les côtes jusqu'aux épaules ; les bras sont assez longs et
beaux et ils sont en telle disposition qu'ils laissent la vue entière du
ventre cruellement déchiré de coups de fouets ; la plaie du divin côté
parait d'une largeur suflisante à recevoir trois doigts, entourée d'une
trace de sang large de quatre doigts s'étrécissant d'en bas et longue
d'environ un demi-pied.
Sur la seconde face de ee saint Suaire qui représente le derriere du
DEVANT L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE PARIS 71
t
corps de notre Sauveur, on voit la nuque de la tête percée de longue:
et grosses épines, qui sont si fréquentes qu'on peut voir par là que ba
couronne était faite en chapeau et non pas en cercle comme celle des
princes et telle que les peintres la représente; lorsqu'on la considère
attentivement, on voit la nuque plus tourmentée que le reste et les
épines plus avant enfoncées, avec de grosses gouttes de sang conglu-
tinées aux cheveux qui sont tout sanglants ; les traces de sang sous la
auque sont plus grosses et plus visibles que les antres à cause que Îles
bâtons dont ils frappaient la couronne faisaient entrer les épines jas-
qu au cerveau, en sorte qu'ayant recu des blessures mortelles c'était un
miracle qu'il ne mourût pas sous les coups. .. les épaules sont entiére-
ment déchirées et moulues de coups de fouets qui s'étendent
partout, 2
Pour authentiquer ce positif nous avons encore les mé-
dailles frappées en l'honneur du saint-suaire en 1453, au
moment de son acquisition, par le duc Louis, et fa médaille
frappée, en 1578, par le duc Emmanuel-Philibert, ainsi que
les principaux portraits exécutés dans le cours des siècles.
Eux aussi, en effet, placent la main gauche sur la droite
comme le prétendu négatif. Nous sommes étonné que M. Vi-
non, ayant étudié tous ces monuments, n'ait pas été frappé
de toutes ces preuves. Elles lui criaient unanimement que
son prétendu négatif était un véritable positif. Quelques gra-
vures, nous ne l'ignorons pas, el la médaille du duc Charles,
frappée en 1487, montrent la main droite sur la gauche ; mais
elles semblent bien avoir été faites par des artistes qui ne
virent pas de leurs yeux le saint-suaire ou le virent impar-
faitement. Rien du reste ne peut prévaloir contre la descrip-
tion des Clarisses, « qui s’authentique elle-même » comme
le reconnaît M. Vignon.
Le second fait, qui n’a point été remarqué, c'est que li-
mage du saint-suaire, telle qu’elle se voyait au moment de
son apparition n'avait point le caractère essentiel des néga-
tifs obtenus par dégagement de vapeurs. Les descriptions de
l'époque en effet nous la présentent comme une image vi-
goureuse, et parfaitement marquée dans tous ses détails.
Pour l’établir nous n'avons qu'à renvoyer nos lecteurs à la
72 LF SAINT-SUAIRE DE TURIN
description donnée vers 1449 par C. Zantfliet et insérée
dans notre précédent article (1).
Il est certain, d’après son témoignage, corroboré par tous
les autres, par l'enquête de l’évèque de Troyes, par Sixte IV
lui-même et surtout par la description laissée par les Cla-
risses, que l’image imprimée sur le suaire n'était pas le néga-
tif vaporeux dont a besoin M. Vignon pour étayer sa thèse.
« Marguerite portait avec elle, dit Zantfliet un linge sur lequel
avec un art remarquable on avait peint la forme du corps de
N.-S.J.-C,. avec tous les linéaments de ses membres. Comme
si elles venaient d’être imprimées, comme si elles étaient
toutes récentes, les blessures et les citatrices des pieds, des.
mains et du côté y apparaissaient rouges et sanglantes (2) ».
On se trouve donc bien en face d’une image faite selon les
règles ordinaires, elle ne se distinguait des autres que par
un art plus remarquable.
Cette vigueur de l'nage était si bien constatée que les.
contemporains en faisaient un argument en faveur de son ca-
ractère miraculeux. « Que dire de cette image ? écrit Chifflet,
depuis tant de siècle qu’on la vénère elle n’a rien perdu de sa
fraicheur ! Que dire encore de la majesté fulgurante de ce
visage qu'aucun peintre n'a jamais pu rendre ? » Aujourd’hui
nous pouvons renverser l'argument et dire : « qu'est-ce que
cette image que l'ont prétend avoir traversé 15 siècles sans
rien perdre de son éclat, et qui quatre siècles plus tard ne
conserve plus rien de ses traits, ni de ses couleurs? Pour-
quoi la protection divine qui l’accompagna au temps où on
l'ignora l’a-t-elle abandonnée dès qu'on a songé à lui rendre
les honneurs düs à sa dignité ? ». |
Nous pourrions arrêter là les motifs, qui vont commander.
notre conclusion. Les deux faits, que nous venons d'exposer
prouvent 1° que la légende du négatif est une fable, 2° que
l’image du suaire n’a aucun des caractères essentiels qui dis-
tinguent les images produites au moyen des vapeurs. Une
seule de ces raisons suffirait, en l’absence de toute autre,
à détruire tout l’échafaudage d'arguments amassés par M. Vi-
(1) Etudes Franciscaines, juin 1902, p. 617.
(2) CF. plus haut,
DEVANT L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE PARIS 73.
gnon. Donc alors même qu'il serait prouvé que la légende
du négatif, contre toute vraisemblance, se trouverait vérifiée
la thèse de l'authenticité n’y gagnerait rien, car l'image
du suaire manque du caractère essentiel de tout négatif
imprimé par des vapeurs. Du reste les questions d'authen-
ticité sont du ressort de la critique historique et nullement
de la compétence des sciences physiques ou chimiques.
On a beaucoup reproché au moyen-âge d’avoir basé l'étude
des sciences d'observation sur la méthode d'autorité et
d'avoir étudié les phénomènes naturels dans les livres
du maître au lieu de consulter le livre de la nature. Est-ce
que le vingtième siècle voudra donner fondement à un
reproche en sens opposé? est-ce qu'il voudra se laisser
jeter la pierre peur avoir prétendu faire d'une question
d'authenticité une thèse de physique et de chimie ?
S'il y avait à ce sujet un problème à étudier, il devrait se
poser ainsi : comment une image, en s’altérant avec le temps,
a-t-elle pu se déformer de facon à ressembler plutôt à un
négatif qu'à un positif? [ln Y a pas ici d’ autre problème que
celui-là.
Mais, avant de chercher: à le résoudre, il sera prudent de
méditer les raisons que nous avons apportées contre sa réa-
lité. Hier une petite revue ne disait-elle pas qu'une société sa-
vante avait proposé une récompense à qui résoudrait le pro-
blème suivant : mettez dans un bocal plein d’eau un poisson,
l'eau ne débordera pas, mettez-y une pierre de même gros-
seur, elle débordera. Donnez la raison de cette différence.
Beaucoup avaient cherché, mais sans pouvoir trouver, lors-
qu'un plus avisé eut l’idée de vérifier la vérité du fait, et il
trouva que l'eau débordait avec le poisson comme avec la
pierre.
Il faudrait donc commencer par s'assurer du fait pho-
tographique. Il serait si facile de voir sur le suaire même
si le bras droit est sur le bras gauche et cette constata-
tion suffirait. Le fait une fois constaté, les savants trou-
veront dix explications pour une. M. Vignon n'a-t-il pas
prouvé lui-même que les dessins faits par empreinte étaient
des négatifs. On conclura, si l’on veut, que l'image sur le
suaire a été faite par manière d'empreinte retouchée habile-
74 LE SAINT-SUAÏRE DE TURIN
ment. Le suaire de Besancon d'après une peinture sur toile
exécutée à l'aquarelle en couleur sépia par Pierre Dargent
au XVI: siècle, et représenté dans le livre de M. V'iynon,
p. 144, est fait d'après ce procédé, les reliefs sont en noir
sur fond plus clair. L'épreuve de cette gravure donne exac-
tement un positif. Nous avons eu la curiosité en effet de
vérifier ce fait. Nous avons fait tirer un négatif de cette pein-
ture et de l'avis du photographe et de nombreuses personnes
compétentes, l'épreuve obtenue est un ercellent positif. La
peinture exécutée au seizième siècle par Dargent est donc
faite par manière de négatif; et 1l résulte de cette constata-
tion que l'impossibilité de peindre en négatif, mise en avant
par tant de partisans du suaire de Turin, et spécialement
par M. A. Loth, est encore une fable. Le portrait du suaire,
que M. Vignon a mis dans son livre fournit Îui-même la
preuve de la possibilité de peindre en négatif.
Du reste la solution de ce problème importe peu, car il
n'atteint aucunement la question d'authenticité ; nous l'avons
assez établi. Le fait de l'authenticité reste du domaine de la
critique historique. Le verdict de cette science ne lui est as-
surément pas favorable ; mais pour nous catholiques, nous
devons avec respect et confiance attendre le jugement défi-
nitif de l'autorité de l'Eglise. Celle-ci, quoi qu'en dise le Cor-
respondant romain (1) cité au commencement de ce travail,
ne s'est point prononcée ; elle n'a pas même examiné la ques-
tion ; ceux-là seuls qui pouvaient la lui soumettre, les ducs
de Savôie, ne la lui ont point soumise. L'Eglise s'est fiée à
(1) Giuseppe, le correspondant de la Croir, a tenu à protester contre nos
réflexions et pour se mettre à couvert, 11 invoque l'autorité de l'Eglise au
risque de Fa compromettre, Nous tenons donc à bien faire ressortir le rôle de
l'Eglise dans toutes ces questions. Ce rôle se réduit à deux points : 1° Elle
a encouragé et elle encourage encore le culte du saint Suaire, qui est un des
instruments de la passion; 2° Elle permet de eroire à la parole ou témoi-
gnage de ceux qui affirment être en possession du suaire authentique, tant
que ce témoignage conserve des probabilités suffisantes de véracité, Mais
entre les 28 où 30 suaires qui se disputent l'honneur de l'authenticité, elle
n'a jamais eutendu se prononcer, celle n'a même jamais fait d'enquête à ce
sujet. Cette question de fait est, nous l'avons dit, une question secondaire
qui u'intéresse ni la foi ni la morale, On ne peut donc aucnnement se récla-
mer de Fautorité de l'Eglise dans la présente question,
DEVANT L'ACADEMIE DES SCIENCES DE PARIS
+
.*
leur parole, et ne s'est pas engagée autrement. La maison de
Savoie soumettra-t-elle cette question: à l'Eglise, produira-
t-elle ses preuves ? Elle a fait répondre négativement, allé-
guant de pieux motifs. C'était à prévoir.
Pour nous, à toutes les raisons apportées dans les pages
précédentes, nous voulons en ajouter une dernière, plus
solide que toutes les autres car elle est fondée de près sur
la piété de la foi. Nous avons un motif de plus pour nous
défier de toutes ces thèses prétendues scientifiques, aux-
quelles tant de braves catholiques donnent une confiance
sans limites. Pour étayer l'authenticité d’une relique sans
valeur spéciale, il nous semble qu'on fait bon marché de
l'authenticité bien plus sacrée des paroles les plus claires de
nos Saints Livres. La Quinzaine (1) consacre tout un article
à montrer comment les circonstances de l’ensevelissement
rapportées par les évangélistes sont en contradiction avec la
thèse de M. Vignon. C’est une preuve facile. Pour nous,
“nous contenterons d'appeler l'attention sur un seul point.
La photographie, dit-on, a fait découvrir un fait méconnu
de tous jusqu'à présent : la marque des clous est au poignet,
vers l’avant-bras, et non à la main. On ajoute : il devait en ètre
ainsi parce que les chairs de la main n'auraient pu porter le
poids du corps. Répondons d'abord que, selon une tradition
des premiers siècles, la croix portait un tasseau sur lequel
la victime était assise, et qui soutenait le poids du corps;
d'un autre côté l'impuissance des muscles de [a main à porter
le poids d’un homme est loin d'ètre démontrée. Les osselets
nombreux qui composent le carpe et le métacarpe, donnent
aux muscles un point d'appui et dès lors une puissance consi-
dérable. L'histoire de l’ordre des capucins nous montre saint
Joseph de Léonisse suspendu à un poteau par deux crochets
qui lui traversaient wne seule main et un seul pied. Devant
les faits que deviennent les théories des savants ? Bien
plus, les savants viennent à leur tour de se prononcer sur
cette question et nullement en faveur de M. Vignon ; voici
le fait: des médecins belges ont suspendu un cadavre 4
un clou perçant la paume de la main; la main ainsi elouce
-
({) ter juillet 1902.
36 LE SAINT-SUAIRE DE TURIN
a pu porter un poids de 100 kilogrammes (1). D'ailleurs
mettre la place des clous aux bras n'est-ce pas aller contre
les textes très clairs de l'Evangile, où Jésus en signe de
sa résurrection montre les traces des clous aux pieds et
aux mains ? Si je ne vois, disait saint Thomas dans ses mains
la trace des clous, je ne croirai pas (2). On peut jusqu’à nou-
velles preuves garder les prétentions de l'apôtre incrédule,
et exiger dans les portraits authentiques du Sauveur la trace
des clous où Jésus lui-même les montrait à ses disciples.
Cependant cette considération ne suflirait pas à nous faire
rejeter l'authenticité du Suaire de Turin ; car, comme nous
l'avons dit, cette particularité contraire à la tradition est
encore une fantaisie de la photographie. Dans le suaire de
Turin la place des clous fut toujours dans les pieds et les
mains. Les descriptions historiques cités plus haut le disent
clairement. |
Fr. HILAIRE de Barenton.
(1) CE Le Linceul de Turin par Vau Stecnkiste, Cette expérience, qui
uous avait échappé, nous à été communiquée par M. le chanoine U. Cheva-
lier, auquel nous envoyons toute uotre reconnaissance,
(2) Saint Jean NX-25.
LA
RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
CALVIN ET SAINT FRANÇOIS DE SALES
(Suite) (1).
Ce n'est pas la Réforme qui nous a rendus plus savants.
Budé qui, pour venir à Paris, voyage nuitet jour, sans aban-
donner ses livres et l'étude, ce véritable créateur du col-
lège « des trois langues (2) », Duperron qui sait par cœur
presque toute la Somme de saint Thomas d'Aquin, le cardi-
nal Sadolet (3j, cet amoureux, jusqu'à l'excès, de l’antiquité,
secrétaire de Léon X, puis évèque de Carpentras, et qui écri-
vait également bien en grec, en latin, en italien, Ronsard
lui-même, assis sur les bancs de l'école, à vingt-cinq ans,
Daurat, son maitre, étaient des savants et des catholiques :
Amyot aussi; jen cite quelques-uns seulement. Et si des
protestants, comme les Estienne et Ramus, étaient farcis de
grec et de latin, ils avaient étudié, moins Henri Estienne,
dans des collèges catholiques. Montaigne et Rabelais de
mème ; l’un renégat dans l'âme, bien qu'il n’ait pas abjuré
de vive voix la vérité, avait roulé de monastère en monas-
tère, y prenant la science et les armes qu’il devait tourner
contre l'Eglise ; l’autre, « un pédant à la cavalière » malgré
sa prétention à la bonhomie, avait pris le goût de l'étude, au
collège de Guyenne, sous des maîtres qui avaient la foi.
Et si Théodore de Bèze (4) et Calvin, catholiques à leurs
débuts, ont été les théologiens de la secte, (quels théolo-
giens!) où sont les saints du Protestantisme ?
(1) Voyez le fascicule de mai 1902.
(2) Collège de France.
(3) Il découvrit, à Rome, le Laocoon, dans les jardins de Titus, Le soir,
toutes les cloches des églises de Rome sonnaient pour aunoncer l'heureuse
découverte.
(4) 1519-1605.
78 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
Les catholiques en ont plus d'un, saint Francois de Sales,
en particulier. C’est le plus glorieux des réformateurs de la
prétendue Renaissance. Nous allons l'esquisser. Il est Île
contemporain de Malherbe, de Balzac, mais nous ne sau-
rions en essayer le portrait sans le mettre en parallèle avec
Calvin, cette espèce d'évèque protestant de Genève. Ils
tranchent tellement l’un sur l’autre, qu'il n'est rien de plus
utile pour s'en faire une image fidèle que de les rapprocher;
c'est ce que nous allons faire
Calvin (Jean) était francais, né en juillet 1509, et fils de
Gérard Caulvin, tonnelier et puis notaire, secrétaire de
l'Evèque de Noyon, en Picardie. Ses premières études, il
les fait par la grâce de l'abbé d’Hangest, procureur de l’'E-
vèché, qui nous prépare, au lieu d'un tabellion, une peste
de li religion.
« Je vois naître, dira bientôt Érasme, dans l'Eglise un
fléau pour l'Eglise. »
De Noyon, Calvin va à Paris, où il sera l'élève de Mathurin
Cordier, une sorte de demi-réformé, professeur de sixième au
collège Montaigu ; 1} y a pour condisciple Farel, « âme men-
teuse, virulente, séditieuse » {L). Son oncle Richard, serrurier
de son état, et bon catholique, lui donne l'hospitalité. Il se
moque de lui et de sa fidélité à pratiquer les commandements
de l'Eglise, à dire son chapelet, faire maigre le vendredi et
le samedi, jeüner aux Quatre-temps, 1l a déjà lu et goûté
Luther. C’est un adolescent au front développé, aux lèvres
railleuses, auteint plombé et bilieux, toujours inquiet. Il n'a
ni cœur, ni reconnaissance. La famille des Monmor, qui
le protège à Noyon, en saura quelque chose.
Clerc tonsuré et déjà savant, latiniste de premier ordre, il
est chargé de l'administration des cures de Morteville d’a-
bord, à dix-neuf ans, et de Pont-L'Evèque, un peu plus tard.
Ila perdu son père sans pleurer. Il écrit à un ami une
lettre sèche, au chevet de l'agonisant. Muni de quelque
argent, il court à Orléans v étudier la jurisprudence sous
P. de l'Etoile. Il a son surnom « accusativus » (2), l’accusa-
leur ou le calomniateur.
(t) Histoire de la vie, des ouvrages et des doctrines de J. Calvin, par Audin.
(2) « Jean sait décliner jusqu à Faceusatif », disatent ses condisciples,
LA RENAISSANCE LIFTERAIRE EN FRANCE 19
À Bourges, 1l ajoute à ses amis Th. de Bèze, le digne
pendant de Farel. André Alciat, admirateur jusqu'aux
larmes de Mélanchton, lui enseigne le droit; Wolmar, le
grec. C'est Wolmar qui le surnomme orpe6horne, retord.….
Retord et calomniateur ! Quel début!
Calvin méritait de s'exercer sur un grand théâtre. En
1532, âgé de vingt-trois ans, il retournait à Paris pour y
apprendre à fond la théologie, sur le conseil d’Alciat.
Il a vendu, pour vivre, sa cure et sa part de l'héritage pa-
ternel, après avoir vécu trop longtemps de l'Eglise qu'il
trahit et des bienfaits de ses protecteurs catholiques. Il
commente le livre de Sénèque sur la Clémence ; il y laisse
échapper déjà le venin de l'hérésie. Devenu suspect, il
s'échappe de Paris, vêtu en vigneron, et se réfugie à Nérac,
auprès de la reine de Navarre, la protectrice de Marot et de
Dolet,l'amie soi-disant catholique des prétendues réformés.
La sévérité de Calvin n’effraie point la sœur du roi Fran-
cois [°". Pour la légère princesse, il représente ce qu'il y a
de plus neuf, une mode, fut-elle la plus austère de toutes.
Et cependant le réformateur ne reste pas longtemps à Nérac,
où on le voyait journellement se promener et rèver à ses
projets de restauration religieuse, dans une vigne, à quelques
pas de la ville. |
Il ne sait pas s'arrêter ; et son humeur inquiète l’a bientôt
lransporté à Angoulème ; il y enseigne le grec qu'il a appris
de Wolmar, surtout dans Aristote, et prèche sa nouvelle
doctrine d'une voix «sonore et comme métallique ». Il est
enfin apôtre, à découvert ou à peu près. Longtemps agité
par les remords, il a retrouvé la paix, quelle paix! (1) dans
l'anéantissement de la foi. Il à quelques disciples : et c'est
au fond d'une cave qu'il abolit la messe.
Dès lors, et même plus tôt, dès l’âge de douze ans, « sous
un corps sec et atténué, il faisait montre d’un esprit vert
el vigoureux, prompt aux reparties, hardi aux attaques :
grand jeüneur, soit qu'il le fit pour sa santé et pour arrèter
la fumée de la migraine qui l’assiéweait continuellement,
soit pour avoir l'esprit plus à la délivre, afin d'écrire, étu-
11) « Le soulas et le comfort », écrit-il à l'un de ses amis.
s0 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
dier et améliorer sa mémoire. Il parlait peu. Ce n'étaient
que propos sérieux et qui portaient coup. Jamais parmi ses
compagnons, et toujours retiré. » | |
Chassé d’Angoulème, chassé de Poitiers, il est entraîné
de plus en plus vers la Réforme par le dépit et l'orgueil. Il
s’est vu refuser un prieuré ; il se vengera. À quoi tient Îa
foi d’une âme vile ?
Il est à Strasbourg où l'étude calme seule sa noire bile.
Encore la tournera-t-il à la perte de son âme. C'est à Bâle
qu'il connait Erasine de Rotterdam, l'auteur spirituel de
l'Eloge de la folie, qui dut la vie, un jour, à la sainte Vierge,
et qui reconnut ce bienfait, en ménageant les hérétiques,
ennemis de son fils. Erasme, suspect à l'Eglise, estla moitié
d'un apostat. Est-ce avec lui que Calvin étudie l'hébreu ?
Ce n’est point son seul travail. Depuis des années, il a com-
mencé à écrire son livre de l’/nstitution de la religion chré-
tienne, « poison enveloppé d'un beau sucre », suivant le
conseiller Charreton (1:. Il l’'achève et le publie en mars 1535,
après l'avoir traduit du latin en français. Il ose le faire pré-
céder d’une Epitre adressée au roi Francois [° par J. Calvin,
«homme théologique ». Il y met son {nstitution en regard de
la Confession d'Augsbourg, toutes deux ont été inspirées par
le Saint-Esprit et, chaque fois qu'il remanie son livre, le
Saint-Esprit remanie son œuvre.
L'Institution de Calvin a quatre parties :
Dieu.
De l4 connaissance de Dieu, en qualité de créateur et sou-
verain gouverneur du monde. |
Le Médiateur.
De la connaissance de Dieu en tant qu'il s'est montré Ré-
dempteur, c'est-à-dire de Jésus-Christ.
(4) On a encore de Calvin un Zraité de la Cène, des Commentaires sur
l'Écriture sainte.
LA RENAISSANCE LITTERAIRE EN FRANCE 81
Les Effets de la médiation.
De la manière de participer à la grâce de Jésus-Christ,
des fruits qui nous en reviennent ; des effets qui s’ensuivent.
La Forme extérieure de l'Eglise.
Au fond, la doctrine de Calvin est celle d’un tyran de
l'âme humaine et d’un calomniateur de Dieu.
A le croire, le libre arbitre a été entièrement éteint par
le péché (1); Dieu a créé les hommes pour être le partage
des démons, non qu'ils l’aient mérité, mais parce qu'il lui
plait ainsi. Le novateur supprime la confession auriculaire.
De culte extérieur, pas l'ombre. Calvin « n’estime pas qu'il
soit licite de représenter Dieu sous forme visible » (2). S'il y
a des saints, par le caprice du Néron céleste, on ne les in-
voquera plus. De hiérarchie, aucune trace dans son église.
Elle n’a ni chef visible dans le Pape, ni évêque; ajoutons :
ni fêtes, ni croix, ni bénédictions. Plus d'indulgences, de
messe, de purgatoire. Il n’y a que deux sacrements, le bap-
tème, et la cène (3) sans la présence réelle. Après cette vie,
le ciel ou l'enfer.
Rien pour la beauté de l’ordre divin dans la paix et l'obéis-
sance, rien pour le cœur, rien pour l'imagination. À quoi
donc Calvin veut-il réduire l'âme humaine ? À Calvin, en ré-
sumé, pour Dieu et pour pontife.
Du reste, il affecte de rester dans l'Eglise et dans Ja com-
munion. Hyacinthe en fera autant, mais il fera rire parfois ;
c'est un grotesque ; Calvin fera pleurer à l'Église, sa mère,
des larmes de sang. C’est un bourreau.
Il a porté ses pas errants à Ferrare, chez Renée, la fille de
(4) L. 2, ch. 2. Que l’homme est maintenant dépouillé de france arbitre, cet
misérablement assujetti à tout mal.
(2) L.1, ch. XI,
(3) Les catholiques « ont été ensorcelés de cette erreur : que le corps du
Christ étant enclos sous le pain se prenait en la bouche pour être envoyé
au ventre ». Calvin ajouta que c’est là « une fantaisie brutale... »
« Qui est-ce donc qui nicra que ce soit une superstition méchante que les
hommes s'agenouillent devaut le pain pour adorer là Jésus-Christ. » L. #.
ch. 17.
EF — VIII — 6
82, LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
Louis XIf, demi-luthérienne, et qui mourra dans une incer-
titude funeste, avec un reste d’attachement au culte des
saints... Quels types que ces femmes du sang de saint Lous,
détournées de leur nature et de la foi, pour raisonner en
matière théologique ! Renée accueille avec faveur Calvin
sous son enveloppe auslère et taciturne, comme elle a ac-
cueilli Marot sous sa forme légère. Ce sont deux extrèmes
du protestantisme, dans l’orgueil du cœur et la licence des
mœurs, dans la l'hypocrisie et la volupté.
En attendant, à Genève, on travaille pour Calvin ; on en
sape les murs, c'est-à-dire la foi, pour son entrée prochaine.
Il y a ses précurseurs, l’odieux Guil. Farel (1), le moine défro-
qué, et le meilleux Viret. Th. de Bèze ne viendra que plus
tard, dans les temps heureux. La ville se débarrasse de son
évèque, Pierre de Baume, prètre inoffensif et sans énergie ;
les couvents se vident, malgré quelques résistances particu-
lières, et ce sont des femmes qui résistent. C'est une femme,
la sœur Jeanne de Jussie, qui sera sous la bure l'historien
de la Réforme (2), la vengeresse de l'Eglise contre l’hype-
crisie cruelle des Réformateurs.
Enfin le faux messie fait sa première entrée à Genève, en
1536, de la facon la plus modeste, comme prédicateur de La
vérité épurée et professeur de théologie.
Il réussit à émouvoir la ville contre les anabaptistes ; on
les chasse. C'est un homme de Dieu. Cet ennemi de Rome
n'en a pas moins sa petite Inquisition, faite de moines apos-
tats, de prètres mariés et libertins, protecteurs de la morale :
Uxe épouse est sortie, un dimanche, avec les cheveux plus
abattus qu'il ne se doit faire, ce qui est d'un mauvais exemple,
et contraire à ce qu'on évangélise ; on fait mettre en prison
la maîtresse, les dames qui l’ont mariée, et celle qui l’a coif-
fée. » On refuse la communion aux fidèles mal notés. La
délation règne à Genève.
C'est trop tot, et le fruit n'est pas encore muür. {ne réac-
(1) Dans la ville de l'Aïigle, il se rua un jour de Fète-Dieu, sur le
Saint-Sacrement, le jeta par terre, et s'enfuit.
(2) Le Levain du Calvinisme, où commencement de lhérésie de Genève,
fait par Révéroende sœur Jeanne de Sussie, alors religieuse à Sainte-Claire
de Genève, et. apréssa sortie. abbesse du Couvent d'Anvssi.
LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 83
lion religieuse et politique à la fois a bientôt fait prendre
aux deux complices, Guïl. Farel et Calvin, k même ronte
qu'aux anabaptistes.
Berne, Bûle ont l'honneur mémorable de voir quelques ins-
tants les persécutés de la loi nouvelle. Strasbourg les ac-
vueille, dit-on, avec enthonsiasme. C'est là que le Réforma-
teur, faisant passer la réforme de la théorie à la pratique,
épouse Idelette, la veuve d’un anabaptiste ; et bientôt Farel
épouse sa servante.
Cafvin continue sa vie errante. Tous les apostats ont voulu
ressembler aux apôtres. |
Ïl est à Haguenau, à Francfort, à \orms, à Ratisbonne ; il
estmisérable. À Strasbourg, ïl vendaitses livres ; en Alle-'
magne, il vit comme il peut, il prèche ; il se déchaîne contre
Luther ; mais il s’adoucit bientôt ; il a peur des colères du
puissant théologien ; il est encore petit. Bucer, un réformé,
essaie de réunir les deux forcenés ennemis de Rome, mais
en vain. Que serait devenu Calvin s’il ett rassemblé à Luther ?
une ombre. Il avait trop d’orgueïl ; cet orgueil allait être
élevé au poavoir le plus absolu qui fût jamais ; et la tyran-
nie d’un hérétique allait se caractériser dans son type le
plus achevé. |
À Genève, kes libertins oules patriotes, réformés douteux,
gens de mœurs relâchées, n'avaient pas su gouverner; Calvin
les a peints (1):
« Les uns s'adjoignent aux gaudisseurs pour les endurcir
en keur malice. Les autres sont gourmands et ivrognes, les
autres mutins et noiseux. Il ya des ménages où les maris et
femmes sont comme chiens et chats. Il y en a de médisants
et détracteurs qui trouveront à redire aux anges du Paradis,
et d'awtant qu'ils crèveht de vices, ils mettent toute leur
sainteté à contrerôler leur prochain. »
Le tableau n'est pas chargé.
L'énergique parti de Calvin eut facilement raison de tous
(A) « Le Tiers des « Quatre Sermons de matières utiles pour notre
temps » remontre combien les fidèles doivent priser d’être en l'Église de
Dieu, où ils avaient LIBERTÉ de l'adorer purement. » — Pris sur le thème
du psaume 2°.
85 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
ces gaudisseurs et moqueurs, gens voluptueux, amis des
cartes et de la débauche ; et les portes de la ville s’ouvrirent
toutes grandes, en 1541, devant le Dictateur.
Sans plus tarder, il établit, sous le nom de Juridiction con-
sistoriale, un gouvernement religieux où l'Etat s’absorbe
dans l'Eglise et l'Eglise dans le fanatisme de Calvin.
Cette juridiction a son code, le code de Calvin, le Formu-
laire de discipline.
Jugez ce qu'est cette discipline, la moins laïque du monde :
On assistera au sermon, et à celui de Calvin, en particulier,
ou l’on paiera üne amende.
C'est cruel. Aussi y a-t-il aux Prèches quelques troubles
provoqués par l'indignation. Vite, on met à la porte de
Genève les factieux.
La liberté s'est réfugiée à la taverne où les patriotes rient
en secret, chansonnent et raillent le sombre tyran. Mais
qu'ils y prennent garde! Jouer, chanter, danser, surtout au
jour de ses sermons, sont des crimes punis de la prison.
Des enfants sont « fouettés en public et pendus pour avoir
traité leur mère de diablesse ». Le dernier châtiment dépasse
toute mesure. Calvin semble haïr l'enfance.
J.-C. pardonne ! Calvin médite sept ans la mort de Michel
Servet, l'auteur de plusieurs Traités contre la Sainte-Trinité.
Le sujet de la haine du Réformateur, c'était une dispute théo-
logique : « Qu'il vienne à Genève, il n’en sortira pas vivant,
écrivait-1l, en février 1546, à Viret, si j'ai quelque autorité (1). »
La fortune lui livra son ennemi. Dénoncé par Calvin à
l’archevèque de Vienne, Servet s'échappa de sa prison et
passa imprudemment par Genève, pour gagner l'Italie; il
fut dénoncé, arrêté, jugé, condamné au feu, en 1553. Ce n'était
pas pour venger Dieu, mais Calvin. Pendant toute la durée
du procès, les deux adversaires n'avaient fait que s’injurier !
« Au Champel était un poteau fixé profondément dans le
sol. On y lia Servet à l’aide d’une chaine de fer. Son cou était
(1) « Nam si venerit, modd valeat mea auctoritas, virum exire nunquam
patiar. » La lettre de Calvin est à la Bibliothèque Nationale, salle des
manuscrits, p. 101-102, de la collection Dupuy ; elle est tout entière de sa
main et fort difficile à lire, comme tout ce que le Réformateur a écrit.
LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 85
retenu par quatre ou cinq tours d'un épais cordage, sa tète
couverte d’une couronne de paille enduite de soufre ; le
livre de la Trinité pendait au pilori ;... les pieds du patient
étaient cachés dans le foyer, sa tête nageait dans un nuage
de soufre et de fumée, à travers lequel on voyait ses lèvres
qui s’ouvraient. pour prier. Au moment où la flamme se
dressa pour lui dévorer la face, il poussa un ràle si affreux
que la multitude frissonna d’épouvante... On n’entendit plus
qu’un murmure : « Jésus, fils éternel, ayez pitié de moi! »
Servet paraissait devant Dieu, et Calvin fermait la fenètre où
il était venu s'asseoir pour assister à la suprême agonie de
son ennemi. En retournant à son logis, le réformateur ras-
semblait dans sa pensée les éléments du livre destiné à le
justifier aux yeux du monde réformé (1). 5
Il avait des colères blanches, sans qu’il en parût rien sur
son visage.
Calvin ne mourut qu'en 1564, à cinquante-cinq ans, et con-
tinua presque jusqu’au bout à prècher tous les jours, à en-
seigner et à présider le Consistoire... et la Compagnie des
Pasteurs. Il avait aussi fondé une Académie dont son ami,
Th. de Bèze, habile versificateur, beau cavalier, élégant,
égoïste, orgueilleux et voluptueux était le président. Malgré
ses grâces fardées, que cette Académie devait peu ressem-
bler à la riante Académie de saint François de Sales ! Elle
sentait sur elle, de près ou de loin, l'œil effrayant de Calvin.
Ce fut le dernier organe qui s’éteignit en lui. Sa figure ex-
primait « une froide impassibilité », avec « un indicible mé-
lange de cruauté et de moquerie ». Par sa volonté, la déla-
tion à Genève était devenue une vertu.
Jamais tyran plus exécrable n'a paru en pays chrétien. Un
jour, la ville, à son réveil, est tout étonnée de voir plusieurs
potences élevées sur les places publiques et surmontées
d'un écriteau où on lisait : « Pour qui dira du mal de
M. Calvin. »
Il a deux acolytes, le juge Colladon, et le bourreau. Il
fait Dieu à son image, poussant les âmes au mal, pour avoir
la joie de les châtier. « La charité, la tendresse est presque
(1) Fidelis expositio crrorum Michaclis Servetr.
86 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
absente de toute son œuvre, l’abnégation n’y paraît jamais» (1).
Théodore de Bèze en fait un saint. Il mourut, dit-il, ayant
« vécu (2) quant à cette vie mortelle, l'espace de cinquante-
six ans, moins un mois et treize jours, des quels il en a passé
justement la moitié au saint ministère, parlant et écrivant,
sans avoir rien diminué ni ajouté à la doctrine qu'il avait
annoncée dès le premier jour de son ministère, avec telle
force de l'esprit de Dieu que jamais méchant ne le put auir
sans trembler, ni homme de bien sans l'aimer et honorer ».
« Pour obvier à toutes calomnies, il fut enseveli le 27 mai,
environ les huit heures au matin, (il était mort à 7 heures),
et, sur les deux heures après midy, porté à la manière accou-
tumée comme aussi il l'avait ordonné, au cimetière commun
appelé Plain Palais. »
De quelle calomnie s'agit-il ? et pourquoi cette précipita-
ton?
Un des disciples de Calvin, témoin de sa fin, l'explique,
comme il suit, en substance : « Calvin (3) est mort, frappé
de la main d'un Dieu vengeur, en proie à une maladie hor-
rible dont le désespoir a été le terme. » Et cependant, jusque
dans son agonie, il levait les yeux au ciel, en murmurant :
« Gemebam sicut ecolumba ! » C'était une colombe !..
Hypocrite rafliné jusqu'au dernier soupir, tel nous semble
Calvin, jadis flétri de la fleur de 1vs, et l'épaule meurtrie du
_fer rouge, pour un crime contre les mœurs, si nous en
croyons Bolsec, un théologien protestant (2) mis en prison,
à Genève, pour n'avoir pas pensé comme le dictateur. C’est
un ennemi; 1l a pu mentir, ce qui est certain c’est que le dé-
sespoir habite au fond du cœur de tous les apostats.
Du calvinisme, Gérard Kaufmann a dit, après une dispute
(1) Emile Faguet, AV Siècle, Calvin.
(2) Discours de Th. de Bè:e, contenant en bref l'histoire de la vie et mort
de maitre Jean Calvin.
(3) Joan. Harennius, apud Pet. Cutzenum : Calvinus in desperatione fi-
niens vitam etc. obiit tnrpissimo... morbo. Quod ego verissime attestari
audeo qui funestum et traJicum illius exitum et exitium his meis oeulis
præsens aspexi. »
(4) De nombreux témoins déposent avec Bolsec contre Calvin, sur cette
question.
LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 87
avec Calvin, dans le temps que celui-ci habitait Strasbourg :
« C’est un automate moulé sur un cadavre desséché. »
Ce cadavre, c’est Calvin. Bagsuet l'a bien jugé :
« Encore que Luther (1} eût quelque chose de plus origi-
mal et de plus vif, Calvin, inférieur par le génie, semblait l'a-
voir emporté par l'étude. Luther triomphait de vive voix, mais
la plume de Calvin était encore plus correcte, surtout en la-
tin, et son style qui était plus triste, était aussi plus sxivi et
plus chatié. Is excellaient l'un et l’autre à parler la langue
de leur pays ; l'un et l'autre étaient d’une véhéimence extraor-
dinaire ; l'un et l’autre. par leur talent, se sont fait beaucoup
de disciples et d’admirateurs ; l’un et l'autre n’ont pu souffrr
qu'on les contredit ; et leur éloquence n’a été en rien plus
féeonde qu'en injures. » Bossuet est libéral, et Calvm qui a
parlé sans que son cœur parlàt jamais, n'a pas erceilé dans la
langue du peuple le plus généreux de la terre. Par ailleurs,
la critique dit vrai. Oui, le stvle du réformateur est triste,
eomme l'était son âme habitée par l'orgueil.
Hl est sec et décharné par l'égoisme.
La vérité, c'est Calvin; et qui n'entend pas la vérité comme
lui, meurt, si Calvin peut le faire mourir. Mais les hommes
les plus dépourvus de gràce et d'amour gardent certaines
qualités natives de l'esprit; ils peuvent briller par l’exacti-
tude et la précision des détails.
Telle intelligence lumineuse d'abord, mais corrompue et
ebscurcie par le cœur, peut dessiner et caractériser, dans
leur clarté naturelle, des vérités particulières, si la passion
n'en souffre pas.
€e ne sont pas les moyens qui font défaut à quelques-uns ;
c’est la volonté de mettre en plein jour ee qui est bien, ce
qui est vrai. |
_ Calvm est un fin et mème subtil dialecticien; Pasquier,
par ue affection intéressée, exagère son mérite; il l'appelle
le Père de notre idiome, et l'on a répété longtemps, sans y
prendre garde, cette phrase ampoulée. De Deseartes,
Calvin a le froid, mais plus aigu, et parfois le clarté,
avee une physionomie encore plus latine, ce qui est
(1) Histoire des variations de l'Eglise protestante, \. 9.
88 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
un embarras à la lecture. Il doit ses qualités aux bonnes
études qu'il a faites sous des professeurs catholiques et
versés dans les langues anciennes.
Pour plus d’impartialité, nous choisissons un des passages
fameux de l’/nstitution, au chapitre seizième (1). C’est moins
le sectaire qui parle que le philosophe :
« Et de fait, le Seigneur s'attribue toute puissance, et
veut que nous la reconnaissions en lui, non pas telle que
les sophistes l’imaginent, vaine, oisive et quasi assoupie,
mais toujours veillante, pleine d’efficace et d'action, et aussi
qu'il ne soit pas seulement en général, et comme en confus
le principe du mouvement des créatures (comme si quel-
qu'un ayant une fois fait un canal, la voie d’une eau à pas-
ser dedans, la laissait puis après écouler d’elle-mème): mais
qu'il gouverne mène et conduise sans cesse tous les mou-
vements particuliers. Car ce que Dieu est reconnu tout
puissant n'est pas pour ce qu'il puisse faire toutes choses,
et néanmoins se repose, ou que par une inspiration générale
il continue l’ordre de nature tel qu’il l’a disposé du com-
mencument; mais d'autant que gouvernant le ciel et la terre
par sa providence, il compasse tellement toutes choses,
que rien n’advient sinon ainsi qu'il l’a déterminé dans son
conseil. » |
Il faut avoir l'haleine puissante, pour ne pas la perdre
avant d'arriver au bout de cette longue période. Encore est-
elle consacrée à louer Dieu. Ailleurs la phrase ne s’élargit
que pour verser d’une plume haineuse, des torrents d’in-
jures. Empoisonné de son superbe néant, Calvin traite ses
ennemis de fripons, de fous, de méchants; ce sont des
ivrognes, des enragés, des taureaux, des chiens, des pour-
ceau.r. I] descend jusqu’à l’obscénité, en plus d’un en-
droit, particulièrement dans la réponse à Gabriel de Saco-
nay, l’auteur du Vrai corps de J.-C., qui avaitdévoilé sans pi-
tié les vols nombreux faits par le théocrate de Genève à
tous les hérétiques du temps passé. Ilm’a de véhémence que
pour la haine !
La voix de Calvin était lente, entrecoupée, et, à la fin de sa
(1; L. LL
LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 89
vie, s'exhalait péniblement d’une poitrine oppressée par un
asthme héréditaire.
Rien d’attirant dans cet homme, ni de l’âme, où domine
l'orgueil du moi, ni du corps, une ruine que maintient une
volonté cruelle. Il faut, pour comprendre son succès, des-
cendre dans les plus bas fonds de l’humaine nature. S'impo-
ser le joug d'un pareil monstre, par haine de la vérité.
quelle folie! Calvin a engendré Rousseau, de plus d’ima-
gination et de sensibilité, qu'un mélange d'orgueil et d’im-
pureté empoisonna jusqu'à la folie.
(À suivre.)
A. CHARAUX,
Doyen de la Faculté Catholique
des Lettres de Lille.
7. O.
LES TERTIAIRES
RT L ES
NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE
Au 7 septembre dernier, parut le Bref Qui multa, suive
d’un sommaire émané de la Sainte Congrégation des In-
dulgences, dans [lesquels le Souverain Pontife Léon XIII,
glorieusement régnant, prouvait une fois de plus le grand
amour qu'il porte au Tiers-ordre séculier de Saint-François,
la foi profonde qu'il a dans son efficacité pour remédier aux
maux dont nous souffrons. À vrai dire, le Saint-Père a prodi-
gué à ses chers Tertiaires les Indulgences, les Privilèges et
les faveurs : il n’a rien négligé de ce qui était en lui pour:
attirer les foules dans l'Ordre admirable que concut le génie
de saint Francois d'Assise. |
Qu'il me soit permis de fournir ici quelques éclaircisse-
ments, de présenter quelques remarques au sujet de ce som-
maire des Indulgences.. Jusqu'ici, à ma connaissance, nul
périodique n’a traité ces questions, et pourtant le lecteur
n'en contestera pas l'utilité ni l'intérêt.
Lorsqu une indulgence plénière est concédée à telle ou
telle fête déterminée, si cette fète est assignée à une autre
date dans l’un ou l’autre calendrier, les Tertiaires peuvent-
ils gagner cette Indulgence au jour fixé dans ce calendrier ?
Ainsi, par exemple : le Bref de Sa Sainteté porte : Les
Tertiaires.. peuvent gagner une Indulgence plénière aux jours
ou fétes indiqués ci-dessous : 1. au 1 janvier. féte du bien-
LES TERTIAIRES 91
heureux Odoric etc. (1). Or, dans notre Ordre des Capueins,
la fête du bienheureux Odoric est assignée au 3 février, et
ae se célèbre donc pas au 14 janvier. L'indulgence plénière
peut-elle ètre gagnée par les Tertiaires au 3 février, pourvu
qu'ils remplissent les conditions prescrites, à savoir : qu'ils
se confessent et communient, visitent une église, siège de
la Congrégation, et y prient aux intentions de Sa Sainteté ?
Il serait imprudent de répondre à cette question, sans
examiner au préalable quelles sont les règles générales pres-
crites par le Saint-Siège concernant les indulgences plé-
nières à gagner à certains jours de fètes, quand ceux-ci se
célèbrent d’après les calendriers à des époques différentes.
A. — Sa Sainteté le Pape Pie IX, par un décret général
émané de la S. Congrégation des Indulgences, au 9 août
1852 (v. Décr. authent., n. 360), a décidé ce qui suit :
Toutes les indulgences concédées ou à concéder, soit à
certaines fètes, soit à certaines églises, ou chapelles pu-
bliques à l'occasion de fêtes, sont transférées au jour mème
où ces fêtes sont transposées légitimement quant à leur so-
lennité et leur célébration extérieure, « guoad solemnitatem
et ecternam celebrationem », que cette translation soit per-
pétuelle, occasionnelle ou simplement temporaire. Sont
transférées de mème les indulgences accordées à l’occasion
d'une procession, neuvaine, triduum, etc. quise célèbrent
avant ou après la fête ou pendant son octave, pourvu toute-
fois qu'on ait le consentement de l’évèque diocésain. — Le
cas serait tout autre, si l’office et la messe de ces fètes seu-
lement étaient transférés, et non pas /a solennité extérieure
ou publique : car alors les indulgences ne sont pas transfi-
rées, et ne peuvent être gagnées qu'au jour ou tombe la
fète (2).
(1) Dans le sommaire précité, cap. E, n. [V, ou lit simplement: « aux fêtes
suivantes », diebus festis sequentibus.
(2) Ce décret ne se rapporte pas seulement aux fêtes dont la solennité cest
transférée par indult apostolique au dimanche suivant, mais encore à toutes
les fêtes de l'année légitimement transférées avec leur solenuité. (S. C. des
fndulg. du 11 août 1862, dans les Acta S. Sedis, vol. 1, page 189). — En
outre, ce décret vise non seulement les Indulgences qui peuvent être gagnées
par tous les fidèles, mais aussi les Indulgences accordées aux Contréries,
u2 LES TERTIAIRES ee
En conséquence,les indulgences accordées à certaines fêtes
ou concédées à une église ou chapelle publique à l’occasion
d'une fête quelconque, peuvent être gagnées au jour où cette
fête se célèbre avec sa solennité publique, peu importe que
ce soit au jour même où l'Indulgence est accordée, ou au
Jour où la fête est transférée, et que la translation soit per-
pétuelle, accidentelle ou temporaire.
B. — Toutefois,comme il arrive que la solennité extérieure
d'une seule et mème fête se célébre différemment d'après les
différents Calendriers d’églises ou chapelles publiques, la
S. Congrégation des Indulgences, au 29 août 1864 (Décr.
authent., n. 407), a décidé : « Qu'une Indulgence, attachée à
une fète, peut ètre gagnée par les fidèles au jour désigné lé-
gitimement dans un diocèse, pour les religieux au jour indi-
qué par leur calendrier; pour les membres d’une congréga-
tion (ou confrérie) affiliée à un ordre religieux, au jour légiti-
mement indiqué par le calendrier diocésain ou par le calen-
drier Régulier, si ces membres ont un tel privilège (1), de
facon toutefois que chacun ne puisse gagner qu'une seule fois
l'indulæence ». |
C. — Enfin, quant à ce qui regarde les fêtes qui se célèbrent
sans solennité ou service public (2), la mème Congrégation a
décrété, en date du 12 janvier 1878 (Décr. authent. n. 435) :
Si ces fêtes sont transférées à perpétuité, soit par un Décret
spécial de la Sacrée Congrégation des Rites, soit par les ru-
briques , alors l'indulgence aussi est transférée, quoique
la translation ne se fasse que dans un diocèse particulier, ou
dans l'une ou l'autre province d’un Ordre régulier (3). Mais
si la translation n’est qu'accidentelle, (c'est-à-dire pour l’une
ou l’autre année), alors l'indulgence continue d’affecter le
sociétés, associations pieuses, ete. (S. C. des Ind. du [6 juillet 1887 ad V,
dans les .fcta S. Sedis, vol, XX, p.61, et peu importe que la translation ne
se fasse que dans un diocèse en particulier, ou dans une église quelconque de :
ce diocèse. /hidem, Voir Pierre de Monsano, Collect. Indulg. etc., n. 211.)
A) C'est-à-dire, sils participent aux privilèges et indulgences de cet
Ordre, ou sils ont la faculté de suivre le calendrier de cet Ordre, Voyez
Acta N, Sedis, tom. F1, p. 495 ct 492.
(2) C'est-à-dire qui n'ont que l'Office et la Messe,
(3) CE Vouvelle Revue Théologique, tome X, page 165.
ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIEGE 93
jour mème. — Toutelois, quand une indulgence à sagner par
tous les fidèles est attachée à unefête propre, à un Ordre re-
ligieux, à condition de visiter des églises déterminées des
Réguliers, et que cette fète se célèbre dans un diocèse à un
autre jour fire, alors on peut gagner cette indulgence, soit
au jour où l’Ordre célèbre cette fête, soit à celui où elle est
célébrée dans le diocèse, de telle sorte cependant que cha-
cun ne puisse gagner qu’une seule fois cette indulgence (1).
Avant d'appliquer ces règles, examinons ce qu'il faut en-
tendre par solennité et célébration ertérieure d'une frte,et sices
règles données visent en même temps les indulgences accor-
dées pour la fête d'un saint, et pour celle d’un bienheureux:.
Il me parait hors de doute que par solennité et célébration
extérieure d'une fête, 1l faut entendre la solennité publique qui
accompagne la fête, ou par laquelle on avait coutume de cé-
lébrer celle-ci. Or , comme le dit excellemment l'Académie
liturgique de Rome (2),cette solennité consiste dansles signes
extérieurs qui indiquent, qui représentent le culte intérieur
et la joie spirituelle, signes par lesquels les fètes qu'ils ac-
compagnentsedistinguentnon seulementdesjours ouvrables,
mais encore des autres dimanches et fêtes ordinaires de l’an-
née. Ces signes extérieurs ne sont pas les mêmes partout,
mais ils diffèrent d'après les usages des endroits et la dévo-
tion du peuple. Les principaux sont par exemple : l'obliga-
tion pour tous d'assister à la messe et de s'abstenir de toute
œuvre servile — , une ornementation toute spéciale de l’é-
glise, — l'exposition et l'illumination des saintes Images ou
des Reliques de saints, — le chant de la sainte Messe et des
Vèpres, — la pieuse affluence de la foule à l'Eglise, — le ser-
mon ou un panégyrique ayant trait à la solennité, — la réci-
tation de certaines prières, etc. Tous ces indices, ou quelques-
uns d’entre eux, composent ce que nous appelons commu-
nément la solennité d'une fête (3).
. -Youvelle Kevue éologique, tom. X, p.163 et Bérinwer, Les /ndul-
(1) CF. V lle R Théologiq X,p.163et Béringer, Les Indul
gences, etc.,tom. Ï, p 101.
ans sa solution du AI cas, le uin 4, les Ephemerides Litur-
2) D lution du XII le 3 juin 1894, les Epl ides Li
gicæ, vol. IX, pag 596 et suiv.
(3) Voir aussi la solution du 2° cas de l'Académie Liturgique 4: Rome,
du 2 décembre 1896, dans les Ephemer. Liturg., vol, NI, p. 71.
y LES TERTIAIRES
Faut-il la permission de l'évêque diocésain pour transfé-
rer cette solennité extérieure ?
Voici la réponse que fournit à ce sujet/la même Académie
Liturgique (1): Il est certain que cette translation doit être
en tout point légitime, ainsi que l'exige expressément le
décret général du 9 août 1852. Donc elle ne peut être arbi-
traire. On ne voit pas suffisamment quelles sont les lois qui
doivent régir cette translation dans les différents cas. Quand
par exemple, l'office et la messe d’une fête sont transférés
pour toujours, alors 1l est certain d'après le décret de la S.
Congrégation des Indulgences du 12 janvier 1878, que l’in-
dulgence est transférée aussi, car alors cette translation
se fait sous l'autorité de la S. Cl et emporte avec
elle la translation de la solennitéextérieure (s’il y en aune)(2).
Cependant quand l'office et la messe ne sont qu'acciden-
tellement transférés, ou bien qu'il arrive que les rubriques
ne permettent aucune translation, ni perpétuelle ni tempo-
raire,et que cependant, d'après le décret cité du 9 août 1852,
la solennité extérieure peut être transférée, faut-il alors l’as-
sentiment de l'Ordinaire pour transférer la solennite exté-
rieure d'une fête ?
L'Académie liturgique de Rome (loc. cit.) répond : la per-
mission interprétative est certainement suffisante. La raison
principale en est que la solennité d'une fête cest transférée
afin que les fidèles puissent gagner plus facilement l'indul-
wence qui suit plutôt la translation de la solennité que celle
de l'office. L’intention de l'Eglise, en effet, est bien que les
fidèles puissent gagner les indulgences attachées aux fêtes,
ainsi que le dit expressément le décret du 9 août 1852. Or,
(4) Dans la solution du mème cas, île 3 juin 1894.
A mon humble avis, ces paroles de l'Académie Liturgique, s'appliquent
difficilement aux fêtes solennelles, obligatoires ou non, et à celles, où ceux
qui ont charge d'âämes sont obligés de dire la messe pro populo, au moins
dans les églises paroissiales. Nous nous expliquerons là-dessus, plus loin.
— Remarquons encore que la permission de l'Ordinaire est requise pour la
translation des Indulgences accordées aux processions, neuvaines, triduums
se célébrant avant ou après la fête, ou durant son Octave. Voir le décret gé-
néral cité plus haut.
(2) Voir aussi les Antmadversiones ex officio sur le Décret du 12 janvier
1878, dans la Vouvelle Revue Théologique, toue X, page 165.
'
ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 95
les recteurs des églises connaissent mieux que l'Ordinaire
les raisons spéciales qu'a le peuple de venir à l’église ou
non. Dès lors, pour que ia fin que l'Eglise a en vue en ac-
cordant les induigences soit atteinte, 1l faut conclure que la
sainte Eglise remet le soin de transférer les solennités des
fêtes plutôt à la prudence des recteurs des églises qu’à celle
de l'évêque. De plus, cette solennité extérieure consiste sou-
vent dans une ornementation extraordinaire de Péglise, —
dans l’affluence du peuple, — une communion générale, etc.
Or, la sainte Eglise ne s'occupe pas de ces choses et les re-
met plutôt au prudent arbitre du recteur qu’à celui de 1'é-
vèque. Et même supposé que l’assentiment de l'Ordinaire
fut requis, la permission tacite présumée suffirait. Que peut-
il yavoir en effet de plus cher au cœur d'un évêque, sinon le
bien spirituel du peuple chrétien, bien que procurent les
Indulgences ? Par conséquent, toutes les fois que les rec-
teurs trouveront que la translation de la solennité extérieure
d'une fête poura faciliter aux fidèles le gain des indulgences,
ils pourront la faire, certains de se conformer par là au désir
et à la volonté de leur Evéque.
Mais. dira-t-on, le décret « urbis et orbis », du 9 août 1852,
exige que les translations ne se fassent que pour des motifs
lévitimes, et de par l’autorité compétente : «er justis causis,
et debitis cum facultatibus. »
La mème Académie liturgique répond ainsi à l’objec-
lion : Par translation de Ia solennité d’une fête, on peut
entendre la célébration d'une fête soit avec l'oflice et la
messe, soit avec la messe seule, soit encore sans la messe et
sans l'office. Il est clair que la translation prise dans le pre-
mier sens ne peut se faire que pour des motifs légitimes et
liturgiques et par l'autorité compétente. {1 en est de même
pour la seconde qui, elle non plus, ne peut se faire sans l'as-
sentiment du Saint-Siège ; et, dans ces deux cas, l’évêque ne
peut donner aucune permission. Mais, quand il s'agit de la
célébration purement extérieure d’une fête, célébration in-
dépendante des rubriques et n'exigeant aucune perinission
spéciale du Saint-Siège, alors, quoiqu'il faille des motifs sé-
rieux, il n'existe aucune loi exigeant l’assentiment de l'é-
vèque. et sa permission présumée est au moins suflisante.
96 LES TERTIAIRES
Quant aux motifs qui peuvent légitimer pareille translation,
l'Académie liturgique énumère les suivants : 1° Le bien des
fidèles, visé surtout par le décret du 9 août 1852 : « c'est-a-
dire, afin que les fidèles puissent gagner d'autant plus faci-
lement les indulgences concédées ou à concéder «à l'occasion
des fêtes. » — 2° La dévotion des fidèles dont parle le dé-
cret précité, car « afin qu'elle soit satisfaite et qu'elle aug-
mente davantage, il importe beaucoup que les indulgences
attachées a une fête soient transférées aussi. » — 3% Enfin,
l'augmentation de la gloire de Dieu à cause du culte qu'on
offre soit à Lui-mème soit à ses Saints. |
Les règles qui précèdent sont certainement applicables
aux indulgences concédées ou à concéder aux fêtes des mys-
tères de N.-S. J.-C., ou à celles de la sainte Vierge, ou encore
à celles des Saints inscrits au martyrologe romain.
Mais peut-on appliquer ces règles aux indulgences accor-
dées à des églises ou chapelles publiques, et que l’on y peut
gagner aux fêtes d’un bienheureu.x ou d'un saint qui n’est
pas inscrit au martyrologe romain ?
Non, et ces indulgences ne sont jamais transférées, mais
restent attachées aux jours du mois. Prouvons notre
assertion :
Benoit XIV (dans son ouvrage De Servor. Dei Beatific. etc.
etc., lib. [V, p. II, cap. XIX, n. 12) enseigne : « D'après la
discipline actuelle de l'Eglise, 1l n'est pas concédé d’indul-
gences sinon en l'honneur des saints inscrits au martyro-
loge romain, comme le dit le décret de la S. Congrégation
des Rites du 16 juin 1674 (voir la nouvelle Collection, n. 1520).
On avait proposé à la S. Congrégation des Indulgences
et des Saintes-Reliques le doute, s’il était utile de permettre
la circulation de médailles saintes portant l’efligie d'un bien-
heureux ou d’un saint non inscrit au martyrologe romain et
auxquelles on aurait pu attacher des indulgences. Or, la
-S. Congrégation a jugé expédient de consulter à ce sujet la
S. Congrégation des Rites. Celle-ci a répondu en ces
termes : « Dorénavant, on ne doit plus accorder des Indul-
gences, sthon pour des Saints canonisés et inscrits au Marty-
rologe Romain. » Toutefois, remarque Benoît XIV, dans ce
Décret ne sont pas comprises les solennités de la béatifica-
=
4:
ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE | 97
tion, car le Saint-Père le Pape accorde une indulgence plé-
nière non seulement à ceux qui visitent la Basilique Vaticane
au jour de la béatification solennelle, mais la même faveur
est donnée à ceux qui visitent une église où, après les fètes
de la Basilique Vaticane, on célèbre les premières solennités
de la béatification. »
Les auteurs exceptent encore de cette loi les indulgences
accordées par le Saint-Siège pour les fêtes des Saints qui
n'ont pas été canonisés solennellement (1).
Outre ces exceptions, remarque Pierre de Monsano (n. 918),
quand on demande à la S. Congrégation la concession de
certaines indulgences aux fètes des bienheureux ou des
saints non mentionnés au martyrologe romain, ou bien ces
demandes sont rejetées (ainsi qu'il ressort des rescrits de
la mème Congrégation, au 19 juin 1668) n. 3 etau 30 août 1738,
114), ou bien, s1 des circonstances particulières favorisent
la concession, alors il est répondu : « Pro gratia » (par
grâce) sans que les Lettres Apostoliques fassent mention du
bienheureux ou du saint. : Voyez, par exemple le rescrit du.
30 août 1738, n. 114 et autres encore (2;. C’est aussi la doc-
trine de Théodore du Saint-Esprit (Part. II, page 12.).
- Si donc, continue Pierre de Monsano (n. 226), une indul-
gence est concédée à certains jours, où l'on célèbre la fête
d'un bienheureux, — comme il arrive pour les Frères Mi-
neurs au 31 janvier, fête de la bienheureuse Louise d’Alber-
toni, au 19 juin, fète de la bienheureuse Micheline de Pi-
sauro, ou encore à cause de l'anniversaire du Bienheureux,
— alors l'indulgence n'est pas accordée précisément &# cause
du bienheureux ou de la Bienheureuse, mais reste attachée
au jour lui-mème à cause de l'affluence du peuple.
Appliquant ces règles au Catalogue des Indulgences accor-
dées aux Tertiaires séculiers de Sin biancoi. d'Assise, il
1) Voyez Theod. a Spiritu S°, Part. If, pag. 13, Miuderer; Part. fn. 173,
el Pierre de Monsano, n. 919. |
(2) Entr'autres le rescrit du 21 juin 1768, n. 269 ; le rescrit du Pie VIH,
le. 18 janvier 1820 (dans le Bull. des Capucins, tome [N, p. 352) ; celui de
Pie VI, le 9 août 1781 (dans Le mème Bull., tome IX, p. 150), et le rescrit
de Léon XIE, le 15 juin 189% {dans les Analect. Capue., vol. X, p. 201),
renouvelé Le 2 décembre 1901 (dans les mémes Analecta, an. 1902, p. 5).
EF. — VIII — 7
98 LES TERTTAIRES
me semble que les conclusions suivantes s'imposent
1° Vu que, de par le concordat de 1801, en France et en
Belgique, la solennité des fêtes de l'Epiphanie, du Saint-
Sacrement, des saints Apôtres Pierre et Paul, et du Patron
principal de l'endroit, est transférée au dimanche suivant,
les Tertiaires peuvent seulement gagner des indulgences
accordées pour eux aux fêtes de l'Epiphanie et des saints
Apôtres Pierre et Paul, au jour où la solennité de ces fêtes
est transférée (1).
2 La mème remarque s'applique à l'indulgence attachée
à la fête de l’Annonciation de la Très Sainte Vierge, quand
celle-ci tombe le Vendredi ou le Samedi-Saint, car alors,
dans l'Eglise universelle, cette fète est transférée avec sa
solennité, « integra cum «solemnitate ac feriatione, » au
Lundi après Pàäques-closes (2).
Quand, dans les diocèses de Malines, de Bruges et de
Gand, cette fête tombe dans la Semaine Sainte ou dans la
semaine de Pâques, elle est transférée avec sa solennité au
Mardi qui suit Pâques-closes (3).
Dans le Diocèse de Tournai, si la fête tombe entre le Di-
manche des Rameaux et celui de Pàques-closes, elle est
transférée au Lundi qui suit ce dernier (4).
Mais, comme en France et en Belgique cette fète n'est
plus obligatoire pour le peuple, c'est-à-dire qu'il n'est pas
tenu à assister à la messe, ni à s'abstenir d'œuvres serviles,
les religieux habitant les diocèses sus-mentionnés ne sont
donc pas obligés à suivre les induits particuliers, pour ce
qui regarde la célébration de la solennité de cette fête de la
(1) Voyez aussi Pierre de Monsano (0. 211), Beringer (tome 1, p. 99) ct
Mer Lauwercys (Tract. de Indulg. n.8, 9,7, R. 1, edit. 2.)
Si en d'autres pays, il ÿ a des fètes dont la solennité a été transférée au
dimanche suivant par indult du Saint-Siège, et qu'à ces fêtes les Tertiaires
peuvent gagner des Indulgences, ils ne Le pourront non plus qu'au jour où
la salennité a été transférée.
(2) Voir la rubrique particulière du bréviaire, au 23 mars, et ke Décret
général S. R. C. du 24 avril 1895, n. 3850 de la nouvelle Collection.
(3) Voir le Décret du He Concile Provincial de Malines, tenu, en 1602 et
approuvé par Paul V.
{:) Voir le Décret de la S. €. des Ritex du 4 avril 1867, approuvé par
Pie IX.
ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 99
sainte Vierge (1),maisils peuvent se conformer à l’ordre suivi
par l'Eglise entière. Conséquemment, il est loisible aux
Tertiaires de gagner l'Indulgence de l'Annonciation de la
sainte Vierge, quand cette fête est transférée avec sa solen-
(1) À mon humble avis, les religieux exempts ne doivent plus se conformer
aux induits particuliers des diocèses précités, quoique toutefois ils puissent
le faire.
a) ls n'y sont plus tenus. En ellet, nous avons prouvé, ici même (Voir
Etudes Franciscaines, n° de février, 1902) que les Religieux doivent célé-
brer les fêtes propres à leur diocèse respectif. quand à ces fêtes il ya
pour le peuple au moins l'obligation d'entendre la Sainte Messe. Or, cette
obligation n'existe plus pour la fête de l'Annonciation de la sainte Vierge.
Il s'ensuit donc, qu'ils ne sont pas obligés non plus à célébrer la fête au
jour où elle æst transférée de par un indult spécial. — De plus, puisque les
religieux exempts ne sont soumis aux lois d'un Synode ou d'un Concile
Provincial que dans les points pour lesquels le droit commun les place
sous la juridiction de l'Evèque ou de l’Archevèque (voir Benoît XIV, de
Synod. Diæces., lib. IX, cap. 15 et suiv. ; lib. XIIJ, cap. IV, n, 5-7), et que
le droit commun Îles exempte de la célébration d'une fête supprimée d'un
diocèse ou d’une province, il en découle nécessairement que ces fêtes ne les
obligent pas plus que les religieux étrangers à ces diocèses ; et par-
tant ils peuvent célébrer la fête transférée de l’Annonciation, au NL où
l'Eglise entière la célèbre.
b) Toutefois, il leur est permis de suivre les indults spéciaux accordés aux
diocèses où ces religieux demeurent. Le Décret du III° Concile Provincial
de Malines, tenu en 1607 et approuvé par le Pape Paul V, a été porté pour la
Province Ecclésiastique de Malines ; le Décret de la S. Congr. des Rites du
avril 1867, confirmé par Pic IX, concerne le Diocèse de Tournai. Or, ces
deux décrets contiennent un indult spécial qui concerne les clercs réguliers
aussi bien que séculiers, car la règle générale est qu'un indult concédé
à on diocèse sans mention expresse du clergé, comprend tout aussi bien les
prêtres réguliers que séculiers. Dès lors, il est parfaitement permis aux reli-
gieux de se conformer à cet indult — Ensuite, au temps où la fête de l'Annon-
ciation de la sainte Vierge était obligatoire pour Île peuple, les réguliers étaient
tenus à la célébrer, et mème au jour où les clercs diocésains étaient obligés
de la célébrer cn cas de translation de sa solennité et de son obligation.
C'est pourquoi les religieux peuvent encore suivre ces indults, d'autant
plus que Pie VIE, supprimant des fêtes obligatoires en France et en Belgique,
ajoutait la clause : « Que rien ne pouvait être changé à l'ordre et au rite
ordinaires des Offices divins et des Cérémonies, mais que tout devait se faire
de la méme facon qu'auparavant. » Enfin, notre province belge ayant pro-
posé an doute à ce sujet, la S. Congrégation des Rites à répondu : « Que
par le Décret général du 25 mai 1895, il n'avait été dérogé en rien aux con=
cessions particulières ».(S. R. C., 10 juillet 1896 au doute VIT, 1, n. 3925.)
100 LES TERTIAIRES
nité après Pâques-closes, au jour où leur église respective,
siège de la congrégation, la célèbre.
3 La Nouvelle Revue Théologique (tome XXIV, p. 626 et
tome XXV, p. 216) et M Lauwereys (Tract. de Indulg., n. 8,
9,q.7. R. 1)étendent cette concession à l’Indulgence de l’Ab-
solution générale qui se donne à la fête de saint Joseph ,19
mars), dans le cas où celle-ci coïncide avec le dimanche de Ja
Passion ou avec un des jours de la Semaine-Sainte. Alors,
en effet, la fète de saint Joseph serait de par les Rubriques
du bréviaire et un décret de la sainte Congrégation des Rites
du 15 août 1892 transférée comme en son jour propre, « tam-
quam in sede propria », c'est-à-dire. si elle tombe le Di-
manche de la Passion, elle se célèbre, le Iundi suivant; si
elle coïncide. avec un jour de la semaine sainte, elle se cé-
lèbre le mercredi après Pâques-closes. Voici la preuve que
fournit la Nouvelle Revue Théologique : « Que veulent dire
ces mots « /amquam in sede propria »? Ils signifient que la
lète est en ces jours comme en son Jour propre, que tout se
passe comme si elle tombait ce jour-là et non un jour pré-
cédent, qu'elle y à les mêmes privilèges. Ce n'est pas
seulement la translation de l'Office et de la Messe, mais la s0-
lennité extérieure de la fête qui sont en ce jour. Nous en con-
cluons d’après le décret du 9 août 1852, que les indulgences
attachées à la fête se gagnent aux jours de la translation ».
Je ne puis souscrire à la manière de voir de la Nouvelle
Revue Théologique et de M Lauwereys, et cela pour les
motifs suivants :
a) D'abord, par un décret général du 13 septembre 1692
(n. 1883 de la nouvelle collection.), la sacrée Congrégation
des Rites a décidé que, lorsque la fète de saint Joseph tombe
le Jeudi-Saint, son oflice doit être transféré à un autre jour
conformément aux rubriques du bréviaire romain et aux
décrets de la Congrégation elle-même ; cependant l'obliga-
tion d'entendre la sainte messe et de s'abstenir d'œuvres
serviles (pour les endroits où cette fête est de précepte), n'est
pas transférée, mais doit être observée le Jeudi-Saint mène ;
en conséquence les Ordinaires doivent avoir soin qu’à ce jour
il se dise quelques messes privées avant la messe conven-
tuelle ordinaire, afin que les fidèles puissent remplir leur
ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 101
obligation. Et dans le cas ou une fête de précepte (hormis
la fête de l’Annonciation) tomberait un Vendredi-Saint,
l'obligation d'entendre la messe et de s'abstenir de tout
œuvre servile ne peut être transférée à un autre Jour,
a moins d’un indult spécial du Saint-Siège, maïs dans ce cas,
au jour du Vendredi-Saint, il y a obligation de s'abstenir de
toute œuvre servile, mais non pas d'entendre la messe.
(Voir mon Wanuale Liturgicum, tome I, page 39). — Dès lors,
on voit suffisamment que, si la fête de saint Joseph tombe
le dimanche de la Passion ou un jour de la semaine-sainte
et si l'office et la messe sont transférés, sa solennité ne
subit aucune translation, au moins per se (1); autrementil
faudrait admettre que si cette fête est obligatoire dans cer-
tains endroits, et doit être transférée d’après ce que nous
avons vu, la même fête doit ètre célébrée deux fois à cause
de sa solennité.
b) Un second motif prouve assez clairement que dans les
cas précités la fête de saint Joseph n’est pas transférée, au
moins per se, avec sa solennité. En effet, quand pour les
motifs indiqués la translation de la fête de saint Joseph a
dü se faire, les curés sont obligés à dire la messe pro po-
pulo au jour même de la fête, c’est-à-dire le 19 Mars. Il y
a une exception pour le cas où saint Joseph estle Patron
principal de l'endroit. Alors, en France et en Belgique (et
dans quelques autres contrées de par un indult spécial du
Saint-Siège) la solennité se célèbre au dimanche suivant (2).
La raison pour laquelle les curés sont obligés de dire la
messe pro populo au jour mème de ces fêtes supprimées,
même quand leur office est transféré à un autre jour, est
surtout celle-ci : d’après les Indults Apostoliques, à ces
fêtes supprimées, rien ne peut être changé quant à ce quire-
garde les offices divins. Il en découle que les Curés sont
tenus de dire en ce jour la messe pr'o populo, au mème titre
que lorsque ces fêtes étaient encore obligatoires 13).
(1) C'est-à-dire par le fait mème que selon le Décret du 15 août 1892 lof.
fice et la messe de la fête doivent être transférés.
(2) Voir mon Manuale Lilurg., tome 1, page 142 et 558.
(3) Voir les Décrets de la S, C. R., 18 octobre 1818, ad 4, n. 2592: 18 oct.
102 LES TERTIAIRES
c) Lorsque, de par les conditions indiquées, la fête de
saint Joseph doit être transférée, cette fête qui a subi la trans-
lation ne jouit plus des mêmes privilèges qu’elle a lorsqu'elle
se célèbre en son jour propre. Alors, en effet, dans l'oc-
currence, elle doit céder devant une fête primaire de 1"-classe
qui tombe au jour de la translation (4).
d) Les Ephemerides liturgicae (vol. IX, page 332 et
suiv.) confirment très bien les remarques précédentes. Ex-
pliquant le décret de la sacrée Congrégation des Rites du 14
août 1894, la savante Revue dit entre autres : remarquez
qu'une fête peut ètre transférée et quant à la fête en elle-
même « qguoad se » et quant à son office « quoad officium »,
car il faut bien distinguer entre les deux. Par exemple,
quand la fête de saint Joseph doit être transférée comme
nous avons vu ci-dessus, elle n'est transférée que pour ce
qui regarde son office, et non pas pour ce qui regarde la fête
en elle-même « quoad se », puisqu'elle se célèbre au jour
même avec lequel elle coïncide. Par conséquent, au jour où
la fête de saint Joseph est transférée, il ne peut y avoir occur-
rence entre fête et fète, mais seulement entre une fûte et un
oflice. Dès lors, il convient que lorsqu'il y a parité de rite, ce
soit l'office qui cède devant la fête (2). Remarquons en outre,
qu'une fête transférée accidentellement quant à l'office seul,
n’emporte avec elle, si l’on excepte le rite,aucune solennité qui
lui est propre, et que celle-ci se célèbre au jour régulier (3)
1818, n. 2593 ; 9 mai 1857 ad 6, n. 3042, et le suffrag. au IV vol., p. 187
de la Nouvelle Collection.
Quand la fête de l'Annonciation de Sainte Vierge tombe un Jeudi-Saint.
même alors la Messe pro populo doit être dite en ce jour et non pas àu lundi
qui suit Päques-eloses, où cette fête est transférée quoad Chorum, c'est-à-dire
pour ce qui regarde l’oflice. (S. R. C. 5 décembre 1868 ad 1, n. 3189 et 18
août 1879 ad 1, 3, et #, n. 3503.)
(1) Voir le Décret général de la S. C. R. du 27 juin 1893, approuvé par
S. S. Léon XIII (n. 3807 de la nouv. colleet.), et le Décret du 14 août 1894,
n. 3838.
(2) Les Ephemerides Liturg. expliquent ici pourquoi la fète transférée de
‘saint Joseph cède Le pas à une fête primaire de {re classe, qui tomberait en
ce Jour,
(3) Certes, le Saint-Siège peut en juger autrement et concéder à cel effet
un indult pareil à celui qui existe en France cten Belgique pour ce qui
regarde les quatre fêtes, dont nous avons parlé plus haut au n° {.
ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 103
Les Ephemerides Liturgicae commentent ensuite les
termes « in sede propria » el « tanquam propria. » Quoique
ces mots apparemment signifient la mème chose, il y a
toutefois entre eux une distinctionbien réelle. Sedes propria
indique le jour où la fête est célébrée en elle-même « guoad
se » avec son oflice, de sorte que ces mots signifient sa fête
propre, son jour de naissance, ou quasi-jour de naissance.
— Mais Sedes tanquam propria indique en général une fête
transférée quant à son office et ne se célébrant pas au jour
qui lui est propre. Sedes tanquam propria équivaut donc à
dies Ron propria : qui n'est pas son jour propre, ni le jour
de naissance, ni quasi-jour de naissance. C’est donc un jour
où se célèbre une fête transférée, et appelé tanquam propria
parce qu’il tient la place du jour propre, et cela soit par les
lois de l'occurrence, soit par privilège.
Ma conviction est donc que, lorsque la fète de saint Joseph
tombe soit le dimanche de la Passion, soit un jour de la se-
maine Sainte, l’indulgence que les Tertiaires peuvent gagner
a cause de l’absolution générale, n’est pas transférée per
se 11), au moins pour eux et ne peut donc être gagnée que
le 19 mars.
4° Ms Lauwereys (loc. cit.) dit aussi que lorsque la fête du
Sacré-Cœur est empèchée et que, d'après le décret de la
S. Congrégation des Rites du 28 juin 1889, elle se célèbre
au jour suivant, « {anquam in sede propria », l'indulgence
attachée à la fête se transfère aussi.
(4) C'est-à-dire par le fait mème que l'office et la messe de la fête de
saint Joseph doivent ètre transférés pour l'une ou l’autre année, de par les
rubriques ou de par les décrets de la Sacrée Congrégation des Rites.
Mais, s'il y a des motifs légitimes, c'est-à-dire afin que les Tertiaires
puissent, gagner d'autaut plus facilement l'Indulgence, peut-on transférer
aussi la solennité extérieure ? — Il est certain que là où la fête de saint Joseph
est obligatoire, son obligation ne peut pas ètre transférée, à moins d'un
indult spécial de Rome. La messe pro populo aussi doit être dite au 19 mars,
et non pas au jour de la translation. Je puis donc difficilement admettre que
là où la fête est de précepte, ct où le curé doit célébrer la messe pro populo
au 19 mars, on puisse appliquer ce que l'Académie liturgique de Rome à
dit plus haut; car alors il faudrait admettre qu'une partie de la solennité
d'une seule et même fête peut avoir lieu à un jour donnée et l'autre partie
à un autre Jour.
104 LES TERTIAIRES
Il y aurait ici la mème éhose à dire que ce que nous avons
vu plus haut concernant la fête de saint Joseph, si le Saint-
Siège n'avait pas accordé des concessions spéciales tou-
chant la fête du Sacré-Cœur. Dans le décret général du 28
juin 1889 (n° 3712 de la nouvelle collection) nous lisons :
« De plus , afin de promouvoir la dévotion des fidèles en-
vers le Sacré-Cœur de Jésus, le Saint-Siège a concédé que
dans toutes les Eglises et Oratoires où le saint Office se
récite devant le Très Saint Sacrement, le jour de la fête
du Sacré-Cœur, que ce soit le jour propre ou transféré, le
clergé et le peuple qui assistent à ces offices gagnent les
mèmes Indulgences concédées aux fidèles qui, pendant l'Oc-
tave du Très Saint Sacrement, assistent à ces mèmes offices ».
Ensuite au 23 juillet 1897 (n° 3960) la sacrée Congrégation
des Rites a concédé un indult touchant cette mème fête :
« La solennité extérieure de la fète du Sacré-Cœur de Jésus
peut chaque année être transférée à un jour fixé par l'Ordi-
naire, et cela avec le privilège de célébrer la messe propre
au Sacré-Cœur de Jésus; toutefois ce privilège exclut la
messe solennelle aux fètes de 1"° classe et aux dimanches
privilégiés de 1"° classe également ; les messes basses aussi
doubles de 2° classe, et aux dimanches, féries, vigiles et
octaves privilégiés ; là où il y a obligation de célébrer la
messe conventuelle ou paroissiale, on ne peut point omettre
de la dire conformément à l'office du jour ».
Par conséquent, quand, d’après le décret du 28 juin 1889,
la fète du Sacré-Cœur est transportée à une autre date, ou que
la solennité, conformément au décret du 23 juillet 1897 est
remise à un jour fixé par l’Ordinaire, l’indulgence accordée
aux Tertiaires à cause de l’absolution générale, peut être
gagnée au jour où la fète est transférée au vendredi qui suit
l’octave du très saint Sacrement.
5° L'indulgence attachée à la fète de la Purification de la
sainte Vierge (2 février), n’est pas transférée per se, quand
cette fête tombe un des dimanches de la Septuagésime, Sexa-
gésime ou Quinquagésime, puisqu’alors l'office et la messe
seuls sont transférés et non pas la solennité de la fète. Cela
ressort surtout de ce que : «) la bénédiction et la distribution
des cierges doiventse faire quand mème au 2 février ; — D) si
ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 105
la fête est encore de préceple, c'est au 2 février qu'elle
oblige; — c) les curés doivent dire la messe pro populo
au jour où la fête tombe ; — d) là où la fèfe est suppri-
mée, on ne peut au jour de la fête même rien changer en ce
qui regarde les offices divins. (Voir plus haut, n° 3, b) (1).
6° Si dans un diocèse ou une province de l'Ordre la fête des
stigmates de N.S. P. François (17 sept.) ou celle de saint Louis
Roi de France et patron du Tiers-Ordre (25 août), a été trans-
férée à perpétuité, l'Indulgence de l’absolution générale, at-
tachée pour les Tertiaires à ces fêtes, peut ètre gagnée soit
au joùr où l'Ordre les célèbre soit à celui où elles sont célé-
brées dans le diocèse ou la province, de facon toutefois que
chacun ne puisse gagner qu’une seule fois l’indulgence.— La
même remarque s'impose pour la translation perpétuelle des
fètes de N.-S. J.-C., de la Très-Sainte Vierge ou d’un saint
inscrit au martyrologe romain, si des indalgences sont at-
tachées à leur fête. Mais si la translation de ces fêtes est
accidentelle, c'est-à-dire pour l’une ou l'autre année, et que
ces fètes se célèbrent sans aucune solennité extérieure, alors
l'indulgence ne se transfère pas, et on ne peut la gagner
qu'au jour où la fête tombe.
7° Puisque les Indulgences, accordées aux jours où l’on
célèbre la fête d'un bienheureux ou d’un saint non inscrit au
martyrologe romain, doivent ètre considérées comme
adhérent aux jours mêmes du mois, elles ne suivent aucu-
nement l’office et la messe de ce Bienheureux ou de ce Saint,
leur translation fut-elle perpétuelle ou accidentelle. Etmême
si l'office et la messede ce Bienheureux ou de ce Saint étaient
supprimés, les indulgences continueraient d'exister.
Fr. VicTORIUS D APPELTERN,
Capucin Belge.
(À suivre.)
(1) Tel est aussi le sentiment de la Nouvelle Revue Théologique, tome XXV,
page 215 et de Mgr Lauwereys. loc. cit.
BIBLIOGRAPHIE
Nota. — L Œuvre de Saint-François d'Assise se charge @e procurer tous les
ouvrages édités à Paris et annoncés dans les comptes rendus des Æfudes
Franciscaines.
VITA E MISSIONI NELL'INDO-CiN4A DEL BEATO ODorico ba Por-
DENONE dei Frati minori (1285-1331) con illustrazioni per il
D' Nob. Luigi Tinti, canonico... Roma. Desclée. 1901, in-8°
de 180 pages.
LA VITA E 1 TEMPI DEL BEATO ALBERTO ba SanTEANO per il
parroco D. Benedetto Neri, canonico onorario... Quarac-
chi, Tip. di S. Bonaventura. 1902, in-&° de 143 pages.
Quand on écrit, il ne faut avoir qu'une seule intention, ne poursuivre
qu'un seul but. Essayer de composer à la fois une œuvre édifiante et un
ouvrage historique, c'est s exposer à des mévomptes : le chasseur qui
courre deux lièvres les manque l’un et l'autre.
Bien que le chanoine L. Tinti ait écrit son livre esclusivamente per
ravvirare la devozione al beato Odorico, À s est cependant inspiré aux
meilleures sources historiques. Îl connaît l'ouvrage de Domenichelli
de 1831, et surtout IT. Cordier qui a une bien autre valeur (tome X, du
Recueil de voyages et de doc. pour servir à Ühist. de la géographie depuis
de XIII s. jusqu'à la fin du XVI. Paris, Leroux, 1891, grand in-8°).
Avec l'étude de l'anglais Yule, que ne mentionne pourtant le Répertoire
bio-bibliographique d'Ulysse Chevalier, ce sont là les principaux do-
cuments à consulter pour la vie et les voyages du B. Odoric. D. Tinti
a tiré son livre de là. 1] l’a fait consciencieusement, fans donner rien
de ueuf, se contentant de vulgariser les travaux de pure érudition de
ses devanciers. L'intérèt du récit est tres vif. Le chapitre IV nous con-.
duit en Chine au pied d'une montagne qui porte un lac à son sommet,
BIBLIOGRAPHIE 107
comme la montagne Pelée. Le livre tout entier nous montre le genre
de vie des Frères mineurs missionnaires de cette époque.
L’exactitude de la relation d'Odoric est appréciable, surtout pour le
siècle où elle fut rédigée. N'est-ce pas vers le même temps, en 1322,
que l'ineffable franciscain Symeon de Simeouis notait dans son Jtine-
rarium (4), très sérieusement, qu’à Nice, au midi de la France, s'était
tenu jadis le fameux concile de Nicée !
Au sujet du traditionnel portrait d'Odoric reproduit en tête, je n’ai
pu m'empêcher de faire cette réflexion : Comment se fait-il que ce Bien-
heureux, mort à 46 ans (1285-1331) soit ordinairement représenté avec
la figure d'un vieillard ?
Odoric entra dans l'Ordre dès l'âge de quinze ans. Albert de Sar-
ziano, — une des quatre colonnes de l'Observance —, y était dès l'âge
de douze ans, probablement en simple qualité d'élève. Il eut pour maitre
le vieux Barthélemy de Pise mort en 1401 à l'âge de 110 ans. À 20 ans,
notre Albert se fait conventuel, mais il passe bien vite à la réforme de
Bernardin de Sienne. Sans parler du soutien qu'il apporta au saint ré-
formateur des Frères mineurs, il faut encore mentionner à son actif la
légation envoyée par Eugène IV en 1437 pour l'union des Grecs, la lé-
gation de Syrie en 1439, et la participation au concile de Florence
en 1441. |
L'auteur fait passer tous ces faits sous nos yeux, d'une façon très vi-
vante. Il s'est documenté spécialement dans le travail publié par le
P. Patrice Duffi en 1688, à savoir la vie latine du B. Albert, composée
par l'irlandais Francis Harold, l'abréviateur de Wadding. Cet ouvrage
est rare, et il convient de remercier celui qui a eu la bonne pensée de
s en servir et d'en mettre les matériaux à la portée des pauvres gens.
Il ne faudrait pas toutefois dire que l'œuvre du P. Ilarold n a été pu-
bliée qu'en latin, ou du moins que cet auteur n’a parlé qu'en latin d'Al-
bert de Sarziano. Une autre œuvre a vu le jour en italien, cette méme
année 1688, à Rome, sous le titre d'Orazione e lettere... et Don Neri
semble ne pas la connaître.
F. Usaup d Alençon.
(1) La bibliothèque du Curpus Christi à Cambridge en possédait le ma-
auscrit en 1778, coté GG, 6, n° 407. Cette année-là, il fut publié à Cambridge,
par Jacques Nasmith, in-89, avec l'/tinerarium de Guillaume Botoner de Wor-
cestre.
LOS | BIBLIOGRAPHIE
*
+
UN DEMI-SIÈCLE DE NOTRE HISTOIRE, 1848-1900, par Victor
Canet, professeur aux Facultés catholiques de Lille, 1 vol.
petit in-4, orné de 103 gravures, 490 p. — Société de
Saint-Augustin, Lille, Paris, 30, rue Saint-Sulpice.
Il est difficile d'écrire l'histoire contemporaine. La proximité des
événements n'est pas toujours une cause d'impartialité. On sacnifie
parfois aux préjugés courants : les passions à peine calmées ne favo-
risent guère les opinions désintéressées ; la vérité est souvent atténuée
ou exagérée par la presse quotidienne ; il est presque impossible enfin
de résumer dans une synthèse des faits qui datent d'hier.
On fermera donc facilement les yeux sur les quelques imperfections,
d'ailleurs compensées par un réel mérite, du livre de M. V. Canet. Son
histoire de France, pendant le demi-siècle qui vient de s'écouler, prend
ordinairement l'allure de la chronique. On la trouvera peut-être un peu
sèche et trop rapide. Mais on reconnaîtra aussi la justesse de ses Ju-
gements et le talent de l'écrivain lorsqu'il peut embrasser d'un regard
toute une période de la vie nationale. Le chapitre VI consacré aux « ré-
sultats généraux du second Empire», le chap. X, qui traite de la persé-
cution religieuse sous la troisième République méritent d'arrêter l’at-
tention du lecteur.
Avec ses illustrations, cet ouvrage se recommande aux directeurs
des maisons d'éducation au retour de la clôture de l’année scolaire.
C'est un prix de choix.
Fr. R. pe C.
*
F
JOURNAL INTIME DE M DupanLour. Extraits recueillis et
publiés par M. Branchereau, S. S. 1 vol. in-12, 350 pages,
prix : 3 fr. 50, Téqui, Paris.
La scène agitée et bruyante, où se meuvent les grands hommes, fait
oublier parfois l’action qui se déroule au sanctuaire intime de leur
âme. Et cependant c'est un spectacle fort intéressant que celui-là, et
fort utile pour l'historien.
Lorsque ces grands hommes ont pris part à des luttes ardentes,
lorsque, dans le combat, ils ont franchi les bornes de la modération,
lorsqu'ils ont perdu, parce qu'elle n'était pas selon la vérité, la cause
qu'ils défendaient sincèrement, la postérité est tentée de les juger avec
BIBLIOGRAPHIE | 109
une rigueur excessive. Mais sans nul doute on serait plus indulgent
et plus chrétiennement charitable dans ses appréciations si l’on con-
naissait mieux le théâtre intime où l'âme de ces lutteurs se combat
elle-même et se guide, à travers les obstacles, vers le but suprême de
la vie, vers Dieu, vers la perfection.
Tel sera, croyons-nous, l'heureux résultat de la publication du Jour-
nal intime de M6 Dupanloup. Ces notes, jetées sur le papier, au jour
le jour, révèlent une âme vraiment sacerdotale, sensible aux beautés
de la liturgie, nourrie de l'Ecriture Sainte « la manne du prêtre »,
attachée à ses exercices de piété, pleine de foi, désireuse de servir
l'Eglise et d'accomplir son devoir.
Fr. R. DE C.
*
CE
L'ANTONIADE, épopée en vingt chants, par le P. Jean-Chry-
sostôme, O. M. C. — Paris, Oudin. Œuvre de Saint-
François, 3 fr.
Voici un poème en vingt chants.
Saint Antoine de Padoue, le grand thauimaturge, le triomphateur de
l'enfer, et maintenant @lus que jamais le consolateur des affligés et le
pére nourricier des pauvres,'en est le héros, |
Le poème est digne du Saint aur miracles ; 1 a lui aussi le cachet
du miracle.
Tout est merveilleux dans l'apparition inattendue et dans le triomphe
éclatant de ce Saint, à l'heure solennelle d'un siéele qui finit et d'un
siècle qui commence, à l'heure solennelle où tout est en travail de des-
truction et de résurrection, à l'heure solennelle où un monde nouveau,
monde où le Christ sera Roi, se prépare.
Oui, tout est merveilleux, et c'est bien l'heure où il fallait un Pocme,
une Epopée, pour chanter ces merveilles.
Ce Poème, cette Epopée, nous l'avons : c'est l'Antoniade !
Quel souffle ! quel enthousiasme ! quelle inspiration vraiment séra-
phique et soutenue jusqu au bout :
Le Père Chrysostome s'est souvenu qu'il y à de l'or dans son nom ;
il a chanté sur une lyre d'or, et il nous a fait un Poème d'or.
Du premier vers jusqu’au dernier, il est à la hauteur de son suyet :
il saisit le lecteur, il le captive, il le passionne, il lenlève jusqu aux
sommets, et s’il le fait redescendre avec lui, c'est pour lui faire eucillir
les fleurs les plus suaves et le miel le plus doux.
110 | BIBLIOGRAPHIE
Le style toujours pur est large et simple et tour à tour grandiose
et gracieux ; rien de commun, rien de terre à terre.
Ce livre fait rentrer la poésie dans sa véritable destinée ; ve n'est
plus un art, c'est une religion, c'est la vraie poésie, la poésie divine ;
c'est la langue du Ciel parlée sur la terre, c'est la prière, c'est la
louange, c’est le chant du triomphe et du divin amour.
L'Épopée est essentiellement religieuse, comme tout ce qui est
vraiment grand : nous l’avions trop oublié.
Depuis, hélas ‘ que la Renaissance païenne a fait pälir dans notre
Europe et surtout dans notre France le soleil de la Foi, la poésie et
avec elle la philosophie, la science et la politique, tout cela a été
l'homme et non pas Dieu.
Aux siécles de foi, quand la chrétienté était dans sa splendeur,
Dieu seul était en scène, et tout palpitait, tout tressaillait, la vie divine
«oulait à pleins bords.
Depuis la Renaissance, la sève divine a tari, l'esprit a déserté la
forme, l'howme s'est mis sur le premier plan ; plus de merveilles
divines, plus d'enthousiasme divin, plus d'inspiration divine, donc,
plus d'épopée possible.
Pendant le siècle qui vient de finir, le divin est revenu faire son
entrée dans le monde par le Génie du Christianisme et la lutte contre
le paganisme a commencé; on n'a plus appelé barbare l'architecture
de nos cathédrales ; on s est passionné par saint François d'Assise, à
la fois séraphin et poète ; on s'est passionné pour le Dante, à la fois
théologien et chanteur divin.
Voltaire, l'infâme insulteur de Jeanne d'Arc, ne pouvait pas ne pas
l'être de ce chantre divin : « Le Dante, a-t-il dit, était un fou et son
œuvre un monstre.» Il en dirait aujourd'hui autant de l'Antoniade
et de son auteur; mais il ne serait pas plus écouté pour l’Antoniade
qu'il ne l'a été pour la Divine Comédie : « Ce monstre aujourd'hui est
exalté comme une œuvre de génie, comme un monde d'harmonie et de
lumière, qui est vrai, qui est beau, qui est un et qui ne mourra pas. »
Ainsi, à l'heure qu'il est, sont exaltées toutes nos créations divines
de nos siècles de foi, c'est le triomphe de l'esprit sur la matière,
c'est le triomphe de la poésie.
C'était l'heure de chanter le Saint que Jésus embrasse et caresse, le
Saint qui est l'idéal de la charité divine et du magnétisme moral.
Li]
F. MARITE-ANTOINE.
{Echo de S. Francois.
BIBLIOGRAPHIE 111
e
+ s
LES ENSEIGNEMENTS DU Pare LÉoN XIIT, SUk LES ERREURS
ET LES TENDANCES FUNESTES DE L'HEURE PRÉSENTE, Lille,
B. Bergès, Libraire, rue Royale, 2. Paris, Victor Retaux,
libraire-éditeur, rue Bonaparte.
M vient de paraître sous ce titre : Les enseignements da Pape
Léon XIII, sur les erreurs et les tendances fanestes de l'heure présente,
une brochore de 125 pages senlement, facile à lire, imprimée en beaux
caractères aussi agréables à l'œil que le texte lui-même, latin ou même
italien, et la traduction qni inonde l'esprit d'une paisible lumière.
L'auteur est un des dignitaires les plus graves et les plus savants de
l'ane de nos Universités catholiques; c'est un homme de foi et de bonne
foi, un défenseur calme et profond de la vérité intégrale.
Ces enseignements, quels sont-ils ?
1” Une instruction de la Sacrée Congrégation des affaires ecclésias-
tiques extraordinaires sur l'action populaire chrétienne ou démaera-
tico-chrétienne en Italie ;
22 Uue lettre au cardinal Gibbons sur l'Américanisme ;
3° Une encyclique au clergé français ;
h° Une encyclique sur la démocratie chrétienne.
Pourquoi ces enseignements plutôt que d'antres de la même source ?
C'est que dans toute l'étendue du monde catholique, mais surtout aux
Etats-Unis, en Allemagne, en Italie et en France, des novateurs ont
rêvé un nouveau printemps de l'Eglise, en l'adaptant à la civilisation,
aux méthodes modernes, au progrès. Ils prétendent rajeunir sa vieil-
lesse et lui souffler une âme nouvelle; enun mot. réchauffer « cette
arche de Noë », pour emplover une de leurs expressions, comme on
met en mouvement un vieux navire, avec la vapeur brûlante de la ma-
chine qui anime son sein.
Or. l'Eglise peut bien, dans la majestueuse et inaltérable précision
de sa doctrine, traverser notre monde industriel et sa fumée, pour le
bénir, mais elle n'a rien de commun avec ee sans-gène Américain ou
Américaniste qui voudrait élargir l'Eglise dans le vague et y faire en
trer autant d'Esprits Saints qu'il v a d'individus et peut-être d'intérêts
différents ! Ilest à craindre que le bon sens des nouveaux docteurs
très voisins du protestantisme, espérons-le sans le soupçonner, n'égale
pas la pureté de teurs intentions.
112 BIBLIOGRAPHIE
Et c'est pour nous prémunir contre une fausse démocratie qui égare
la charité dans les agitations de la politique que lillustre théologien a
réuni de si précieux documents : « Ceux qui cherchent la vérité, dit-il,
dans son Avant-propos, la trouveront ici dans sa plénitude et son éblouis-
sante clarté. Espérons que la paix et l'unité des esprits se feront dan:
la vérité de Dieu et la charité de Notre-Scigneur. »
Avec Léon XIII, il a la confiance que le mal n'est pas incurable,
surtout s'il est combattu « d'une maniére grave et mesurée qui ne re-
bute point l’esprit du lecteur par une äpreté de langage excessive et
intempestive. » Et cette manière, c'est celle du Pape Léon XIII lui-
mème dans ses Lettres et Encycliques. Îl instruit pour ainsi dire, sui-
vant une expression de l'Imitation de Jésus-Christ, « sans agitation
d'arguments ». [l expose la vérité simplement ; et la vérité, dans sa
phrase, éclaire l'âme et la pénètre, comme la lumière du Jour éclaire
nos veux, sans effort. C'est Jésus qui parle sur les lèvres de Pierre.
« C'est la paix dans la lumière et la charité. » Puisse le vœu de lémi-
nent docteur se réaliser, et « les avis » de Léon XIHIT aboutir, à « l’u-
nion des esprits et des cœurs, «t sint unum ». À. C.
CUM LICENTIA SUPERIORUM
IMPRIMATUR :
Robertus a Valle Guidonis,
Vie. Prov. O. M. Cap.
Le Gérant :
Cuanzes-Josepn BAULES.
Vannes. — Tmprimerie LAFOLYE, 2 pluce des Lives.
SOIT LOUÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST TOUJOURS !
LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES
——— ——————_—_—_———— 2 ————
LE RÔLE DE L'APOLOGISTE MODERNE
« Le XX° siècle aura été une époque d'activité intellec-
tuelle vraiment extraordinaire. Presque tous les sujets ca-
pables d’éveiller la curiosité humaine ont été successive-
ment explorés. Des domaines, jusqu'alors inconnus se sont
ouverts devant l'esprit de l'homme ; et les frontières de
ceux qu'il connaissait déjà se sont indéfiniment reculées.
C'est notamment ce qui estarrivé pour la Bible. On aurait
pu croire que ce livre, étudié de si près, pendant tant de
siècles et par de puissants esprits, avait livré tous ses se-
crets ; il semble au contraire avoir gardé pour notre temps
la révélation de plusieurs de ses aspects les plus intéres-
sants.. Le travail ne consiste pas, comme ce fut souvent le
cas autrefois, à établir ce qu'on a déjà dit et à le répéter. II
est avant tout original, il s'appuie sur l'observation directe
et se poursuit d'après des principes scientifiques... Aussi
peut-on affirmer sans exagération que dans notre siècle on
a fait davantage pour comprendre la Bible que dans tous les
siècles précédents réunis (1). »
Ces paroles, sorties des lèvres d’un des éducateurs de
notre jeune clergé, d’un de ceux qui furent le plus écoutés à
travers les Séminaires de l'Ancien et du Nouveau Monde, ne
doivent point passer inaperçues. L'enthousiasme, qu’elles
expriment, a passé dans l'âme des nouvelles générations sa-
cerdotales ; il y vibre encore ardent, passionné. Du cœur du
prètre 1l passera sans doute au cœur des laïques instruits, pour
déborder jusque dans l’âme du peuple ; car, après les mu-
(1) Les Etudes du Clergé, 3. Hogan. P. S. S. p. 591-495.
E. F. — VII — 38
114 LA BIRLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES
sées, qui exposent ces découvertes sous tous les yeux, déjà
les revues, les journaux mêmes, tous les instruments de vul-
garisation en remplissent leurs colonnes. Nous ne venons
point protester contre cet état d'âme : nous le partageons
autant que nul autre. Nous nous en réjouissons, car chez
l’homme si vain et'si faible, quand Dieu envoie l’enthou-
siasme, c'est qu'il veut lui faire accomplir de grandes choses.
Nous en espérons beaucoup même : car nos Ecritures en re-
cevront, elles en ont déjà recu de magnifiques éclaircisse-
ments et de brillantes confirmations. Néanmoins, il faut le
reconnaître, l'attitude des nouvelles sciences vis-à-vis des
Livres inspirés a été le plus souvent, jusqu'à ee jour, entachée
d'hostilité.
C'a été la gloire de nos Livres Saints d'avoir subi succes-
sivement l'épreuve de toutes les sciences humaines ; et tou-
jours ils sortirent du creuset ornés d'un nouvel éclat, d'une
nouvelle auréole. La lutte les grandit. L’Ecriture en ellet est
une parole vivante, elle vit dans l'homme, dans l'Eglise : et
à mesure que l'Eglise croît en science et en sagesse, les Ecri-
tures aussi se trouvent étendues, développées, grandies,
fortifiées. |
Celse, Porphyre, Jamblique, les Nécoplatoniciens vou-
lurent tourner l4 sagesse de Platon contre la vérité de nos
mystères. [ls ne réussirent qu'à susciter les grands docteurs
du IV‘ siècle. Ceux-ci montrèrent que la sagesse du philo-
sophe grec, au lieu de combattre nos Ecritures, leur appor-
tait au contraire un magnifique témoignage. Dans saint Au-
gustin, le plus grand de tous, la sagesse de Platon se marie
partout à la sawesse des Prophètes et des Apôtres, elle
s'épure à ce contact divin; et l’évêque d'Hippone a mérite
d’être appelé le Platon chrétien.
Au moyen àge, c'est une autre lumiére qui s'approche
encore de nos Ecritures; elle se présente en ennemie d'a-
bord, portée par les mains des arabes Avicenne, Averroës et
leurs disciples. Mais le vaste génie des Alexandre de Ales,
des Bonaventure, des saint Thomas, des Scot s'en saisit:
et de l'alliance d’Aristote et des Ecritures sortent ces chefs-
d'œuvre qui se nomment la Somme théologique et les Com-
mentaires des Sentences. Dans Vunion sacramentelle, dit
LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 115
saint Paul, la feiime infidèle est sanctifiée par son alliance
avec un mari chrétien, et de son sein sortent des enfants de
sajut. Du mariage de la philosophie grecque avec les Ecri-
tures sortirent alors ces chefs-d'œuvre qui dureront, dans
leurs parties essentielles, autant que le monde. La Renais-
sance a produit un résultat analogue dans le domaïne de l'art.
Depuis deux siècles la philosophie politico-morale d'abord,
puis les sciences physico-chimiques et naturelles, et enfin
la critique historique sont venues à leur tour, et viennent en-
core opposer leurs lumières à celles des divines Ecritures.
Depuis saint Alphonse de Liguori la morale chrétienne a été
mise à l'abri de toute surprise. En ce qui concerne les autres
branches du savoir humain, la science catholique n'est pas
encore établie. Quelques points sont déjà fixés ; mais Îles
autres s'élaborent lentement. Ni les sciences de la nature en
etfet, m les sources originales sur lesquelles s'appuie la er1-
tique n'ont jusqu’à ce jour formulé de conclusions certaines
et défimitives ; elles ne présentent, le plus souvent, en de-
hors d’un ensemble imposant de matériau.r du plus grand
prix, que des hypothèses et des systèmes provisoires. C'est
an nom de ces systèmes, de ces hypothèses, que les savants
modernes partent en guerre contre nos Saints Livres.
La situation actuelle, on le voit, n'est pas sans précédent.
Etle n'a donc pas lieu de nous émouvoir. Bien au contraire;
elle prépare à l'Église de nouveaux et magnifiques triomphes.
C’est aux apologistes de les lui conquérir. Mais quelle devra
être leur méthode ? Nous venons de le dire, c'est au nom
«des systèmes et des hypothèses qu'on attaque aujourd'hui le
plus souvent nos Ecritures : quelques faits, beaucoup
d'hypothèses arbitraires construites à l’occasion de ces
faits : vorlà toutes les armes de nos adversaires. Le premier
devoir de l'apologiste moderne sera de se souvenir que les
faits seuls, et non les hypothèses, constituent un argument
scientifique. Les faits seuls pèsent dans la balance de la
vérité, et sont dignes de retenir l'attention de l'Eglise. Que
le défenseur de notre foi se préoccupe donc avant tout de
distinguer dans les découvertes de la critique et de la science
ce qu'il faut ranger parmi les faits et ce qu'on doit rejeter
au nombre des hypothèses ; qu'il fasse le départ exact entre
116 LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOU VERTES
\
les faits et les systèmes. Ce travail préliminaire achevé.
mais alors seulement, il pourra entreprendre avec fruit de
montrer comment les faits certains et acquis ne contredisent
en rien nos Ecritures. |
Quant aux systèmes et aux hypothèses, comment se con-
duira-t-il à leur égard ? Assurément nous ne prétendons point
qu'il doive les rejeter, ni même les combattre. Il les prendra
pour ce qu'ils sont et pour ce qu'ils prétendent être : des
cadres commodes pour classer les faits, les enchainer les
uns aux autres, et les graver plus facilement dans la mémoire.
Les hypothèses et les systèmes sortept du domaine de
Ja science. Quand on construit un édifice, on dresse la place,
on organise un vaste chantier tout autour, on élève des
échafaudages ; mais il ne vient à la pensée de personne de
prendre ni le chantier ni les échafaudages pour l'édifice
lui-même. Le chantier montre les matériaux dans un pèle-
mêle inextricable, les échafaudages retracent tout au plus
les grands contours du monument ; mais pour comprendre
l'édifice futur, il faut attendre la mise en œuvre de tous les
matériaux, ou recourir aux plans de l'architecte. Ainsi doit-on
se comporter en face des découvertes modernes. Par les
travaux de la science et de la critique, le monde entier s’est
transformé en un chantier immense. Là sont en élaboration
des matériaux sans nombre destinés à entrer dans l'édifice,
qui s'appellera l'histoire de la terre. Les pierres de toute sorte
s'y accumulent chaque jour plus nombreuses. Des spécia-
listes les travaillent sans savoir la place qu’elles occuperont
dans le grand tout. Parfois cependant il prend fantaisie à ces
ouvriers de se représenter dans leur imagination un plan
conçu selon leur idéal et proportionné aux matériaux qu'ils
mettent en œuvre. Ce sont des jeux inoffensifs qui font sou-
rire l'architecte suprème. Souvent, hélas ! ils racontent leurs
rêveries aux visiteurs qui les interrogent, et ceux-ci S'y
laissent prendre, et s’en retournent avec une fausse image
de l'édifice futur. Ils ont cru aux hypothèses, aux systèmes ;
ils se sont laissé tromper. Mais ils ne doivent s’en prendre
qu'à leur crédulité. Pourquoi n'allaient-ils pas consulter
l'architecte et contempler ses plans? L'architecte de notre
terre c'est Dieu, ses plans sont exposés dans nos Saints
Livres.
LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 117
L'apologiste doit donc se défier des systèmes, des hypo-
thèses. De plus il devra garder toujours les grandes lignes
du plan divin exposé dans les Ecritures. Beaucoup, devant
l'impossibilité de concilier les systèmes et les hypothèses avec
le plan des Ecritures, ont cru que ce plan ne s’appliquait
pas au monde réel et matériel, qu'il devait être entendu dans
un sens mystique et spirituel. On a vu de nos jours se re-
nouveler entre catholiques, au sujet du sens des Ecritures,
les mèmes dissensions qui agitèrent les premiers siècles et
formèrent ce qu'on a appelé les écoles d’Antioche, d'Edesse,
d'Alexandrie. Ces dissensions s'étaient apaisées au qua-
trième siècle par l'autorité et les travaux des grands docteurs,
les Chrysostôme, les Basile, les Cyrille, les Grégoire, les
Jérôme, les Augustin, les Ambroise, etc. Depuis lors c'était
un dogme dans l'Église que l’Ecriture avait trois sens atta-
chés au même texte, le sens littéral ou historique, le sens
allégorique et le sens anagogique ou moral. Les règles de
l'exégèse se trouvèrent ainsi posées dès l’origine, et per-
sonne ne s'en écarta Jamais plus.
Les difficultés, survenues à la suite des dernières décou-
_ vertes, ont ramené les anciennes hésitations. Certains sont
allés jusqu’à restreindre l'inspiration aux seuls passages qui
traitent du dogme et de la morale : « Dieu disaient-ils, en
donnant la révélation à l’homme, s’est proposé de lui donner
certaines vérités morales et spirituelles, non de l'instruire
des vérités scientifiques ou historiques sans lien nécessaire
avec les premières. Dans ces sortes de matières, il le laisse
à ses ressources naturelles. Il n'y a donc aucune erreur mo-
rale ou religieuse dans les Livres saints, mais sur d’autres
points l’auteur inspiré est sujet à des méprises, comme tous
les hommes ; et ces méprises, l’apologiste n’a ni à les expli-
quer ni à les défendre (1). »
Léon XIII est venu à temps condamner cette doctrine.
Dans son encyclique sur l'Ecriture sainte il a déclaré for-
mellement que « ceux qui soutiennent qu'une erreur peut se
trouver dans un passage authentique des Saintes Ecritures,
‘pervertissent la notion catholique de l'inspiration et rendent
(1) Hogan, loc. cit. p 539.
118 LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUYBRATES
Dieu lui-même l’auteur responsable de. cette erreur. »
Cette parole pontificale a enlevé aux apologistes, conei-
liateurs de la Bible avec les systèmes scientifiques et critiques
modernes, leur suprème ressource, mais elle ne les a pas
détournés de leur entreprise. Aussi s’efforcent-ils de revenir
à leurs anciennes erreurs par des moyens détournés. Ils
expliquent les passages difficiles à concilier en leur donnant
des sens métaphoriques, allégoriques « qu’ils justifient par
les habitudes littéraires des peuples orientaux». D'autres vont
plus loin encore : la Bible pour eux est composée de docur
ments fragmentaires recueillis et coordonnés par l'écrivain
sacré. Celui-ci n'a point eu l'intention ni la prétention de ga-
rantir la véracité ni l'exactitude de ces documents. Quand
donc on présente ces récits comme des aflirmations de l'E-
eriture, on attribue à l’auteur sacré des enseignements qu'il
n’a point voulu faire siens.
Ce sont là, il est clair, de wrossières défaites ; ce sant des
réponses plus piètres et plus maladroites que les essais de
conciliation les plus enfantins et les plus naïfs. Mais elles
montrent que ces conciliateurs se heurtent à l'impossible ;
ils poursuivent un accord absurde. Pourquoi ? Parce qu'ils
veulent concilier la Bible à des systèmes hypothétiques. Or,
ces systèmes n'expriment pas, n ont mème pas la prétention
d’exprimer la vérité. Leurs auteurs protestent contre l’au-
torité qu’on leur donne. Pourquoi donc tenter une conciliation
quelconque avec ces fantomes ? C’est une erreur et une aber-
ration contre laquelle tout professeunr,toute revue chrétienne,
tout manuel devrait protester. Or, il n'en est nien; souvent
ces organes de la science catholique sont les premiers à se
faire les propagateurs de cette méthode désastreuse.d’apo-
logétique. La raison de cet.état de chose vient de ce que ceux
qui écrivent sur ces matières sont eux-mêmes séduits ; dans
l’impossibilité où ils sont de contrôler les découvertes, de
vérifier les faits, de les interpréter par eux-mêmes et d’en
tirer un parti quelconque, ils négligent le côté positif de ces
découvertes, et ne s'attachent qu'aux systèmes creux donnés
comme cadres hypothétiques à ces faits. Et c'estavec ces
systèmes qu'ils entreprennent la conciliation, alors qu'il fau-
drait la faire uniquement avec les faits certains et. authen-
Se
LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 119
tiques. C'est là une méthode désastreuse ; ilest grand temps
de l’abandonner. Concilier la Bible avec les faits de la science
et de la critique et non plus avec les systèmes et les hÿpo-
thèses pseudo-scientifiques : tel devrait ètre le mot d'ordre
de l'apologétique chrétienne.
Quelques écrivains de mérite assurément, parmi lesquels
nous aimons à citer M. V'igouroux, se sont inspirés de ces
principes et ils v ont trouvé le secret de leurs succès. La
plupart pourtant, il faut le reconnaître, ont suivi la voie
opposée. M. Hogan a très bien indiqué la marche des doc-
trines : « Les nouvelles opinions qui gagnent du terrain
doivent presque toutes leur origine à l'école rationaliste; les
plus avancés parmi les protestants croyants les lui em-
pruntent et la fraction la plus conservatrice les adopte peu à
peu. C’est généralement par les écrits de ces derniers qu’elles
pénètrent jusque parmi les catholiques. Les catholiques qui
les admettent se recrutent surtout parmi ceux qui s'adonnent
aux études bibliques ; la tendance opposée étant générale-
ment représentée par les théologiens... Les principes ont
été posés avec beaucoup de justesse et de force par Léon XIII
dans sa récente encyclique ; cependant il est à remarquer
que, depuis l'apparition de ce document, des savants catho-
liques, sans cesser de professer la plus entière soumission à
ses enseignements, se sont montrés plus hardis que jamais
dans leur facon de traiter des passages bibliques regardés :
jusqu'alors comme littéralement historiques. Quelques
. exemples sufliront à donner une idée de cette situation assez
étrange. On admettait déjà une grande liberté d'interpréta-
ion à l'ésard du premier chapitre de la Genèse; on voit
maintenant des exégètes la réclamer et l'étendre au contenu
des dix chapitres suivants. Le déluge en particulier, dont il
est dit dans la Genèse que les eaux couvrirent toute fa sur-
face de la terre et s’élevèrent de quinze coudées au-dessus
des plus hautes montagnes — le déluge est réduit par cette
école aux proportions d'une inondation locale qui n'englou-
tit qu'une portion restreinte des animaux et mème des
‘hommes. Les plaies d'Egypte ne sont plus données que pour
des événements ordinaires providentiellement disposés en
vue d’un dessein de Dieu. Le miracle de Josué n’est plus
120 LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES
qu'une description poétique d'un phénomène naturel... Plu-
sieurs rangent dans cette dernière catégorie (des fictions
paraboliques) les livres de Job, de Judith, de Tobie, et cer-
tains sont enclins à y ajouter l’histoire de Jonas. Enfin on re-
garde comme librement ouverte à la discussion les questions
relatives à la date et à l’origine des livres de l'Ancien et du
Nouveau Testament (1. »
L'auteur qui écrit ces lignes, et signale cette marche en
avant, ne s’est peut-être pas mis lui-même assez en garde
contre ses exagérations. Non seulement il oublie de signaler
l'écueil contre lequel nous protestons, mais on dirait qu'il
ne l'a pas remarqué. Bien plus, si l’on s'en tient à
l'impression générale qui se dégage de la lecture de
son livre, les systèmes chronologiques et ethnographiques,
que la critique a édifiés sur les fouilles syro-chaldéennes
et égyptiennes, la grande hypothèse transformiste sous
laquelle Iles sciences naturelles ont coordonné toutes
leurs découvertes, ont fasciné son esprit et son imagi-
nation. Son livre semble ètre un manifeste pour inviter
à renouveler les Ætudes du Clergé d’après les exigences
de ces deux grandes conceptions de la science et de
la critique moderne. Il parle, il est vrai, avec la discrétion
de M d'Hulst quand ce prélat invitait les catholiques à ré-
duire l'inspiration de nos saints Livres aux seuls points de
dogme et de morale. Il ne parle pas lui-même, il fait parler les
faits. [l ne commande pas de marcher, il montre qu'on
marche, que le mouvement s’accentue, qu'il est irrésistible.
Malheureusement ce n'est point Rome qu'on nous invite à
suivre dans cette marche audacieuse, mais Londres, l’'Amé-
rique, Berlin.
Durant deux siècles, le dix-huitième et le dix-neuvième,
- les docteurs catholiques ont perdu leur temps et leurs ef-
forts à essayer d'accommoder l'Evangile aux systèmes phi-
losophiques de Descartes, de Kant, de Lamennais. Aujour-
d’hui on veut les entrainer encore à chercher d’autres voies
de conciliation avec d'autres systèmes aussi vains, dérivés
des sciences et de la critique. Il est temps de rompre enfin
(1) Les Etudes du Clergé, p. 543-545.
LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES À 121
avec cette fausse tactique. Ces systèmes comme les autres
seront sans lendemain parce qu'ils sont sans fondement.
Léon XIII commande derevenir à saint Thomas. C'est-à-dire :
il veut que nous fassions pour les découvertes modernes ce
que saint Thomas et les docteurs de son temps firent pour
Aristote. Ils n’accommodèrent point les Ecritures et la Tradi-
tion au système d'’Aristote, mais ils choisirent dans les
écrits du philosophe ce qu’il y avait de conforme à la raison,
à l'Ecriture et à la Tradition, et ils en construisirent l'édifice
de leurs Sommes théologiques. À leur exemple inventorions
tous les systèmes modernes, mais arrêtons-nous aux seuls
faits substantiels, solides et vrais, qu'ils contiennent.
M. Hogan écrit ces paroles : « Aujourd’hui l'on se rend
compte en général qu'il faut viser à une concordance néga-
tive plutôt que positive {des sciences et de la critique avec
les Livres saints), et qu'au lieu de chercher dans la Bible
les secrets de la science, c’est dans la science qu’il faut cher-
cher le vrai sens de la Bible (1). » Nous ne sachons pas que
saint Thomas ait cherché à comprendre la Bible et la Tradi-
tion à la lumière d’Aristote ; mais bien le contraire. Si l’on
explique la Bible par la science, que deviendront, entre
autres phénomènes, les miracles, les prophéties, la révéla-
tion divine ? Nous le voyions plus haut, on les supprime.
Assurément la science et l’histoire profane peuvent aider
beaucoup à comprendre la Bible. Celle-ci ne donne qu'un
plan sommaire, une esquisse à gros traits de l’œuvre de Îa
création et de l'histoire de l'humanité. Or pour bien com-
prendre un plan, une esquisse mème très détaillée, pour se
bien rendre compte de la valeur de ses lignes diverses, il nv
-a pas de meilleur moyen que de voir de ses yeux l'édifice
mème construit d'après ce plan. La vue de cet édifice sera
même nécessaire pour l'intelligence complète, tt une pleine
interprétation des tracés divers; mais en aucune manière la
confrontation du plan avec l'édifice ne saurait contraindre à
eflacer aucune ligne de ce plan; et si elle peut obliger à.
changer l'interprétation de certains détails obscurs, ce ne
sera jamais pour imposer une interprétation violente et ar-
(1) Les Etudes du Clergé, p. 18.
122 LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES
bitraire, mais plutôt pour apporter une explication plus
simple, plus claire, plus harmonieuse. Le ciel et la terre
passeront, la parole de Dieu recevra son plein effet; elle
apparaîtra véridique jusque dans ses moindres détails ; et
cette vérification sera Île résultat des découvertes qui
commencent.
Saint Bonaventure, expliquant ces paroles : La terre est
remplie de la science du Seigneur (1), leur donne l'interprétation
suivante : « Cette prophétie se rapporte au temps du Nou-
veau Testament quand les Ecritures ont été manifestées ;
mais elle vise surtout les derniers temps, alors qu'on aura
la pleine intelligence des passages que nous ne comprenons
pas aujourd’hui. (2) » Et il ajoute : « Alors s'élèvera une mon-
tagne, c'est-à-dire la vie contemplative au sein de l'Eglise ;
alors on ne craindra plus l'ennemi, car le monstre des hé-
résies aura fui devant le flambeau de la Sagesse. Mais au-
jourd’hui la montagne de Sion est minée par les renards ; et
ces renards signifient la vermine et la peste des mauvais ex-
positeurs (3). »
Les temps dont se plaint saint Bonaventure sont revenus.
L'intelligence des Ecritures doit progresser jusqu’à la fin
des temps, mais les mauvais expositeurs en détruisent la
force. Au treizième siècle ces méchants interprètes étaient
les faux disciples d'Aristote, aujourd’hui ce sont les adeptes
d'une fausse science, ou plutôt des faux systèmes, colportés
sous le nom de la science. Ces systèmes détruisent l'Ecri-
ture, il ne faut donc pas l’interpréter d’après leur fausse lu-
mière, ils ne sont point pour elle une source de progrès. Il
en sera tout autrement des faits de la science et de la critique.
Ceux-ci viendront éclairer, interpréter, compléter les descrip-
tions sommaires de nos saints Livres, les placer dans leur
(1: Repleta est terra scientia Domini, (Isaic XI, 9.)
(2) Et hoc potissimum refertur ad tempus Novi Testamenti, quando Scrip-
tura manifestata est, el maxime in fine quando Scripturæ intelligentur quæ
modo non intelliguantur (Hexaem, XIII, 7).
(31 l'une erit mons, scilicet Ecclesia contemplativa ; et tune non nocebunt,
quando fugient monstra hereseum sapientia: usura. Sed hodie mons Sion prop-
ler vulpes disperiit, id est propter expositores versipelles et foetidos (/hid.
loc, cit.)
LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 123
milieu, les entourer de toutes leurs circonstances, capables
de leur rendre la vie.
Ce sont ces faits, dégagés des systèmes et des hypothèses
que nous voulons proposer aux lecteurs des Etudes Francis-
caines. Nous commencerons par l'Egypte. Nous ferons d'a-
bord connaitre le système construit à propos de ces décou-
verles, c'est-à-dire l'interminable lignée des ‘31 dynasties
successives. Nous dégagcrons de ce système la partie pure-
ment hypothétique afin de la mettre de côté ; ensuite nous
noterons les faits les plus importants et nous cueillerons les
plus significatifs, parmi ceux qui sont venus confirmer la
vérité de nos Saints Livres.
Fr. HILAIRE de BaRExroNx.
{À suivre.)
e
LES AFFECTIONS DE SAINT FRANÇOIS (1)
« C’est l'amour, s’écrie un digne fils de saint François,
qui fait les justes et mesure leur degré de perfection ; c'est
l'amour qui place les séraphins au sommet des hiérarchies
angéliques. Que dire, dès lors, de la sainteté du séraphin
d'Assise ? (2) » |
Le cœur humain cst en général bien étroit. Notre faculté
d'aimer se réduit le plus souvent à une sorte d'égoïsme col-
lectif : elle ne s’exerce qu'au profit de quelques privilégiés
qui l’absorbent et l'épuisent.
Tout autre fut le cœur de saint Francois d'Assise.
Il devint d'autant plus large, qu'il s’v fit le vide le plus
complet des affections vulgaires. Ce moi haïssable, que nous
avons tant de peine à supporter chez nos semblables, et que
nous pratiquons beaucoup trop pour nous-mêmes, il l’igno-
rait absolument.
Objet de l'admiration universelle, il se jugeait bien autre-
ment lui-même, se mettant au-dessous de tous. Les hon-
neurs étaient pour lui un supplice; et, quand un pauvre
frère venait, malgré toutes ses répugnances, et pour tenir le
langage qu'il lui commandait, le traiter de rustre, de merce-
naire, de bon à rien, il répondait en souriant : « Dieute
bénisse, car tu dis bien vrai, etil est bon pour le fils de Ber-
nardone d'entendre ces choses (3) ».
Un jour qu'il prèchait à Terni, l'évêque, quand il eut fini
de parler, lui fitce singulier compliment, devant l'assemblée
qu'il venait d'évangiliser : « Dieu aujourd'hui, pour éclairer
(A) Cet article est extrait d'un livre fort intéressant qui doit paraître vers
le mois de novembre sur Saint Francuis d'Assise et son école d'après les
documents originaux. Nous remercions l'éminent professeur de la Faculté de
droit d'Angers de sa bienveillante communication qui nous a été très
agréable. On trouvera, dans son livre, courant au bas des pages, les textes
sur lesquels s'appuie le brillant portraitiste de saint Yves. Nous nous con-
tentons simplement ici de mentionner les rélérences. (N. D. L. R.}.
(2) Léopold de Chérancé, Saint François d'Assise, p. 25.
(3) Celano, Vita prima, p. I, c. x1x.
SR Cu SE = ù
LES AFFECTIONS D SAINT FRANÇOIS 125
son Eglise, s'est servi de ce pauvre petit, simple et sans
lettres. Nous devons à jamais en louer le Seigneur, qui n'a
pas agi de mème pour toute nation. » Francois fut ravi de ces
paroles qui le rabaissaient aux yeux de tous ; il se prosterna
aux pieds du prélat, en disant : « Vous m'avez, en vérité,
seigneur évèque, fait une grande grâce : à la différence de
tant d’autres, vous m'avez gardé intact ce qui m’appartenait
en attribuant à Dieu la gloire, et à moi-même le néant » (1).
On conçoit sans peine l'horreur de François pour l'hypo-
crisie. Ce sentiment, il [e poussait jusqu'au scrupule, ainsi
qu'en témoigne letrait suivant:
C'était pendant l'hiver ; François n'avait pour se couvrir
qu'une mauvaise tunique rapiécée, manifestement insufl-
sante, étant donné, surtout, le mauvais état de sa santé. Le
gardien du couvent imagina de la faire doubler d’une peau
de renard et supplia François d'y consentir. « Si vous voulez
que j'aie cette peau sous ma tunique, répondit le Saint, il faut
en coudre autant dessus que dessous, pour que tous sachent
bien que je la porte. »
Le gardien fit des objections, insista, mais ne put rien ob-
tenir. Force lui fut de céder au désir de Francois de ne pas
paraître autrement vêtu qu’il ne l'était en réalité (2).
Dans un cœur aussi détaché de lui-même, vibrait à l'aise
ce « doux amour de la pauvreté » que chantait si bien le
poète franciscain Jacopone de Todi (3).
La pauvreté, c'était pour lui la vraie richesse. Quand il
était l'hôte des grands de ce monde, il allait, avant de s'as-
seoir à leur table somptueuse, pour s'enrichir de ce trésor,
mendier quelques morceaux de pain, dans les maisons voi-
(1) Celano. Vita secunda, p. TE, €. 1.xx.
(2) Id.
13) « .… Pauvreté, ma pauvreté, l'humilité est ta sœur ; il te suflit d'une
écuelle pour boire et pour manger... — Pauvreté cheimine sans crainte ;
elle n'a pas d'ennemis : elle n'a pas peur que les larrons la détroussent...….
— Pauvreté meurt en paix ; elle ne fait pas de testament; on n'entend point
parents et parentes se disputer son héritage, — Pauvreté, pauvrette, mais
citoyenne du ciel, nulle chose de la terre ne peut réveiller tes désirs... —
Pauvreté, grande monarchie, tu as le monde eu ton pouvoir, car tu possèdes .
le souverain domaine de tous les biens que tu méprises. » (Ozanam, Les
Poètes franciscains en Italie, p.221.)
126 LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS
sines ; et, comme on lui demandaït pourquoi il agi<saït ainsi,
il répondait qu'il ne voulait pas abandonner, pour un pré-
caire d'une heure, l'héritage éternel (1).
« C'est la pauvreté, disait-il encore, et non vos lausses ri-
chesses, qui fait les héritiers du royaume des cieux » (2).
Un jour qu'il rendait visite à son ami l’évèque d’Ostie,
qui plus tard, illustra le siège pontifical sous le nom de Gré-
goire IX, comme l'heure du diner allait sonner, il partit pour
sa quête.
À son retour, il déposa sur la table de l'évêque sa collecte
de pain noir. Puis, sans prendre garde à létonnement du
cardinal, quelque peu mortifié, surtout à cause de ses in-
vités, il en fit lui-mème joyeusement la distribution aux con-
vives.
Tous, — chevaliers et prélats, — acceptèrent avec dévo-
tion le pain des pauvres, les uns le mangèrent aussitôt, et
les autres le serrèrent respectuensement.
A la fin du repas, l'évêque, prenant à part l'homme de
Dieu, le pressa dans ses bras, et lui fit cependant d'affectueux
reproches : « Pourquoi donc, mon frère, dans cette demeure
qui est la tienne et celles de tes frères, me faire la honte
d'aller mendier au dehors? — Je vous ai fait plutôt un grand
honneur, répondit le Saint, en honorant un plus grand sei-
gneur.….. Je me fais gloire de servir le maitre qui, riche, se
fit pauvre pour l'amour de nous » ; et ilajouta : « Une pauvre
table, couverte de modiques aumônes, a plus de charme pour
moi qu'une table somptueuse, chargée de mets imnom-
brables ».
Grandement édifié, l'évêque reprit : « Fais, 6 mon fils, ce
qui te semblera bon, carle Seigneur est avec toi » (3).
La pauvreté, telle que l’entendait et la pratiquait saint
Francois, était singulièrement rigoureuse. Le plus humble
des pauvres aurait de la peine à s’accommoder du régime de
vie que lui attribue Celano 4).
(1) Celano, Vita secunda, p. HE, €. xvans,
(2; Paupertas, imquit, est quæ heredes el reges regni calorum iustituit,
non falsw vestra divitiæ (Celano, loc. cit.).
(3) Celano, Vita secunda, p. M, €. x1x.
(4) Vita prima, p. 1e. xxr.
LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS 127
Cette pauvreté était bien loin cependant d’être oisive. « Il
travaillait de ses mains, porte un vieux texte contempo-
rain (1), ne souffrant pas que le moindre moment s'écoulàl
dans l'inaction.. il considérait la plus petite perte de temps
comime un malheur irréparable » (2).
Il entendait bien, en eflet, que la pauvreté qu'il avait ein-
brassée et qu'il proposait comme règle aux frères mineurs, ne
préjudiciàt pas aux autres pauvres. « Les aumônes, disait-il
souvent, sont l'héritage des pauvres. J'ai toujours moins
accepté qu'on ne m'offrait, pour ne pas frauder les autres
pauvres. Agir autrement ce serait commettre un vol » (3).
Autant Francois d'Assise était dur pour lui-mème, autant
il était compatissant aux misères d'autrui. Les souffrances des
malades semblaient être les siennes, à ceux qu'il ne pouvait
secourir, il prodiguait, du moins, la plus affectueuse sym-
pathie. |
Selon la belle expression de Celano son cœur se fondait
en présence des pauvres » (4).
« Le père des pauvres, le pauvre Francois, remarquait
encore le mème auteur... souffrait de voir un plus pauvre
que lui, non par vaine gloire, mais à cause de la compassion
qu'il lui inspirait, et il aimait à partager l'humble et gros-
sier vètement dont il se contentait, avec le misérable auquel
il faisait défaut (5).
Un jour qu'il portait un manteau tout neuf, que les Frères
avaient mis tout leur zèle à lui procurer, un pauvre survint
et lui raconta son infortune : sa femme était morte, lui lais-
sant de petits orphelins : « Prends ce manteau, lui dit
Francois, pour l'amour de Dieu ; et qu'il soit bien convenu
que tu ne le rendras à qui que soit, à moins qu'on ne te
l’'achète ce qu'il vaut. »
(1) Vita S. P. Francisci ab auctore ignota sæculo NTI composita, éditée
par le père Lemmens (Quaracchi, 1901).
(2j Laborabat, mavibus operando, nil permittens de fluere temporis otiose.….
Modicum temporis infructuose transire irreparabile damnum censebat,
(3) Duo opuscula de S. P. Francisco, par le même suteur, à la suite de Ja
vie du Frère Egide. { Ferba S, P. Franrisci.)
(1) Iaque liquescebat animus Francisei ad pauperes (Fita prima, p. WA,
€, XXVIIT).
(9) Fita prima, p. £, ce. xxvu.
128 LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS
Les Frères accourent aussitôt et réclament le manteau.
Ils veulent, mais trop tard, empêcher le saint de s’en des-
saisir. Le pauvre que Francois encourage du regard, résiste
énergiquement ; il retient des deux mains ce qu'il considère
comme Sa propriété.
Force est enfin aux Frères de passer par ses exigences.
Ils rachètent le manteau, et le pauvre ne repart qu'après en
avoir touché le prix (1).
L'action miséricordieuse de saint Francois se manifestait
au besoin par des miracles qui, selon l'heureuse comparai-
son de M. l'abbé Le Monnier (2), « ont été, comme ceux de
l'Evangile, des miracles de bonté et de compassion ».
En voici un touchant exemple :
Pour se rendre à un ermitage, où il désirait se livrer plus
librement à la contemplation, il avait à cause de sa grande
faiblesse, emprunté, comme monture, l'âne d’un pauvre
homme. Celui-ci suivait à pied.
C'était pendant l'été ; la chaleur était accablante ; on gra-
vissait une montagne.
Fatigué par [a longueur et la rudesse du chemin, dévoré
par la soif, le paysan se sent défaillir. Il pousse vers le saint
un cri désespéré, el implore sa pitié, assurant qu'il va mou-
rir, S'il n'a pas un peu d'eau pour se désaltérer.
Francois, aussitôt, saute à terre, s’agenouille sur le sol,
lève les bras vers le ciel, et demeure ainsi en prière jusqu'à
ce qu'enfin il se sente exaucé.
« Va vite, dit-il alors à son compagnon, et là tu trouveras
pour te désaltérer une eau vive que le Christ miséricordieux
fait jaillir pour toi du rocher. »
Merveilleuse condescendance de Dieu pour ses serviteurs!
conclut Célano. Grâce à la prière du saint, le paysan put étan-
cher sa soif de l'eau du rocher, là même où n'exista jamais
de source auparavant, et où, malgré les attentives recherches,
il fut désormais impossible d'en découvrir (3).
Francois avait tout particulièrement à cœur l'honneur des
(1) Celano, Vita secunda, p. HE, ec. xxxrr.
2) {istoire de saint Francois d'Assise, t. 11, p. 233.
F3) Celano, Fita secanda, p. Le. xv.
LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS 129
pauvres, considérant l'injure faite au dernier d’entre eux
comme s'adressant au Christ lui-même.
Un jour qu'il s’apitoyait sur un malheureux, doublement
affligé par la pauvreté et par la maladie : « J’accorde qu'il est
en effet bien misérable, dit le frère qui l’accompagnait ;
mais il n’y en a peut-être pas, dans toute la province, de
plus riche en désir. »
Le propos n’était pas sans doute bien méchant; mais Fran-
cois ne savait tolérer la moindre raillerie à l'égard des
pauvres. Il reprend aussitôt son compagnon; celui-ci avoue
sa faute. François ne se contente pas de cet aveu. Il veut de
plus une réparation: « Hâte-toi, lui dit-il, quitte ta robe, va
te prosterner aux pieds de ce pauvre. Accuse-toi de ce que
tu viens de dire, implore son pardon; et, de plus, recom-
mande-toi à ses prières. »
Le frère obéit, fit au pauvre amende honorable et revint
près du maître, qui lui dit: « Sache bien, frère, que quand
tu vois un pauvre, tu as, devant les yeux, l’image du Sei-
gneur et de sa mère pauvre. Cor -1dère aussi, dans les souf-
frances des infirmes, celles que le Seigneur a daigné endu-
rer pour nous (1).
Saint François d'Assise avait une tendresse spéciale pour
les lépreux, que, comme pour les identifier avec le Christ
lui-même, il appelait les frères chrétiens (2).
On sait comment ce terrible mal de l'Orient qui s’appelle
la lèpre (3) fit, avec les croisades, irruption en Europe, où
(1) Celano, Vita secunda, p. II. c. xxx.
(2) Beatus Franciscus vocabat leprosos fratres christianos {Spec
Redactio I", edit. Lemmens, Quaracchi, 1901, p. 69)
(3) César Cantu a fait cette peinture saisissante des symptômes et de la
marche de la lèpre : « Elle se manifestait par d’insupportables démangeai-
sons aux mains et par d'atroces douleurs d'entrailles. En mème temps les
téguments s'épaississaient, devenaient squameux et semés de taches livides
rouges, noires même ; la peau devenait ensuite insensible, rude et raboteuse,
comme l'écorce d'un arbre. Bientôt le mal envahissait le tissu muqueux, les
membranes, les glandes, les muscles, les cartilages, les os ; tout le corps se
couvrait d'ulcères rougeûtres et de tumeurs cancéreuses ; les doigts, les mains
les pieds se tuméfiaient énormément ; puis les chairs se détachaient par lam-
beaux au point de signaler la route sur laquelle avaient passé plusieurs de
ces infortunés. Le visage décomposé se contractait en grimacant d'une ma-
nière repoussante. Les cheveux et la barbe tombaient, la voie devenait
E. F. — VII. — 9
. perf.
L
130 LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS
auparavant il ne sévissait que très exceptionnellement. Il se
développa au point de faire des ladres ou lépreux un élé-
‘ment notable, et d’ailleurs tout à fait à part, de la population.
Les lépreux étaient donc bien nombreux du temps de saint
François, .en Italie spécialement. Ils formaient comme une
sorte de classe dans la société. L'accès des villes leur était
fermé, et, s'ils n'étaient pas absolument confinés dans leurs
maladreries, on ne les rencontrait du moins qu'en rare Cam-
pagne, où ils apitoyaient les passants sur leur misère en de-
mandant l’aumône.
La tendre sympathie que notre saint leur témoigna ne
date, comme il nous l’apprend lui-même, que de sa conver-
sion (1). Précédemment, leur hideuse maladie, avec son ef-
fravante contagion, lui inspirait une horreur invincible, « tel-
lement, remarque Celano, que lorsqu'il apercevait leurs de-
meures à deux milles de distance environ, il se bouchait le
nez avec les mains » (2).
Mais il lui fut alors révélé qu'il devait, à l'avenir, changer
l'objet de ses affections, en détestant ce qui l’avait charmé et
en trouvant doux ce qui précédemment lui semblait amer.
Or comme, frappé de cette réconfortante pensée, il chevau-
chait dans la campagne d'Assise, un lépreux, tout à coup. se
présenta à ses regards. Son premier mouvement fut un sen-
timent d'horreur ; mais se faisant aussitôt violence, il des-:
cendit de cheval, et lui remit un denier, en lui baisant la
main. Puis, après avoir recu le baiser de paix de ce mal-
heureux, il reprit sa course interrompue (3).
L’affection héroïque, que François témoigna pour les lé-
rauque, et une sombre mélancolie s'emparait du malade, qui, sain quant aux
fonctions internes, voyait s avancer à pas lents le dernier terme de sa dégoû-
tante infirmité. » (Histoire universelle, traduct. d'Aroux et Léopardi, t, X,
p. 286.)
(1) Edit. du Specul. Perf. de M. Sabatier, p. 309.
(2) Vita prima, p. I, c. vu.
(3) Tres Socui. ce. IV — Celauo (loc. cit). signale aussi cette grande vic-
toire remportée par notre saint sur lui-même quaud il aborda pour la pre-
mière fois un lépreux et lui donua par un baiser la marque d'une suprème
affection : « Sed cum jam, gratia et virtute Altissimi, sanota et virilia inci-
perot cogitare, in seculari adhuc habitu constitutus, leprosum obvium habuit
die quadam, ct, semctipso fortior effectus, accessit et asculatus cst eum.
LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS 131
preux dès le début de sa conversion, fut une affection fidèle,
comme toutes ses autres affections.
Le Speculum perfectionis relate une scène d’un réalisme
effrayant, qui déconcerte toutes nos notions d'hygiène.
Celui qui l'a décrite affirme, cependant, y avoir assisté lui-
même. Voici le fait dont dépose ce témoin oculaire :
Un bon frère Jacques, quelque peu médecin, et que Fran-
cois avait, à cause de ses aptitudes spéciales, chargé du
soin des lépreux, avec lesquels les frères mineurs faisaient
alors volontiers ménage commun, s'était avisé d'amener l'un
de ces malheureux, tout couvert de plaies, à la Portioncule.
François, malgré tout le dévouement qu’il aimait à prodi-
guer à ces malheureux, ne voulait pas cependant qu'on les fît
sortir en cet état de leur léproserie, à cause de l'horreur et
de l’effroi qu'ils inspiraient à la population. Il crut donc
devoir adresser ce reproche à frère Jacques: « Tu ne devrais
pas nous amener ainsi des frères chrétiens ; cela ne convient
ni pour toi, ni pour eux-mêmes ». La lecon était méritée.
Mais n’avait-elle pas, tout en visant le Frère, blessé le lé-
preux qui l’accompagnait ? François le crut. Il s'accusa
aussitôt de cette faute. Pierre de Catane était présent. Fran-
cois, — qui lui avait humblement laissé la direction suprême
des Frères Mineurs, — lui dit: « Veuillez ratifier là péni-
tence que je désire m'imposer, et me laisser toute liberté
de l’accomplir »: — « Faites comme bon vous semble »,
répondit Frère Pierre, qui respectait profondément saint
Francois, et entendait bien ne pas intervertir les rôles, « nrais
continuez toujours à lui obéir. — Eh bien! reprit le Saint,
je me donne comme pénitence de manger dans le même
plat que le frère chrétien ».
François et les autres frères mineurs s'étant mis à table
avec le lépreux, une: écuelle fut servie entre les deux. Or le
corps du lépreux n'était qu'une plaie, surtout les doigts,
avec lesquels il mangeait, et d’où le sang coulait, quand'il
s'en servait.
Pierre de Catane et les autres Frères étaient atterrés; mais
ils n'osaient rien dire à l'encontre de leur père vénéré (1).
(1) Specul. perf. Redact. I, loc. cit.
132 LES AFFECTIONS DE SAINT FRANÇOIS
La tendre pitié de saint François pour les âmes déchues,
en proie aux risères morales, était plus admirable encore.
Selon un vieux document précité, il redoublait de bonté et
de patience pour celles qu’il voyait ballottées par les tenta-
tions et à bout de forces, comme de petits enfants. Evitant
de les heurter par de durs reproches, il épargnait la verge,
pour les épargner elles-mêmes (1).
« Personne après le Christ, dit admirablement M. Théo-
dore de la Rive (2), n’a mieux que le petit pauvre d'Assise
démontré que le grand moyen d'agir sur les âmes est avant
tout de les aimer. »
Il ne rebutait personne.
Pressés par le besoin, des brigands venaient, de temps en
temps, des forèts qui leur servaientde repaire, à un ermitage,
près de Borgo San-Sepolcro, pour demander l’aumône aux
Frères Mineurs. Ceux-ci ne s'entendaient pas à leur sujet.
Les uns disaient : « Il ne convient pas de faire l’aumône à
ces voleurs qui coinmettent de si grands forfaits. » Les
autres, considérant leur humble demande et leur extrême
misère, ne croyaient pas devoir les rebuter, tout en leur re-
commandant bien toujours de se convertir.
Sur ces entrefaites, François vint à passer par là. Les Frères
lui demandèrent si décidément ils devaient, ou non, donner
du pain à ces gens-là. Le saint leur répondit : « Faites ce
que je vais vous dire, et, Dieu aidant, j'en ai toute confiance,
vous gagnerez leurs âmes » ; et il ajouta : « Allez acheter de
bon pain et de bon vin, et apportez-leur ces provisions dans
les forêts où vous savez qu'ils habitent. Vous les appellerez
en criant : « Frères brigands ! venez à nous! car nous sommes
vos frères, et nous vous apportons de bon pain et de bon
vin, » Ils accourront aussitôt. Vous dresserez alors unetable,
vous y poserez le pain et le vin, et vous les servirez avec
humilité et cordialité. Quand ils auront fini de manger, vous
leur ferez entendre la parole de Dieu ; et en terminant, vous
leur demanderez seulement d’abord de prendre l’engage-
ment de ne plus attaquer ni voler personne ; car, en ré-
(1) Vita S, P. Francisci ab aucture ignoto sæculo XIII composita.
(2) Saint Francois d'Assise.
LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS 133
clamant tout à la fois, vous n'obtiendriez rien. Touchés de
votre humilité et de votre charité, ils vous le promettront
aussitôt.
« Vous retournerez près d'eux, le lendemain ; et, pour les
récompenser de leur bonne promesse de la veille, vous ajou-
terez au pain et au vin des œufs et du fromage, que vous
leur apporterez et servirez de la même manière. Le repas
terminé, vous leur direz : « Pourquoi donc restez-vous ici,
mourant de faim, endurant toute sorte de maux, commettant
tant de crimes qui perdront vos âmes, si vous ne vous con-
vertissez pas ? Mieux vaut pour vous servir le Seigneur : lui-
mème pourvoira en ce monde à tous vos besoins, et de plus,
sauvera vos âmes. Le Seigneur, en effet, dans sa miséri-
corde, conclut Francois, se servira de l'humilité et de la cha-
rité que vous leur témoignerez pour les ramener au bien. »
Les Frères firent tout ce que le bienheureux François leur
avait prescrit, et les choses se passèrent de point en point,
comme il l’avait annoncé. Les brigands se convertirent ; plu-
sieurs même se firent frères mineurs. Les autres, du moins
acceptèrent la pénitence qui leur fut imposée, et promirent de
ne plus commettre de méfaits, à l'avenir, mais de vivre du
travail de leurs mains.
Grand fut l’'étonnement de tous, de voir comment le bien-
heureux François avait prédit la conversion de ces criminels,
et combien fut rapide leur retour à Dieu (1).
En pratiquant ainsi, à l'égard de tous, la grande loi de
l'amour, saint François professait cette consolante doctrine
qu'il y a au fond de toute âme humaine, — si bas qu'elle
semble descendue, — une corde généreuse à faire vibrer,
avec l'aide de Dieu.
« [Il reste toujours, remarque judicieusement M. l'abbé Le
Monnier (2), quelque terrain commun entre un homme et
un homme. François était habile à découvrir ce terrain, il y
déployait d'admirables ressources. »
Ce relèvement des âmes déchues est la gloire incompa-
rable du christianisme, dès son origine mème. La conversion
(1) Specul. perf. Redact. 1, édit. Lemmens, p. 81 et suiv.
(2) Op. cit.,t. 11, p. 239.
134 LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS
par notre saint de ses « frères les brigands » ne rappelle-
t-elle pas celle du bon larron par le Christ sur la Croix ?
Un ancien magistrat nous racontait naguère que se trou-
vant.un jour, comme substitut du procureur dela République,
près d'un condamné à mort, le matin même de l'exécution,
il pressait ce malheureux qui n'avait plus rien à espérer en
ce monde, de mettre du moins à profit les quelques instants
qui le séparaient de la guillotine, en se réconciliant avec Dieu.
Le temps pressait terriblement. Il ne pouvait rien obtenir et
commençait à se désespérer, quand il eut enfin l'heureuse
inspiration de rappeler au cœur deicet endurci le souvenir
de sa mère. Cette évocation de l'affection la plus pure, la
plus désintéressée, et partant aussi la plus vraie, fit aussitôt
briller une larme dans les yeux du condamné. Le magistrat
comprit que désormais sa cause élait gagnée. L'âme atten-
drie de l’infortuné, dans laquelle avait subsisté cette dernière
étincelle de l'amour filial, se rouvrit en effet bientôt au
repentir et à l'espérance. |
Le zèle, tel que l’entendait saint François, était bien autre-
. ment efficace que les indignations faciles, les objurgations
irritantes ; 1l n’avait rien de commun avec celui qui se tra-
duit par la haine des personnes, et dans lequel entre trop
souvent cette passion que réprouve une célèbre maxime de
l’Zmitation (1). |
Les Actus Beati Francisci nous montrent successivement à
l'œuvre ces deux zèles dans leur saisissant récit de la conver-
tion des brigands de Borgo-San-Sepolcro (2). On nous per-
mettra de faire cet emprunt au livre des Fioretti (3), non,
sans doute, pour l’opposer au Speculum dont nous avons fait
une de nos sources, mais, pour nous en servir, du moins,
comme d'un suggestif apologue, tout empreint de l'esprit de
notre saint.
Selon ce vieux document, Frère Ange, gardien du couvent
où se présentèrent ces mendiants, leur fit un rude accueil,
les traitant, — comme ils le méritatent, — de voleurs, d'ho-
(1) Ex passione interdum movemur, et zelum putamus (L. IF, c. v).
(2, XXIX, édition de M. Paul Sabatier. p. 98 et suiv.
(3) Paul Sabatier, op. cit, préface, p. I.
LES AFRECTIONS DE SAINT FRANCOIS 135
micides ; leur reprochant, après avoir ravi à d’autres le fruit
de leur travail, d’oser prétendre maintenant dévorer les'au-
mônes des serviteurs de Dieu ; leur déclarant qu'ils n'étaient
mème pas dignes de vivre, puisqu'ils ne respectaient per-
sonne et méprisaient Dieu ; les renvoyant enfin, avec injonc-
tion de ne plus jamais revenir.
« Or, porte le texte, vivement irrités, ils se retirèrent
avec une grande colère (1). »
Mais ensuite, la scène change, l'impression de ces crimi-
nels devient tout autre, quand le mème Frère Ange, sur
l'ordre de saint Francois, se prosterne devant eux, s’accuse
de dureté, et leur apporte, de sa part, le pain et le vin, produit
de sa quête, avec sa promesse, s'ils se convertissent, de
pourvoir à tous leurs besoins. Ils s'écrient : « Malheur à nous
qui passons notre vie à commettre des vols, des violences,
des meurtres mème, et, après de tels crimes, n’éprouvons
ni la crainte de Dieu ni le moindre remords, tandis que ce
saint frère s’accuse humblement devant nous, de quelques
paroles bien méritées par notre malice, nous transmet une
si généreuse promesse et nous apporte le pain et le vin de
la charité » (2). ’
Emus et touchés, ils vont trouver saint Francois et lui
demandent s'ils peuvent encore compter sur la miséricorde
divine. Francois les rassure bientôt, et, à force de charité.et
de tendresse, achève enfin la conquête de leurs âmes.
En parlant des affections de saint François d'Assise, nous
ne saurions omettre son ardent amour de la paix.
La paix! nom béni que l'Homme-Dieu aimait tant à pro-
noncer, et qu'à son exemple l'Eglise répète si souvent dans
sa liturgie. Sans la paix, il n’y a pas de vie possible, ni pour
les individus, ni pour les familles, n1 pour les nations elles-
(1) « Ili vero turbati valde cum indignatione maxima recesserunt.
(2) Ad invicem conferre cœperunt et dicere : « Heu nos misecros et in-
felices... qui pergimus non solum prædando homines et vulnerando, sed
etiam oceidendo : et tamen de tam horrendis sceleribus et homicidiis nullo
Dei timore et compunctione conscientiæ stimulamur. Et ecce iste sanctus
frater qui venit modo ad nos propter aliqua verba valde justa propter nos-
tram malitiam in nos irrogata, se coram nobis tam humiliter accusavit. Et
insaper saneti patris tam liberale promissum retulit et panis et vini bencfi-
cium attulit caritatis.
136 LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS
mèmes : nest-elle pas tombée des lèvres divines, cette pa-
role que tout royaume divisé contre lui-même périra ?
Sans doute il est des cas où la lutte s'impose. Mais, ne pour-
rait-on pas l'engager sur ‘un autre terrain que celui des per-
sonnalités et des injures, terrain singulièrement glissant
vers la calomnie, que rien ne peut légitimer et qui révolte
toutes les consciences honnètes ?
Plusieurs croient que le succès est à ce prix. On nous
permettra de demeurer sceptique à cet égard. Un seul résul-
tat nous paraît certain : la lutte s’envenime ; l’injure pro-
voque l’injure, et quel que soit le vainqueur, la victoire est
toujours chèrement achetée, car elle laisse, après elle, des
blessures qui ne se pardonnent pas, des haines qui creusent
des abimes entre les gens les mieux intentionnés.
Saint François qui fut, on l’a vu, l'homme de la miséri-
corde, fut aussi l’homme de la paix.
Comme il nous l’apprend lui-même dans son testament,
son salut était un souhait de paix (1).
Et ce n’était pas là pour lui une vaine formule. « La paix
que vous annoncez de bouche, disait-il à ses disciples, vous
devez encore plus la posséder dans vos cœurs. Gardez-vous
de provoquer qui que ce soit à la colère ou au scandale;
mais que votre douceur inspire à tous l'indulgence, la con-
corde et la paix. Car nous avons été appelés pour guérir
les blessures, rétablir les membres brisés. redresser les
erreurs ; et beaucoup qui nous semblent appartenir au dé-
mon, seront un jour les disciples du Christ » (2).
Un admirable trait, raconté par le Speculum, témoigne élo-
quemment de l’œuvre féconde de ce grand ami de la paix.
Ce fut l’un des derniers actes de sa vie si bienfaisante. Ses
jours étaient désormais bien comptés. Cloué sur son lit par
la longue et douloureuse maladie dont il ne devait pas se
guérir, 1] semblait désormais condamné à l'impuissance.
Or, une grande querelle s’était élevée entre l'évêque d’As-
sise et le podestat. Le premier avait excommunié le second ;
et, de son côté, le suprême magistrat de la cité avait fait pro-
(1) Salutationem mihi Dominus revelavitut diceremus : Dominus det tibi
pacem (Texte annexé par P. Sabatier au Speculum, ov. cit , p. 309 et suiv.).
(2) Tres Socu, c. XIV.
LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS 137
clamer la défense de passer aucune vente, aucun achat ni
aucun autre contrat quelconque avec le prélat.
François, ayant appris la chose, en fut profondément af-
fecté. Il se désola surtout de ne voir personne s’entremettre
pour rétablir la paix : « C'est une honte pour uous, serviteurs
de Dieu, dit-il, que l’évêque et le podestat se haïssent ainsi
sans qu'aucur de nous intervienne pour les réconcilier », et
aussitôt, il ajouta cette strophe à son cantique du Soleil :
« Soyez loué, Seigneur, par ceux qui pardonnent pour votre
amour et qui savent supporter les maladies et les tribula-
tions. Bienheureux ceux qui auront su garder la paix; par
vous-même, Ô Très-Haut, ils seront couronnés. »
Puis , appelant l’un de ses compagnons : « Va, lui dit-
il, trouver le podestat et demande-lui de se rendre à l’é-
véché avec les notables de la cité et le plus du monde pos-
sible » ; et, pendant que ce frère s’acquittait de sa mission,
il dit à deux autres frères : « Allez vous-mêmes devant l'é-
vêque, le podestat et la foule assemblée, et chantez le can-
tique du frère Soleil; Dieu aussitôt, je l'espère ,adoucira leurs
cœurs, et ils renoueront leur ancienne amitié. »
Or, comme tous s'étaient massés sur le parvis de l'évêché,
les deux frères se levèrent : « Le bienheureux François, fit
l'un d'eux, a, pendant sa maladie, composé un cantique pour
la gloire de Dieu et l'édification du prochain. Il vous prie
lui-même de l'entendre avec une grande piété » ; et ils en-
tonnèrent le chant inspiré. |
Le podestat, se levant aussitôt et joignant les mains, l'é-
couta très dévotement comme l'Evangile de Dieu lui-même,
et versa même d'abondantes larmes, car il avait un grand
culte pour saint François.
Le chant terminé, il s’écria devant toute l'assistance: « Je
vous le déclare en vérité, je pardonne non seulement à l’é-
vèque que je veux et que je dois tenir pour mon seigneur,
mais encore à quiconque aurait tué mon père et même mon
fils » ; et, se jetant aux pieds du prélat, il lui dit : « Je suis
prêt à vous donner toutes les satisfactions qu'il vous plaira
d'exiger, pour l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de
son serviteur le bienheureux François. »
L'évêque, non moins ému, le saisissant des deux mains, le
138 LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS
releva, et, s’accusant lui-même : « Par devoir d'état, dit-il,
je devrais être humble, et ma nature me porte à la colère. Il
faut que vous me le pardonniez. » Enfin, mus l’un et l’autre
par les mêmes sentiments de miséricorde et d'affection, ils
s'embrassèrent tendrement (1).
L'amour de saint François ne s’arrêtait pas à l’homme
lui-même. Il descendait jusqu'aux plus humbles créatures,
auxquelles 1l prodiguait également le doux nom de frères.
Nous ne saurions omettre, dans notre esquisse du Poverello,
ce trait original, qui lui appartient bien en propre, car il ne
se rencontre que chez lui.
« Qui donc, s'écrie Celano, pourra rendre son extrême
tendresse pour toutes les créatures de Dieu, et dire avec
quel enthousiasme il contemplait en elles la sagesse, la puis-
sance et la bonté du Créateur? » (2).
On connaît le gracieux tableau de son sermon aux oiseaux
dans la vallée de Spolète. quand heureux de ne pas les voir
s'enfuir à son approche, il les conviait à louer le Seigneur
qui leur a donné, disait-il, des plumes pour se couvrir, des
ailes pour voler, l’air pur comme séjour ; et, sans qu'ils ne
sèment nine récoltent, les décharge de tout souci, ne les
laisse nanquer de rien. L’auditoire ailé semblait lui prèter
la plus grande attention et l’approchait au point de toucher
sa robe et ne le quitta enfin qu’après avoir reçu, avec sa bé-
nédiction, la permission de reprendre sa libre envolée. (3)
Grand ami des oiseaux, saint François avait une sympa-
thie spéciale pour les alouettes :
« Nous-mèmes, qui avons vécu avec le bienheureux, af-
firment les auteurs du Speculum, nous rendons témoignage
que nous l’avons souvent entendu dire : s’il m'était donné
de parler à l'empereur, je le supplierais, pour l’amour de
(1) On attribue volontiers à l'influence bienfaisante de Francois la paix
qui fat jurée sur la place publique d'Assise entre les #ajores et les Minores
le 9 novembre 1210, et dont la charte, extraite des archives communales d As-
sise a été publiée par l'historien de cette ville, Christophani, (Voyez not.
P. Sabatier, Vie de saint François d'Assise, p.13). Rien de plus plausible,
en effet. Speculum perfectionis, éd. Sabatier, p. 199 et suiv
(2) Vita prima. p. I, c. xxix.
(3) Celano, Vita prima, p. E, c. xx1.
LES AFFECTIONS DE:SAINT FRANÇOIS 139
}
Dieu-et de moi-mème, de faire une loi pour défendre à tout :
homme de prendre nos sœurs les alouettes, et de leur faire
aucun mal » (1).
Il aimait le vol élevé de l'alouette, qui disait-il” « en vo-
lant, loue le Seigneur, comme les bons religieux qui, dé-
daignant les choses de la terre, ont leur conversation dans
le ciel » (2). Il aimait jusqu'à son plumage sans éclat, qui
la fait confondre avec le sol lui-même, et qu’il donnait
encore comme modèle au religieux, pour l’humble costume
dont ils doivent se revêtir {3).
Saint François affectionnait aussi vivement les agneaux,
voyant en eux, avec les textes sacrés, l’image de l'humilité
du Christ (4).
Un jour qu’il cheminait dans la Marche d'Ancône, avec un
frère, tout joyeux de l’accompagner, il rencontra un homme
se rendant au marché voisin, avec deux petits agneaux qu'il
portait liés ensemble sur son épaule. Emu d’entendre les
bélements plaintifs de ces pauvres innocents, François s'en
approcha et, comme le fait une mère pour son enfant qui
pleure, leur prodigua ses meilleures caresses.
Puis s'adressant au paysan : « Pourquoi fais-tu ainsi souf
frir mes frères les agneaux ? demanda-t-il.
— Je les porte au marché pour les vendre ; car j’ai besoin
d'argent.
— Et qu'en fera-t-on ensuite ?
— Les acheteurs les tueront etles mangeront.
— Qu'il n’en soit pas ainsi, reprit François, prends mon
manteau et donne-moi les agneaux en échange. »
Le paysan s’empressa d'accepter le marché, car le manteau
valait beaucoup plus que les agneaux.
Cependant, à peine notre saint fut-il nanti de son acquisi-
tion, qu’il se demanda ce qu'il allait en faire. Fort embar-
rassé, il tint conseil avec son compagnon, et se décida enfin
à confier les agneaux à leur ancien maître, en stipulant que
(1) Speculum, Redactio I, edit. Lemmens, p. &8.
(2) Op. cit, p. 49.
(3) Op. et loc. cit.
(4) Celano, Vita prima, p. X, c. xxvinr.
140 LES AFFECTIONS DE SAINT FRANÇOIS
celui-ci ne les vendrait jamais et qu’il ne leur ferait aucun
mal, mais les garderait et nourrirait avec soin.
Tel est le récit de Celano, qui n’en ternit la touchante
simplicité par aucun commentaire, pas même pour s'étonner
de cette confiance que plusieurs trouveront peut-être exces-
sive, mais qui est le propre des âmes bonnes et loyales, in-
vinciblement portées à voir les autres à l’image d'elles-
mêmes (1).
L'affection de François d'Assise pour les animaux, était
parfois payée de retour, témoin l’histoire de ce faisan qu'un
gentilhomme du comté de Sienne lui donna pendant sa mala-
die et qui ne voulut plus jamais le quitter.
Notre saint le reçut avec joie, non comme un mets délicat,
dont il n’avait nulle envie, mais comme une créature à chérir
fraternellement pour l’amour de Dieu ; il l’accueillit par ces
mots : « loué soit notre Créateur, frère faisan. »
Il voulut cependant lui laisser toute sa liberté : « Voyons,
dit-il à ses compagnons, si le frère faisan veut bien rester
avec nous, ou s’il préfère regagner les lieux qu’il a l'habitude
de fréquenter. »
Sur l’ordre de François, un Frère alla le déposer au loin
dans une vigne. Mais, aussitôt, d'un vol rapide, le gracieux
oiseau regagna la cellule du saint.
François le fit alors transporterplus loin ; maisil fut encore
bien vite de retour, et, comme pour forcer la porte, se
dissimula sous la robe des Frères et pénétra dans le pieux
asile.
Cette fois enfin, il fut recu comme l'enfant de la maison.
Le saint le pressa dans ses bras, en le choyant de douces
“paroles, et recommanda de bien le soigner.
Les frères cependant le confièrent à un médecin qui dési-
rait le garder et le nourrir par amour pour le saint, auquel il
avait voué une grande dévotion. Mais, chez son nouveau
maître, le pauvre animal ne voulut prendre aucune nourri-
ture. Le médecin, tout déconcerté, le reporta au couvent et
raconla ce qui s'était passé. Le mystère fut bientôt éclairci.
Posé à terre devant saint François, le faisan le regarda, et
(1) Celano, loc. cit.
LES AFFECTIONS DE SAINT FRANÇOIS 141
retrouvant, du même coup, la joie et l'appétit, se mit aus-
sitôt à manger avidement (1).
Toutes les affections de saint no se confondaient
dans un suprême amour pour ce Dieu principe de toute bonté
et de toute miséricorde, tel que sa foi le lui révélait.
Son credo embrassait le dogme catholique tout entier (2).
Signalons spécialement son indicible tendresse pour la Mère
de Jésus, qui nous donna le Christ pour Père (3); son culte
pour les anges (4) et pour les saints (5); la fervente admira-
tion dont vibraient toutes les fibres de son cœur pour la pré-
sence réelle de Jésus dans l'Eucharistie (6).
François d'Assise ne posséda pas, sans doute, la science
théologique de Dominique de Gusman; mais il n'avait pas
besoin de cette science, pour accomplir sa mission, qui, selon
la magistrale parole de Léon XIII, fut « d’exciter les chré-
tiens à pratiquer la vertu, et à ramener à l’imitation du Christ
ceux qui, depuis longtemps, s'étaient égarés dans d’autres
voies » (7).
Aussi bien, il avait au besoin, pour l'intelligence des textes
sacrés, des traits de lumière que les docteurs cherchaient
Harlois vainement dans leurs gros livres.
Pendant le séjour du Poverello à Sienne, un frère pré-
cheur, grand théologien, vint aussi dans cette ville, et lui
rendit visite. Ce savant religieux était lui-même un saint.
Les deux hommes de Dieu furent charmés du long entretien
qu'ils eurent ensemble.
Or le fils de saint Dominique demanda à saint Francois
comment 1l entendait cette parole d'Ezéchiel : Si vous ne
reprochez pas à l'impie son iniquité, je vous demanderai
compte de son âme. « Pour ma part, dit-il, j'en connais beau-
coup qui vivent dans le péché mortel, et je suis loin de leur
reprocher toujours leur impiété. Répondrai-je donc de leur
(1) Celano, Vita secunda, p. WI, c. cv.
(2) Vita prima, p. NI, c. xx.
(3) Vita secunda, p. IT, ce. cxxvul.
(4) Celano, loc. cit., c. cxxvi.
(5) Voy. Celano, loc. cit., c. cxxx.
(6) Celano, Vita secunda, p. HI, c. cxxix.
(7) Lettre encyclique du 17 septembre 1882.
142 L£S AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS
âme ? » François objecta humblement sa prétendue igno-
rance, qui, selon lui, le rendait plus propre à recevoir l’en-
seignement d'autrui qu'à émettre lui-mème son avis.
Le dominicain, humble aussi, malgré sa science, insista :
« Frère, dit-il, quoique plusieurs savants, m’aient déjà donné
leur réponse, je serais bien aise, cependant, de connaître
votre sentiment. »
Francois dit alors : « Cette parole, dans son sens général,
me paraît devoir être ainsi comprise : le serviteur de Dieu
doit agir de telle sorte que ses exemples mêmes, et la lecon
qui se dégage de sa manière de vivre parlent suffisamment
contre les impies. et fassent clairement éclater leur iniquité
aux yeux de tous. » |
Grandement édifié de cette réponse, le frère prècheur dit,
en se retirant, aux compagnons de saint François : « La théo-
logie de cet homme inspiré a le vol de l’aigle, tandis que la
nôtre se traine péniblement à terre (1). »
Paul HENRY.
T. O.
(1) Celano, Vita secunda, p. HE, ce. xivi.
DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE
D'APRÈS LES SCOLASTIQUES
Deux genres opposés se partagent les actes de la con-
naissance humaine : les opérations sensitives et les opéra-
ions intellectuelles. Par les premières, nous prenons con-
naissance d'objets purement individuels et particuliers ; par
les secondes nous faisons abstraction des objets individuels,
pour ne considérer que l’universel. Bien que cette dernière
connaissance soit toujours fondée sur la considération de
quelques objets particuliers, elle s'oppose de soi à la con-
naissance particulière.
Sans rien conclure encore sur la nature intrinsèque des
sens et de l'intelligence, mais à s’en tenir à la pure obser-
vation de leurs actes, il faut les regarder comme deux genres
extrèmes de la connaissance. L'acte de l'intelligence exclut
de soi l'arrêt de l'esprit à l'élément individuel, concret,
variable, multiforme, bien qu’elle le présuppose (1). L’acte
de la connaissance sensible consiste, au contraire, dans cet
arrêt ; et, sous ce rapport, il est le plus simple des deux, et
demande par conséquent à être toujours étudié le premier.
Mais, à leur tour, nos connaissances purement sensibles
renferment des espèces différentes. Voir un paysage, en
évoquer le souvenir ou en composer un à son gré, c'est
toujours rester dans les bornes de la connaissance sensible,
cer, c'est toujours s arrêter à quelque objet particulier ; tou-
tefois, ces actes : voir, s’imaginer qu'on voit, se souvenir
d’avoir vu, ne sont pas en tous points identiques, et ce sont
leurs différences manifestes qui nous obligent à distinguer
les sens internes des sens externes.
(1) « Singulare in rebus materialibus intellectus noster directe cognoscere
non potest. » (S. Thom., I* p. q. LXXXV. a. I.)
144 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE
Tous nos sens sont une partie de nous-mêmes; toutes
nos connaissances sensibles sont une modification de
nous-mêmes. Ce n’est donc pas à ce point de vue qu’on peut
distinguer ane connaissance. sensible externe d’une con-
naissance sensible enterne. Mais, certaines de nos con-
naissances sensibles ont pour condition imimédiate de
leur exercice une modification périphérique de notre corps
dans un organe spécial : œil, oreille, épiderme. Les autres
ont pour condition immédiate un mouvement de l'écorce
interne cérébrale et n’importent des modifications organiques
externes qu'à titre d’excitants antérieurs virtuels. Ainsi, la
vision du paysage requiert la présence d’une certaine image
sur la rétine, tandis que son souvenir ou sa composition
imaginaire exige l'exercice d’une fonction cérébrale et an-
térieurement la vue d'objets semblables. Nous avons donc
deux sortes de connaissances sensibles : les sensations et les
images, et par là nous distinguons les sens externes qui
ont les sensations, des sens internes qui ont les images.
Provisoirement toutefois, cette division n’est admise qu'à
titre de probabilité et comme procédé méthodique. Elle ne
peut être admise comme certaine qu'après l'analyse des
genres qu'elle oppose. Mais dès à présent, elle a l’a-
vantage de s'appuyer sur des caractères faciles à reconnaître
et de séparer le plus connu du moins connu. L'imagination
d'une couleur ou d'un son présuppose la sensation de la vue
ou de l’ouïe, puis y ajoute quelque chose de soi. C'est donc
par l’étude de la sensation que nous devons commencer. Tel
est du reste le seul but de ce travail ; il nous paraît aussi le
plus inportant: « C'est, en effet, l'existence du monde exté-
rieur et la possibilité de le connaître qui sont en jeu dans
ce redoutable problème, et par conséquent l'existence même
et le fondement de toute science expérimentale. » (1).
(1) Assé FarGes, L'Objectivité de la perception des sens externes, p. 13.
D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 146
DES PARTIES ESSENTIELLES DE LA SENSATION.
Aristote classe la sensation dans le genre mouvement et
passion, soit qu'il la considère par rapport au sujet qui l’é-
prouve, soit qu'il l’envisage par rapport à l’objet qu’elle
représente (1). Il la définit : un état passif de celui qui sent.
Par rapport à son sujet, toute sensation est un acte ou un
état déterminé, qui apparaît à nouveau dans l’un de nos or-
ganes : la vue d’un objet se fait par une image colorée sur
la rétine. La sensation rentre, sous ce rapport, dans le
genre commun des mouvements matériels, et, par con”
séquent, tout animal qui éprouve une sensation commence
par être passif, car nul ne se donne à lui-même l'acte du
mouvement qu'il n'a pas. Par cette observation, Aristote
inaugure un procédé capital dans son étude de la connais-
sance humaine ; il l’applique à chacune de ses espèces, sui-
vant la mesure où l’analyse de chacune le demande, les lois
universelles qui expriment, comme il le dit, « les raisons
premières de l'agir et du patir ».
Par rapport à son objet — par objet, il suffit d'entendre ici
ce que chaque sensation contient et présente spécialement à
l'esprit, sans rien préjuger de ce que cet objet est en soi, —
la sensation apparaît encore comme un état passif de nos
organes. Aucun de nos sens externes ne se sent soi-même,
mais il connaît le sensible qui est actuellement en lui. Si
nous voyons un objet rouge ou vert, ce n'est pas notre ré-
tine que nous voyons, mais du rouge ou du vert qui fait
tache sur notre rétine. De même l'oreille n'entend pas le
tympan lui-mème, mais les vibrations du tympan. Le sens,
comme le dit Aristote, ne se connaît pas, mais connaît autre
chose que soi, c’est-à-dire ses diverses modifications. Or,
(1) Sentire consistit in movert et pati. Est enim sensus in actu quædam
alteratio. Quod autem alteratur, patitur et movetur. De anima, (lect. X.)
E. F. — VIII. — 10
| J
146 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE
cette incapacité de se connaître soi-même est contradictoi-
rement opposée à l'hypothèse d’un sens en acte en soi. Si
tout sens possède actuellement son objet par le fait même
qu'il existe, s’il Y a simultanément dans la rétine et dans le.
tympan, antéricurement à toute action du dehors, l’objet de
la sensation et le pouvoir de sentir, exister pour le sens,
c’est connaître, et c'est se connaître nécessairement soi-
même. Le sens externe qui n'arrive pas à se percevoir est
donc passif.
D'alleurs, l’idée d’un sens en acte enchaîne invincible-
ment l'esprit dans un subjectivisme absolu, puisqu alors
la sensation se produit en dehors de toute excitation exte-
nieure. C'est pourquoi, nombre de subjectivistes se gardent
si bien dans leurs fines analyses de remarquer ce caractère
passif de la sensation. |
Sentir, c'est d’abord patir, c'est ensuite réagir. Tout être
qui recoit un mouvement où une forme, s’il n'est pas l’iner-
tie absolue de la pure puissance, réagit sur ce qu'il recost. H
recoit dans une certaine mesure le mouvement qu'on lui
imprime, et cette étendue de sa réceptivité, ce rendement
de ce qu'on dépose en lui, constitue comme une sorte de
réavtion, puisque c'est la mise en œuvre de sa propre capa-
cité. Supposons deux corps à la température de Ü'centigr:
On les soumet twus les deux à la même source de chaleur,
et pendant que l'un monte à 1°, l’autre monte à 10°. Nous
surprenons [à sur le fait ka réaction propre des corps sur
les mouvements qu'ils reçoivent (1).
Donc, tout étre qui recoit du mouvement, le recoit dans
une mesure qui lui est propre ; c’est une sorte d'effet imma-
nent de sa forme et de ses dispositions. Le sens aura donc
lui aussi une facon originale de recevoir les impressions du
dehors. Or, la disposition, la forme essentielle du sens, c'est
de recevoir ces impressions à titre de »anifestation, ou.
comme dit Aristote, « d’apparences qui existent en Jui »:2".
L'action propre du sens, c'est de connaître et connaître c'est
(1):« Anima hoc ipso quod aliquid patitur. aliquid etiam ipsa agit. » (Sax-
TTC ‘ . ; Sr ‘).):
.SEVERINO. Dynamilogia, p. 223.)
(2) TU, De Anima.c 1.7.
D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 147
avoir en soi l'apparence de quelque chose, quels que soient
l'objet at la eause de cette apparence, qu'elle soit vraie ou
illusoire. Qu'elle se vérifie en tout ou en partie, c’est un
fait indéniable qu'elle ne se produit que dans les êtres doués
de connaissance ; elle est le trait original de leur action et
par conséquent l'essence mème de la sensation en tant que
connaissance.'Les efforts du subjectivisme pour nous prou-
ver qu’elle est une illusion prouvent son existence.
‘En un mot, agir, c’est donner de l'être sous une forme, ou
sous une autre. Le sens donne une forme nouvelle de l’être
aux impressions qu’ilreçoit, il leur communique l'être repré-
sentatif. Donc le sens agit ou, pour parler plus exactement,
ilopéère.Car saint Thomas a coutume d'employer le terme agtr
pour signifier l'action transitive qui a sa cause dans un indi-
vidu et son sujet dans un autre, comme l'action d’échauffer
qui estcausée par À et recue par B. Il réserve ainsi le terme
d'opérer, aux actions qui se passent tout.entières dans le sujet
qui les cause, comme connaitre et vouloir.
Toutefois, cette succession d'activité et de passivité donne
à ka passion du sens un caractère à part. Elle n’est pas, re-
marque Aristote, une passion proprement dite, comme
celles que nous observons dans les corps inorganiques.
Celles-ci, en effet, sont essentiellement des altérations,c'est-
à-dire des mouvements qui tendent de soi àce que le phi-
losophe appelle des générations substantielles, aux transfor-
mations chimiques des corps. Tel est, par exemple, le carac-
tère de la chaleur, même la plus faible, qu’on fait passer d’un
corps dans un autre, parce que sans changer de nature, mais
portée seulement à un certain degré, elle fera disparaître les
formes individuelles du corps, et fera résulter de nouveaux
composés On peut dire, en somme, que toute passion d'un
corps inorganique est.aux dépens de sa propre forme, sinon
en fait, au.moins en tendance. Cest pourquoi Aristote appelle
ces sortes de changements des altérations:
La passion propre du sens, au contraire, ne tend pas de
soi à le détruire, parce que le sens lui oppose une forme et
une réaction supérieure. Sans doute, toute sensation a ses
concomitants organiques qui consistent en une réelle alte-
ration de :l’organe : l'œil qui voit dépense de la force ner-
148 DE LA CONNAISANCE SENSIBLE
veuse musculaire, et pour suffire à cette dépense, sest issus
se désoxydent et se déphosphatent; mais,cettealtération n’est
pas en raison de l'acte formel de connaissance, mais en rai-
son de ses excitants matériels et de ses conditions de même
ordre.
L'acte formel de connaissance est ce qui donne à l’im-
pression organique l'être représentatif ; et, sous ce rapport,
plus une perception est répétée, plus son exercice devient
facile et son acuïté considérable : c’est en ce sens qu’on
parle d’un œil ou d'une oreille exercés. A ce point de vue, le
sens n'est pas un réactif qui se consume, comme un corps
qui s'oxyde en attaquant l'oxygène. C’est une unité perma-
nente qui attire à soi et qui s'assimile des unités d'ordre
inférieur ; cest une unité qui transforme en soi tout ce qui
la touche, mais toujours au profit de sa propre forme. Alors,
comme dans la nature, tout organe s'adapte aux fonctions
qu'il doit exécuter et aux forces qui le meuvent, l'organe
sensible, l'œil par exemple, instrument d’une unité et d’une
force assimilatrice supérieure et permanente, prendra quelque
chose d’inaltérable, sans toutefois sortir des bornes et des
lois de sa nature corporelle ; mais, au contraire, il respec-
tera les unes et appliquera les autres avec une vigueur et
une subtilité de moyens, où l’on reconnaît à son acte l'intel-
ligence qui adapte les choses. L’organe se maintiendra inal-
térable; par compensation, il prendra d'un côté dans le
sang ce qu'il perd de l’autre dans lés mouvements qu'il
exécute ; et ce procédé s’opérera par les seules forces natu-
relles d’action et de réaction chimiques qui sont dans tous
les corps.
Cependant, cette force de compensation a ses limites,
comme tout ce qui résulte d’un équilibre de forces et d'action
contraires. Le sens est, comme dit Aristote, une proportion ;
son existence se continue et ses fonctions sont assurées par
un rapport déterminé entre ses dépenses et ses recettes
organiques, en sorte qu’une impression assez vive pour ar-
rêter sa réaction réparatrice et nutritive altérera ses tissus.
C'est ainsi que des efforts trop prolongés ou trop intenses
amènent une perte momentanée de la perception et des dé-
sordres hallucinatoires. De là cette formule d’Aristote :
D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 149
« l'excellence du sensible produit la corruption du sens. »
I y a donc deux éléments dans la sensation : d’abord une
impression organique reçue par manière de passion, puis,
une opération qui constitue l'acte formel de connaissance et
qui s'appelle encore perception. On voit ainsi que l’activité du
sens n’est qu'une activité provoquée, en sorte qu'à l'égard de
toute sensation il y a deux agents partiels et subordonnés :
l'agent extérieur qui fait l'impression du sens, l’agent inté-
rieur qui fait la connaissance. Toutefois, il est plus exact,
croyons-nous, de classer le sens parmi les puissances pas-
sives, parce que son objet est d’abord actif à son égard et que
__ sa propre activité ne s'exerce que provoquée par cet objet.
_ Les physiologistes contemporains entendent par sensibi-
lité toute excitation organique suivie de mouvements vitaux.
Ils parlent de la sensibilité d’une plante à la lumière, de la
sensibilité des tissus organiques. Cette expression vague
sert facilement d'enveloppe et de preuve à cette hypothèse
toute gratuite qui consiste à faire de là sensibilité animale
et consciente une force plus relevée du mouvement pure-
ment corporel. Nous autres, nous appelons sens ce qui nous
fait connaître les objets particuliers, et sensibilité la proprié-
té caractéristique du sens, c’est-à-dire, le pouvoir d’avoir en
soi l'apparence d’un objet particulier. Nous attribuons la sen-
sation aux hômmes et aux animaux en vertu de signes exté-
rieurs qui la manifestent chez eux comme chez nous. Les
plantes donnent bien des signes de mouvement, mais ne
donnent aucun signe de connaissance et n’en possèdent aucun
organe ; leurs mouvements s'expliquent suffisamment par le
jeu des affinités chimiques et des lois physiques. On ne sau-
rait donc leur attribuer la sensation que par métaphore.
La sensation, c'est-à-dire, la perception jointe à l'impres-
sion sensible, est un acte de connaissance. Mais tout acte de
connaissance renferme un certain contenu, il a un objet.
Donc, pour savoir tous les éléments de la sensation, il faut
déterminer son contenu et son objet. La vision apporte des
couleurs, l'audition manifeste des sons... toujours la con-
naissance sensible extérieure s'exerce sur un objet. Que
doit-on entendre par cet objet?
La sensation, dit saint Thomas, n’est pas un mouvement
150 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE
de l'esprit qui va chercher les choses en soi et au-dehors de
nous, comme la chaleur qui passe d’un corps dans un autre ;
elle est une de ces actions qui se passent entièrement dans
l'agent, et qui portent le nom d'opération. La sensation est
donc une opération tmmanente. De là, il résulte nécessaire-
ment que les sensibles manifestés à l'esprit par les senss-
tions, le bleu, le jaune, le vert, les sons, la chaleur etc. ne
sont pas en dehors de nous, mais en nous-mêmes. En sorte
que le sensible en acte et le sens en acte sont une même
chose (1).
Saint Thomas, comme Anistote, ne craint aucunement de
faire cette concession au subjectivisme ; et il le craint d’au-
tant moins qu'elle lui permet de trouver une part de vérité
dans la thèse qu'il attaque, et de dégager la sienne de cette
objection équivoque et tant de fois ressassée : « Comment
pouvez-vous dire que les qualités sensibles, de pures modi-
fications de nos organes, des états tout subjectifs de votre
œil, de votre oreille... sont dans les objets ? »
« Il peut être vrai, répond saint Thomas, que les sensibles
en tant que sensibles, ne sont rien, si l'on entend parler des
sensibles en acte, qui ne sont rien en dehors de la sensation.
Le sensible eh acte, c'est ce qui est contenu dans la sensa-
tion, et, sous ce rapport, tout sensible en acte n’est qu'une
modification des sens, et il serait impossiblé qu'il existèt
s'il n’y avait pas de sens. » (2)
On croira peut-être que l’école thomiste n’a pas saisi
toute la portée de cette théorie, ou qu'elle a tenté de l’atté-
auer. Voicià ce sujet ce que pense le cardinal Cajetan : « De
ce fait que la passion du sens et l’action du sensible s’identi-
fient, et que la passion du sens n'est autre chose que la ser-
sation, et que l’action du sensible est évidemment ce que
l'on sent, il résulte que c'est la sensation elle-même qui est
sentie. Si, en effet, quelqu'un entend, il entend évidemment
le:son. qui frappe son oreille, autrement il n‘entendrait pas ; :
or, entendre le son qui nous frappe, c'est sentir notre propre
impression, c’est entendre notre audition. » (à)
(1) De Anima, lib. II.
(2) Métaph., lib. IV.
(3) De Anima, lib. II.
D'APRÈS LES SUOL\STIQUES [51
Que l’on ne conclue pas cependant de ces paroles que les
qualités sensibles étant dans les sens, elles ne sont pas dans
les choses. Ce serait commettre le sophisme du relatif à
l'absolu, du secundum quid ad simpliciter. « Sache donc,
pauvre philosophe, continue Cajetan, qu'en disant que les :
sens sentent leurs propres sensations, ou l’action des objets
sur eux, nous ne parlons que du fait: toute notre intention
est de dire que nous éprouvons en nous telle modification
qui est du son, et telle autre qui est de la lumière. »
Quant à la cause de ce fait, elle est nécessairement un an-
técédent objectif de la sensation : « Qu'en soi, dit sæint
Thomas, à la suite du passage cité plus haut, qu'en soi les
sensibles qui agissent sur nos sens ne soient rien, c’est ma-
nifestement impossible. Car, si on supprime le conséquent,
on ne supprime pas de ce chef l’antécédent. Or, ce qui im-
pressionne le sens, ce n’est pas le sens qui ne se sent pas,
mais qui sent quelque chose du dehors, ce qui constitue un
antécédent naturel de la sensation, semblable au moteur qui
est l'antécédent naturel du mouvement. »
Où est l’action des corps, l’action d'échauffer, par exemple
se demande Aristote, en étudiant les lois générales du mou-
vement? Et il répond : dans l'agent comme dans sa cause,
dans Îe patient comme dans son sujet. Mettez un corps
chaud dans un vide absolu, il sera chaud, mais il n’échauf-
fera pas. Son action n’aura lieu que si quelque corps ambiant
s’échauffe à son contact, et cette chaleur excitée en dehors
de lui, sera précisément son action. Où est le sensible, se
demande le philosophe dans le Traité de l'Ame? Dans les
choses comme dans sa cause, en nous comme dans le sujet
où il est en acte, c’est-à-dire, ‘des impressions actuelles faites
par les choses sur nos organes extérieurs.
152 DFE LA CONNAISSANCE SENSIBLE
Il
DU PRINCIPE FORMEL DE LA SENSATION,
OU DE L'ESPÈCE IMPRESSE.
La sensation, comme on vient de le voir, comporte une al-
tération organique et une opération cognoscitive ou percep-
tion. De quelle facon les comporte-t-elle ? Est-ce, comme l'ont
pensé Platon, Descartes, Malebranche, que l'impression or-
ganique ne serait qu'un antécédent, une occasion tout à fait
extrinsèque de la perception, et celle-ci un acte tout spiri-
tuel de l’Ââme ? Est-ce, au contraire, comme l'ont enseigné
Aristote et saint Thomas, que l'impression organique et la
perceptionseraient entre elles, comme les éléments d'un seul
et même acte, comme matière et forme, comme l'opération
qui s'exerce et l'objet qui la spécifie ?
L'opinion de Platon a pour avantage principal de nous
rendre la connaissance sensible impossible. Les corps, selon
ce philosophe, ne peuvent agir sur l'âme, qui est substance
spirituelle. C’est donc l’âme seule qui se détermine à perce-
voir; par conséquent, à proprement parler, il n'y a pas de
connaissance qui mérite le nom de sensation. Il y a seule-
ment des impressions qui modifient nos organes, et, à leur
occasion, l'âme se tourne vers l'idée générale qui leur cor-
respond. |
Malheureusement, toute cette théorie repose sur un prin-
cipe faux que l'expérience dément sans cesse. Nous expéri-
mentons chaque jour l’action des substances corporelles sur
notre âme. La sensation d'un poids de 10 kilos n’est pas
l’idée de pesanteur quelconque à laquelle on peut s'arrêter
à ce propos, mais bien une certaine impression tactile, ner-
veuse, musculaire formellement présentée à notre connais-
sance. Oublier ce fait, c’est creuser un vide entre notre âme
etle monde corporel, que seules des hypothèses invérifiables,
comme l'harmonie préétablie, peuvent combler.
ù
D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 153
L'expérience directe ne réfute pas seulement l'hypothèse
de Platon, elle établit la théorie des scolastiques. Recevoir
l'impression organique et la percevoir ne sont pas deux actes
distincts, comme ètre chauffé et puis chauffer à son tour. Etre
chauffé et chaufferse distinguent réellement, parce que ce sont
deuxactions qui se passent en des sujets opposés: être chautté
est causé par À et se termine en À, et chauffer ensuite a pour
cause B et pour terme C. Percevoir l'impression de rouge
et en recevoir l'impression ont, à la vérité, des causes oppo-
sées : la cause de la perception est en nous, et la cause de
l'impression est dans les choses. Mais ces deux modifica-
tions se passent également dans celui qui perçoit ; elles sont
dans un même sujet. Dans ce sujet, elles ne se succèdent
pas seulement, elles concourent de soi à former ce tout indi-
visible qu'on appelle la sensation. Un homme dont l'œil mal
conformé n’a jamais eu la vibration du rouge est aveugle
pour tous les objets rouges ; iln'en a pas la perception, tandis
qu'il exerce celle-ci sur des objets blancs. Celui qui possède
celte perception, au contraire, possède une perception
spécialisée par l'impression particulière du rouge sur la
rétine. L’impression organique est, ainsi que le disent les
scolastiques, l'espèce même de la perception, et la percep-
tion est l'acte qui donne à cette espèce l’être intentionnel de
la connaissance.
Les espèces impresses sont aujourd’hui traitées de fictions
absurdes : « Les philosophes prétendent que les objets de
dehors envoient des espèces qui leur ressemblent, et que
ves espèces sont portées par les sens extérieurs jusqu'au
sens commun, ils appellent ces espèces-là wrpresses, parce
que les objets les impriment dans les sens extérieurs... C’est
pourquoi les philosophes disent ordinairement que ces es-
pèces sont grossières et matérielles. ce sont donc de petits
corps. » (1) De nos jours, en France, c'est encore aux argu-
ments de Malebranche qion demande la réfutation de la
doctrine scolastique. C’est à peine si on accorde aux scolas-
tiques d’avoir un peu modifié la théorie de Démocrite, en
substituant l'émission d'images à celle de simples atomes.
(1) Marssraxcur, Recherche de la Vérité, livre IIS, Ile partie, ch. I.
154 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE
(Quand la mode sera venue d’étudier.les svolastiques dans les
scolastiques, on pourra lire dans saint Thamas : « Aristote
s'accorde avec Démocrite en ce qu'il reconnaît que la sen-
sation à pour cause l'impression du sensible sur le sens,
mais il rejette l'émission des atomes ét admet que les sens
ont une certaine opération. » (1) |
Et, si l'on veut expliquer d’une facon plus positive ce que
saint Thomas et les scolastiques ont compris par cette
impression des sensibles sur les sens, voici ce qu'on pourra
hre à la lecon XVI de Sensu et Sensato : « Certains philo-
sophes supposèrent que les sensibles agissent dans les sens
par une sorte d'émission, comme si des courants de sen-
sibles se fussent détachés des objets pour arriver aux sens.
Mais Aristote établit que les objets altéraient le milieu, et
que celui-ci communiquait son mouvement aux sens... Ces
espèces qui arrivent aux différents sens ne sont pas des
corpuscules qui se détachent du corps, comme on l'a pré-
tendu, mais chacune d'elles est un mouvement et une pas-
sion du mäieu altéré par l’action de l'objet. »
Saint Bonaventure, dans son ltinerarium mentis ad Deunm,
résume, en ces termes, toute la théorie de l'Ecole sur
cette matière : « Tout le monde sensible, dit-il, entre dans
notre âme par l'appréhension. Cependant, tous ces objets
qui sont extérieurs y pénètrent, non en leur propre nature,
mais en leurs images. Ces images se forment d’abord dans
un lieu intermédiaire et distinct ; de là, elles passent en
nos organes extérieurs, qui les transmettent au sens inté-
rieur, et celui-ci les conduit jusqu'à la puissance qui les
saisit. Ainsi, les images de tout ce qui nous arrive du dehors,
ayant d’abord pris naissance dans ce lieu intermédiaire, et
étant transportées dans nos organes, la faculté compréhen-
sive de notre àme se retourne sur elle et les embrasse sans
exception. .» (2)
Les espèces sont donc un mouvement causé parles corps
dans nos organes, où comme disaient les scolastiques, une
qualité de nos organes. Ils ontæppelé ces qualités des espèces
(1) Quæst. LAXXXIV. a. VI.
(2 Cap. Il.
D'APHÈS LES SCOLASTIQUES 158
species, parce que ce mot traduisait exactement celui d'Aris-
tote, ridos : etle mot latin, comme le mot grec semble bien
convenir pour signifier les apparences ou les formes que re-
vêtent les choses dans nos sens. Mème du temps de Male-
branche, les scolastiques n'avaient pas une autre opinion
sur les espèces.
HT
NE L'AME EN TANT QUE PRINCIPE DE LA PERCEPTION
Puisque la sénsation n'est pas seulement une impression
organique, et que l'espèce constituée par cette impression
recoit une modalité nouvelle dans l'acte de la perception, il
faut reconnaître dans l’ète sensitif un agent spécial qui pos-
sèd'e en lui la raison efficiente de cette modalité nouvelle,
qu'on appelle l'être représentatif.
Sur ce point, les physiologistes et les philosophes s'accor-
dent complètement. « Il faut, dit M. Luvs en parlant du ré-
seau sensoriel constitué par l’organe externe, le centre et le
nerf qui les unit, il faut qu'il soit actif, qu'il s'érige en quel-
que sorte. et que, par une sorte d'assimilation CLÉ il con-
vertisse l'incitation purèment physique en incitation physio-
logique, la vibration lumineuse, par exemple en vibration
nerveuse. » (1) Ce n'est pas, en ellet, l’image rétinienne
toute seule qui-constitue la vision car, elle peut exister sans
que la vision s’ensuive comme on le voit chez les hallucinés
de la vue, et dans le cas simple de distraction : au lieu d’un
mur blanc, l'halluciné voit un fantôme.
L'homme qui fait l’acte de vision a en lui telle vibration
caractéristique, celle du blanc ou du jaune, présente à titre
de représentation et d'apparence perçue. C’est là ce que les
scolastiques ont'appelé communément la présence formelle,ou
présence intentionnelle des espèces dans le sens, par opposi:
tion à leur présence non perçue, qui se borne alors à une
(t) Le Cerveau, 2 partie, liv. I, ch, 2.
156 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE
simple inhérence dans l'organe et d ‘ils appellent présence
matérielle (4).
Mais d’où vientcette présence formelle des cher au sens?
Est-elle le résultat de ce mouvement moléculaire que l’im-
pression de l'organe externe communique aux centres: vi-
bration nerveuse de nature spéciale, en tant qu'elle ne
s'exerce que dans le système nerveux, mais, en somme,
purement dérivée du mouvement local, comme la chaleur,
la lumière; ou bien, est-ce l'effet propre d’un agent en soi
immatériel, qui toutefois n'existe et n’opère que dans L ma-
tière, c'est-à-dire de l’âme ?
Il n’est pas rare aujourd'hui d'entendre reprocher à cette
dernière solution, de jeter l'esprit humain dans la région
mystérieuse et hypothétique du surnaturel — ce qui est
grave ! — D'après ces philosophes, les spiritualistes, au lieu
de chercher à faire l’unité — ce qui est le but de la science
— entre les faits physiologistes de l'impression organico-
nerveuse et le fait psychologique de la perception, invoquent
arbitrairement, pour expliquer celle-ci, la présence d’une
substance immatérielle ; ce qui est faillir à toute explication,
en expliquant par l'inconnu. « Rien de moins conforme, dit-
on, aux méthodes de l'induction scientifique, car elles ex-
cluent toute hypothèse qui n’explique pas. » (2)
Il y a spiritualisme et spiritualisme. Il y a un spiritualisme
qui met un abîme entre l’âme et le corps, entre la perception
et la sensation (Malebranche) ; et j'accorde volontiers que ce
spiritualisme ressemble fort à une hypothèse qui n’explique
pas. Mais, 1l y a le spiritualisme expérimental autant que
rationnel de saint Thomas, qui n'entend pas voir dans les
faits sensibles plus qu'ils ne contiennent, mais qui en dégage,
sans parti pris, tout ce qu’ils renferment, et de la sorte
n'admet rien sur l'âme, ni même sur Dieu qu'une rigoureuse
expérience n'ait confirmé. (3) Malheureusement, des deux
(1) . . respondetur speciem informare dupliciter potentiam, scilicet entita-
tive seu inhærendo, intentionaliter autem et vice objecti perficiendo, seu po-
tius transformando potentiam in objectum. Cf. Joan À S. THoma, Phil, natur.
IT part, q. VI. art. III,
(2) Taine, /ntelligence, 1 liv. IT ch. 2.
(3) 19 pars. q. LXXXV, a. 1.
D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 157
spiritualismes, c’est le moins connu, et il porte depuis long-
temps les torts de l’autre. Or, dans la question qui nous
occupe, saint Thomas ne se contente pas d’assigner à l’es-
pèce représentative un certain être immatériel, il dit positi-
vement et avec insistance qu’elle possède de ce chef un étre
spirituel. « Pour la perception des sens, dit M. Gardair,
opération propre à la vie animale, il faut, dans l'organe cor-
porel, une modification d’un ordre supérieur à l’ordre phy-
sico-chimique. Saint Thomas appelle spirituelle cette modifi-
cation, parce qu'elle ne produit pas une qualité physique,
telle que la couleur ou la chaleur. Il n’en enseigne pas moins
que cette modification dite spirituelle est faite dans l'organe
corporel. La puissance de sentir est une faculté organique,
mais dont la nature et la portée dépassent celles des forces
physico-chimiques à tel point que ses actes ne s’accom-
plissent pas par la vertu de ces forces. » (1)
Au lieu de se résoudre, la difficulté paraît se compliquer.
et saint Thomas ne s entend plus lui-même, puisqu'il a
prouvé contre Platon que la perception n est pas un acte
spirituel de l'âme.
Saint Thomas emploie ce mot dans un sens large : il trouve
du spirituel non seulement dans l’âme et les intelligences
séparées, mais dans le milieu corporel : c’est quelque chose
d'impondérable, d’impalpable, le fluide, par exemple. Mème
dans le sens, il reconnaît un esprit, l'esprit vital ou animal.
Esprit, spiritus, est en effet, à proprement parler, un souffle,
et caractérise par là l'action de la vie. De 1à son emploi
pour signifier tout ce qui est l'opposé de la passivité, de
l'altération et de la matière, et de là son usage légitime pour
désigner toute action ou toute forme qui ne résulte pas des
forces de la matière.
Or, l'être intentionnel et représentatif des espèces n’a
rien en soi des propriétés caractéristiques des mouvements
matériels. Car, tout mouvement matériel, comme la chaleur,
altère le sujet qui le recoit et le dispose ad non esse; il pro-
cède d’un agent altérable et modifie un sujet altérable. L'acte
de perception est, en vérité, provoqué par des mouvements
(1) Corps et äme, p. 100.
158 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE
semblables : altération de l'œil, etc. mais ces altérations re
le constituent pas. H consiste en une opération qui, Loin d'al-
térer le sens, le fortifie et lui donne de l'acuité. Invisible
de soi, mystérieuse pour l'organe, uette forme spirituelle
est visible et tangible dans les phénomènes de notre propre
vie sensitive. Nous ne voyons pas notre âme sensitive 82 se,
mais nous la voyons opérer dans nos sensations ; et, sous
peine de diminuer arbitrairement l'expérience, nous devons
la tenir pour aussi réelle que la sensation qui la contient.
Et l'unité de la science, dirat-on ? L'unité de nos:expli-
cations vient après la vérité des faits, et, quand elle la con-
tredit, on n’est pas trop sévère en l'appelant à son tour « une
hypothèse qui n'explique pas ».
D'ailleurs, la théorie de saint Thomas traduit admirable-
ment la gradation de l'esprit qui se dégage peu à peu ‘de la
matière, jusqu'au point de s’en séparer totalement. L'imma-
tériel se retrouve dans tous les phénomènes de à matière
brute. Tout patient qui se modifie par l'impulsion d'un agent.
sans se combiner chimiquement avec lui, comme l'air agité
par les vibrations, prend un mouvement et une forme sem-
blable à celle de l'agent, mais c'est tout ce qu'il prend de
lui. Ils ne se communiquent pas leur matière, comme le font
le fer et l'oxygène qui se combinent, ils se communiquent
une pure forme sans matière. Et, à ve point de vue, saint
Thomas s’objecte et se concède que la réception d’une ‘forme
sans matière, n'est pas un fait caractéristique de la comnais-
sance sensible, mais un fait général de mouvement.
Cependant, bien que cette forme n'apporte avec elle aucune
matière altérable et altérante dans le corps qui la revoit, elle
trouve en celui-ci une matière altérable : Fair au contact de
certains corps cède de son oxygène. Si donc l'agent et le pa-
ent sont deux corps altérables, les formes qu'ils se eom-
muniquent amènent une altération réciproque ; et telle est.
nous dit saint Thomas, la loi générale des altérations natu-
relles : « l'agent et le patient s’altèrent réciproquement, en
sorte que l’ètre immatériel n’y apparaît que transitotrement
dans le fait de l’action et du mouvement.
Dans Île sens, l’immatériel apparaît d'une façon permanente
et substantielle, mais non encore dévagé de:la matière : l’âme
D'APAES LES SCOLASTIQUES 199
sensitive n'opère que dans l'organe et par lui, et,sielle ne se
joint pas à une: âme de nature plus haute, n'existe qu'en lui.
Puisqu'en effet, la sensation est une impression organique
élevée à la hauteur de l'être intentionnel, — car, elle spé-
cifie la penception et constitue avec elle un seul et même acte,
— il faut ua organe corporel pour que la sensation existe. et
que Ha perception s'exerce. Donc, l'âme sensitive est dans
l'organe et opère par lu.
C'est en ce sens que les excitations matérielles de l'organe
etses combustions actives se transforment en sensation :
non: qu'elles. se transforment par l’évolution d’un être unique,
la matière, mais parce que l'âme leur communique quelque
«hose de sa forme immatérielle. |
Pour bien faire entendre cette unioa: intime-et inséparable
de l'âme sensitive et de l'organe, la plupart des scolastiques
s'attachent à déterminer exactement eotument l'impression
organique de l'espèce provoque la perception. Selon eux,
elle ne la spécifie pas seulement, elle la cause par manicre
d'efficience (1) L'impression rétinienne du rouge ne déter-
mine pas seulement, par manière d'objet, l'âme à percevoir
le rouge ; mais, puisque l'âme opère par l'organe, il est na-
_turel que l’ergane excité par l'impression fasse opérer l'âme :
« Toute action, comme dit saint Thomas, prend la condi-
tion que lui fait la forme de l’agent, e est-à-dire, qu un corps
tend à en échaulfer un autre dans la mesure où lui-mème est
chaud. Ainsi, l'image de l’objet qui informe Ha puissance
cognosciime, est Le principe de l'acte de connaissance, de
de mème que la chaleur est le principe de l’action calo-
rique. » (2) L'âme sensitive est donc une forme et une force
imimatérielle en soi, mais force unie à la matière dans son
existence et dans ses opérations. Seule l’Ame raisonnable
possède une opération et une existence purement immaté-
nelles, sans toutefois les posséder séparément, comme les
purs esprits. |
. Ainsi se développe, daus une synthèse autrement.complèete
que tamt de synthèses étroites et tronquées, la gradation du
(1) Joa, a saint lhoma, Phil, nat. 4 VI. a. 3.
(2) De Veritate, q. W, a. VI.
160 _ DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE
mouvement et de l'être entre les deux termes extrêmes de
tout ce qui est: la pure puissance et l'acte pur.
Cette comparaison entre les antécédents organiques de
la perception et la perception elle-même, constitue la preuve
ex proprüs de leur différence absolue en nature. La physio-
logie nous en fournit la contre-épreuve en nous démontrant
matériellement, d'après ses données propres, que tout le
circuit du mouvement nerveux commencé dans les organes
extérieurs, continué dans les nerfs aflérents, transmis aux
centres de la moelle allongée et reporté de là à l'écorce in-
terne du cerveau, peut également s’altérer et $e développer
en dehors de la perception. Nous répondrons ainsi d’une fa-
con directe à une objection répétée par certains physiolo-
gistes, et qui dit en substance qu’on n’a pas encore détermi-
né la nature exacte des mouvements cérébraux, excités par
l'impression externe, et qu'alors 1l se peut bien que la sen-
sation ne soit que l’un de ces mouvements encore inconnus.
D'illustres savants, comme Ferrier, déclarent que ce sont
là des problèmes que jamais la science ne pourra résoudre.
« Nous pouvons réussir à déterminer exactement les chan-
wements moléculaires, mais ceci ne nous rapprochera pas
d'un pouce de l'explication de la nature fondamentale de ce,
qui constitue la sensation. Le mouvement moléculaire est
objectif, l'acte de sentir est subjectif, et aucun d’eux nepeut
s'exprimer comme fonction de l’autre. » (1)
D'ailleurs, si la perception est la suite des mouvements
des centres, plus ces mouvements seront parfaits, plus la
perception sera parfaite. Or, il n'en est rien. « Le cerveau
en tant qu’organe de mouvement et de sensation est un seul
organe composé de deux moitiés. Lorsqu'un hémisphère du
cerveau s’atrophie 1l y a paralysie de tout un côté du corps,
de plus il y a lenteur et difficulté de perception, mais la per-
ception subsiste aussi claire, aussi exacte, aussi coordonnée,
aussi sûrement interprétée par l'intelligence que dans le
cerveau complet. » Donc, la perception, en tant que présen-
tation formelle des choses à l'esprit n’est pas un acte propre
à l'organe, mais suppose dans l'organe une force qui garde
(1) Les Fonctions du cerveau, chap. X1.
D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 151
son intégrité, puisque, l'organe perdant la sienne, la percep-
tion reste entière. La physiologie a donc le droit de dire :
ce n'est pas à moi de définir cette force, mais en revanche
ce n'est pas à moi non plus de la nier, parce qu’elle échappe
à nos méthodes.
Ce fait est la contre-épreuve positive de l’immatérialité de
la perception, puisqu'elle montre la perception parfaite, lors
mème que le courant nerveux est imparfait. Mais il. y a aussi
la contre-épreuve négative qui nous montre la perception
absente ou imparfaite, lorsque le courant nerveux est par-
fait. C'est un fait tout aussi commun que le précédent.
Que d'hommes absorbés par une idée ou par une forte
impression ne perçoivent pas des impressions simulta-
nées! On dira: c'est qu'un mouvement prime l’autre. Eh
bien, soit! Supposons un mouvement comme 100.000 et
un autre comme 1. Si perception est synonyme de mouve-
ment, et si le mouvement comme 1 a réellement existé pen-
dant le mouvement comme 100.000, on a dù le percevoir, au.
trement, il peut y avoir mouvement sans perception ; et alors
ils ne sont plus synonymes, mais la perception est autre
chose. |
[À suivre.)
P. REXÉ de Nantes.
O. M.cC.
F. F, = VIT, ae il
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
(fin) 1)
11. LES FORMES NOUVELLES.
Toutes les manifestations de la charité sont bonnes : il en
est cependant quelques-unes qui profitent davantage à l'in-
digent et servent mieux les intérêts généraux de la société.
Des œuvres, fécondes dans un état social déterminé, peuvent
devenir plus ou moins stériles lorsque changent les circons-
lances. Sans condamner les unes, il est donc permis d'exal-
ter les autres. |
Ainsi l’aumone directe et immédiate fut pendant longtemps
le type traditionnel de la charité. Aujourd’hui comme autre-
fois, il n’est pas mauvais que le riche donne l’aumône au
pauvre qui lui tend la main sous le porche de l'église, au
coin de la rue, sur le seuil de sa maison. À la campagne, la
charité gardera même probablement toujours cette forme,
seule réalisable. Mais dans les villes, l’aumône directe
entraine souvent de nombreux abus. On les à tant de fois
racontés qu'il est inutile de les rapporter. On sait qu'il existe
un syndicat de pauvres qui loue au plus offrant la porte de
telle église en renom, l'entrée de tel pont bien fréquenté.
On connait, autrement que par la gracieuse opérette d'Offen-
bach les professionnels aveugles, manchots, boiïteux, culs-
de-jattes. On à découvert des bureaux de location d'enfants,
qui fournissent aux mendiants de métier, une intéressante
et lucrative petite famille en pleurs. Sans descendre à ces
« trues de la mendicité » et pour parler d’une chose plus
commune, onne peut Ignorer quel usage Îles pauvres font
(1) Voir le fascicule de juillet 1902.
Lan N
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ | 163
assez souvent des aumônes directes qu'ils recoivent à la
porte des particuliers et aux distributions générales des
œuvres de bienfaisance : l'argent se transforme vite en alcool,
et le pain se vend aux réceleurs pour la nourriture des chiens
et des volailles. L'aumône directe manque son but et presque
jamais elle ne moralise le pauvre.
Avec la visite des pauvres et les distributions de secours
à domicile la plupart de ees inconvénients disparaissent. Ce
sera l'éternel honneur des Sociétés de Saint-Vincent de Paul
d'avoir développé dans nos villes cette forme touchante de
la charité qui rapproche le riche du pauvre, établit des liens
de vraie fraternité entre ceux que séparent les positions
sociales, qui sanctilie le riche et console le pauvre plus
encore par le don de l'affection du cœur que par l’offrande
des secours matériels. Les œuvres de Saint-Vincent de Paul
sont donc des œuvres admirables et ne méritent certes point
les critiques qu'on leur adresse parfois. Elles rendent des
services précieux aux indigents : les chrétiens les doivent
aider et propager.
Une pensée cependant traverse naturellement l'esprit à ce
sujet. Au lieu de soulager uniquement la misère présente,
comme le font les sociétés de Saint-Vincent de Paul et les
œuvres similaires (Sainte-Famille, œuvres de Vieillards), ne
serait-il point préférable encore de prévenir la pauvreté ? On
ne saurait la supprimer entièrement : selon la parole du
Sauveur, il y aura toujours des pauvres sur la terre ; mais
c’est un désir légitime que d'en vouloir réduire le nombre
et de diminuer l’acuïité de leur indigence. Et il aurait là un
avantage inappréciable. La misère comme la faim est sou-
vent mauvaise conseilière : elle aigrit le cœur du pauvre, le
pousse:à larévoite contre l'ordre social et l’excite au désor-
dre. Le riche de son côté se lasse de faire la charité lorsqu'il
voit la misère sans cesse augmenter, surtout lorsqu'il en voit
la.cause certarne dans l’imprévoyance de la classe pauvre et
les institutions défectueuses de l'ordre social. C’est à cette
double source en effet que s'alimente le torrent toujours gran-
dissant de la misère. Au lieu de chercher à sauver du nau-
frage les pauvres à moitié engloutis, ne serait-il pas plus
sage d'endiguer le courant par des œuvres moralisatrices et
164 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE
économiques, de consacrer à cette restauration une partie
des ressources de la charité et surtout d’en susciter de
nouvelles ?
Cela serait sage, en effet, et profitable au pauvre et à la
société entière. Les classes élevées font bien, quand elles
descendent vers le pauvre en détresse ; elles feraient mieux
encore si elles lui offraient l'appui de leurs conseils et de
leurs libéralités lorsqu'il commence à gravir le dur sentier
de la vie, pour le préserver des dangers et lui porter secours
aux tournants dangereux. Voilà l'œuvre sociale par excel-
lence. À notre avis, l'autorité et l'intervention directe de
l'Etat, en nos temps troublés particulièrement, sont con-
damnés à l'impuissance ; la charité antique n'offre que des
soulagements trop partiels et trop tardifs pour être eflicaces.
À l'initiative privée aidée par la charité il faut demander la
préservation morale de l'enfant, l'éducation sociale et éco-
nomique de l'adolescent, le développement de la prévoyance
économique chez l'adulte. Ces réformes supposent des
institutions nouvelles et, comme la charité les inspire et les
anime, nous avons le droit de parler des formes nouvelles
de la charité, et de les recommander avec instance. Elles
sont nombreuses.
Il
Au premier rang placons les patronages.
Personne n'’ignore Ja situation périlleuse des enfants et
des jeunes gens dans les villes populeuses. De 6 à 12 ans,
l’école est une sauvegarde pour l’enfant : il passe la plus
grande partie du jour sous la surveillance du maitre, occupé
à ses études et à l’abri des mauvais exemples. Mais chaque
soir, il échappe à cet œil vigilant, il se retrouve sur le pavé
de la rue, loin du regard de sa mère qui souvent travaille à
l'atelier, seul avec une liberté complète d’allures, exposé
aux dangereuses rencontres de camarades plus âgés et déjà
corrompus qui lui prèchent la dépravation morale. Le jeudi
et le dimanche, les dangers se multiplient avec la longueur
du temps inoccupé. À 12 ans l'enfant du peuple a l'intelli-
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 165
geuce précoce du vice, il en porte le germe dans son cœur ;
il veut la jouissance sur terre et c’est au plaisir qu’il consacre
les ressources de son travail; la prévoyance lui estinconnue :
apprenti et ouvrier il fait cause commune avec les révoltés
et bientôt l'armée socialiste compte un soldat de plus. Qu’a-
t-il manqué à cet enfant pour rester honnète ? Un moyen de
préservation : et il l'aurait trouvé dans un patronage.
Les œuvres de jeunesse sont donc d’une importance capi-
tale. Si l’on veut faire œuvre solide et réformer la société,
il faut sauvegarder l'enfant et guider l'adolescent, et pour
attirer l’un et l’autre, ouvrir des patronages dans tous les
quartiers de nos villes ouvrières. L'œuvre des patronages
a déjà une glorieuse histoire, riche des noms illustres de
tous les chrétiens généreux du siècle dernier : M. l'abbé
Allemand, Ozanam, Le Prévôt, M. Maignen, M. de Melun et
tant d’autres. L'amour des âmes plus encore que l’amour de
la patrie, mais ici les deux amours n’en font qu'un, a guidé
ces hommes de cœur. Leur initiative fut féconde. Dans
presque toutes les villes de France, on fonda des patronages ;
le mouvement s’accentua après les lois scolaires de 1882.
Le clergé comprit mieux alors la nécessité de patroner les
enfants de « la laïque » ; de là les œuvres paroissiales : il y
eut des patronages pour les jeunes garcons, il ÿ en eut pour
les jeunes filles. Germination magnifique ! On n’en saurait
compter les épis, car les statistiques en actes font défaut.
Citons cependant quelques chiffres.
Au mois de décembre 1899 les œuvres de jeunesse des
Frères des Ecoles chrétiennes comptaient 34.903 membres (1),
25.000 jeunes filles fréquentaient les patronages de Paris ;
les Frères de Saint-Vincent de Paul recoivent dans leurs 21
patronages 7.800 jeunes gens ; les patronages dirigés par les
Sociétés de Saint-Vincent de Paul réunissent 5000 écoliers
et apprentis ; les patronages paroissiaux progressent un peu
partout : Paris en comptait une vingtaine en 1899, Bordeaux
10, Angers 9, etc. D’après les statistiques de 1900, (2) les ca-
tholiques dirigeaient en France 4.168 patronages dont 2.351
destinés aux garçons et 1817 aux filles.
(1) Max Turman, L'Educa tion populaire, p. 64.
(2) Le Patronage, n° de juillet-août 1900.
166 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
Tous ces patronages sont franchement chrétiens, inspirés
par la foi et soutenus par la charité. Mais déjà les adversaires
de la religion commencent à nous imiter. Autour de l’école
qu ils ont laïcisée, ils établissent tout un réseau d'œuvres
« post-scolaires » : cours d’adolescents, conférences popu-
laires, mutualités, sociétés récréatives, associations d’an-
ciennes et d'anciens élèves. Malgré l’apparente neutralité
qu'elles affichent, malgré le prétexte mis en avant de mora-
liser la jeunesse, ces œuvres « post-scolaires » ont réelle-
ment pour but de soustraire les enfants de l’école laïque à
toute influence catholique. Elles constituent donc une arme
nouvelle contre l'Église : pour s’en convaincre, d'ailleurs, il
suffit de se rappeler que les initiateurs du mouvement appar-
tiennent à la Ligue de l'Enseignement, annexe puissante de
la Franc-Maconnerie. Ainsi l’heure n'est pas venue de se
reposer. |
Si consolants que soient les résultats obtenus, ils ne sut-
fisent pas à enrayer le mal. Combien de paroisses, de
quartiers populeux où lon cherche en vain le patronage
sanveur! ailleurs il existe, mais en quel état précaire ! Le
premier devoir des catholiques, l’un des plus fructeux em-
plois de la charité, c'est donc la création et le développement
des patronages. On commence petitement, à l'école ou au
presbytère avec quelques enfants : puis peu à peu le moyen
primitif se “développe, et le patronage scolaire s'organise.
Le jeudi et le dimanche, il ouvre ses portes aux enfants qui
dès lors échappent aux dangers de la rue. Au sortir de l'é-
cole ces enfants deviennent naturellement les membres assi-
dus des patronages d'ouvriers et d’'apprentis, qui ont une
importance peut-être encore plus considérable.
Car si la rue offre des dangers à l'enfant, l'atelier n'est
pas moins funeste au jeune ouvrier. Les mauvais exemples
le sollicitent, les fausses doctrines le troublent ; il est tenté
de ne plus vivre chrétiennement, et il est fasciné par les
théories anti-sociales; dont il ne voit pas les sophismes.
Seul le patronage peut le sauver : c’est là en effet que l'ap-
prenti trouve les secours nécessaires à son état d'âme : d’une
part la lumière, qui chasse ses doutes, lui montre son che-
min et les conseils paternels qui le prémunissent contre les
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 167
occasions mauvaises ; d'autre part la formation intellectuelle,
le développement professionnel, l'éducation évonvumique et
sociale, les saines et agréables distractions. Beaucoup de
patronages ont des bibliothèques, donnent des conférences,
établissent des cours professionnels ; il en est qui possèdent
des institutions économiques, caisses d'épargne, de secours
mutuels, de décès. Dans les cercles d'études, on apprend
aux jeunes gens à penser par eux-mêmes, on leur fait entre-
voir la complexité des questions économiques, pour les
mettre en garde contre les solutions simplistes et fausses
des socialistes ; on leur enseigne la prévoyance, que l'on
facilite et rend plus fructueuse par l'admission de membres
honoraires ; on les excite à songer un peu à l'avenir et à s’u-
nir pour le bien. Il ÿ a dans chaque patronage d'apprentis,
sagement organisé une source féconde d'harmonie et de paix
sociale (1).
Mais ces œuvres ne se forment pas sans peine. Deux élé-
ments essentiels les font naître, grandir et vivre : le zèle d’un
directeur dévoué, la charité persévérante des riches. On com-
prend que les budgets des patronages sont très variables
avec l'importance de l’œuvre et les circonstances où elle vit.
Il est absolument impossible de donner une moyenne com-
mune et d'indiquer la provenance des ressources: ici on à
recours aux souscriptions, ailleurs à un comité de dames pa-
tronesses, plus loin aux billets des séances récréatives,
plus loin encore aux tombolas... La charité est ingénieuse.
II
Ces patronages d'apprentis devraient préparer l'enfant
d'hier et l'ouvrier d'aujourd'hui aux luttes de la vie et, pour
l'aider efficacement, lui ouvrir les portes d’un syzdicat pro-
fessionuel, couronnement nécessaire d'un bon patronage.
(1) Sur la question des patronages, on lira avec intérèt et avec fruit les
deux volumes de Max Turman, Au sortir de l'Ecole: Les Patronages :
L'Education populaire, 2 vol. in-12, Lecotfre, — « La Commission des Patro-
nages », ;, rue Coëtlogon, Paris, offre son concours à tous ceux qui veulent
créer une œuvre de Patronage. Elle fournit tous les renseignements néces-
saires et procure lé matériel à bon marché.
164 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
Citons à ce propos une tentative qui a pleinement réussi.
En 1884, presque au lendemain du vote de la loi sur les syn-
dicats, les Frères de la Doctrine chrétienne de Paris for.
maient parmi leurs patronés le « Syndicat des Employés du
Commerce et de l'Industrie » résolument chrétien et composé
uniquement de membres salariés. « Le syndicat procure du
« travail à ses membres par le placement, leur permet de
« faire des économies grâce à la coopération, les garantit
« contre les suites de la maladie, à l'aide d'une société de
« secours mutuels, et les met à même d'améliorer leur posi-
« tion en augmentant leur valeur personnelle par un ensei-.
« gnement professionnel et social (1). » Au 31 mars ‘1898 les
adhérents de ce syndicat étaient 1554 ; le bureau de place-
ment avait procuré des places à 604 syndiqués pendant l’an-
née précédente ; on venait d'installer un restaurant à bon
marché pour les membres, au siège social, situé dans un
milieu commercant.
Cet exemple mérite au plus haut degré l'attention des
directeurs d'œuvres de jeunesse. Retenus par les liens d'une
association syndicale, à laquelle ils sont afliliés dès l’âge de
17 à 18 ans, les ouvriers reviendront généralement après
leur service militaire vers les amis de leur jeunesse. On
leur enlève donc la tentation de s’enrôler dans les syndicats
collectivistes : ils resteront sobres et honnêtes. Ces syndi-
cats, établis dans le local mème du patronage, ne demandent
d'ailleurs presque rien à la charité : tout’ dépend de l'initia-
tive et du zèle du directeur.
Malheureusement la plupart des patronages n'ont pas imité
cet exemple. Dans le désarroi social où nous vivons, il est
nécessaire de venir en aide aux adultes et même à la jeu-
nesse ouvyrièré par des institutions nouvelles, variables avec
les circonstances et les besoins particuliers des différents
lieux. Parmi ces institutions, les unes sont plus spécialement
moralisatrices, les autres prennent un caractère plutôt éco-
nomique. Parlons des premières.
Au premier plan nous mettons les Œuvres de Femmes et
de Jeunes Filles. La grande cité est pleine de dangers pour la
(1) Rapport présenté au Congrés de Reims (25 mai PROG),
7:
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 169
femme seule et la jeune fille qui‘ne peut habiter avec ses
parents. On a dit que la jeune fille isolée est une anomalie
économique : je n'y contredis point; mais cette anomalie
existe assez fréquemment et d’ailleurs, elle s'explique. La
jeune ouvrière est orpheline ; peut-être ses parents vivent-
ils dans le désordre ; ou bien elle est venue à la ville attirée
par des salaires élevés. Que va-t-elle devenir ? De toute
nécessité, il lui faut un logement. Or rien n'est plus difficile
à trouver. Les garnis bien tenus refusent presque toujours
de recevoir les femmes seules. « Nous recevons des ménages
« et des célibataires hommes, disait une loueuse de garnis,
« jamais nous ne consentons à recevoir des femmes seules.
« il faut à Paris que la femme ait quelqu'un pour la protéger,
« iln'est pas prudent pour elle qu'elle soit sans défenseur.» (1)
Le mariage étant souvent impossible, on se trouve arrêté
par cet effrayant dilemme : ou le garni infâme, ou l'union
concubinaire. Pour éviter l’une et l’autre conclusion, les Âmes
généreuses propagent les « Maisons de Famille » destinées
aux femmes et jeunes filles. Ce sont des œuvres toutes
jeunes : elles ont germé au souffle de la charité chrétienne.
À Paris, les Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul offrent aux
ouvrières 600 lits et les Sœurs de Marie-Auxiliatrice, une
soixantaine ; le Syndicat de l’Aiguille a établi 2 maisons
semblables. Aujourd'hui un grand mouvement se dessine
en faveur de ces institutions. Il est inspiré par l'Œuvre
Catholique de Protection de la jeune fille établie à Fribourg
et qui déjà rayonne sur toute l'Europe. On annonce des
créations de Maisons de Famille dans plusieurs villes. Ici
on établit de simples /ôtels meublés féminins qui ne diffèrent
en rien du garni ordinaire, si ce n'est par la bonne tenue et
l'exclusion de l'élément masculin : la Société de Philan-
thropie vient de réaliser, entre les Batignoles et Montmartre,
un hôtel de ce genre. Ailleurs ce sont de vraies maisons de
famille : les ouvrières y trouvent pour une pension modique
la nourriture, le logement, le blanchissage.
À l'instar de ces Maisons de Famille, pour femmeset jeunes
filles, on a fondé des Hôtelleries ouvrières pour les jeunes
(1) Cf. Réf. sociale, 16 juillet 1901 : l'habitation de la jeune fille dans les
grandes villes.
LA
170 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
gens et les adultes sans famille. En Belgique, surtout ces
essais ont été nombreux et couronnés de succès. On cite
particulièrement comme un modèle, l'hôtellerie ouvrière de
Charleroi, confiée aux Frères de la Charité et inausurée en
1898. Ces hôtelleries consistent en un vaste hotel restaurant
où, pour une rétribution modérée, les ouvriers célibataires
sont logés et nourris. Ils sont ainsi soustraits aux tentalions
de l'alcoolisme et du vice qui les attendent dans les garnis
ordinaires. L'hôtellerie de Charleroi dispose de 170 cham-
brettes. La pension est de 20 francs par quinzaine : les pen-
sionnaires recoivent une nourriture très convenable, ils sont
agréablement logés ; l’œuvre fait laver et raccommoder les
vêtements et offre à ses clients les distractions honnètes qui
font passer une lueur de joie sur le front de l’ouvrier. Plu-
sieurs villes de France posèdent depuis longtemps des
œuvres semblables mais qui paraissent beaucoup moins
prospères. Il est grandement à souhaiter que les Français, à
l'exemple de leurs voisins, prennent enfin la libre initiative
des intérêts vitaux de la société sans attendre tout de l'auto-
rité plus ou moins tyranique de l'Etat. |
Les villes maritimes ont imité les villes ouvrières : elles
commencent à créer des «.Waisons du Marin », précieux re-
fuges où les matelotstrouventunasile économique et honnète,
grâce auquel ils échappent à l'exploitation des restaurants
et garnis interlopes, pendant leur séjour à terre. Les Cercles
Militaires affrent des avantages semblables aux soldats. Au
cercle, le petit soldat va chercher, chaque soir, une sauve-
garde contre la séduction de la rue et de l’atmosphère im-
morale de la caserne. Et déjà les cercles militaires s'élèvent
dans toutes nos villes de garnison.
Toutes ces œuvres font appel à la charité. Son rôle pour-
tant est variable. Généralement il se borne à fournir les
ressources nécessaires pour la fondation de l’œuvre. Une
fois établies, ces institutions vivent de leurs propres res-
sources. Ainsi les Maisons de Famille, les Hôtelleries d'Ou-
vriers équilibrent leurs budgets avec les rétributions des
pensionnaires ; les faisons du Marin, par contre, ne se suft
fisent pas : elles font appel aux souscriptions des particu-
liers et aux subventions des Ministères de la Marine et du
«
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE 171
Commerce. Mais quand on pense aux grands avantages de
ces œuvres moralisatrices (le côté économique est ici se-
condaire), quand on « l’intime conviction que, sans la mora-
lité des citoyens, toute réforme sociale décrétée par les lois.
est inutile et impuissante, quand on aime les âmes ct qu'on
cherche à les ramener à la vérité et à la religion, de quels
efforts ne peut-on pas se sentir capable ? L'apôtre d'une idée
saura toujours susciter les bonnes volontés : au besoin, il se
fera quèteur et trouvera les secours nécessaires.
À côté de ces œuvres moralisatrices, destinées aux ou-
vrières et ouvriers sans famille, en voici quelques autres qui
s'adressent à tous les adultes, sans distinction. Le peuple
est un grand enfant, simple et facile à tromper. On peut
l'aflirmer sans crainte d’erreur, la force des socialistes vient
d'une exploitation intellectuelle des classes ouvrières. [ls ont
semé « l’idée », et elle a germé dans les cerveaux simplistes
et travailleurs. Qui n'entend qu'une cloche, n'entend qu'un
son, dit le proverbe ; et Le proverbe a raison : on ne saurait
dire le nombre d'ouvriers honnètes devenus socialistes pour
n'avoir pas entendu la bonne parole anti-collectiviste.
C’est pour cela que l'éducation et l'instruction populaires
préoccupent tant les hommes d'œuvres. L'instruction sociale
de la jeunesse devrait commencer au patronage et se con-
tinuer dans les syndicats indépendants. Avec le manque d’or-
ganisation dont souffre notre société, cette éducation popu-
laire n'existe pas : d’où suit la nécessité d'atteindre les ou-
vriers par des œuvres séparées.
L'une des plus répandues paraît être la Conférence Popu-
daire. Partout les conférences sont suivies avec intérèt. Elles
constituent l’un des meilleurs moyens de propagande des
œuvres post-Scolaires laïques. En la seule année 1896-1897,
117.152 conférences ont été données par les soins el sous
l'inspiration de ces organisations non confessionnelles. Vrai-
ment les catholiques sont dévancés sur ce point par Îles
« neutres » et les « anti-cléricaux ». On fait des conférences
dans nos patronages (1), sans doute, mais trop souvent, elles
(1) On trouve des renseignements précieux et des conférences toutes faites
dans Le Conférencier francais, rev. mensuelle: Rondelet, éditeur, Paris,
abonnement, 5 francs par an.
172 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
ontun caractère privé. Cependant elles ne peuvent atteindre
l’ouvrier étranger au patronage que par leur publicité. Signa-
lons pourtantiles louables efforts des « Unions de la Paix so-
ciale » fondées par Le Play et dont les membres propagent
avec ardeur, par la conférence populaire et publique, les
vérités sociales. Il y aurait là un exemple à proposer aux
membres de l'Association Catholique des Jeunes Gens et aux
Groupes d'Etudes sociales.
Après les bienfaits de la parole parlée, les bienfaits de la
parole écrite. Aujourd'hui l'imprimerie est un arsenal puis-
sant : le journal, le tract, la brochure, le livre sont des projec-
tiles qui portent «l'idée » jusqu'aux derniersrangs delasociété.
On se sert de ces armes pour le mal, il est juste de s’en ser-
vir pour le bien. Des hommes ardents entreprennent par
l'imprimé l'éducation du peuple. Au journal mauvais, socia-
liste et immoral, ils opposent le journal populaire. Mais
a-t-on, parmi les amis de l'ordre social, créé le journal vrai-
ment populaire ? Un journal populaire, disait un jour, avec
sagesse, un membre du Syndicat Jaune de Montceau-les-
Mines, un journal populaire « devrait découper en petites
tranches les articles des revues et les servir, illustrés, ac-
compagnés de choses amusantes, d'histoires, de feuilletons,
de bons mots, à ses lecteurs ». Propagé toujours pour une
somme modique et parfois gratis, un pareil journal serait un
instrument puissant de régénération sociale.
Disons la mème chose des tracts, des brochures dont le
prix est insignifiant, grâce au tirage énorme qu'ils peuvent
atteindre. Toutes ces publications doivent être populaires :
brèves, simples, vives, pleines d'esprit et d’intérèt. Les bro-
chures éditées par les « Unions de la Paix sociale », inté-
ressantes pour les esprits réfléchis, sont de l'avis de plu-
sieurs, trop scientifiques et trop dignes pour plaire à la ma
jorité des travailleurs et produire une influence profonde.
Il y a donc là un nouveau terrain à explorer et qui mérite
d'occuper un esprit sérieux, sémillant de verve parisienne.
Er quelques villes, et toujours dans la mème pensée, on
a créé des Bibliothèques populaires bien différentes des bi-
bliothèques paroissiales, depuis longtemps connues. A la
réunion annuelle des correspondants de « l'École de la Paix
L 4
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 173
sociale », le 4 juin 1899, M. Béchaux exposait le caractère de
cette fondation qui venait d’être établie à Lille et comptait
alors 13 locaux. « Les quelques livres que contiennent ces
« bibliothèques, disait-il, peuvent se classer surtrois rayons:
« le premier, consacré aux questions sociales, possède, à
« côté des réfutations du socialisme, des romans tels que
« ceux de Georges Éliott et de René Bazin qui donnent une
« peinture si saine de la vie moderne ; un second rayon con-
« tient des ouvrages de vulgarisation scientifique ; sur le
« troisième enfin viennent des œuvres patriotiques et mi-
« litaires. » Mais voici qui est plus étonnant, ces biblio-
thèques sont placées dans des estaminets. Peut-être trouve-
ra-t-on que le livre servira d'appàt au cabaret. La critique a
été faite. On a répondu quil fallait prendre les gens où ils
sont. Et ceci ne manque pas de justesse. L'objection de-
meure cependant: elle sera résolue lorsque les biblio-
thèques populaires seront annexées à des restaurants de
tempérance. |
Depuis quelques années on parle beaucoup d'un nouveau-
né de l’apostolat social populaire et qui a fait grand bruit dès
le juur de sa naissance : il s'agit de l'Université populaire.
Le mot peut paraître prétentieux ; 1] nous vient d'Angleterre
ainsi que l'institution elle-mème. Elle est, en effet, connue
par delà la Manche sous le nom d’ « University's settle-
ments » : ses plus célèbres établissements sont « Toynbee
Hall » et « Oxford house ». Les Universités populaires
n'ont pas seulement pour objet de compléter l'instruction des
ouvriers, en leur ouvrant des bibliothèques, des cours, des
salles de conférences, mais surtout elles veulent établir un
contact permanent entre les ouvriers et les classes supé-
rieures, particulièrement avec les étudiants de nos univer-
sités. « Nos camarades d'Oxford et de Cambrige », disait
le fondateur de l’Université de Belleville, M. Bardoux, « ont
compris que les conférences, quelque grande que fût l’ha-
« bileté de l’orateur, quelque méthodique que füt l'ordre
« des sujets enseignés, n'avait sur le public ouvrier qu'une
« influence superficielle et passagère. Pour pouvoir combler
« les lacunes de l'intelligence, effacer les préjugés des
« haines, il faut procéder différemment : réunir sous un
174 LE UOLF SOCIAL DE LA CHARITÉ
« inème toit tous ces membres épars de la famille huinaine,
« Îes grouper dans les mêmes associations, les initier aux
« mèmes travaux. Organiser le contact entre ouvriers et étu-
« diants, tel est le caractère distinctif des œuvres sociales
« anglaises. » (1) Nos l'niversités populaires s’inspirent de
cet esprit et de cette méthode, sans copier servilement
toutefois.
L'éducation populaire qu'elles propagent repose avant tout
sur l'amitié, sur la confiance réciproque. Les étudiants sont
conseillers plutôt que professeurs. Le programme du Sillon
l'affirmait bien haut : « nous n'avons pas l'intention de vous
« imposer des idées toutes faites. Vous trouverez en nous,
« non des maîtres, mais des amis, et nous nous souvien-
« drons de ce que disait Michelet : « l’enseignement, c'est
“ une amitié ».... Nous n'avons qu'une arme, la vérité ; et
« qu'une force, l'amour. »
A ces groupes appartiennent l'Université populaire du
faubourg Saint-Antoine, fondée par M. Deherme en octobre
1899, la Fondation universitairede Bellevilledueà l'initiative de
M.J. Bardoux (novembre 1899), l'Œuore d'éducation populaire
du Sillon, boulevard Raspail, créée par le sympathique Marc
Sangnicr-Lachaud, l'/nstitut populaire du V° arrondissement,
rue Cochin, inauguré le 3 février 1901 et dont l'âme estencore
le sroupe des jeunes catholiques du Sulon.
On espère les meilleurs résultats de ces œuvres éduca-
trices et sociales. L'esprit de neutralité qui anime l'Univer-
sité du faubourg Saint-Antoine et la Fondation de Belleville
n'est pas cependant sans donner quelque crainte. Il est en
fait impossible d’être neutre au point de vue religieux, poli-
tique et social. L'/nstitut populaire de la rue Cochin fait
preuve d'une plus grande sagesse : « Nous ne nous consi-
« dérons pas comme obligés, disent ses fondateurs , à ne
« présenter qu'une vérité incomplète ou diminuée. Respec-
« tueux de la pensée libre, nous entendons ne pas limiter
« la franchise de la nôtre par les scrupules de je ne sais
« quelle impossible neutralité, et nous craindrions de man-
“ querau respect de nos auditeurs en ne leur révélant pas
Li: CF. Aéf. soctale : La Fondation universitaire de Belleville, n° du 1er jan-
vior 1900,
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 175
« jusqu'où le travail intérieur de notre esprit a pu nous
« coaduire, en leur cachant ce que nous croyons. » L'action
des Universités populaires ne sera en effet vraiment vivi-
liante et salutaire que si elle est en harmonie avec les lois
chrétiennes, bases nécessaires de toute société humaine.
Cette condition réalisée, les catholiques doivent favoriser ces
sortes d'institutions. L'avenir dira leurs fruits de Paix, mais
dès aujourd’hui elles portent des fleurs pleines d'espérance.
Voilà donc encore le rôle de la charité qui se revèle en
ces œuvres de propagande intellectuelle et d'éducation so-
ciale. C'est à la seule bienfaisance qu'il faut presque toujours
demander les frais occasionnés par les conférences popu-
laires, (location de salles, d'appareils à projection). Pour la
propagande par le journal, le tract, le livre, la bibliothèque,
la charité doit entièrement couvrir les dépenses. Les Uni-
versités demandent aux membres honoraires d’équilibrer,
par des cotisations annuelles, le budget laissé boiteux par des
versements des membres actifs, surtout lorsque les locaux
n'appartiennent pas à l’œuvre. Mais le courage de ces
«“ jeunes », de ces apôtres de la paix sociale, ne saurait-il
donc pas commander aux riches un peu de générosité et
d'esprit de sacrifice ?
Si les fausses doctrines corrompent l'esprit, l'usage des
boissons alcooliques exténue le corps, détruit la santé, sème
la discorde au foyer de la famille et engendre la misère noire.
£n certaines contrées, l’ouvrier laisse au cabaret le tiers,
parfois la moitié de son salaire. À Rouen, le D' Troudot a
fait des constatations étonnantes. Il a examiné de près les
ouvriers du port. Il a découvert qu'une catégorie d'ouvriers
« les soleils », gagnant 3 francs en moyenne par jour, dé-
pensent 8 à 10 sous seulement pour la nourriture, tout le reste
passe en liqueurs infernales. Dans le même port, « les char-
bonniers » dont le salaire quotidien varie de 10 à 15 francs,
s'enivrent chaque soir, mènent une vie malheureuse et à
40 ans ne sont plus que « des vieillards rabougris, aux poi-
trines creusées, à la voix caverneuse et aux jambes flageo-
lantes ». On a tout dit sur l'alcoolisme et ses suites. Parlons
seulement des remèdes employés pour la guérison d’un mal
si funeste.
176 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
Avant tout, il est nécessaire d'éclairer l’ouvrier. Générale.
ment il ignore les effets désastreux de l'alcool : il pèche par
ignorance autant que par sensualité. Au moyen de cause-
ries, de conférences, de journaux, on fera peu à peu la lu-
mière dans l'esprit du peuple : c'est la tâche que se sont
assignée tous les Conutés de tempérance. Ys commencent leur
apostolat dès l'école primaire. Ils éditent des tracts spéciaux
pour les enfants et propagent même l'idée anti-alcoolique
par les couvertures des cahiers de l'élève. Cependant l’ate-
lier est le champ de bataille où la lutte doit devenir plus ar-
dente, car les puissances de l'ennemi y sont plus fortes.
Mais qui fournira les armes, c'est-à-dire les tracts, les jour-
naux, les brochures, sinon la charité, la bienfaisance ?
La propagande par l'idée doit conduire à l’action ; l’action
ne saurait elle-même ètre féconde, sans le groupement, l'as-
sociation, sans la ligue anti-alcoolique. Ainsi l'avait compris
l'illustre Père Mathew, ie vaillant apôtre de la tempérance
en Angleterre et en Irlande. Sa pensée était une inspiration
de génie. Les sociétés modernes de tempérance sont nées
du mouvement inspiré par l’humble capucin. On ne saurait
leur souhaiter une trop grande extension. Les progrès de
ces ligues dépendent surtoul du personnel des membres
qu'elles enrôlent.
En dehors de France, on est allé plus loin dans l’action
anti-alcoolique, on a fondé des restaurants et des cabarets
de tempérance. Chez nous cependant il y a eu quelques
essais. Le D’ Legrain, zélé promoteur des sociétés anti-
alcooliques, a établi un restaurant de ce genre au faubourg
Saint-Antoine à Paris. Le caractère particulier de ces éta-
blissements est de n'offrir à leurs clients ni alcool, ni liqueur
distillée. Jadis le nom seul de cabaret de tempérance faisait
sourire ; aujourd hui on admire leur vitalité. Citons un fait
qui peut servir d'exemple : il s'est passé au Havre en 1898.
« Les ouvriers des docks avaient l'habitude fort peu hygié-
« nique de boire en guise de premier déjeuner un grand
« verre d'absinthe pure en grignotant un croûton de pain.
« Les dames havraises ont voulu lutter contre cette funeste
« coutume. Elles ont monté des roulottes hygiéniques qui
« débitent aux ouvriers du vin chaud, du café, du chocolat,
LF ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 177
« du pain. En très peu de jours, elles ont eu plein succès :
« le chocolat surtout a plu à ces braves gens ; et, depuis
« trois mois qu'elles existent, les petites roulottes du Havre
« donnent à la Société qui les a organisées 200 francs de
« bénéfices par mois, et 12 cabarets ont fermé (1). » Sur les
côtes de Bretagne, les sociétés de tempérance construisent
pour les pêcheurs des Abris du marin qui ont pour but de
soustraire le matelot au séjour néfaste des cabarets. Or que
faut-il pour ces créations ? l'avance de quelques ressources ;
quelques centaines de francs et qui rapportent presque im-
médiatement des bénéfices. Ces formes de la charité sont à
la fois de « bonnes œuvres » et de « bonnes affaires ».
On trouvera peut-être cette nomenclature d'œuvres so-
ciales sèche et fastidieuse. Elle était pourtant nécessaire.
Les exemples qu’on vient de lire ne manquent pas d'élo-
quence et peuvent aisément susciter le zèle des uns et pro-
voquer la générosité des autres. Par ailleurs nous avons
cherché à fixer, dans ce tableau d'ensemble, les directions
essentielles du mouvement social destiné à rendre les hommes
meilleurs. Sans doute, toute la question sociale, aujourd'hui
plus que jamais troublante, n’est pas uniquement une ques-
tion morale, mais on ne saurait nier qu'elle ne soit princi-
palement cela. « Enlevez aux âmes les sentiments qu'y fait
« germer et qu'y cultive la sagesse chrétienne ; enlevez-
« leur la prévoyance, la tempérance, l'économie, la patience
« et les autres bonnes habitudes naturelles, c'est en vain,
« quels que soient vos efforts, que vous rechercheriez en-
« suite la prospérité. » (2) Suivant cette parole de Léon XIIT,
nous croyons qu'avant tout 1] faut chercher à, moraliser le
travailleur. Or tel est le but premier et principal des pa-
tronages, des Maisons de Famille pour ouvriers et ouvrières,
des Maisons du marin, des œuvres d’£ducation populaire et
d'Action anti-alcoolique. |
Mais dans les réformes sociales toujours si complexes, il
importe de se souvenir de la parole: oportet hæc facere et illa
non omiltere. Après les œuvres moralisatrices, parlons donc
des œuvres plus spécialement économiques.
(1) Réforme sociale, n° du 1er juin 1898.
(2) Encyclique Graves de communi.
E. F. — VIFS. —- 12.
178 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
IV
Le développement de l'esprit d'association constitue l'un
des faits les plus importants de l'ordre économique au XIX°
siècle. Ainsi qu'il arrive ordinairement les essais pratiques
ont précédé la législation, au mépris de la législation mème.
Sous la poussée de l’idée nous avons eu successivement la
loi de 1867 sur les sociétés commerciales, la loi de 1884
sur les syndicats professionnels, la loi de 1894 sur les habi-
tations à bon marché, la loi de 1898 sur les sociétés de se-
cours mutels, la loi de juillet 1901, qui, malgré ses vexations
tvranniques à l'égard des congrégations, contient par ailleurs
quelques clauses libérales. Les sociétés de capitalistes, les
réunions d'ouvriers et les associations sans but lucratif
ont donc maintenant le droit de vivre et d'agir.
Pour les petits et les humbles surtout, l'association est
une arme puissante, un instrument merveilleux, car, selon le
mot de Platon, elle fait de l'impuissance de chacun, la puis-
sance de tous. Les travailleurs le comprirent. Ils cherchèrent
d'abord à supprimer le salariat par les coopératives de pro-
duction. Généralement ces tentatives furent vaines : ici les
ouvriers n'avaient pas les fonds nécessaires pour lancer leurs
entreprises ; ailleurs la direction, soumise aux caprices de la
majorité, manquait d'unité et d'autorité. Lorsqu'elles réus-
sissent, ces sociétés deviennent anonymes et perdent leur
caractère de coopératives. Quelques ouvriers sont action-
naires, les autres salariés. On compte aujourd'hui en France
195 à 200 coopératives de production. Quoi qu'on fasse, le
salariat s'impose encore. L'esprit d'association doit donc
surtout se porter sur un autre terrain : celui de la consom-
mation.
Les coopératives de consommation sont en effet plus faciles
à établir et plus prospères. Chaque année leur nombre aug-
mente. D’après les statistiques les plus récentes, il ÿ en au-
rait actuellement en France 1690; quelques-unes sont re-
marquables, par exemple la Aoissonneuse de Paris (16.000
membres) la Société de la Charente qui compte 12.500 adhé-
rents. On connaît le caractère essentiel de ces sociétés. Elles
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 179
fournissent à leurs membres participants, à Lon marché,
les produits de consommation immédiate. Pour cela, elles
suppriment les intermédiaires entre le producteur et le con-
sommateur. La boulangerie, l'épicerie, la mercerie, l’habil-
lement, la chaussure, les comestibles forment les seuls
rayons de leurs comptoirs. Bien que l'organisation intime
soit variable, partout se retrouvent les mêmes éléments :
sous une forme ou sous une autre, les bonis de l’entreprise
reviennent aux membres de la Société qui en sont d’ailleurs
les seuls clients. Au point de vue économique, les hons ré-
sultats des coopératives de consommation sontincontestables:
elles assurent la parfaite qualité des produits et elles donnent
une plus grande puissance d’achat aux salaires. Au point de
vue social, suivant la constitution de la Société, elles habi-
tuent les membres ouvriers à gérer des capitaux importants,
à compter sur leur initiative personnelle et à les éloigner
des utopies socialistes. Il faut pourtant avouer qu’elles sont
parfois funestes au petit commerce local. Avant d'établir ces
coopératives, on fera donc bien d'ajouter à la science écono-
mique un peu de tact et d’art social. |
En quelques endroits les prétendues coopératives de con-
sommation ne sont que de simples économats. Les économats
sont plutôt des magasins généraux, fondés par les sociétés
industrielles ou les grands patrons dans le but de fournir
des produits de consommation à leurs employés, au prix
d'achat. Economats et coopératives donnent les mêmes ré-
sultats. La Compagnie d'Orléans démontrait jadis que, grâce
à ses premiers économats, « ses employés avaient bénéficié
de 43 °/, sur les charbons de bois, de 75 °/, sur les fagots, de
33°/, sur le vin, de 56 °/, sur les pommes de terre, de 30 à
55 °/, sur les vêtements (1). On comprend facilement les avan-
tages économiques de ces institutions.
Voici maintenant une œuvre nouvelle, très répandue € en
Allemagne et qui commence à s’acclimater en France : c'est
l’œuvre des Fourneaux Economiques et des Restaurants a bon
marché. Les conditions actuelles de l’industrie ont rendu
ces institutions presque nécessaires. Souvent l’ouvrier tra-
(1) Cf. Hubert Vallcroux, Les Associations onvrières et patronales. p. 176.
1sn LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE
vaille loin de sou domicile et ne peut rejoindre sa famille à
l'heure du repas. Il ne lui reste plus que l'auberge interlope,
ruineuse pour la santé, le cœur et la bourse. Afin de l'arra-
cher à ce Inilieu delétère, pour lui offrir une nourriture saine
et peu coûteuse, on a créé déjà des restaurants à bon marché
dans le voisinage de l'atelier et de l’usine. Partout les essais,
peu nombreux encore, ont pleinement réussi, pour le plus
grand bien des travailleurs.
Tout cela est fort beau. On se plaît à rèver d’une germi-
nation générale de ces œuvres sur tous les points de Îa
France, dans tous les faubourgs et dans toutes les cités
ouvrières. Mais, voici le point délicat, — qui fournira les
ressources nécessaires à de semblables fondations ? Nous
répondons encore : la charité, la bienfaisance. Et la charité
n'est pas impuissante, quoi qu'on dise. — D'où vient que
nous sommes timides, défiants, épouvantés par les obstacles
réels ou imaginaires ? Uniquement de ce que nous voulons
copier et réaliser du premier coup des œuvres qui existent
depuis de longues années, ont fait des progrès et marchent
grand train. Et cela nous effraie et nous condamne à l’inac-
tion. Mais toutes ces œuvres, à l'exception de celles qui sont
fondées par les patrons et les sociétés patronales, ont com-
mencé petitement. Avec les années elles ont grandi. La cha-
rité s'est contentée de fournir les premières ressources, et
encore son rôle s'est-il borné le plus souvent à faire
quelques avances qu’amortissent bientôt des bénéfices assu-
rés. Aux riches de bonne volonté, on ne demande en somme
que d'oublier un instant la poursuite exagérée de la richesse
et de consacrer à des œuvres sociales un capital dont ils res-
tent eux-mèmes créanciers. Est-ce donc exiger un sacrifice
trop pesant ?
À la suite des œuvres destinées à diminuer les charges
de la vie quotidienne de l’ouvrier, il est tout naturel de par-
ler de son logement et des moyens de le rendre plus éco-
_nomique et plus salubre. La question de l'habitation préoc-
cupe beaucoup l’ouvrier et ceux qui s'intéressent à son sort.
Dans les cités industrielles, les logements ouvriers sont en
général contraires à toutes les règles de l'hygiène : humides,
sans air et sans lumière. La moralité des enfants v est expo-
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 181 :
sée à de grands dangers, à cause de l’exiguité des chambres.
On ne saurait lire sans émotion les découvertes stupéfiantes
que révèlent les enquêtes sur les logements ouvriers. Et
encore ces bouges sont-ils loués à des prix exorbitants ! on
abuse absolument des nécessités de l’ouvrier sur ce point.
Ce triste spectacle a éveillé l'attention des hommes de
bien.Un mouvement s’est dessiné peu à peu pendant les qua-
rante dernières années du XIX° siècle. Des patrons et quel-
ques sociétés industrielles ont montré un véritable zèle à ce
sujet. Ainsi la Compagnie Blanzy a fait construire à Montceau-
les-Mines 1200 habitations qu’elle loue à ses ouvriers,54 francs
par an. De plus, grâce à d’ingénieuses combinaisons, 2000
ouvriers sont devenus les propriétaires de leurs logements ;
lesavances d'argent, concédées par la Compagnie,dans ce but
lui causent annuellement une perte d’intérèt de plus de 10.000
francs : il y a lieu de la remercier de sa générosité. Citons
encore l'exemple de la Compagnie d’Anzin : elle met à la
disposition de ses ouvriers 2.884 maisons salubres, pour la
plupart construites en groupes isolés et louées 69 francs par
an. Par des avances de fonds elle a en outre permis à 741
pères de famille d'acquérir ou de faire bâtir eux-mèmes
leurs propres demeures.
En dehors de l'initiative patronale, des sociétés se sont
fondées pour venir en aide à l'ouvrier. La. plus célèbre est
connue sous la raison sociale de Société française des habi-
tations & bon marché. Notre Parlement, qui s’oublie parfois
a faire des lois utiles, a secondé le mouvement commencé
sans lui. La loi du 30 novembre 1894 concède quelques
privilèges fiscaux aux maisons construites parles «Sociétés»,
dans les conditions déterminées ; elle fait plus, elle en a
favorisé la vente aux ouvriers, et, par une dérogation frap-
pante au code civil, maintient l'indivision de ces maisons à
la mort du père de famille, en faveur de sa femme et de ses
enfants. Une seconde loi, en 1895, accordait aux caisses
d'épargne le droit d'employer leur revenu ou le cinquième
de leur patrimoine en prèts aux Sociétés de construction.
Malheureusement les Caisses d'épargne ont jusqu'ici peu
usé de leur droit: elle se montrent défiantes, sans raison
sérieuse, Aussi les progrès sont-ils lents. Pendant que l'An-
182 LE ROLE SOCIAL D“ LA CHARITÉ
gleterre, pays de libre initiative, se glorilie de ses 2000
sociétés (PJuilding associations), la France présentait modes-
tement en 1899 ses 46 sociétés d'Habrtations a bon marché.
Les bienfaits de ces institutions les recommandent cepen-
dant à tous les hommes d'œuvres. Que faut-il donc pour
provoquer les progrès désirables ? Un peu d’abnégation,
renoncer à des bénéfices élevés ; un peu de charité, se con-
tenter d'un intérèt médiocre, 2 à 2,50 par exemple et fournir
à ces conditions des capitaux aux Sociétés de construction.
Le role de la charité, ou le voit, est ici très modeste, mais
il n'en est pas moins réel et indispensable.
Toutes ces institutions offrent des avantages précieux aux
humbles et aux travailleurs. Et pourtant elles ne suffiraient
pas à soulager toute misère. Certainessituations particulières
réclamaient encore des œuvres nouvelles. Les œuvres sont
nées. Voici d'abord la plus intéressante : l'Æuvre des Jardins
ouvriers. C'est une forme nouvelle de l'assistance par le tra-
vail, destinée à rendre les plus srands services aux familles
ouvrières, qui ont l'honneur et la charge de compter beau-
coup d'enfants.
L'œuvre est née à Sedan, sans éclat, presque fortuite-
ment. Une femme de bien, M'"* Hervieu, assistait une famille
pauvre composée de 10 personnes. Un jour elle dit au père :
« au lieu de vous donner des secours aussitôt consommés,
je m'engage à verser à votre nom chaque mois 6 francs à Îq
Caisse d'épargne si de votre côté vous réussissez à u’apporter
3 francs. » .… À la fin de l’année, le livret atteignit à 105
francs. « [Il faut maintenant faire fructifier cette somme, re-
« prit la dame avec énergie, vous allez louer un jardin et à
« vos moments libres, avec vos grands enfants, vous culti-
« verez des légumes qui vous aideront à vous nourrir tous. »
— Et ainsi fut fait. On travailla avec peu de goùt d’abord,
puis bientôt avec joie car on s'apercut que lés légumes ré-
coltés suffisaient à la nourriture de la famille entière.
Les succès de ce premier essai suscitèrent des initiatives
fécondes. En 1891 une Société loua près de Sedan 1400
mètres de terrain qu'elle divisa entre 21 ménages. Depuis
lors l'œuvre progresse. Les cités industrielles du Nord lac-
cueillent avec cette activilé généreuse que chacun connait.
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 1N4
Les villes de France suivent cet exemple: aujourd’hui on
rencontre un peu partout les « Jardins ouvriers ». Les faits
ont résolu les objections faites par les esprits chagrins dont
le monde ne sera pas de si tôt débarrassé. De l’aveu de tous
l'œuvre est précieuse : elle apporte un appoint sérieux au
budget de la famille, et atteint son but économique. Au point
de vue social, elle donne à l'ouvrier l'instinct et le respect
de la propriété, elle l’arrache aux mauvaises influences du
cabaret et développe des habitudes d'épargne et de pré-
voyance. |
A tous ces titres. l’œuvre des Jardins ouvriers mérite l'estime
de tous les amis du peuple. La part faite à la charité dans
l’organisation est d’ailleurs très variable. Ici elle est
presque nulle : un comité se forme, acquiert un champ aux
abords de la ville, le divise en parcelles et le confie ainsi
divisé à des familles pauvres qui paient un taux raisonnable
de location. Plus loin,des subventions charitables permettent
de louer le terrain à un prix insignifiant et rendent ainsi plus
fructueux le travail de l'ouvrier. Les conférences de Saint-
Vincent de Paul adoptent déjà ce mode d’assistance à l'égard
de quelques-uns de leurs protégés ; les bureaux de bienfai-
sance Jes imitent. Que les âmes généreuses se mettent donc
à l’œuvre et lon verra. ainsi cesser ce que Le Play appelait
« un honteux désordre » c'est-à-dire « l'existence d'une
« classe nombreuse privée de toute propriété. »
Si la situation d’un père de famille chargé d’enfants est in-
téressante, non moins intéressante est la situation de la jeune
ouvrière sans famille ou de la femme sans soutien. Les
salaires de femmes sont en général au-dessous du mini-
mur suflisant : plusieurs doivent se contenter de véritables
salaires de famine. C'est un fait mis en lumière par les
enquêtes les plus impartiales comme celle de M. Charles
Benoît (1) et M. d'Haussonville (2). Et encore le travail
manque-t-il parfois !
Il n’est donc pas étonnant que le problème du salaire fé-
minin ait tenté le zèle des âmes généreuses. Parmi les solu-
(1) Les Ouvrières de l'aiguille à Paris.
(2) Revue des Deux-Mondes, t. cxrr, 1892.
184 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
tions données, les unes appartiennent à l'organisation pro-
fessionnelle, les autres sont du domaine de la charité. Si la
rémunération des travaux de femmes, notamment des tra-
vaux d'aiguille sont si peu rémunérés, cela tient surtout à
l'intermédiaire entre le magasin et l’ouvrière, intermédiaire
qui s’attribue une partie des bénéfices. Les syndicats profes-
sionnels de femmes commencent à traiter directement avec
les magasins et, de ce chef, le salaire des ouvrières s’élevera
assez notablement.
Mais la charité, là encore, serait d’un puissant secours. Son
rôle consisterait à fournir les locaux nécessaires à l’installa-
tion des bureaux du syndicat, à subvenir par des cotisations
aux dépenses de fondation, par exemple à l’achat de machines
à coudre. Bien plus, en dehors de toute organisation syndi-
cale, un comité charitable peut prendre l'initiative d’une
œuvre similaire destinée à fournir du travail aux femmes à
domicile. Nous trouvons ainsi un nouveau mode d'’assis-
tance par le travail. Pour le faire connaître, donnons un
exemple.
Certaines dames charitables de Lille furent frappées dans
leurs visites de la dure condition des mères de famille, re-
tenues loin de leur atelier par le soin de leurs enfants et
manquant des ressources convenables alors qu’elles auraient
encore pu travailler. Pour les assister et utiliser leurs loisirs,
on pensa au travail de la couture et on leur fit confectionner
des vêtements pour enfants. Maisles demandes des mères de
famille affluèrent; il fallut penser à la vente et le zèle des
dames trouva des débouchés. L'œuvre est pleinement floris-
sante et mérite d’être imitée. « Au point de vue social, l'as-
sistance lilloise par le travail fournit du travail à la tâche,
assure un salaire rémunérateur et, en faisant travailler à do-
micile, elle maintient au foyer domestique la femme et la
jeune fille ; mais elle évite le surmenage des ouvrières en
fournissant une tâche qui ne dépasse pas huit heures de tra-
vail quotidien. Au point de vue charitable, elle intéresse les
femmes du monde au sort des pauvres familles : elle suscite
chez les premières un zèle intelligent et actif. Au point de
vue commercial uvre achète pour revendre. Elle achète
en gros chez le fabriquant les matières destinées à être tra-
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 185
vaillées au domicile de l’ouvrière et elle les revend aux pe-
tits magasins aux prix du demi-gros. » (1)
Pourquoi les femmes charitables n'imiteraient-elles pas ces
nobles exemples des dames de Lille ? Une bonne pensée,
le désir de faire du bien, un peu de générosité, quelques
démarches personnelles, cela suffit et l’œuvre est fondée.
V
Bien que ces pages n'aient point {a prétention d’être com-
plètes et d'énumérer toutes les formes nouvelles de la cha-
rité, nous devons cependant mentionner encore le rôle qui
échoit à la charité dans les œuvres d'épargne et de prévoyance.
Suivant quelques théoriciens, l'épargne et la prévoyance
sont affaires individuelles. Nous n’y contredisons point :
cependant, en pratique, il est parfois nécessaire que la cha-
rité seconde les efforts personnels. L'épargne en effet 1m-
pose toujours un sacrifice : mais le sacrifice est pénible, il
coûte. Si les âmes généreuses l’acceptent avec joie, les âmes
vulgaires le redoutent. À quoi bon se priver aujourd'hui
pour un lendemain incertain, inconnu ? Souvent même, on
ne raisonne point : l'habitude entraine, on suit le courant sans
y prendre garde. On ne fait aucune épargne.Aussi,au moindre
accident, à la plus petite maladie, au premier chômage,
l'ouvrier est-il sans ressource: l'assistance publique et un jour
l'hôpital, voilà les dernières espérances de sa vie mortelle.
Le travailleur n’a donc pas en général le souci du lendemain :
il ne sait pas épargner, même lorsqu'il le peut largement
Puisque cette science si utile lui manque, ne doit-on pas cher-
cher à la lui donner ? On le fait avec zèle par la prédication
sociale de la prévoyance et de la mutualité, et des nouveaux
apôtres n'ont certes pas prèché dans le désert. La mutualité a
fait des progrès admirables, surtout depuis la loi du 1° avril
1898, qui a sur plus d’un point très heureusement modifié la
législation existante. On compte en France plus de 2 millions.
de mutualistes adultes et environ 600,000 enfants afliliés aux
mutualités scolaires. La propagande serait plus eflicace tou-
tefois, si en certains cas elle était soutenue par la charité.
y étonne sorrale, 1% mars 1899
186: LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ
C'est en ellet dès le jeune âge que les enfants devraient
commencer l'apprentissage de la mutualité, afin de pouvoir
jouir complètement des nombreux bienfaits dont elle est la
source. Depuis trois où quatre ans, les hommes d'œuvre ont
mieux compris cette pensée et ils ont donné un essor vigou-
reux aux #utualités scolaires, aux petites cavé et aux mutud-
lités de patronages. On sait quelle est l’organisation générale
de ces mutualités scolaires. Elles demandent à leurs socié-
taires une petite cotisation chaque semaine, 10 centimes par
exemple. De ces 10 centimes cinq sont attribués à la Caisse
de la société et forment le fond commun ; les cinq autres
sont aflectés à la constitution d'un livret personnel de retraite
qui reste la propriété de chaque sociétaire. Le fonds commun
permet de venir en aide aux familles en cas de maladie de
l'enfant par une indemnité quotidienne de 0 fr. 50: l’excé-
dent est versé à la Caisse des Dépôts et Consignations et
constitue un capital de retraite inaliénable.
Ces combinaisons paraissent et sont en fait très ingé-
nieuses. Mais, pour qu'elles réussissent entièrement, il est
presque indispensable de trouver des membres honoraires.
Les enfants peuvent, pendant quelques semaines pour des
raisons diverses et très excusables, ne pouvoir obtenir de
leurs parents leurs cotisations hebdomadaires. Il serait
désastreux de les exclure de Ia Société. On fait donc appel
aux cotisations des membres honoraires pour remplacer les
versements négligés ou impossibles : voilà le rôle propre de
la charité. Et il faut le dire bien haut, les dons de la charité
ne peuvent pas être mieux placés, car ils donnent à l'enfant
l'habitude de l’économie et de l’épargne.
Parmi les adultes, on rencontre aussi de grands enfants.
Certaines familles ouvrières ont si peu la pensée d'économi-
ser qu'elles sont ordinairement dans l'impossibilité de payer
le terme mensuel ou trimestriel de leur loyer. La charité est
encore venue à leur secours et s’est faite l’éducatrice de fa
prévoyance, par la caisse des loyers. Rien n’est plus simple.
Afin d'habituer les ouvriers à épargner en vue du loyer, on
bonitie Les versements hebdomadaires des membres de la
Caisse par quelques cotisations charitables, on y ajoute
encore Îles intérêts pavés par la Caisse d'épargne à laquelle
LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 187
on confie les sommes reçues. Grâce à ces avantages réunis,
les Caisses de loyer développent chez les adhérents l'esprit
d'économie et de prévoyance.
Conclusion. — C’est donc un vaste domaine que celui de
la charité en nos temps modernes. Et cependant que de traits
manquent au tableau ! Afin de ne parler que des formes nou-
velles, naus avons laissé de côté les institutions charitables
destinées à la première enfance : maternités, crèches, œuvres
de layette et de berceaux, asiles, garderies d'enfants, dis-
pensaires, orphelinats, Ssanatoria:; nous ne disons rien
non plus des a‘uvres qui secourent les indigents et les
vaincus de la vie : visite des pauvres à domicile, vestiaires
des pauvres, œuvre du pain de Saint-Antoine, hôpitaux, dis-
pensaires, hospitalités de nuit, cliniques, maisons de vieil-
lards, etc. etc. etc. Il n’y a dans cette omission ni mépris, ni
dédain, inais en tout il faut savoir se borner. Or il nous a
paru bon d'appeler l'attention des lecteurs des £tudes Francis-
caines, tous chrétiens zélés et dévoués aux petits à l'exemple
du Poverello d'Assise, sur des œuvres urgentes qui sont de
puissants facteurs de la paix et de l'harmonie sociale.
Sans doute l'initiative personnelle et la charité ne sont
pas les seuls agents de la régénération sociale. L'Etat a le de-
voir et le droit d'intervenir, de promouvoir la prospérité
commune par des lois sages, de consacrer par son autorité
les justes revendications de la liberté individuelle et collec-
tive. Mais la sagesse mème assigne des bornes à son action :
il ne les peut transgresser sans produire un plus grand
malaise ou se condamner à l'impuissance. Bien que la jus-
tice dont il est le gardien soit le fondement de la vie des
nations, on ne saurait oublier cependant le rôle de la charité.
« La charilé autant que la justice est la loi du monde.
«La justice contient l'homme, la charité lui comimuni-
« que l'ardeur et la fécondité de la vie. C'est grâce à l’é-
« lan que la charité inspire aux sociétés que la vie humaine
« se transforme, et qu'elle répond mieux à l'idéal de justice
« dont la loi divine est la suprûme expression (1). »
Fr. Rayvmoxp. O. AL. C.
(1) Ch. Périn, Les Lois de la société chrétienne, iv. 1. eh. 3, p.49,
LA
SOCIÉTÉ INTERNATIONALE D'ÉTUDES FRANCISCAINES
* ÉTABLIE A ASSISE
« Jérusalem, Rome ét Assise. Noms
sacrés de trois tombeaux... noms de
villes sépulcrales.. »
P. ExuPèRe, Pélerinages aur sanc-
tuaires franciscains.
Jadis le Dante en parlant d'Assise l'avait appelée Orient !
ce fut vrai. Un auteur moderne l'a définie ville sépulcrale ;
c'est vrai!
Assise est une ville morte, ou peu s'en faut ; le peu de vie
qui lui reste lui vient d'un mort, dont seuls le tombeau et
les souvenirs attirent les pèlerins et les touristes.
Un jour, l’antique cité sembla vouloir secouer la poussière
sépulcrale sous laquelle elle dormait depuis des siècles. La
mode était aux centenaires ; pouvait-on laisser passer 1na-
perçu celui de la naissance du fils de Pierre Bernadone, qui
portant dans l'histoire le nom de sa ville natale, ajouté à
celui que lui donna son père, l’a ainsi rendue célèbre dans le
monde entier ? — Le Chapitre de la cathédrale ne le pensa
point, et, après de longues délibérations, il se mit à l'œuvre
avec une ardeur que les crédules lecteurs de Boileau n'au-
raient jamais pensé trouver cheg de vénérables chanoines.
On établit un comité, on fonda un bulletin pour la prépara-
tion des fêtes ; les adhésions et les offrandes arrivèrent en
abondance. Le centenaire fut célébré avec magnificence.
Cette belle ardeur s'éteignit avec la flamme du der-
nier cierge et se dissipa avec les nuages d'encens. ÎÏl restait
comme souvenir sur la place du Dôme la statue de Saint Fran-
COIS ; Mais sa pose modeste et recueillie ne pouvait susciter
aucun entraînement chez ses modernes concitoyens ! Comme
fatigués par cet effort ils se replongèrent dans leur tranquille
somnolence.
Voilà deux ans, le cinquantenaire de l'invention du corps
de sainte Claire donna aux Assisiates une occasion de sortir
un peu de leur habituelle léthargie. Nouveau comité, nou-
LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE D'ETUDES FRANCISCAINES 189
veau bulletin, et cette publication démontre ce que savent
faire les habitants des pentes du Soubase sans un concours
étranger. Les fêtes se terminèrent:par un feu d'artifice et la
ville retomba dans le silence.
Ce n’est pas, certes, la bonne volonté qui manque dans la
vieille enceinte, mais les bons désirs ne suflisent pas ; il faut
quelqu'un pour les organiser, les mettre en œuvre. Cet
organisateur, les bonnes gens d'Assise, très fiers, et à bon
droit, de leurs saints compatriotes, l'attendraient encore, si
depuis quelques années un docte étranger, séduit par le
charme irrésistible qui émane de saint Francois, n'avait été
se fixer pour une bonne partie de l'année dans la ville natale
du Poverello, afin d’étudier plus à son aise, sur le théâtre prin-
cipal de sa vie, le grand saint du maÿen âge. Il avait publié
une vie de saint François qui avait scandalisé les catholiques
et que l'Eglise avait justement condamnée. Comme réveillée
en sursaut par le bruit fait autour de cette publication, sur le
frontispice de laquelle on lit son nom, la ville d'Assise, la
ville séraphique, donnait à l’auteur ses lettres de citoyen,
elle faisait un protestant compatriote de Francois, le Vir
Catholicus par excellence ! |
Je n'ai aucune animosité contre M. Sabatier; je lui par-
donne, en raison de son protestantisme, tout ce qu'il a pu
dire de faux sur celui que je suis heureux et fier de pouvoir
appeler « Mon Père saint François »; j'espère que, s’il
cherche simplement la vérité, le bon saint la lui fera trouver:
néanmoins je regrette pour Assise que ce soit un frère égaré
qui l'ait, semble-t-il, réveillée pour tout de bon de son en-
gourdissement séculaire, et lui ait rappelé que, si elle est
aujourd'hui connue du monde entier, elle le doit unique-
ment à saint François, qui porte son nom uni au sien (1).
Ces réflexions et bien d'autres me passaient par l'esprit
tous ces mois derniers, quand je pensais au projet de fonder
à Assise une Société internationale d'études franciscaines,
dont la poste m'avait un jour apporté le programme. Bien
que placé un des derniers, suivant son rang alphabétique,
le nom de M. Sabatier, qui se lisait parmi ceux des promo
(1) Voilà peu d'années vous auriez inutilument cherché dans Assise où
acheter une Vie de saint Francois.
190 LA SOCIÈTE INTERNATIONALE D'ÉTUDES FRANCISCAINES
teurs, indiquait clairement que ce projet était son œuvre,
qu'il en était l’âme.
Si cela me rassurait sur la vitalité de cette Société inter-
nationale, ce n'était pas suffisant pour garantir quel en serait
l'esprit; non plus que la présence, parmi les promoteurs,
d'un religieux, d’un chanoine et de laïques d’une parfaite
orthodoxie. Le programme, il est vrai, était d’une neutralité
complète ; il s'agissait uniquement de fonder une biblio-
thèque, de rédiger un catalogue de manuscrits franciscains
et de faciliter les relations et les travaux des franciscanisants
du monde entier. C'était fort louable, en même temps que
très anodin au point de vue religieux.
Cependant ce programme, tout neutre qu'il fut, re rassu-
rait pas les véritables amis de saint François, je veux dire
ceux qui aiment et étudient le vrai saint Francois et non un
saint Francois transformé, un saint François idéal tel que
se le forgent certains esprits. Cette neutralité mème les
effrayait, car, pour ne pas sortir de ce terrain, la Société ne
voudrait-elle pas faire ‘prévaloir un saint François neutre
comme elle, un saint Francois poète et philanthrope, ani
des petits et des pauvres, fraternisant avec les loups et les
oiseaux, mais sans remonter à la source de cet amour des
créatures ? Un saint Francois neutre au point de vue catho-
lique, mais confisqué par Rome qui déforma son œuvre et
le fit mourir de douleur ?
Le nom du promoteur principal autorisait ces craintes, et,
tout en rendant justice à son érudition et à son incontes-
table talent, beaucoup ne croyaient pas devoir le suivre sur
ce terrain neutre, qui n'est pas celui où vécut saint Francois.
Les Supérieurs généraux des différentes branches de
l'ordre étaient dans ces sentiments. Il semblerait qu'on au-
rait dù les informer de ce projet, leur demander leur con-
cours. À-t-on craint en le faisant sortir de la neutralité ?
On le croirait ;ils ne recurent mème pas le programme du
comité promoteur. Aussi à tous ceux qui les consultèrent
ils conseillèrent l’abstention.
© L'Ombrie compte parmises enfants un des franciscanisants
les plus distingués, qui dans le désir de faciliter à tous ceux
qui s'intéressent à l'histoire franciscaine la connaissance des
ETABLIE A ASSISE 19t
travaux parus sur la question, dans te but de leur offrir un
moyen de publier leurs découvertes, les documents intéres-
sants qu'ils connaîitraient, ou pourraient découvrir, avait
fondé une revue avec ce programme. J'ai nommé Monsei-
gneur Faloci Puligani, directeur de la HMiscellanea Frances-
cana de Foligno. Depuis quinze ans, avec un zèle persévé-
rant que n'a jamais découragé l'indifférence, et, 1l faut le
dire, quelquefois aussi l’hostilité, de ceux qui auraient dù lui
prêter leur concours, il n’a cessé de travailler au but que se
donne aujourd’hui la nouvelle Société internationale. Les
promoteurs de celle-ci désiraient donc ardemment l'avoir
avec eux. Ils le lui demandèrent à plusieurs reprises, mais
M Faloci repoussa toutes les avances.
Cependant les adhésions arrivèrent de tous les points du
monde ; la liste des membres porte cent cinquante noms,
dont un tiers pour la seule ville d'Assise. Comme il avait été
annoncé, la première réunion eut lieu le premier juin, pour
élire le romité de direction et arrêter les statuts. La prési-
dence d'honneur avait été offerte à l’Evèque d’Assise. Dé-
sireux de ne point entraver sa liberté, Monseigneur Louis
de Persiis déclina cette offre. La place fut donnée à M. Paul
Sabatier ; la logique le demandait, ainsi que la justice,
puisque, n'ayant pas son domicile fixe à Assise, il ne pouvait
autrement faire partie du comité. La Reine-Mère, Marguerite
de Savoie, accepta le patronage de la Société internationale
d'Etudes Franciscaines, définitivement constituée le 2 juin
dernier.
- Les journaux rapportèrent cette institution, quelques-uns,
paraît-il, le firent d’une facon inexacte et pouvant donner
le change sur la nature et les intentions de la Société. Alors,
au nom du comité, le Président lança une circulaire dans
laquelle il proclamait la complète neutralité de la Société
internationale.
Toutefois l’abstention de M Faloci pesait aux membres
de ce comité, et ils résolurent de tenter un nouvel effort
pour l’attirer à eux. Dans ce but, le Vice-Président adres-
. sait, le 22 juin, une longue lettre au savant directeur de la
Miscellanea, dans laquelle il insistait principalement eur la
neutralité absolue de la Société et sur la parfaite orthodoxie
102 LA SOCIETE INTERNATIONALE D'ETUDES FRANCISCAINES
des membres du Comité, tous catholiques. A cette lettre
M®° Faloci fit une réponse que l’on trouvera ici, il y ex-
plique nettement les motifs de son abstention ; ce sont les
mêmes motifs qui ont déterminé l'attitude de beaucoup de
catholiques dans la circonstance.
Parmi les adhérents au programme de la Société interna-
tionale se trouvent des prélats, des religieux, des prêtres
et des laïques, dont nous ne suspectons pas les sentiments.
Loin de songer à les blämer, ce qui serait fort déplacé de
notre part, nous nous réjouissons au contraire de leur pré-
sence dans la Société et dans le comité directif. C’est une ga-
rantie de la fidélité à cette neutralité promise et aussi un
espoir de voir dans un avenir prochain la Société d’études
franciscaines faire une profession de foi catholique, con-
forme aux sentiments du héros qu’elle veut étudier, de
François qui ne recherchait les brigands et les loups que
pour les convertir.
Voici la lettre de Mf Faloci, publiée, comme celle à la-
quelle elle répond, dans la Gazette de Foligno, du samedi
5 juillet.
Foligno. 28 juin 1902.
€ TRÈS ILLUSTRE MONSIEUR,
« La lettre très courtoise que vous avez eu la bonté de
m'écrire sera bonne, peut-être plus que pour moi, pour tous
“eux qui ont partagé mes craintes de voir la nouvelle Société
Franciscaine tendre à un but qui ne saurait être le nôtre. Je
ne saurais m'expliquer autrement un si aimable empresse-
ment pour obtenir la faveur d'une personne qui vaut si peu,
ou qui, si elle a quelque valeur, n’a que celle qu’on veut bien
accorder.
« Malgré toutes les raisons que vous apportez, vous ne
sauriez nier que dans une foule de cas il ne suffit pas d'être
catholique de cœur si on ne fait profession de l'être : or les
informations venues d'Assise pouvaient faire croire que le but
de la nouvelle Société pouvait ne pas ètre orthodoxe. Toutes,
en ellet, la représentaient comme une émanation de la pensée
de Paul Sabatier. Lui en était l'inspirateur, lui l'organisateur,
lui le promoteur, lui le tout. Remarquez-le bien : je ne dis
ÉTABLIE A ASSISE 193
pas qu'il en était ainsi, mais je rapporte ce que l'on disait.
Et alors? Qui ne sait que Paul Sabatier fait aimer saint
Francois comme Renan faisait aimer Jésus-Christ ? Tous les
deux très instruits, tous les deux très courtois, tous les
deux très aimables. Mais.
« Vous souvenez-vous que ce Monsieur, qui me veut bien
honorer de sa courtoise bienveillance, présenta et fit applau-
dir au théâtre Métastase le professeur Bertolini qui fit une
conférence sur saint Francois ? Cela suffisait pour justifier
mes préoccupations et celles de tant de mes amis.
« Une Société Franciscaine n'est pas comme une Société
d'histoire locale qui a un champ neutre (1). Une Société
Franciscaine a pour objet saint Francois dans son ensemble,
dans sa radieuse personnalité de catholique, apostolique et
romain, d'ami de Grégoire IX, de soutien de l'Eglise ro-
maine, d'enfant chéri de l'Eglise romaine, toutes choses
que celui que vous chercheriez en vain dans les œuvres de
Paul Sabatier et de ses amis, dont l'inspiration est celle-ci :
« mettre saint François en opposition avec la Papauté ». Il
n'en est pas autrement. | |
« Vous me dites que la Société ne fera pas ainsi. J'applau-
dis. Vous me dites qu’elle se maintiendra sur un terrain tran-
quille. Je ne blâme, ni je n’approuve : je m'asbtiens.
« Je regrette de devoir ajouter autre chose. J'ai recu par
la poste une circulaire du comte Anloine Fiuni Roncalli,
président du comité, en date du 18 juin, dans laquelle on lit
que la Société veut garder une complète neutralité. I] me
semble rêver, car 1l n’est pas possible d'équiparer une socié-
té qui a pour but d'étudier saint François, à une Société de
chimistes, à une Académie d'électriciens, à un Congrès de
mécaniciens. Ceux-ci doivent se maintenir entièrement
neutres, parce que la chimie, l'électricité et la mécanique
ne sont ni catholiques ni hérétiques. Mais, pour une Société
qui a comme but l'étude de saint François, il faut qu'elle soit
ou catholique, ou non catholique. La neutralité en ces cir-
constances est tout en faveur des non catholiques. Et pour-
4) Dans sa lettre le Vice-Président voulait assimiler la nouvelle institution
aux Sociétés historiques ct archéologiques qui existent dans presque toutes
les provinces d'Italie sous le nom de Societi di Storia patria.
E. F. — VII. LU
94 LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE D'ETUDES FRANCISCAINES
quoi nous, ou notre Société, par égard pour ces Messieurs,
devrions-nous comprimer et cacher dans le secret de nos
cœurs nos sentiments, pendant qu'eux font si volontiers pa-
rade des leurs ?
« Si la Société sortait de cette neutralité et se déclarait
officiellement catholique, elle ne sortirait pas pour cela du
domaine scientifique pour entrer sur le terrain polémique,
théologique ou mystique. Tout savant qW'il est, M. Sabatier
ne croit pas sortir de son terrain en remplissant ses livres
de propositions anticatholiques, qui font tant de mal à ceux
qui les lisent ! Pourquoi serait-il interdit à une Société de
savants catholiques de se déclarer telle, au moins en ne fai-
sant pas profession de neutralité ? Un Sabatier, un Thode,
un Lemmp, un Tocco mettent toutes leurs études critiques
au service de leurs idées théologiques. L'autorité du Pape,
l'existence des miracles, la valeur des prophéties, le culte
extérieur, les sacrements et mème l'existence personnelle de
Dieu, tout cela est nié, ou mis en ridicule, par ces Messieurs.
N'avez-vous pas lu comme ils fustigent Grégoire IX, Inno-
cent III, saint Bonaventure, saint Antoine ? Et ceux qui
écrivent toutes ces choses sont des savants et sont estimés
tels. Alors, « mutemus clypeos, Danaumque insignia nobis
aplemus. »
« Etudions saint Francois, soyons critiques, rigoureuse-
ment critiques, critiques sans pitié, chercheurs incorrigibles
de la vérité, mais, et comme individus et comme Société,
ayons le courage de nous dire catholiques et d'en porter
les conséquences. Nous ne somines pas une confession
religieuse. Nous ne sommes pas une religion ; nous catho-
liques, nous sommes /a lelision. Donc pour nous la neutra-
lité est logiquement une faute. Pour les autres toutes les
religions sont bonnes ; ils doivent nécessairement être
neutres. Pour nous toutes Îles religions, sauf Ha catholique,
sont fausses ; donc nous ne devons pas ètre neutres.
« Vovez: je ne crois pas que la Société doive s'affirmer
explicitement catholique, ni se composer exclusivement de
catholiques. Il suflit qu'elle ne fasse pas profession de neu-
tralité ; 1l suflit qu'elle dise que son but est d'étudier saint
Francois et que le Conseil directif se compose de catholiques.
ÉTABLIE A ASSISE 195
Le reste vient de lui-mème. Comment, en eftet, est-il. pos-
sible qu’à Assise. une Société qui aime saint Francois, com-
posée de bons catholiques, ne soit pas catholique ? Elle l’est
sans le dire. Mais, s'il était vrai que cette Société est une
création de Paul Sabatier, ou que réellement elle voulut
persuader à tous qu'elle n’a pas un but catholique mais
neutre, alors, permettez-moi de le dire, jamais elle ne rece-
vra les adhésions que je lui souhaite de tous mes vœux.
« Mon idéal serait une Société ayant des statuts tels que
les auraient pu composer les princes de la critique, comme
Mabillon, Muratori, Tiraboschi etc. Ils n'auraient certes rien
laissé à désirer au point de vue scientifique ; si on leur avait
demandé une déclaration de catholicisme, ils l’auraient
trouvée superflue; mais si on leur avait démandé une dé-
claration de neutralité, ils l’auraient trouvée digne de blâme.
S'il s'était agi de fonder une Société Franciscaine, avant
tout ils se seraient adressés à un Pape, à un Benoît XIV, par
exemple. Et ces hommes qui par la sûreté de leur méthode,
par le sérieux de leurs intentions, par la pénétration de
leurs recherches, pourraient rendre des points à tant de
dilettanti de nos jours, n'auraient pas plus regardé comme
un malheur pour leur société d'en ouvrir les portes à Vol-
taire, s’il l'avait demandé, qu'il n’est regrettable aujourd'hui
d'y admettre M. Sabatier ; mais s1 Voltaire se fut mis en tèle
de fonder une Société de ce genre, pour le coup ils fui-
raient encore! Du moins je le pense ainsi.
« Hne me reste plus qu’à vous prier de faire en sorte que
moi et tarit d'autres, qui regardons la Société avec défiance,
nous puissions y entrer avec un esprit libre de toute
crante. Aujourd’hui plus que jamais, vous le comprenez
bien; les. ecclésiastiques sont tenus à une grande réserve, et
cen'est point poser un acte politiquement utile à la société que
de se livrer à cerlaines manifestations, innocentes si l’on
veut, mais inopportunes et encore inoins nécessaires.
Cherchez donc, vous et vos excellents collègues, à ouvrir à
tous les portes de la Société, non pas que je croie qu’elle les
ferme devant qui que ce soit, mais en agissant de telle ma-
nière que tous puissent s'y trouver à leur place.
« La Société Franciscaine ne doit ètre ni une socièté reli-
4196 LA SOCIETE INTERNATIONALE D'ÉTUDES FRANCISCAINES
gieuse, ni une assemblée mystique ou ascétique, ni une ré-
union de prosélytisme catholique ; mais au moins elle doit
dire qu'elle étudie saint François, pour le faire connaître,
pour faire triompher son idéal, non une partie de son idéal
comme la charité, l'amour, la paix, mais tout son idéal, la
foi chrétienne, la vertu chrétienne, la vie chrétienne, le culte
de Jésus-Christ, etc. Je suis persuadé que la Société qui est
confiée. à votre sage direction et à celle de vos généreux et
distingués collègues y arrivera.
« Vous souvenez-vous que sur le premier programme de
la Société on ne lisait mème pas une seule fois le nom de
de saint François ? — Aujourd'hui ce nom glorieux a été in-
séré dans les statuts : c'est déjà un pas de fait. Avec le temps
on fera disparaître cet odieux qualificatif de neutre. Alors la
Société Franciscaine internationale sera dans son élément.
Les adhésions arriveront par centaines ; et, après avoir,dans
ses réunions, étudié critiquement la vie du Séraphin d'As-
sise, on pourra se rendre sous les voûtes peintes par Giotto’
et y chanter le Franciscus vir Catholicus et totus Apostolicus.
« Je ne puis terminer etc.
« Votre très dévoué serviteur,
M. Fazoci PuLiIGNANi,
prêtre.
À cette lettre vibrante de Mgr Faloci je dois ajouter une
remarque, dictée par l’impartialité. Il y est fait mention de
la Conférence donnée à Assise par le professeur Bertolini,
en février 1898. Comme je n’avais pu cacher à M. Sabatier la
mauvaise impression que m'avait causée la part qu'on lui
attribuait dans l'organisation de cette conférence, il me
répondit n'avoir été pour rien, «absolument rien, dans la venue
du professeur de Bologne et dans l’organisation de la con-
férence. Le promoteur de cette affaire avait même donné les
assurances les plus expresses que la dite conférence ne
contiendrait aucune attaque contre la religion. Les faits
démentirent les promesses... cependant, il est triste de le
constater, aucun des assistants ne protesta.
Par respect de la neutralité, sans doute ?!
P. EDOUARD d'Alencon.
Archiv. des min. Capucins.
LES TERTIAIRES
ET LES
NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE
(Fin) (À).
Il
Quand il arrive que dans les églises franciscaines, tous
les fidèles peuvent gagner une indulgence plénière, et que
au même jour une indulgence plénière est accordée direc-
tement aux Tertiaires, comme il arrive au 16 janvier, fête des
saints Bérard et compagnons martyrs, les membres du
Tiers-Ordre séculier peuvent-ils alors gagner deux indul-
gences plénières ?
Oui, pourvu qu'ils remplissent autant que possible les
conditions prescrites. Et en eflet, ce sont là deux faveurs dif-
férentes quine s’excluent pas mutuellement ; pour les ga-
gner, il faut remplir les conditions de l’une et de l’autre.
Outre la confession et lacommunion qui leur sont communes,
l'indulgence générale pour tous les fidèles requiert la visite
d'une église franciscaine, tandis que pour l'indulgence
spéciale aux Tertiaires il faut visiter une église, siège de la
Congrégation du Tiers-Ordre. Ce sont donc bien deux in-
dulgences différentes.
Sans doute, le décret du Pape Innocent XI « Delatæ sæ-
« pius » du 7 mars 1678 (v. Decr. authent., n. 18 à la fin), dit :
« Qu'une indulgence plénière accordée à ceux qui, à un jour
déterminé visitent une église, ou font une autre bonne
œuvre, ne peut être gagnée qu'une seule fois par jour »; maisil
(1) Voir la livraison de juillet 1902.
198 LES TERTIAIRES
n'a pas d'application dans le cas qui nous occupe, puisque d'a-
près la remarque de la Raccolta elle-même 'page XXIV, édit.
1877) ce décret ne concerne qu'une seule et même indulgen-
ce plénière à gagner ‘plusieurs fois par jour par l'observance
réttérée des mêmes conditions, et qu'il n'y a pas de doute
qu'on puisse gagner le même jour plusieurs indulgences plé
nières diverses, accordées à des œuvres pies différentes (1\
Il peut être utile eependant defaire cetteremarque -quoique
différentes indulgences plénières puissent être gagnées le
même jour, nul ne peut gagner à son propre bénéfice une
seconde indulgence plénière, à moins que, après avoir gagné
la première, il n'ait commis une faute qui lui a été pardonnée
ou qu'il n'ait pas gagné l’indulgence dans toute sa plénitude
par manque de dispositions, empêchemént qui a disparu
depuis (2). C'est pourquoi, les auteurs conseillent commu-
nément, après avoir tâäché de gagner pour soi-même une
indulgence plénière, d'appliquer les autres aux âmes dupur-
gatoire, si toutefois cela est permis (3).
Ajoutons encore que, à l'exception de l'indulgence du
Jubilé, là mème confession et la même communion suffisent
pour gagner les différentes indulgences plénières accordées
à ce jour ou au lendemain, pourvu qu’on remplisse fidèle-
ment les autres conditions prescrites (4). On a demandé à la
(1) C'est aussi la doctrine de Pierre de Monsano (no 218 et 219), de Berin -
er, (tome 1, p. 97) et de Mfr Lauwereys (Tract. de Indulg , n. 8, q.:#).
Voir dans les 6ollationes Brugenses (an. 1899, ,p. 299 ct :suivantes), come
ment il faut entendre ec Décret quand il s'agit de Ja méme indulgence plénière,
(2) Voir le Décret de La Sacrée Congrégation des Indulgences du 17 août
1892, dans Beringer (Supplément, page 68).
(3) V. Bermyger (tome 1. p. 95 et Supplément, p. 68), M® Lauwereys (/or4
cit., nota) et d'autres.
(4) La Confession hebdomadaire suffit pour gagner toutes les indulgencves
qui se rencontrent dans cet intervalle. (S. Congr. des Indulg., 9 décembre
1763, Décr. auth. n. 231 ; 12 mars 1855, ibid. n..364 ad 1, et 5 décembre
1893, v. Acta Ord. Minor. an NT, p. 45). — La confession est hebdomadaire,
siélle se fait dans la période de sept jours {S.'C. des Ind, 23 novembre 1878,
v.seer, auth, 0. 439 ad°1,et:25 février 1886. V.:P.. de Monsano,in. 855). —
Hiva des Diocèses où il -suffit de se confesser:toutes les deux semaines, —
Pour l'indulgence du Jubilé ordinaire ou extraordinaire, nne confession et
une communion spéciales sont ordinairement requises. (S. C. des Indul.,
9 décembre 1763 et 10 mai 18%).
ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIEGE 119
Sacrée Congrégation des Indulgences si au même jour on
pouvait gagner deux indulgences plénières exigeant cha-
cune la communion ? La Sacrée Congrégation a répondu :
Oui, pourvu qu'on remplisse les autres conditions relatives
qui sont prescrites. (29 mai 1841 ad 1, Decr. auth. n. 291). —
C'est pourquoi on a proposé à Ja mème Congrégation le
doute suivant : « Si ce Décret (précédent) devait s'entendre,
nou seulement des indulgences à gagner un même jour à
l'occasion d'une fète, mais aussi de celles que chacun, d’a-
près sa dévotion se propose de gagner à un jour déterminé
de la semaine ou du mois? » Et la Sacrée Congrégation a ré-
pondu également : Oui ‘29 février 1864. Decr. auth. n. 399
ad. 1 (1).
Enfin, Beringer (tome 1, p. 73) et Pierre de Monsano (nn.
162 et 153) remarquent encore que, lorsque la visite d'une
église déterminée est requise pour gagner une indulgence
locale ou personnelle, 11 n’est pas nécessaire de communier
dans cette église, à moins que cela ne soit expressément
exigé dans la formule de concession (Voir la /?accolta, page
XIX, édit. 1877;. Il suffit donc de visiter cette église dans le
courant de la journée et d'y prier à l'intention du Souverain
Pontife. Si l’on communiait dans cette église au jour fixé
pour gagner l'indulgence et si on y priait à l'intention du
Souverain Pontife. il ne faudrait pas réitérer la visi e, p1sque
déjà il a été satisfait à cette condition (Voir la R«rcol.a page
XXII, édit. 1877 (2).
Dès lors, quand un jour déterminé,uneindulgence plénière
peut ètre gagnée dans une église franciscaine par tous les
(1) Dans ce Décret on demande en outre à la S. Congr.: « Si celui qui
veut suivre le Décret (du 29 mai 1831) doit visiter les églises {si cette visite
est prescrite) autant de fois qu'il y a d'indulgences à gagner ? » — Et la
réponse fut : « Our » (Ibid. ad 2).
(2) Les malades empèchés par des infirmités habituelles, par une maladie
chronique ou par quelqu: cause physique permanente de faire la commu-
niou à l'église, pourront gagner les indulgences plénières, déjà accordées ou
à accorder dans l'avenir, si, après s'être confessés et avoir rempli les autres
conditions, ils remplacent La communion (et la visite de l'église) par une
autre œuvre pie enjointe par Le confesseur, (Pie IX, 18 septembre 1862,
Décr. auth., n. 393). — La même concession est faite aux malades et aux
personnes affaiblies par Fige, vivant en communauté reliriense et incapables
200 LES TERTIAIRES
fidèles, et qu'au mème jour les Tertiaires peuvent en gagner
une autre qui leur est spécialement concédée (par exemple
au 16 janvier); alors ces derniers peuvent gagner les deux
indulgences plénières, pourvu que s'étant confessés et ayant
communié, ils visitente! une église franciscaine, et une église,
siège de la Congrégation du Tiers-Ordre, et qu'ils y prient à
l'intention de Sa Sainteté.
Ils satisfont aussi à ces conditions, s'ils visitent deux fois
durant le jour une même église franciscaine, siège de la
Congrégation et y prient aux intentions ordinaires du Sou-
verain Pontife.
Bien plus, d'après le Décret de la Sacrée Congrégation des
Indulgences, du 31 janvier 1893 (V. Summarium Indulgent.
etc. 3 Ord. sæcularis, du 11 sept. 1901, cap. V, n. 6), Les Ter-
tiaires peuvent gagner aussi bien les indulgences accordées
aux fidèles qui visitent une église franciscaine, que celles
qui sont propres au Tiers-Ordre séculier, a condition de v1-
siter l'église paroissiale dans les endroits où il n'y a pas
d'église franciscaine, ni une autre église où la Congrégation
est canoniquement érigée. (1).
En conséquence, il suffit que les Tertiaires visitent alors
deux fois l’église paroissiale et yÿ prient aux inteutions du
Pape.
III
[Il arrive parfois que les Tertiaires, pour gagner une indul-
gence plénière, doivent visiter une Eglise siège de la Congré-
gation (du Tiers-Ordre). Que faire, si la Congrégation est
de visiter l'église ou la chapelle, ou d accomplir les autres œuvres prescrites.
Le confesseur peut done commuer en d’autres exercices pieux toutes ces
différentes œuvres, sans en excepter la S. Communion, (Léon XIII, 16 jan-
vier 1886, dans les Acta S. Sedis, vol. XVIII, page 462). |
(1) Aux Tertiaires séculiers de Saint-François est encore concédé l'A-
dult suivant : « Les Tertiaires malades ou convalescents, qui ne peuvent
commodément sortir de chez eux, gagnent les mêmes indulgences que s'ils
visitaient personnellement une église de l'Ordre ou de la Fraternité, pourvu
qu'ils récitent cinq Pater cet Ave et qu'ils prient aux intentions du Souverain
Pontite. (Breve 7 sept. 1901) » — Voir Summar. Indulg. etc. 3 Ord. sæcul.,
cap., V,n. 4. |
ET LES NOU VELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 201
érigée, non dans une église mais dans un oratoire publie
ou semi-public ? — Et suffit-il à cette visite qu'ils prient dans
une église ou chapelle publique où une Congrégation du
Tiers-Ordre est en effet érigée, mais non pas la leur?
Pour ce qui regarde /a première partie dela question, je ré-
ponds : à moins que la formule de concession ne déter-
mine l’église, un oratoire public suffit, ainsi qu’il ressort des
exemples allégués dans les Rescripta authentica de la S.
Congr. des Indulgences, n. 176 et 183.
Cependant que faut-il entendre par Oratoire public pour
gagner des indulgences ? La réponse découle clairement du
décret donné par la Sacrée Congrégation des Indulgences
le 22 Août 1842 (v. Decr. auth., n. 310). Il dit en effet que
les chapelles des couvents, séminaires et autres com-
munautés religieuses, où les fidèles n’ont pas un accès libre et
public, ne peuvent être considérées comme oratoires public
(Oratoria publica), où l'on puisse gagner des indulgences (1).
C'est pourquoi plusieurs diocèses ont demandé à Rome un
indult spécial en faveur de ces chapelles. Voici l’indult que
l'Archidiocèse de Malines a recu le 22 décembre 1896, et le
diocèse de Bruges le 13 juillet 1897 : « Les religieuses dans
leurs couvents déjà construits ou à construire, les élèves des
séminaires ou collèges, ainsi que les garçons et les filles
qui pour cause d'éducation habitent les Instituts de chaque
sexe, en même temps que leurs maîtres respectifs, aussi
souvent qu'ilest prescrit en général, soit-pour des indul-
gences plénières, soit pour des indulgences partielles de vi-
siter une église, peuvent visiter la chapelle privée de leurs
maisons respectives, pourvu qu'ils accomplissent fidèle-
ment les autres œuvres pies déterminées pour gagner ces in-
dulgences. »
Par conséquent, les Tertiaires qui, pour gagner certaines
indulgences plénières visitent à jours déterminés, d'après
qu'il leur est prescrit, une chapelle ou oratoire public siège
de leur Congrégation, satisfont aux conditions requises pour
gagner les indulgences. Mais si la Congrégation est établie
(1) Voir aussi Pierre de Monsano (n. 173-176). Beringer {tome I, p. 71)
et Mgr Lauwereys, Tract. de Indulg, p. 41, édit, 2°.
202 LES TERTIAIRES
dans une chapelle de couvent, de séminaire, de collège ou
d'autres communautés religieuses, où les fidèles n'ont pos
d'accès libre et public, si ce diocèse ou cette chapelle n'a pas
d'indult spécial, ces Tertiaires ne gagnent pas les indul-
gences en visitant une chapelle de ce genre. Cependant, dans
ce cas, 1l pourrait se faire que l'indult du 31 janvier 1293
(cité plus haut! leur soit applicable.
La réponse au 2° membre de la question ne souffre pas de
difficultés, puisque dans le sommaire cité, il n’est nullement
requis que les Tertiaires visitent l'église, siège de leur propre
Congrégation, mais une église où est établi le siège de la
Congrégation (du Tiers-Ordre). Or, les Tertiaires ne satis-
font-ils pas à leurs obligations en visitant une église où est
érigée une Congrégation du Tiers-Ordre qui leur est étran-
were ? Je crois qu'on ne pourrait le nier sans aller à l'encontre
de l’axiome juridique, applicable ici: « {1 convient d'ampü-
fier les faveurs, et de restreindre les choses odieuses. »
D'ailleurs ceci paraît confirmé d'une manière indirecte par
un décret de la $. Congrégation des Indulgences, en date
du 30 janvier 1896 au 3° doute : « Les Tertiaires jouissent-
ils du bienfait de la Bénédiction papale et de la Bénédiction
avec Indulgence plénière (ou de l'Absolution générale),
quand 1ls [a recoivent en public, non pas du Directeur de leur
Congrégation propre, mais de celui d’une Congrégation du
Tiers-Ordre étrangère, soumise à l'obédience d’une autre
branche des Franciscains ? » — La réponse fut affirmative —
Si donc, pour recevoir la bénédiction papale ou l’Absolution
générale, il n'est pas requis de la recevoir de son propre
Directeur, s'il est même permis de la recevoir du Direc-
teur d'une Congrégation soumise à une autre obédiente
franciscaine ; ne pourrait-on pas dire la même chose quant
à la visite d'une église, et soutenir qu'il importe peu dans
quelle église la visite doive se faire, pourvu qu'il y ait une
Congrégation du Tiers-Ordre canoniquement érigée dans
cette église ?
ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIEGE | 204
IV
Oa lit au chapitre V, n° 1 du Sommaire des Indulgences etc.
du Tiers-Ordre séculier, émané de la S. Congrégation des
Rites le 11 septembre 1901, que les Tertiaires qui sont em-
pèchés d'aller à l’église « in die profesto », c’est-à-dire un
jour ouvrable, où il y a Absolution générale, peuvent Ia re-
-cevoir le dimanche suivant ou un jour de fète d'obligation
s'il s’en présente dans la huitaine. Sans aucun doute, 1l est
question ici de l’Absolution générale qui se donne en public.
Mais les Tertiaires peuvent-ils à ce dimanche ou à ce Jo de
fête recevoir en particulier cette Absolution remise ? — Et
peut-on étendre cette permission «« jour précédent ?
Disons tout d’abord que la réponse à la première ques-
tion contient:la réponse à la deuxième, ou plutôt que Îles
deux réponses sont incluses dans l'interprétation ration-
nelle du Reserit du 16 janvier 1886.
Quant à ce qui regarde la première question, je crois
qu'il ne serait pas raisonnable de soutenir que lAbsolu-
tion générale remise à ce dimanche ou à cette fète puisse tre
donnée en public seulement et non pas en privé.
Car, 1° « Plus semper in se continet quod est minus » ou
« cut licet quod est plus, licet utique quod est minus ». (Reg
Juris in 6°). Cela veut dire : le moindre est toujours com-
pris dans le plus grand, ou, celui qui a la faculté de faire
plus, a aussi celle de faire moins. Or, cette règle canonique
est en tout point applicable ici ; car la faculté de donner en
public un dimanche ou un jour de fête de précepte qui tombe
dans la huitaine, une Absolution générale, ainsi remise, est
une faveur plus grande que la faculté de la donner en parti-
culier. Cela ressort.clairement du Décret de la Sacrée Con-
grégalion des Indulgences, du 21 juillet 1888, où la Con-
grégation décide que l’Absolution générale peut être don-
née {a veille du jour auquel elle est attachée, mais en privé,
c'est-à-dire après la confession sacramentelle, « pridie festi,
post expletum sacramentalem confessionem » (1). Donc, elle
ne peut se donner en public.
(1) Remarquons ici que la mème Congrégation, le 30 janvier 1896, a dé-
claré à ce sujet que l'Absolution générale ne peut pas être donnée la veille
204 LES TERTIAIRES
2° Une autre régle canonique déjà citée dit qu'il convient
d'étendre les faveurs et de restreindre les choses odieuses
ou défavorables : « Odia restringi, et favores convenit am-
pliari ». Or, disent les Canonistes, par faveurs on entend
des grâces ou concessions bienveillantes, qui ne lèsent per-
sonne, hormis celui qui les accorde.
Ensuite tous admettent qu’une Absolution générale atta-
chée à des fêtes déterminées, peut ètre donnée ces jours-là
tant en public qu'en privé. Mais, par un Rescrit du 16 janvier
1886 (v. les Analecta Ord. Capuc., an. 1886, page 100) la
Sacrée Congrégation des Indulgences permet à ceux qui ne
peuvent recevoir l'Absolution générale aux jours de fête qui
tombent dans la semaine et ne sont pas obligatoires, de
recevoir cette Absolution générale le dimanche suivant ou
à une fête de précepte tombant dans la huitaine. Or, cela
peut-il raisonnablement signifier autre chose, sinon que
ceux qui sont empèchés de remplir à un jour férié (ou à une
fête non obligatoire) les conditions requises à une Absolu-
tion générale, peuvent les remplir au dimanche suivant ou
à une fête de précepte dans la huitaine ? À lire le postulatum,
tel paraît bien être le sens du Rescrit (voir les Analecta
Capuc., loc. cit.)
Quelles sont donc les conditions à remplir pour recevoir
une absolution générale ? La confession, la communion, la
prière à l'intention du Souverain Pontife, et l'Absolution
générale donnée selon la formule prescrite par un prêtre
autorisé à cet effet. Cela signifie-t-il que, pour ceux qui ne se
confessent pas toutes les semaines, la confession ne peut se
faire et la communion ne peut être reçue la veille de ce di-
manche ou de cette fête de précepte ? Ne serait-ce pas res-
treindre le Rescrit plutôt que de l’étendre raisonnablement ?
N'est-ce pas ce que font ceux qui prétendent que l’Absolu-
tion générale, transférée pour quelques Tertiaires au di-
manche suivant ou à une fête de précepte dans la huitaine,
ne peut être donnée qu'en public seulement, et non pas en
particulier, surtout si l’on se rappelle que la faculté de don-
sinon là où l’on entend la confession sacramentelle, et que cela se rapporte
aussi à ceux qui se confessent toutes les semaines et n'ont pas besoin de se
coufesser pour gagner l'indulgence pléuière.{Voir Pierre de Monsano, n. 1586.)
\
US DES Ge re ee eens en = abs
= OS = =
ET'LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 205
ner une Absolution générale ex public doit être considérée
comme une faveur plus grande que celle de la donner en
privé?
3 Enfin, il nous est encore permis d'appliquer ici le prin-
cipe incontesté : « Ubi legislator seu lex non distinguit, nec
nos distinguere debemus » ; là où le législateur ou la loi ne
distinguent pas, nous ne devons pas non plus le faire. Or, le
Rescrit du 16 janvier 1886 transporte au dimanche suivant ou
à une fète de précepte dans la huitaine, toutes les con-
ditions requises pour recevoir l’'Absolution générale un
jour ouvrable, conditions que certains ne pouvaient pas
rem plir alors, ou qui ne pouvaient être observées sans dif-
licultés. Dira-t-on, par exemple : «oui, la confession, la com-
mun ion et la prière à l'intention du Souverain Pontife peuvent
se fa ire à ce dimanche, ou à cette fête de précepte, de la même
manière qu'au jour auquel est attachée cette Absolution gé-
nérale; mais on ne peut donner l’Absolution générale
com me à ce jour de la semaine ; car au dimanche ou au jour
de Fête elle ne peut être donnée qu’en public, et non en pri-
Yé, tandis qu’au jour ouvrable elle peut se donner des deux
man ières ?.. » Serait-ce là expliquer rationnellement le Res-
crit 2 |
IL’ paraît désormais assez clairement que la seconde partie de
la y zsestion exige une réponse affirmative, si l'on veut inter-
péter légitimement le Rescrit de 1886.
De plus, le Décret du 21 juillet 1888 doit ètre considéré,
NON pas précisément comme une faveur particulière, mais
plutôt comme la déclaration d’un doute, décidant que, puis-
(u on peut s'approcher des Sacrements la veille du jour où
lon peut gagner une indulgence plénière, les Tertiaires
Peuvent aussi recevoir de tout confesseur l'Absolution gé-
nérale, la veille de la fète, et après la confession sacramen-
elle. (Noir les Analect. Ord. Capuc., an. 1888, page 355.)
Fr. VICTORIUS d’Appeltern,
Capucin Belge.
BIBLIOGRAPHTE
Nôta: — L'Œuvre de Suint-Francois d'Assise se charge de procurer tous les
ouvrages édités à Paris et annoncés daus les comptes rendus des Æ£iudes
Franciscaines.
Le P. Paiuippe DE Meaux, par le P. Rémi de Boulzicourt,
Paris. (Xuvre de Saint-Francois d'Assise, 5, rue de la
Santé.
Il eut été dommage de ne pas révéler au public pieux de nos cha-
pelles capucines la physionomie si originale de cet infatigable directeur
d'âmes.
En formant un bouquet, aux couleurs bien franciscaines, d'anecdotes
piquantes, de mots pittoresques, de réflexions éclatantes de bon sens,
l'auteur a su mêler, avec un rare bonheur, au charme constant du récit,
le profit d'une réelle édilication, Le Père Philippe raconté par le Père
Rémi, n'est-ce pas un peu saint Francois de Sales historiographé par
Ms: Le Camus ?
N'a pas qui veut cette critique alerte où la synthèse éclaire d'une
phrase ou d’un mot, à l'instantané, le va-et-vient indiscontinu des faits ;
Je rallie-paper, à perdre haleine, des aventures et des histoires.
N'a pas qui veut ce style bon-entant où, s'évoquent comme au déva-
ler d’un chemin d'école buissonnière, tant de choses de toute couleur
et de toute saveur. Les cerises rouges et le bréviaire de M. Pruineau.
— la pêche aux pommes, — les coquelicots et les gâteaux du Moulin
de la Galette, — la cantine du couvent de Crest, — les curés en redin-
gote de Meaux et les commis-vovageurs de Seine-et-Qise, — le pas-
sage de la Mer Rouge à Piscop, — le lever nocturne du soleil, — les
lapins suicidés de Châlons : quelle verve intarissable! Prompt à la
riposte, Fesprit part, à chaque instant, en fusées ; les mots pétillent,
“omime le sel dans la flamme ; la conversation sonne, comme un grelot
d'inlassable gaité.
Comment oublier ces types, d'un eravon si fin: le petit Bombard,
maitre Fasot, le curé de Perdreauville, ou ces eaux-fortes, d'impression
BIBLIOGRAPHIE | 207
si différente : M# Meignan, Mère Scholastique, le P. Ventura ? Qu'il
nous conduise sur fe terrain de la liturgie galticane ou sur celui de
linfaillibilité pontificale, parmi le maquis de la politique contempo-
raine ou sous les arceaux de la vie religieuse, en pleine mélée de mis-
sion diocésaine ou dans Îe silence de la direction au confessionnal :
partout le P. Rémi nous fait respirer, en la compagnie, j'allais dire : à
l'école du P. Philippe, cette pointe de menthe et d'anis qu ajoutent, ce
semble, au pur encens de la vie franciscaine le tour d’esprit humoris-
tique, la piété sérieuse et le franc bon sens, tout de terroir, de l'ori-
ginal Capucin.
Missionnaire ardent, religieux fidèle à la vie conventuelle, le P.
Philippe est un moraliste éclairé, volontiers au service des petites
gens.
Peut-être apparait-il trop sévère dans ses appréciations sur Îles
fautes de certains prêtres.
Le « in sacerdotio peccusti, ergo perüiisti » aurait besoin d'un com-
mentaire.
En tous cas, aphorisme redoutable d'une doctrine plus que rigide,
ce mot nous surprend sur les lèvres du P. Philippe, toujours si large et
si bon pour les âmes sacerdotales,. |
Cette plaquette s'ouvre par une photogravure très ressemblante.
Ce front creusé au travail de la méditation, plus qu'il n'est irradié
de ses joies ; ce regard scrutateur et en même temps brenveillant ; ces
lévres fines, proumptes aux malicieuses saillies : voila bien le Pere
Philippe, du couvent de Paris, voilà bien le missionnære dont le ca-
ractére tout en relief nous est si pittoresque ment montré. Sans être
prophète, on peut à coup sûr annoncer la seconde édition de cette bio-
graphie. i
P. Luox.
O. M. C.
*
#
L]
LES GraLLA OÙ ORoxo par le P. Martial de Salviac, Paris.
Œuvre de Saint-l‘rancois. (1)
Tous nos lecteurs se souviennent des belles pages sur les Galla.
. : ; . .
parues aux Etudes Franciscaines en Fannée 1900, Écrites d'un style
{D Ce livre enrichi de nouvelles et nombreuses gravures vient d'avoir sa
seconde édition revue et augmentée chez Oudin, rue Mézières, Paris.
PE
208 BIBLIOGRAPHIE
alerte, plein de vie, et de relief, riche en brillantes images, en tableaux
vigoureusement tracés, puisé aux sources d’une érudition inépuisable
et de bon aloi, elles avaient fait connaître et aimer ce peuple, frère de
notre $ang, auquel se consacre le zèle de nos missionnaires.
Ce travail méritait plus qu'une simple insertion dans une revue.
L'auteur, le R. P. Martial de Salviac, en fit un tirage à part, avec
carte et gravures, enrichi d'une étude complémentaire sur la parenté
qui unit ce peuple à la race gauloise. Il suit cette tribu partie de la
(raule, à travers les Espagnes, le Maroc, les déserts du noir Continent,
jusqu'aux lieux où aujourd’hui encore elle parle notre langue et
fait respecter le nom de nos aïeux Une longue liste de mots, choisis
dans le vocabulaire Oromo, montre en effet que là-bas le Galla parle
la langue de nos paysans de l'Auvergne et du centre de la France.
Ce livre, qui révélait une gloire ignorée de notre pays, ne devait
pas rester inaperçu. Îl fut signalé à l'attention de l'Académie Française.
Cette docte assemblée a rendu justice à l'œavre de notre brillant colla-
borateur, et lui a décerné un prix de 500 francs. Nous sommes heu-
reux de signaler ce fait à nos lecteurs et d'envoyer au R. P. Martial
l'expression de toutes nos félicitations.
F. Hizaire DB B.
*
vs,
DES GRACES D'ORAISON. — Traité de théologie mystique,
troisième édition par le R. P. Aug. Poulain, S. J. 3 fr. 50
V. Retaux, 82, rue Bonaparte, Paris (VIe).
[Il semblait que la haute science de la mystique ne fût pas susceptible
d'une exposition précise, nette, simple, claire, nerveuse et, pour tout
dire en un mot, catéchétique. C'est pourtant ce que vient de réaliser
le R. P. A. Poulain dans son livre Des Gräces d'Oruison. Tous les
secrets de cette science cachée et abstraite sont présentés soit sous
la forme de demandes et de réponses pleines et vigoureuses, soit dis-
tribués en de petits alinéas consacrés à une seule idée maitresse qu'un
heureux artifice typographique vient mettre en relief, comme il se
pratique dans les manuels que l'on met entre les mains des petits
enfants.
Assurément ce livre n'est point fait pour ces petits d'un âge trop tendre,
mais il est écrit pour la foule des âmes qui resteront toujours des en-
fants par rapport aux mystères de la grâce et de l'action divine. A
e
* BIBLIOGRAPHIE 209
celles-ci, comme à la plupart des directeurs de conscience, l'accès des
grands auteurs est impossible. D'ailleurs les meilleurs ne sont-ils pas
diffus sur beaucoup de points et incomplets sur un grand nombre
d'autres ? L'avantage du nouveau manuel est de présenter le plan de
toute la doctrine mystique avec tous ses éléments disposés selon leur
enchaînement naturel, Donnons un court aperçu de l'ensemble du livre.
La première partie décrit les abords de la mystique c'est-à-dire la
prière et l’oraison ordinaire sous ses quatre degrés : l’oraison vocale,
la méditation, l'oraison affective et l'oraison de simple regard.
La deuxième partie donne les deux caractères fondamentaux de
l'union mystique : présence de Dieu sentie, toucher intérieur ; et les
dix caractères secondaires de cette même union: impuissance de la
volonté, ténèbres divines, communication à demi incompréhensible,
silence des facultés naturelles, fluctuations continuelles, mélange de
plaisir et de souffrance, impulsion aux vertus, extases, ligature des
facultés.
Dans la troisième partie l'auteur suit, d'après sainte Thérèse les
quatre étapes de l'union mystique : la quiétude, l’union pleine, l’extase,
le mariage spirituel.
Enfin, dans les deux dernières, il traite des visions et révélations et
donne des conseils pratiques aux aspirants à la vie mystique ainsi
qu'aux directeurs d'âmes.
Dans tout ce livre on entend la parole expérimentée d'un directeur
qui a connu dans les âmes, qu'il guide vers Dieu, les divers états sur-
naturels dont il donne l'analyse, et d'un théologien habitué à l'étude
des grands maîtres.
Il est un point dans tout son livre sur lequel nous aimons à sollici-
ter l'attention de ceux qu'intéressent ces questions, c'est la distinction
fondamentale posée entre l'ascétisme et la mystique proprement dite.
« On appelle mystiques, est-il dit à la première page du livre, des
états ou actes surnaturels dont Dieu ne laisse pas généralement la dis-
position à l'homme. Îls sont de telle nature que, st on veut les produire,
on ny réussit pas, .même faiblement, même un instant. »
Cette définition est donnée par opposition aux « autres actes surna-
turels que Dieu a laissés à la disposition de tous les hommes »; elle
donne la clef pour entrer dans la science de la mystique et pour com-
prendre la conduite à tenir en face des états vraiment mystiques. Aussi
dans la 3° partie, l'auteur, faisant l'application de cette doctrine,
n'éprouve aucune difficulté à déterminer le vrai sens des trois nuits de
E. E. — VII 14
210 BIBLIOGRAPHIE
l'âme décrites par saint Jean de la Croix, et à montrer comment le
P. Berthier n'a rien compris à l'enseignement de ce maître du Carmel ;
il a vu en effet dans ces trois nuits trois formes particulières de l'ascé-
tisme alors que saint Jean de la Croix décrit trois états mystiques.
Beaucoup en lisant le livre du R. P. Poulain pourront corriger eux-
mêmes plusieurs de leurs ignorances ; ils comprendront combien sont
innombrables les voies spirituelles par lesquelles Dieu entend conduire
les âmes ; et peut-être s'apercevront-ils plus d'une fois avec regret
qu'ils ont mis obstacle, sans le savoir, aux desseins de sa miséricorde
sur eux ou sur les âmes confiées à leurs soins.
Les dernières pages du livre offrent une longue nomenclature d'ou-
vrages asrcétiques rangés par ordre de date. En la parcourant on voit
que les prédilections du révérend Père vont à peu près exclusivement
aux mystiques de l'école du Carmel ou de la Compagnie de Jésus: ses
maîtres sont sainte Thérèse et saint Jean de la Croix ; saint Bona-
venture lui-même, le docteur mystique par excellence, n'est cité que
pour deux de ses ouvrages apocryphes. Ce n'est pas un reproche que
nous faisons. Comme il y a diverses sortes d'esprit, il doit y avoir di-
verses méthodes pour exposer et peindre les voies de la mystique et
dés lors diverses écoles. Un auteur ne peut les adopter toutes à la fois,
il doit choisir l'une et négliger les autres. Mais, si nous faisons cette
remarque, c'est pour exprimer le désir de voir un autre directeur d'imes,
exercé, lui aussi, dans la connaissance des secrets divins, faire pour
la mystique franciscaine, ce que le R. P. Poulain vient de réaliser d'une
manière si brillante pour la mystique du Carmel. Il prendra pour
guides saint Bonaventure et ses disciples : Harphius, Brancat et
les autres ; et en face des obscurités quelque peu troublantes où se
plaisent les fortes âmes que ne décourage pas la dure montée du Car-
mel, il peindra les douces attirances de l'amour divin, qui à travers le
voile des créatures, sous les mystères de la foi et la parole des Ecri-
tures, dans l’avant-goût des gloires futures, sait se faire sentir et
goûter par ces touches amoureuses inconnues aux profanes, mais large-
ment octroyées aux homes de désir, à ceux qui veulent aimer.
FR. HizairE de Barenton.
BIBLIOGRAPHIE 211
*
LR
Socvexins D'UN EXILÉ par P. Pierre-Baptiste de Sighac. Ou-
vracv illustré de simili-gravures. Carcassonhe, Impr. Vic-
tor Bonhafous-Thomas, 1902, in-8& de XV-199 bäges. Prix
2 fr.
En refermant ce beau livre que Je viens de lire tout d'un trait, je me
sens l'âme envahie de tristesse et de peine, mais aussi de consolation
et d'espérances.
Les Souvenirs d'un erilé sont la narration, écrite par un témoin
oculaire, de l'exode, du séjour en Espagne et du retour en Francë
d'un essaim de religieux expulsés à la fin de la néfaste période de 1880.
On éprouve une douceur infinie à suivre l’auteur qui vous conduit
par la main comme dans un musée rempli de chefs-d'œuvre. Chaque
chapitre du livre est un tableau plein de fraicheur, plein de vie, où les
nuances les plus délicates charment le regard et le captivent. Ces vues
de la vie des cloitres, ces croquis de la vie espagnole, ces paysages
ensoleillés de Murcie ont un ton très chaud, et le crayon qui les a
dessinés, c'est un romantique qui l'a tenu ; tel récit des Souvenirs
fait songer an Génie du Christianisme : il y a la même poésie, la mêtine
émotion, la même mélancolie, et l'on se prend à mutmurer avec un
autre poète :
- Oh ln'exilez personne ! Oh! l'exil est impie!
F. Usaco d'Alencon.
*
»
NÉCROLOGE ET ANNALES BIOGRAPHIQUES DES Frères Mineurs
Capucins de la province de Sävoie (1611-1092) par le P.
EtcÈxe de Bellevaux, des Frères Mineurs Capücins de la
même Province. Chatnbéry, Pavy et Paris. Œuvre S.
Francois. 1902, grand in-& de XXXXV-407 et 10 pages.
Prix : 7 fr. 50.
L'ouvrage du T. R. P. Eugène de Bellevaux est un livre très re-
Mmarquable et très précieux. Quelle mine de renseignements ! Et quelles
recherches n'a-t-il pas fallu faire pour arriver à dresser ce monument!
Et comme une grande partie des sources n'est pas accessible à tout le
Monde, il faut doublement bénir l'auteur du service qu'il rend à notre
212 BIBLIOGRAPHIE
histoire religieuse, en mettant à la portée de tous ce trésor de ri-
chesses cachées.
Le nécrologe, maîtresse pièce du livre, est précédé d'un aperçu his-
torique sur les Frères Mineurs Capucins de France et de Savoie, et de
la nomenclature détaillée des couvents savoyards avant et après la
grande Révolution. A la suite du nécrologe sont ajoutées la table al-
phabétique des noms contenus dans ce nécrologe, et de très intéres-
santes notices biographiques, environ deux cents.
C'est en forme de calendrier que le nécrologe lui-même est dressé.
Une colonne spéciale est réservée au nom de religion, au nom de fa-
mille, aux dates de profession, de décès, aux mentions du lieu de sé-
pulture, et des années d'âge et de religion ; suivent quelques obser-
vations relatives à la biographie des défunts.
Evidemment les travaux dans le genre du nécrologe ne sont faits
pour plaire qu'à une certaine catégorie de lecteurs; mais pour ceux-
là la joie est grande d’avoir sous la main une œuvre consciencieuse,
fondamentale.
J'ai pris la peine de contrôler un certain nombre de détails avancés
par le R. Père Eugène, et je l’ai toujours trouvé exact dans ses affir-
mations. Voici les seules remarques que j'ai pu faire :
P. VII. On fixe l'établissement des Capucins non 1573 mais en 1572.
Au mois d'avril, le 16, et au mois d'août, le 20, de cette année,
Charles IX donna les permissions nécessaires pour habiter la maison
de Picpus à Paris, sur la paroisse Saint-Paul.
:P. 301. Il existe un P. Jacques d'Autun qui s'appelait de Chevanes ;
vêtu le 5 novembre 1623, il fit profession à Grenoble le 5 novembre
suivant, mourut à Dijon en 1678 ; Denys de Gênes parle de lui, il le
cite comme appartenant à la province de Lyon, à juste titre, puisque
le couvent de Grenoble, fondé en 1610, relevait de cette province.
J'aurais voulu pareillement que l'on précisât davantage certains
noms de lieux : par exemple Laval, Beaufort. Enfin à la table qui occupe
les pages 252 à 276, J'aurais préféré une table finale, alphabétique et
non systématique, embrassant tout le volume, le nécrologe, les bio-
graphics, les additions et les corrections. C'aurait été le digne com-
plément de l'œuvre, la vraie clef pour y pénétrer.
Sans doute, ma critique est exigeante, je cherche une épingle dans
une meule de foin. Mais je dois dire aussi que j'ai eu toutes les peines
du monde à découvrir un point faible dans cet excellent livre d'histoire
documentaire. Fr. Usazp d'Alençon.
BIBLIOGRAPHIE . 218
+ >»
SCIENCE ET RELIGION. Etudes pour le temps présent. Collec-
tion Bloud et Barral. — I. LES MotriFs D’ESPÉRER, discours
prononcé à Lyon le 24 novembre 1901, par Ferdinand Bru-
netière, de l’Académie française, 2° édit. — II. La PpRo-
PRIÉTÉ FONCIÈRE DU CLERGÉ SOUS L'ANCIEN RÉGIME ET LA
VENTE DES BIENS ECCLÉSIASTIQUES PENDANT LA REVOLUTION,
par C. Lecarpentier, licencié ès-lettres. — IIT. SuPéRo-
RITÉ DU CHRISTIANISME, COUP D'ŒIL SUR LES RELIGIONS COM-
PARÉES, par P. Courbet. — IV. LES RELATIONS ENTRE LA FOI
ET LA RAISON, exposé historique, par M. l'abbé de Brogjlie,
avec préface par le R. P. Augustin Largent, de l'Oratoire,
2 vol.
EL On sait le grand retentissement qu'a eu ce discours. Le nom de
l'auteur, son talent, le sujet qu'il traitait, les anxiétés du moment pré-
sent expliquent ce retentissement. M. Brunetière ne nous donne pour-
tant pas tous les motifs que nous pouvons avoir d'espérer. Il s’est
attaché de préférence à ce qu'il appelle les motifs intellectuels. Aussi
après avoir salué plutôt qu'exposé l'intérêt qu'on prend aux questions
religieuses et le progrès du catholicisme libéral et de la démocratie
chrétienne, en vient-il immédiatement à l'influence qu'ont exercée et
qu'exercent encore le positivisme et l’évolutionisme. On a dit que
Platon a été une préparation de l'Evangile. M. Brunetière croit que
le positivisme et l’évolutionnisme ont du bon, qu'ils préparent l'avenir
intellectuel du Christianisme. Que Dieu lui donne d’être prophète !
(
IL. Origine des biens ecclésiastiques,leursprivilèges etleurs charges,
leur vente pendant la révolution, telles sont les questions qu'aborde
cette brochure. M. Lecarpentier embrasse l'opinion qui fait des éta-
blissements particuliers les vrais propriétaires des biens ecclésias-
tiques. C’est l'opinion la plus générale. Il croit que l'évaluation la plus
exacte de la propriété ecclésiastique est celle qui en porte l'étendue à
20 010 ou 1/5 du territoire. Ïl ne croit pas à l'existence des bandes
noires autrement dit de ces. associations d’accapareurs sans scrupules
qui achetèrent à des prix dérisoires, et réalisèrent ainsi des fortunes
considérables, I1 n'hésite pas à dire que la vente des biens ecclésias-
liques fut une opération manquée, qu’elle ne fournit à l'Etat que de
214 | BIBLIOGRAPHIE
faibles ressources financières. Retenons enfin ce passage : « Les adver-
saires de la propriété du clergé n'auraient sans doute pas par leurs seuls
arguments politiques, financiers et économiques, obtenu le vote de la
loi du 2 novembre à une majorité aussi forte que celle qui la vota
(200 voix). Les abus scandaleux qui S'étaient introduits depuis 1516
dans la distribution des bénélices et la répartition inéquitable des re-
venus ecclésiastiques entre les membres du clergé, firent plus que tous
les raisonnements pour décider du vote de la loi. » |
HIT, — Courte et intéressante apologie du christianisme. Dans une
première partie l’auteur envisage le Christianisme en lui-mème. Plu-
sicurs faits démontrent invinciblement son arigine divine. Jésus est
le type le plus accompli de vertu et de sainteté que le monde ait jamais
vu. Oril sest donné pour Dieu; il ne peut pas avoir menti; sa doc-
trine est donc divine, son église infaillible. La manière miraculeuse
dont la religion chrétienne s'est établie, le renouvellement qu'elle a
opéré dans le monde, sa résistance infatigable aux épreuves, son
étonnante adaptation à toutes les races, à tous les climats, en un mot
sa transcendance, disent hautement à leur tour qu'elle est divine.
Dans une seconde partie l’auteur jette un coup d'œil rapide sur les
diverses religions qui occupent la terre. Îl n'en est pas une sans doute
qui ne contienne des préceptes de morale justes et même élevés. La
religion naturelle, la droite raison n'ont été nulle part complètement
étouffées. Mais il n'en est pas une qui offre une doctrine morale com-
plète, pas une qui ne pèche par quelque côté, pas une qui ne moutre
une trop grande indulgence pour la faiblesse la plus chère à l'homme.
Comparées au christianisme, qu'elles lui sont inférieures !
IV. — La question des relations de la foiet de la raïsonn'a pas
cessé de préoccuper l'abbé de Broylie ; il avait fait de cette question
le sujet de son cours de 1894 à l'Institut catholique. Il l'envisageait
surtout au point de vue historique, le point de vue du reste auquel
il s'attachait de préférence dans les questions qu'il traitait. Partant
presque de l'origine du monde et cheminant à travers les peuples et
les siècles, 11 cherchait quels ont été dans les diverses religions les
rapports de la raison et de la foi, quels ils devaient être. Et, conclusion
qui réJouissait et confirmait sa foi comme elle réjouit et confirme la
nôtre, il montrait que seule l'Église catholique a résolu cette question
si délicate des rapports de la raison et de la foi, qu'on ne rencontre
que dans son sein l'harmonie qui doit régner entre ces deux puis-
BIBLIOGRAPHIE 215
sances. Le P. Largent à cru qu'une réédition de ce cours pouvait
rendre encore d utiles services. Il a eu raison.
Fr. TIMOTRÉE.
*
+ +
RETRAITE DU Mois, par le R. P. Fidèle d’Alcira : Orihuela,
1901, in-32 de 365 pages. Texte espagnol.
Nous nous empressons de signaler cet ouvrage à ceux qui connaissent
l'espagnol. Peut-être sera-t-il traduit plus tard... En attendant, don-
nons un aperçu de ce quil contient.
1 nous offre deux méditations par mois, quelques prières, et se-ter-
mine par le chemin de la croix. Il se distingue des opuscules du même
genre, en ce qu'on y trouve un véritable cours d'ascétisme mis à la por-
tée des fidèles et exempt de ces mièvreries qui déparent trop souvent
les petits livres de piété. À mesure que le lecteur parcourt les diffé-
rentes phases de la lutte contre le mal, le prix de la vie, les obstacles,
les secours, la préparation au dernier sacrifice, il se prend à savourer
ces pensées sérieuses qui le fortifient contre la fascination des choses
de la terre. |
La doctrine est sûre, la pensée vigoureuse, le style noble, sans re-
cherche ni prétentions ; et nous ne saurians trop féliciter l’auteur d'a-
voir traité avec tant d'onction et de talent à la fois les graves sujets qui
cons{ituent le fond de la vie chrétienne.
F. LéoPozb DE CHÉRANCÉ.
*
s
LE Cœur vaisaxT ou le Courage chrétien. Retraite préchée
aux Dames par l'ahhé LExraNT, missionnaire diocésain de
Paris. — Paris, Poussielgue.
Dans la vie des âmes comme dans celle des peuples il y des heures
de découragement. Louis Veuillot écrivait de son temps : « Le grand
mal de notre époque, c'est la lâcheté : » et bien avant lui sainte Thé-
rèse avait dit : « Ce qui perd les âmes et les Jette en enfer, ce n’est ni
l'ambition ni l'orgueil, mais la lâcheté. » Et de nos jours l'abattement
qui s'est emparé des âmes et les a stérilisées ne serait-il pas le mème
mal sous une autre forme ?
216 BIBLIOGRAPHIE
Dans cet état de découragement le devoir du prêtre est, non seule-
ment de relever les individus en particulier, mais encore les sociétés.
7 Dans sa retraite aux dames, M. l'abbé Lenfant a fort bien compris
ce devoir et l'a généreusement accompli.
Il l'a d'abord fort bien compris.
« Il semble, a écrit Ozanam, que rien de grand ne puisse paraître
dans l'Eglise sans qu'une femme y ait part. » Témoin sainte Clotilde,
Blanche de Castille, Jeanne d'Arc, et tant d’autres.
Et de nos jours la femme chrétienne n'est-elle pas le rempart de la
foi dans la famille ? Ne peut-elle pas, si elle le veut, contribuer dans
une large part au salut d'une paroisse, d’une ville, d'une nation même ?
Témoin encore toutes les mères chrétiennes qui conservent la foi en
France par le seul accomplissement de leurs devoirs maternels, par la
décisive influence qu'elles exercent sur leurs époux et leurs enfants.
Comment M. l'abbé Lenfant a-t-il rempli sa tâche ?
Après avoir, dans une première instruction, démontré aux âmes dé-
couragées ce qu'est le courage chrétien et leur avoir rappelé les causes
pour lesquelles Dieu, à l'heure présente, le réclame d'elles, il leur in-
dique dans une série d'entretiens les sources du vrai courage et les
moyens à prendre pour l'acquérir : la foi et la pensée de la gloire
de Dieu, voilà les deux principales sources de la vaillance chré-
tienne. « Les grandes idées, dit-il, font les grands cœurs ; comme au-
cune n'égale celles que suggère notre immortel Credo, on peut le dire,
c'est la foi qui crée le courage chrétien. » |
Ensuite nous voyons à l’œuvre le cœur vaillant, dans la lutte qu'il
doit livrer chaque jour, d'abord à lui-même, puis dans la famille et
enfin dans le monde, c’est-à-dire nous considérons dans la femme la
chrétienne, la mère et l'épouse, acceptant les devoirs de ces trois con-
ditions. Reste-t-il quelque chose à vaincre, ou l'acceptation de ces de-
votrs manque-t-elle de générosité ? L'auteur lni rappelle avec saisis-
sement la pensée de l'enfer, déroule devant ses yeux le tableau des
persécutions endurées par les martyrs et, montant de l'amphithéâtre au
Calvaire, lui montre, dans la dévotion au Crucifix, « le moyen le plus
facile, le plus efficace, le plus doux d’avoir toujours du courage ».
La dernière allocution : Alleluia ! est le cri du triomphe; le Christ
est ressuscité des morts et sa résurrection est le gage de la nôtre.
Après cette courte analyse. disons que la doctrine de cette Retraite
est le pur Évangile présenté sous un jour saisissant, agréable, délicat.
Nous ne doutons pas que M. l'abbé Lenfant, dans sa Retraite, n'ait
BIBLIOGRAPHIE 217
fait beaucoup de bien à son auditoire ; et persuadé que son livre conti-
nuera l'œuvre commencée, nous n'hésitons pas à le recommander.
Fr. E.
*
+
UN MaRTYR ABYSSIN. — Ghebra-Michaël de la Congrégation
de la Mission (Lazariste), par M. Coulbeaux, de la même
Congrégation. In-12, 2 fr. Librairie Ch. Poussielgue, rue
Cassette, 15, Paris. |
Voici un livre d’un grand intérêt. Il est écrit par M. Coulbeaux,
missionnaire en Abyssinie durant trente ans, qui nous raconte sur des
témoignages authentiques et avec une parfaite connaissance du pays,
la vie et le martyre d’un savant moine abyssin, Ghebra-Michaël, de-
venu prêtre et membrede la Congrégation de la Mission fondée par saint
Vincent de Paul. ‘
La vie de Ghebra-Michaël, « le serviteur ou l'esclave de saint
Michel », n'est certes pas banale. Né en 1788, dans le Goggiam, pro-
vince renommée par ses écoles ecclésiastiques, Ghebra-Michaël se
livra à l'étude pendant de longues années et devint un des maîtres
les plus connus de toutel’Abyssinie. En 1840 il fit partie de la députation
envoyée au Caire par le prince Oubié pour demander un évèque.Le per-
sonnage choisi fut Salama, le célèbre évèque-bandit qui plus tard
devait être le bourreau de notre martyr. Avec quelques-uns de ses
compagnons et guidé par M. de Jacobis, Ghebra-Michaël alla à Rome
et à Jérusalem, puis rentra en Abyssinie. Il se convertit au catholicisme
en 1844. Cinq ans après il fut l'objet d’une première persécution. En-
fin il faut lire la longue et dure passion que subit du 15 juillet 1854 au
28 Juillet 1855 l’héroïque confesseur de la foi : son emprisonnement,
ses nombreuses’ flagellations, sa mort. C'est une des plus belles pages
du martyrologe si long de l'Église d'Abyssinie.
| PP
*
+»
-
AU SORTIR DE L'ÉCOLE. Les Patronages par Max Turmann,
Paris. Lecoffre.
Bien des livres et des brochures s’impriment en ces derniers temps
Pour signaler au public un système de formation de la jeunesse, qui
nous donne des intelligences à idées fausses, à préjugés ; des volontés
218 BIBLIOGRAPHIE
égoïstes soumettant au moi toutes les grandes choses : Dieu, la religion
et la patrie. D'aucuns, même parmi les écrivains catholiques, sont loin
d'en excepter les jeunes gens des écoles libres.
M. Max Turmann,laissant de côté ces lamentations stériles et décou-
rageantes, fait, croyons-nous, œuvre plus utile en racontant, dans son
historique des Patronages, les efforts et les succès dûs au zèle sacer-
dotal ou simplement chrétien, dans le but de faire ou de parachever
l'éducation première, insuffisante lors même qu'elle est honne. C'est un
excellent moyen de raviver quelque peu nos espérances.
L'auteur nous présente d'abord les origines des Patronages, puis
leur développement successif jusqu'à nos jours.
Mais il y a dans ce travail autre chose qu'une froide série de chiffres,
de dates, de documents. L'écrivain trahit son expérience personnelle
en nous donnant ses idées, ses plans de réforme et de fondation, basés
toujours sur des faits vus et étudiés.
Il considère les Patronages sous leurs formes multiples exigées par
la diversité des membres qui les composent : Patronages catholiques
des écoles laïques ; Patronages des écoles chrétiennes ; Patronases des
jeunes filles.
Mais, sur ce terrain nouveau de la charité: nous catholiques, nous
avons des rivaux ou plus justement des adversaires. En constatant leur
bonne fortune apparente, M. Max Turmann nous découvre les vices de
leur œuvre dont les idées directrices et l'organisation doivent « for-
mer en tout Jeune homme, moins le citoyen d'une libre démocratie que
le négateur des dogmes chrétiens ».
Après ces questions de principes, viennent les détails pratiques
qu'il serait trop long de résumer ici.
Ce livre, d'un écrivain justement connu et foncièrement catholique,
mérite beaucoup d'éloges pour la justesse de ses idées et l'esprit de bon
prosélytisme qui ressort de chaque page. Îl s'ouvre par une Lettre-
Préface de Son Eminence Le Cardinal-Archevèque de Bordeaux, lui
donnant sa « complète approbation ».
Ajoutons que le style est simple et clair, c'est-à-dire éminemment
francais.
Fr. F. de M.
BIBLIOGRAPHIE 219
LE CLERGÉ FRANÇAIS AU XX° SIÈCLE par M. l'abbé Dessaine,
ancien vicaire général, du clerwé de Laval. — Paris, Bloud
et Barral.
De toutes les questions qui préoccupent aujourd'hui les esprits,
surtout ceux qui travaillent avec intelligence et à la lumière de la foi
au relèvement chrétien de la France, la question de la direction à don-
ner au clergé dans cette tâche et dès moyens quil doit y employer, est
une des plus importantes et, on peut le dire, des plus étudiées.
Voici un livre du plus sur ce sujet. Îl à certainement la valeur de
beaucoup d'autres, et on reconnaît aisément chez l'auteur une longue
expérience et une grande compétence dans l'étude de ces questions.
D'ailleurs, comme le dit: fort bien M. l'abbé Garnier dans la Lettre-
Préface du livre, « le grand mérite des œuvres que recommande l'au-
teur est de s'appuyer toujours sur les grands moyens, ceux qui dé-
coulent de la nature même des choses et que Notre-Scigneur Jésus-
Christ ne cesse de naus recommander, »
La prédication de l'Evangile, — et c'est à bien juste titre, — a les
préférences de l'auteur. N'est-ce pas elle, en effet, qui a reçu la mission
il y a dix-neuf siécles, de convertir le monde et de le relever, dans la
suite des temps, larsque les passions des hommes et Îles ruses de l’en-
ler l'auraient fait retomber dans ses anciens désordres ou l'auraient
fasciné par de nouvelles erreurs ? N'est-ce pas par la prédication de
l'Evangile que les saints, aux époques troublées comme la nôtre, ont
arraché les vices du cœur des peuples et rendu à leur foi mourante la
lumière et la chaleur sans lesquelles elle ne peut produire des œuvres
vraiment chrétiennes ?
Un autre moyen de ramener le peuple à la pratique de la vie chré-
lienne, ce sont les œuvres, qu'elles s'adressent au corps ou bien à
l'âme, A notre époque, où tous ne parlent que de soulagements f ap-
Porter aux malheureux et d'œuvres de bienfaisance de toute sorte,
l'Eglise ne doit pas être la dernière à s'émouvoir, ni se laisser devan-
cer par ses ennemis. Îlest vrai que ceux-ci ont bien à faire pour l'at-
teindre dans cette voie et il est même fort douteux qu'ils y arrivent
Jamais, Mais le travail déjà fait ne dispense point de celui qui est à
faire et, dans l'exercice de la charité, on ne saurait aller trop loin.
220 BIBLIOGRAPHIE
Ici surtout le livre de M. l'abbé Dessaine sera d'une très grande
utilité à tous les prêtres qui désirent travailler efficacement à la con-
version de la France. Dans une douzaine de chapitres nous suivons le
prêtre dans les diverses œuvres où il peut exercer son apostolat :
œuvres d'éducation, de conversion, de polémique même.
L'esprit ne se fatigue point à lire ces pages, tellement le style en est
clair et les idées d'une logique impeccable ; etil semble qu’on as-
siste déjà à ce renouveau d'esprit chrétien que l’auteur veut rendre à
notre pays.
Fr. F.ne M.
*
€ #
ManuEz pu CHRÉTIEN contenant les Psaumes, le Nouveau
Testament et l'Imitation de Jésus-Christ, précédés des
Exercices du Chrétien. — Tournai (Belgique), Société de
Saint-Jean l’'Évangéliste, Desclée, Lefebvre et Cie, Edi-
teurs. Prix, 4 fr. 75.
Ce livre vient à son heure et comble une lacune bien regrettable ;
il sort de la banalité et de la routine, et réalise le type idéal désiré par
tous : c'est un élégant volume in-18 de 1234 pages, en deux colonnes
avec notes, en caractère gras et très lisibles. La traduction est fidèle,
conservant avec scrupule les tours, le mouvement, les images, la cou-
leur de l'original. Les notes sont nombreuses et subtantielles.’ La par-
tie concernant les devoirs du Chrétien est très soignée. Elle contient
même les Oraisons de tous les Dimanches et fêtes de l’année, ainsi
que l'indication des Epiîtres et Evangiles avec renvois dans l'ouvrage.
DE IMITATIONE CurisTi Libri quatuor Sacræ Scripturæ concor-
dantia illustrati et parvulo commentario aucti. Auctore
G. A. O. presbytero, in-32 Jésus de 425 pages. Prix: bro-
ché, 2 fr. 50. Paris, Desclée.
Cette nouvelle édition en latin du livre de L'IMITATION DE JÉsus-CGHRiST
est enrichie d'un petit commentaire destiné à guider l'esprit pendant la
lecture de l'ouvrage.
Dans un avant-propos, l’auteur indique la raison de la division de
l'Imitation en quatre livres. |
BIBLIOGRAPHIE 221
Au commencement de chaque livre il donne la division du livre lui-
même. À chaque subdivision il montre comment viennent s’y rattacher
les différents chapitres. En tête de chaque chapitre un court sommaire
en résume la substance.
Ces divers sommaires forment comme la moëlle du précieux ouvrage
et en rendent l'usage plus facile et plus fructueux.
*
+ +
CONFÉRENCES ET Discours cHoisis, par le chanoine Penin,
curé de la cathédrale de Grenoble, membre de l’Académie
Delphinale, publiés après sa mort par les soinsdeson frère.
Cet important volume est un recueil de spécimens heureux de tous
les genres de discours qu’un prêtre peut être appelé à prononcer. Il se
divise en cinq parties.
1° Conférences prêchées aux hommes au nombre de dix-neuf. C'est
la partie la plus importante de l'ouvrage. Nous ne pouvons en faire un
meilleur éloge qu’en répétant ce qu’en a dit, avec son autorité éminente,
le, Bulletin trimestriel de Saint-Sulpice, à la date du 12 février 1902.
« Les conférences de M. le chanoine Penin sont pour la netteté de l’ex-
« position, la clarté et la solidité de la doctrine, le choix judicieux des
« citations, un vrai modèle de ce qu'on peut donner à des audi-
« toires d'hommes. La nature même des sujets traités : préliminaires
« de la foi, bienfaits de la foi pour l'esprit, pour le cœur, pour l'individu
« el pour la société... Causes et remèdes de l'incrédulité.. achève de
« rendre ces conférences tout à fait actuelles. »
2° Discours choisis. Ces discours ont été pris à dessein dans tout le
tours de sa vie sacerdotale. Ils commencent par une exquise allocution
intitulée mystique d'adieur, qu'il prononça au nom de ses condisciples
au moment de quitter le grand séminaire, après avoir mérité d'être
appelé au sacerdoce. C'était en 1868. Nous citons ensuite à la date de
1872 un discours où il expose avec une science patrologique parfaite-
Bent assimilée la double maternité de Marie, Mère de Dieu et mère
des hommes.’ En 1874, important discours sur le culte des morts; en
1875, sermon sur la Passion, etc. |
| # Allocutions de mariage. Savoir allier les hauts enseignements de
l'Eglise sur la sainteté du mariage et les devoirs rigoureux du joug
Conjugal, avec les éloges personnels que les mœurs fd'aujourd'hui
exigent dans ces sortes de discours, est une tâche ardue qui décencerte
>
te
[ER °2
BIBLIOGRAPHIE
la plupart de eenx qui veulent sortir de la banalité. On peut dire que
dans ce genre, le chanoine Penin s'élève au-dessus de tout ce qui s'est
imprimé, témoin cette première allocution où il euseigne Île sacritice
dans tout ce qu'il a de plus äâpre et en même temps fait l'éloge le plus
délicat des jeunes époux et de leurs familles.
4° Les discours académiques sont des discours prononcés aux dis-
tributions de prix de fin d'année au petit séminaire, où, avant d'être
euré de la cathédrale de Grenoble, il fut professeur de rhétorique et
directeur. Dans ces discours c'est le professeur de rhétorique qui parle
Mais si la forme est parfaite, le fond ne l'est pas moins. Le professeur
est.prétre, le littérateur est éducateur. Il a fait sienne la parole de
Mer Dupauloup : « Qui que vous soyez, vous ne fonderez rien sans
« relever les âmes et les caractères ; et vous ne les relèverez pas sans
« les attacher à Dieu. » La fidélité au devoir, la Religion dans l'éduca-
tion, les Devoirs de l'homme envers la vérité, etc., indiquent par leur
simple énoncé jusqu'où savait s'élever l'orateur.
5 Oraisons funébres. On retrouve dans ces discours, prononcés
devant un cercueil, les mêmes qualités que dans les allocutions joyeuses
qu'il adressait aux jeunes fiancés. Nul mieux que lui n'a fait parler la
douleur ; nul mieux que lui ne l'a consolée par l'exposition des espé-
rances chrétiennes, nul mieux que lui n’en a montré les austères mais
sublimes enscignements.
En somme, c'est un livre digne d'attirer l'attention ; à la fois modèle
de littérature et de prédication, nous croyons rendre un service réel
à tous les prêtres en le leur signalant. |
| L'abbé S. Curé, T. 0.
*
» ss
La Macie Mopenxe ou l'Hypnotisme de nos jours par le R. P.
Pie-Michel Rolfi, O. F. M., traduit de l'italien par M. l'abbé
Dorangeon, avec une introduction de Ms Méric, vol. in-12
de 368 pages, 3 fr. 50. Téqui, 29, rue de Tournon, Paris.
On parle encore beaucoup d'hypuotisme. Les médecins, les philo-
sophes, les théologiens en étudient avec intérêt les phénomènes
étranges qui confinent au mystère et introduisent sur le domaine du
merveilleux. Parmi les nombreuses publications, dues à ce mouvement
plus ou moins scientifique, le livre du R. P. Pie-Michel Rolf tient une
place honorable,
BIBLIOGRAPHIE 223
C'est une étude très claire et très précise sur la nature et les ‘effets
de l'hypnotisme. Elle se divise en trois parties : la théorie : définition,
histoire et effets de l'hypnotisme ; la physique : explication des phéno-
mènes, naturels et préternaturels ; La morale ou examen de la licéité de
l'hypnotisme devant la conscience.
Ecrit surtout dans un but de vulgarisation, l'ouvrage contient peu
de ces faits d'expérimentation qu'on aime à lire dans le volume du
P. Coconnier, l'Hypnotisme franc. Mais par contre le P. Michel Rolf
traite, plus explicitement que ne l'avait fait le savant dominicain, des
phénomènes préternaturels et spirites, afin de les mieux distinguer
des phénomènes hypnotiques purs et de mettre le public en garde
contre les charlatans. Aïnsi il consacre un long appendice (38 pages)
aux tables parlantes, et un plus long encore (61 pages) aux phénomènes
de télépathie. Peut-être l'auteur range-t-il parfois sous le catalogue du
préternaturel des faits dont le caractère n'est pas encore bien dé-
terminé ! mais ne lui tenons pas rigueur de cette audace, et laissons
au temps et à la science le soin de rectifier, si besoin est.
Dans l'explication des phénomènes naturels de l'hypnose le P. Michel
Rolf invoque l'autorité et la doctrine du célèbre docteur franciscain
Richard de Middletown, de même que le P. Coconnier avait invoqué
jadis le nom et les théories de saint Thormias. N'est-ce pas chose cu-
rieuse que de voir les théologiens du moyen âge donner à la science
moderne ses explications les plus claires et les plus profondes ! On
gagnerait assurément beaucoup à fréquenter davantage ces philosophes
trop méconnus, Le P. Rolfi se sépare sans hésiter de l'école qui con-
damne absolument l'hypnotisme, de l'école de la Civilta, du P. Franco,
du D° /mbert-Goubeyre. Il se range du côté du P. Coconnier, de
MX Méric, du chanoine Lelons, du P. Lehmkuhl. Dans l'hypnotisme,
n'ya de condamnable que les abus, et les abus ne sont pas essen-
üels, inhérents à l'hypnotisme lui-même, Il est donc permis. en cer-
lain cas, de l'employer comme moyen thérapeutique. Telle est la
conclusion du P. Rolfi. Elle se réclame de la haute autorité de la Con-
S'égation du Saint-Office qui a donné une réponse daus ce sens, le 27
juillet 1899.
Le livre du R. P. Rolfi a eu grand succès en ltalie. Deux éditions
furent épuisées en quelques mois. Nous souhaitons que la traduction
de M. l'abbé Dorangeon trouve, en France, un public aussi sympa-
thique et aussi nombreux.
Fr. RaAyvuoxn.
224 BIBLIOGRAPHIE
Les VERTUS Du CŒUR DE Jésus, par L. Boussac. Septième
série, vol. in-18 de 156 pages. Téqui, Paris. |
La septième série des Vertus du Cœur de Jésus se recommande ainsi
que les précédentes, par l'élévation de la doctrine, la limpidité et l'é-
légance de la forme, la piété et la chaleur des sentiments.
Ce nouveau recueil contient 9 méditations. Elles ont pour abjet
l'esprit d'enfance, l'innocence, la vocation, la bonté, la force, la persé-
vérance finale, les vierges, les prêtres, les vieillards. Partout le Sacré-
Cœur apparaît comme un idéal et un modèle c’est vraiment lui qui il-
lumine ces pages de lumière et les embaume du parfum céleste de la
vertu.
Fr. R.
CUM LICENTIA SUPERIORUM
IMPRIMATUR :
Robertus a Valle Guidonis,
Vic. Prov. O. M. Cap.
Le Gérant :
CuarLes-Josepn BAULÉS.
Vannes. — [Imprimerie LAFOLYE, 2 place des Lices.
_ = =
SOIT LOUE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST TOUJOURS !
L'INFLUENCE
DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE
SUR LES LETTRES ET LES ARTS
LT NRTICLE.
L'apôtre en Francois n'était pas peu servi par Île poëte.
Et quoique l’on ne puisse lui attribuer que le Cantique du
Soleil et l'Amor in foco mi mise, il n’est pas exagéré de pré-
tendre qu'il fut le plus artiste des saints. Une œuvre suffit,
en ellet, pour révéler des dons d'artiste suprême ; encore le
sentiment des harmonies peut-il lenir lieu d'œuvre s'il se
- développe en un moi au point de compénétrer la vie morale,
de se refléter dans les actes, d'embellir la spiritualité. C'est
par la culture de ce sentiment que l'on affine en soi la per-
ception des beautés extérieures, la vision du beau. Or, ce
sentiment était devenu d'une délicatesse extrème en le
Poverello, sa formation littéraire avant été toute provencale,
comme celle de ses contemporains les plus cultivés (1). Nul
ne connaissait mieux que lui, dans l’Ombrie, les romans de
chevalerie, les fabliaux du pays de France et les sirventes
des troubadours provencaux. Une fois égal à ces derniers
dans la connaissance de la poétique, dans l'art littéraire, il
leur fut aussitôt supérieur par sa vision de la nature. Chan-
leurs sensuels, virtuoses tout à la forme, les troubadours ne
la voyaient point cette nature ; notre Francois en sentait la
Poësie jusqu’à en pleurer. Et c'était une supériorité; car
4) L'influence des troubadours proveneaux dominait en Italie à la fin du
XIe siécle, Cf. Fauriel, Hist. de la Poëste provenre., t. I. Cette formation,
*SSürément bien incomplète, suffisait pour épurer le goût et rendre sensible
4 la houute. |
EE, — NI 1
206 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D ASSISE
l'artiste est fâcheusement incomplet s’il reste fermé aux
pe tacles et aux voix de la création.
« L'intelligence reconnait toujours Dintéllisénes dans ce
Ho créé, et, seule, la médiocrité de l'esprit n'apercoit
pas Dieu dans sa création. David trouvait trop faibles, pour
la gloire du Créateur, les accords de sa harpe et il voulait
pour chanter Dieu cette grande voix de la nature qui ne
rejette, pour les partitions de ses harmonies, ni les bûtes,
ni les oiseaux, ni les reptiles, ni les monstres et leurs
abîmes (1). »
François appartenait à cette catéxorie d'imaginatifs,dont le
cœur dirige l'imagination. D'autre part, il était, nous l'avons
vu, remarquablement intuitif et sensitif. Aussitôt après son
retour à Dieu, dès que la piété eut commencé de fleurir dans
son âme, de nouvelles grâces rendirent sa vision d'artiste
plus pénétrante et mystique au vrai sens du mot. Devenu
méditatif, il découvrit mieux que jamais l’invisible à travers
le visible, le reflet des délices célestes dans les grâces de
nostra madre terra. Cet équilibre qui caractérise les œuvres
du Tout-Puissant, ces harmonies ineffables qu'elles mani-
festent ou laissent deviner lui disaient l’enrythmie du Père
qui est aux Cieux. Bien plus, il lisait l’amour du Créateur
pour sa créature dans ces merveilles de structure que pré-
sentent toutes choses créées et qui leur assure un rôle utile
tout en les revêtant de beauté. La nature l’enchantait comme
une symphonie perpétuelle en l'honneur du Très-Haut; « et
il demeurait au centre de ce concert comme un musicien ins-
piré (2) », transformant tout en adorations brülantes.
Le Cantique du Soleil et le Cantique de l'Amour sont con-
sidérés par la tradition franciscaine comme l'œuvre de Fran-
cois. Ces poèmes ayant été improvisés, puis dictés, F. Pa-
cifique, sur l'ordre mème du saint, modifia quelque peu le
premier pour en assurer le rythme, et il parait très probable
que le second fut également retouché de cette sorte. L'humi-
.
(1) Le biblioph, Granger de D..,, $S. Franc. Rrovidence du moyen-age
par l'amour, p. 129, Ozanam montre qu'il n'est ni commun, ni facile d'aimer
la nature, d'y chercher des lecons, et que seul le christianisme apprend à la
respecter, (Loc. cit., p.73.)
(2) T. de Celino, Fita prun., p. 1, ce. XXIX.
SUR LES LETTRES ET LES ARTS
to
te
si
lité du poverello devait le pousser à demander une colla-
boration de ce genre à ceux de ses fils enrichis du don poé-
tique. Mais quel disciple ne se serait appliqué, en obéissant,
à respecter la pensée et le verbe du père, du maître ? Ces
deux poèmes nous livrent donc bien l'art, le génie et le mys-
ticisme du chantre d’Assise (1). L'amour le plus pur, le plus
dévorant, y brûle comme un encens d’oblation en des vers
à parfums de prière. L’esprit de foi candide et de joie juvé-
nile qui vivifie le Cantique des Trois Enfants (Daniel, 1H),
anime aussi l’{ymne du Soleil dans sa partie jaillie d’une pre-
mière inspiration. Ses images rappellent, par leur beauté
virginale, leur simplicité merveilleusement expressive, leur
majesté qui s’ignore, celles du Cantique des Cantiques, des
ch. XXXVIII et XXXIX de Job et des Psaumes CIIT et
CXLVIII. Les deux derniers versets sont plus particulière-
ment emplis du souffle évangélique. Ici, la piété se virilise,
la parole mème de Jésus retentit dans cet épilogue où les
exhortations touchant la vie éternelle remplacent les louanges
évocatrices.
Quant au Cantique de l’Amour, tout embrasé d'ardentes
flammes parties du cœur même de notre divin Maitre, c’est
l'un des plus précieux joyaux de la poésie mystique.
En dépit de sa forme allégorique très médiévale, il émeut
intensément tant Îles eflusions d'amour y vibrent de
sincérité.
« Il m'a fendu le cœur, et mon corps est tombé à terre.
Ces flèches que décoche l’arbalète de l'amour m'ont frappé
en m'embrasant. De la paix, il a fait la guerre ; je me meurs
de douleur.
« Je me meurs de douleur. Ne vous en étonnez pas. Ces
coups me sont portés par une lance amoureuse. Le fer est
long et large de cent hrasses, sachez-le ; 1l m'a traversé de
parten part... »
On comprend que saint Bonaventure, tout frémissant d’ad-
miration, ait pu comparer le Père de son ordre à « cet Ange
de l’Apocalypse qui montait d'où le soleil se lève et qui te-
(1) Ces deux cantiques se trouvant dans plusicurs ouvrages, nous croyons
inutile de les reproduire ici. à
228 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE
nait à [a main la marque du Dieu vivant (1). » Sainte Ger-
trude n'aura pas de plus saints enthousiasines ; saint Jean de
la Croix, sainte Thérèse ne trouveront pas des accents plus
lyriques (2). Toute la grâce ingénue, toute la fraîcheur prin-
tanière, tout l’arome floral d’une langue à sa phase d'essai
se reconnaissent dans ces deux poèmes et achèvent, de les
rendre touchants. L'alliance de mysticisme et de naturisme
que présente l'Hymne du Soleil, le mélange de spiritualité
et d'humanité que l'on relève dans le Cantique de l'Amour,
constituent l'originalité de l'artiste qu'était notre saint, et
ce seront, à un degré plus ou moins sensible, les caractères
de la poésie franciscaine. Des chants du saint, il faut dire ce
que saint Bernard disait du Cantique des Cantiques. « En vain
celui qui n'aime pas écoutera ce cantique d'amour : ces
discours enflammés ne peuvent être compris par une âme
froide, cette langue est étrangère et barbare pour ceux qui
n'aiment pas et frappe leurs oreilles d’un son vain et
stérile (3). » |
Quelques auteurs doutent que saint Francois ait composé
le Cantique de l'Amour; rien n'a confirmé leur opinion,
mais quand elle se trouverait justifiée un jour, qu'importe-
rait en somme ? Bien plus, quand même il serait prouvé que
saint Francois n'est pas l’auteur du Cantique du Soleil, il
n'en resterait pas moins poète, et pour avoir inspiré ces
hymnes et pour avoir inventé cette inestimable prière en
faveur de Madame la Pauvreté : « Elle était dans la crèche,
et, comme un écuyer fidèle, elle s’est tenue tout armée dans
le grand combat que vous avez soutenu pour notre rédemp-
tion. Dans votre Passion, elle a été la seule à ne pas vous
(1) S, Bonav., cap. XIIL. Dante usera d'une image analogue en parlant de
la patrie du Santo. « Or, que celui qui veut parler de ce lieu ne l'appelle
point Assise, car ce nom ne dirait pas assez; mais quil l'appelle Orient.
s’il veut s'exprimer juste, » Notons qu'Ascesi, parfait du verbe ascendere
(monter), réalise une heureuse image en italien.
(2) Ozanam peuse que saint Francois composa ce poème après avoir recu
les stigmates sacrés sur le mont Alverne, alors qu'il était encore inondé
d'effluves divins. On peut certes l'’admettre et répéter avec l'auteur des
Poètes franciscains que ce cantique « semble écrit dans le feu des ravisse-
ments divins », (Luc, cil,, p. 87).
(3) 5. Bern, /n Cant,, ser. 79,
SUR LES LETTRES ET LES ARTS 201)
abandonner. Marie votre mère s'est arrètée au pied de la
croix, mais la Pauvreté, y montant avec vous, vous a enserré
de son étreinte jusqu’à la fin. C'est elle qui a préparé avec
amour les rudes clous qui ont percé vos pieds et vos
mains, et, lorsque vous mouriez de soif, épouse attentive,
elle vous faisait préparer du fiel. Vous avez expiré dans
l'ardeur de ses embrassements; mort, elle ne vous a point
quitté, Ô Seigneur Jésus, et elle n’a point permis à votre
corps de reposer ailleurs que dans un sépulcre d'emprunt.
C'est elle enfin qui vous a réchauffé au fond du, tombeau. O
très pauvre Jésus, la grâce que je vous demande, c’est de
m'accorder le trésor de la très haute Pauvreté : faites que le
signe distinctif de notre Ordre soit de ne jamais posséder
rien en propre sous le soleil, pour la gloire de votre nom,
et de n'avoir d'autre patrimoine que la inendicité (1) ! »
En lançant de tels cris, Francois fit renaître la poésie sa-
crée qui, confinée dans le latin, avait perdu de sa popularité.
Enfin, en choisissant l'idiome vulgaire comme mode d’ex-
pression, il rendit un insigne service à l’art autant qu’à l’Ita-
lie; en élevant à la dignité de langue la parleure de ses
contemporains, non seulement il indiquait à Dante ce qu'il y
avait à faire, mais encore il lui préparait les voies. Et, par
la poésie dont il était la source, ses fils allaient corroborer
leur prédication et leur action sociale.
L'art, en effet, n’est une vanité qu'entre des mains vaines.
Aussi l'Eglise l’a-t-elle adopté sans hésiter, concédant aux
manifestations plastiques une belle place dans ses temples,
liant à la liturgie et à ses cérémonies la poésie et la musique.
La double action spiritualisatrice et civilisatrice de l'art
quand, tout pénétré de la doctrine; il manifeste le divin,
l'histoire la proclame par des milliers de chefs-d’œuvre. À
moins de nier l'évidence, il faut bien reconnaître qu'avec le
secours de la grâce l'art peut devenir une forme d’apostolat,
et non la moins impressionnante. Très souvent, ceux qu'ef-
frayent les idées sont sensibles aux images, ceux qui restent
fermés aux arguments spéculatifs s'ouvrent à la vérité sous
l'action d'un poème. Où lapologétique sévère, où l'ouvrage
(1) Anx Acta Sanct,, Vie des Trois Compagnons.
230 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE
d’aride discussion ne pénètre pas, l'œuvre d'art est accueil-
lie et rayonne. Or, aussi bien que le travail philosophique,
elle peut disputer les esprits à l'erreur ; car les hommes se
lassent moins du vrai que des formes de son exégèse ; et
ils écouteront toujours plus volontiers celui qui leur pré-
sentera l’immanent d’une manière originale, ce à quoi
la poésie se prête admirablement. Enfin, aussi bien que
l'œuvre de mystique pure, l’œuvre d’art peut inspirer
l'amour du Dieu d'amour et propager la charité fraternelle.
Elle Le peut d'autant mieux que l’art et le mysticisme se con-
ailient fort bien, les cantiques de l'Assisiate en donnent
une preuve péremptoire. Et qui donc s’en étonnerait ? Le
Christianisme, M. Louis Aguettant l'a fort bien indiqué,
« traite la faculté poétique comme les autres dons naturels ;
il la dirige, l’accroit et la consacre ». L'aspiration, il la con-
duit, la porte, en vérité « vers le seul objet en qui elle puisse
se reposer sans déchoir ». Vient-elle à défaillir, il a tout ce
qu'il faut pour la renouveler et l’élever toujours plus haut.
« On objecterait en vain que l'élan de l'âme n’est pas l'essor
de l’imagination, et que la vie intérieure n’a rien de commun
avec la littérature. Avec les yeux de la rhétorique, soit ; mais
cette dualité intellectuelle, à mesure que l'homme s'élève,
tend à se résoudre dans l'unité. Il s'agit ici des formes les
_plus nobles de la parole humaine et nous avons remarqué
déjà que toute grande poésie jaillit des profondeurs de l'être.
Assurément, la ferveur, la sainteté mème, n impliquent pas
le don de l'expression, sans lequel la poésie reste à l’état de
virtualité. Mais, là où il existe, elles le gardent de se perdre
par l’abus de lui-même ; elles le sauvent. en le faisant glo-
rieusement servir ; de cet or profane, elles cisèlent des vases
sacrés (1). »
Il y avait, on l’a vu, au moins un poète avéré parmi les
premiers compagnons du poverello. Une fois sous la bure
franciscaine, Pacifique, l'ex-troubadonr, ne cessa point de
cultiver l’art qui l'avait rendu célèbre dans le monde ; mais,
probablement par humilité, il garda l’anonyme ; on ne con-
naît de lui aucune œuvre postérieure à son entrée au cloître.
(1)L. Aguettant. Poésie et Religion. (Bull. trim, de la conf. Hello, avril 1901.)
SUR LES LETTRES ET LES ARTS 231
A ce «roi des vers », lauréat de Frédéric 11, succède saint
Bonaventure, car l'éminent docteur possédait de sérieux
dons de poète. De là, ces pièces d’une spiritualité harmonieu-
sement traduite : la Philomena, thème de méditations sur la
vie de Notre-Seigneur, le Laudismus de S$S. Cruce, exaltation
de l’arbre de beauté « Christi sanguine sacrata», les Laudes de
la sainte Vierge, anagramme suave de l'Ave Maria (1), le
Psalterium Beatx Virginis Mariæ, suite de délicieux poèmes
en prose inspirés par le Psautier de David, dont l’antiphone
Sub tuum præsidium. Etles Sur ailes des Séraphins, Les Sept
Chemins de l'Eternité, l'Itinéraire de l'äime a Dieu, où toute
image est symbole, et la Légende de saint François, dont
chaque page sertit d’évangéliques beautés: oui, certes, de
tels ouvrages valent des poèmes (2).
À peu près au même temps où saint Bonaventure rimait en
l'honneur de la très sainte Vierge,un franciscain de Vérone,
F. Jacomino, ébauchaïit un diptyque en vers à saveur de chan-
son de geste : l'Enfer et le Paradis, compositions allégo-
riques en dialecte local. |
Mais les poèmes ingénus de Jacomino, très anagogiques
en leur symbolisme, manquent de cette flamme qui rend ir-
résistibles les cantiques du Patriarche d'Assise. C'est avec
le B. Jacopone de Todi que la poésie franciscaine retrouve
le lyrisme de son initiateur, lyrisme d’une belle vie et vi-
goureusement affectif. Surgi du cœur d’un homme passionné
et sensitif entre tous, l’art de Jacopone a sa place parmi les
plus humains. Né dans les épreuves, il se fortifia dans les
douleurs et s'épanouit sous le souffle de l’amour divin. « Ah!
je pleure de ce que l'amour n'est pas aimé », répondait-il à
(4) Corneille en a fait une traduction en vers, dont plusieurs heureuse-
ment frappés. Rappelons que c'est à saint Bonaventure, dévot de Marie en
- bou fils de saint Francois, que l'on doit la pieuse coutume de sonner lAn-
gelus. L'hyperdulie est un des caractères de la poésie franciscaine. Le père
de l'Ordre croyait fermement à l'Immaculée-Conception et il avait transmis
à ses fils la mission de propager ce mystère, que Duns Seot devait faire
honorer.
(2) S'il faut en croire M. B. de Gourmont, saint Bonaventure serait l’au-
teur d'un Planctus de Christo aux images curieuses, [Latin myst., p. 263.)
Par ailleurs la critique moderne déclare apocryphes certaines œuvres que
l'on attribuait communément au séraphique docteur,
24. LINFLCENCE DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE
ceux qui le surprenaient tout en larmes, étreignant des arbres
dans la campagne, où, comme l'Assisiate, 1l se plaisait à
méditer et à célébrer la gloire de Dieu, soit en chantant des
psaumes, soit en forgeant des vers. Comme Francois, il pra-
tiquait le renoncement jusqu'à l’héroïsme et faisait aimer la
vie tout en enseignant le mépris de soi-mème et la répres-
sion des sens. Il recommandait de ne point tomber dans le
vice pour sauver la nature et de ne point détruire celle-ci
pour déraciner le vice (1). « Pour s'être dégagé du commerce
du monde, il ne s’en trouvait que plus près de la nafure ; il
n'aimait que d’un amour plus désintéressé, plus clairvoyant,
la beauté idéale, présente, quoique voilée, dans tous les ou-
vrages de la création. Au plus fort des ravissements, et
quand Dieu seul semblait lé posséder, il s'écriait : « Je veux
aller à l'aventure, je veux visiter les vallées, les montagnes
et les plaines ; je veux voir si ma bonne étoile m'y fera ren-
contrer mon amour si doux. — Tout ce que l'univers con-
tient me presse d'aimer : bêtes des champs, oiseaux, pois-
sons des mers, tout ce qui plane dans l'air, toutes les créatures
chantent devant mon amour (2). » [l aimait comme seuls les
uscètes savent et peuvent aimer. On croit entendre saint
Francois lui-mème quand on lit cet ardent poème, fruit de sa
vieillesse atrocement mortifiée : « O amour, divin amour!
pourquoi m'avoir assiégé ! » (Poesie spifituali, lib. VI, XI.)
Le XIIT° siècle se délectait à l'audition des séquences la-
tines en vers syllabiques rimés, mode alors en plein épa-
nouissement. Jacopone en œuvra plusieurs, et deux d’entre
elles brillent d'un éclat incomparable : le Stabat Mater dolo-
rosa, que nul catholique n'ignore, et ce Stabat later speciosa
que l'Eglise devrait bien reprendre dans sa liturgie. On ci-
terait difficilement de plus beaux exemples de simplesse ex-
pressive. Mais Jacopone ne s’attarda pas au latin populaire :
dans son désir de toucher les humbles jusqu’au tréfond
d'eux-mèmes, de captiver malgré tout leur attention, il em-
ploya très tôt le dialecte des montagnes de l’'Ombrie. Et
comme un assez grand nombre de ses poèmes constitue une
(À) Conformit, F. 53.
(25 Osanaum, (lor, eit., p. 19%.)
SUR LES LETTRES ET LES ARTS | 2.3:
quintessence de théologie mystique, le dernier des paysans
avait ainsi, sous une forme attachante, un excellent abrégé
de doctrine spirituelle (1). Et c'est encore pour le peuple
qu'il versifia un spicilège de proverbes et rima cette chanson
consolatrice dont la naïveté cèle plus de philosophie que
maints graves traités :
Doux amour de Pauvreté
Combien nous devons t'aimer !
Pauvreté ! haute perfection,
D'autant plus croît ta raison
Que déjà tu as en possession
Le gage de la vie éternelle.
Pauvreté gracieuse
Toujours abondante et joveuxe,
Qui peut dire que ce sait chose indigne
D'aimer toujours la Pauvreté ? (2)
\
Génie puissant, emporté, sublime comme Michel-Ange,
mais rugueux comme Donatello, imaginatif prodigieux et
observateur implacuble des réalités sensibles, dénué de gont
non de grâce, de style et parfois d’ équilibre: jamais du sens
(1) Quelques-uns de ces poèmes contiennent des expressions où l'on
pourrait voir des tendances quiétistes, mais elles ne sauraient frapper un
lecteur ignorant, une âme à vie intérieure embryonnaire. Jacopone eut plutôt
des excès de langage que des écarts de doctrine, Îlne tomba jamais dans les
erreurs des Fratricelles, Bien au contraire, il les réprouva, traitant ceux
qui les acceptaient d'« adeptes de l'amour coûtrefait ».
(2) Dolce amor di povertade
Quanto ti degiamo amare.
Povertà alta perfettione
Tanto aresce tuo rayione,
C'haï giä in possessione.
Somma vita eternale,
Povertade graziosa,
Sempre allegra e abandosa,
Chi puo dir gia imdegna cosa
Amar sempre povertade ?
(libro IT, cant. IV).
234 L'INFLUENCE DE NAINT FRANCOIS D'ASSISE
du rythme, Jacopone créa force poèmes émouvants comme
des tragédies vécues, réconfortant comme les oraisons, tels
le Christ en quéte de l'äme errante, le Combat de l'Antechrist
(IV, 6 et 14), la Réparation de la nature humaine (NW, 2), qui
tient du drame et de l'épopée (1). Il y a maintes rudesses dans
ces vers, mais que d'austères beautés! Quels accents d’un
vivant mysticisme quand il exalte saint François recevant les
sacrés stigmates, quand il adresse des conseils à Célestin V
(I, st. 15), quand il dit la vertu des larmes (V, 15, 23, st. 11),
ou pleure avec l'Eglise sur la tiédeur ambiante : « Dans tous
les cœurs, mon Dieu, je te vois étouffé ! » Sans doute, sied-il
d'ajouter aux œuvres du chantre de Todi(l, VI) cet Amor dt
carttate que saint Bernardin de Sienne attribuait à saint Fran-
cois. On ne remarque plus, dans ce cantique à dialogue, ‘Ja
brièveté et la simplicité qui caractérisent les hymnes du
chantre d'Assise, Ozanam le relève judicieusement. Et rien
n'empèche d'admettre avec le très compétent écrivain, pour
concilier toutes les traditions, que Jacopone prit dans quelque
poème du saint une pensée qu’il paraphrasa :
Amour de charité, pourquoi m'as-tu ainsi blessé ? Mon cœur est tout
divisé ettout brülant d'amour. Il brûle et se consume et ne trouve
point d'asile ; il ne peut fuir parce qu'il est enchaîné ; il se consume
comme la cire dans le feu ; il meurt tout vivant, il languit sans relâche;
il voudrait bien s'éc “CAPpÈr un instant, mais il se voit enfermé dans une
fournaise.
Amour! amour ! crie le monde entier; amour ! amour, crient toutes
choses! Amour, amour, telle est ta profondeur, que, plus on t'embrasse,
plus on te désire, Amour, amour; tu es un cercle : celui qui péuètre
en toi t'aime toujours de tout son cœur.
Amour, amour, que tu me fais souffrir ! Amour, amour, Je succombe
sous ta violence ! Amour, amour, tu m'inondes tellement, amour, Ô
(1) Ozanam voit dans cette dernière pitee, comme dans celles consacrées
aux principales fêtes de l'année, les vremiers essais du drame populaire en
langue italienne. (Loc. cit., p. 233). La complainte didoguce pour la Com-
passion de la sainte Vierge est un drame tout palpitant de sainte émotion,
la Plainte de la Madonna touche droit au cœur commeles œuvres fortes.
SUR LES LETTRES ET LES ARTS
te
+
Led
.
1!
ainour, que je pense en mourir; amour, je ne puis résister à tes ri-
gueurs; amour, amour, fais-moi passer en toi ! Amour, douce lan-
gueur ! Amour, objet de mes désirs ! Amour si plein de charmes, que
Je sois noyé dans l'amour!
Amour, amour, doux Jésus, mon Epoux ; amour, amour, je t'en prie,
donne-moi la mort! Amour, amour, à Jésus, aie pitié de moi! Ah! tu
t'empares de moi pour me transformer ! Vois donc que je tombe en dé-
faillance ! Je ne sais plus où je suis; Jésus, non espérance, plonge-moi
dans l’amour !
Enfin notre terrible ascète brossa d’énergiques peintures
de mœurs et burina quelques satires violentes jusqu'à la
grossièreté. Il eut des impétuosités, des ‘hardiesses et des
métaphores d’une force expres$ive qui rappellent tantôt
saint Bernard, tantôt saint Antoine de Padoue, et que Sha-
kespeare ne devait pas dépasser. Mieux encore, il eut des ru-
gissements à lui, des apostrophes à nulles autres pareilles
et, comme tous les violents à belles âmes, des accès de ten-
dresse exquise. Rien n’égale le charme des images, dont il
s’est servi pour doter d'ailes l’âme symbolique, pour la fian-
cer à l'amour divin et l’adorner d’une parure digne des fêtes
du paradis (Il, 14; IV, 33; V,23). Et comment traduire les
caresses dévotieuses de ses Laudes à Ia sainte Mère de
Dieu? « .. Que ressentais-tu, Marie, dame de «ourtoisie,
quand le Dieu ton fils sucçait ton lait? Oh! comment ne
mourais-tu point de joie en l’embrassant ? » Avec ce maître
artiste inoui jusqu’en ses invectives, la poésie franciscaine
s'impose par des chefs-d'œuvre pénétrés de théologie autant
que d'humanité, et la poésie italienne, débarrassée de ses
langes, devient vraiment originale (1). L'œuvre de Jacopone
terminé, Dante pourra construire sa Divine Comédie; le ter-
rain est préparé, les matériaux l'attendent et il trouvera
plus d’une inspiration dans les vers de ce précurseur
(1) Les œuvres de Jacopone avaient été déplorablement altérées et plu-
sieurs leur avaient imposé le voisinage de pièces parasites, Mortara, en
1819, cxpurgea très heureusement quelques-unes des poésies du maitre et
ramena le texte à sa forme primitive. (Cf, sur Jacopone la très remarquable
étude d'Ozanam, loc. cit,, p. 151-251.)
26 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D ASSISE
génial qu'il connut et, micux que personne, appréeia ft).
L'esprit poétique de saint Francois inspire encore au
XIII siecle F. Tommaso da Celano dans son Dies iræ, tout
frémissant de crainte et de ferveur religieuses ; les B. F.
Léon, Ange et Ruflin dans leur Légende des Compagnons,
ravissant assemblage de fresques littéraires, et saint Antoine
de Padoue dans ses sermons, où la nature, tout imprégnée
de mysticisme, et merveilleusement historiée, apparait en
mille évocations aux tonalités opulentes et aux lumineuses
nuances (2).
À peine efflorescente, la poésie franciscaine avait été
adoptée avec enthousiasme du nord au sud de l’Italie. L'un de
ses premiers effets fut d'arrèter la marche envahissante de
cette poésie populaire des Deux-Siciles sifâcheusement conta-
minée par le scepticisme et le sensualisme des Hohenstaufen.
Les œuvres de Jacopone exercèrent une influence consi-
dérable ;: on les chantait dans les champs comme dans Îles
églises, aux pèlerinages et partout. Les parias qu'elles ne
saturaient pas de spiritualité, elles les protégeaient du
moins contre les attaques impies. Mais, par poésie francis-
caine, il ne faut pas entendre seulement celle que l'on doit
aux Frères Mineurs, il convient de ranger encore sous ce
tre les poèmes et les écrits poétiques d'origine diverse
qui portent les traces de l'influence du poverello et ils sont
innombrabtes. Cette influence, il semble bien qu'elle anime
la prose qu’Innocent III œuvra précieusement en l'honneur
de l'Assomption (3), l'hymne « Proles de cœlo prodiit » attri-
buée à Grégoire IX, et cette couronne de récits édifiants
tressée d’une main pieuse par Jacques de Varaggio, cet em-
bryon d’apologétique pour les simples, la délectable Légende
dorée et ces Méditations sur La vie du Sauveur, si suavement
doctrinales qu'elles passèrent jadis pour émaner de saint
Bonaventure.
Au delà des frontières italiennes, la poësie franciscaine
(1) Dante fit aussi à Jacomino l'honneur de li prendre des matériaux.
(2) CF. Migne, Patrol.,t. VI, p. 1206.
(3) Le pieux pape qui nourrissait huit mille pauvres par jour et cultivait
la poésie pour la gloire de Dieu devait tout naturellement, presque sans
sen douter, s'ouvrir au ravonnement du chantre d'Assise.
SUR LES LETTRES ET LES ARTS 235
se répand très vite à grands flots et, comme au lieu de son
berceau, elle christianise les âmes. C’est en France, alors
que notre Thibaut IV, le dernier des troubadours, était dans
toute sa gloire, certaine Vie de saint François rimée par un
Frère Mineur en parleure nationale d’après l'ouvrage de
Tommaso. Et les pages de cette traduction originale sont
naïves et fraiches comme des enluminures d’alors.
FÈTE DE NOEL DANS LA FORÈT
- Li bon François de vie nete
Par la vallée d'Epoleite
Od ses frères y jor ala
Ou chemin devant soi garda ;
D'oisiaux vit une grant volée
Qui estoit illeuc assemblée,
Et près dou chastel descendue.
Por l'armor de Nostre Seignor,
De totes choses créator,
Totes créatures amoit.
La corut plustôt qu'il pooit ;
Si n'estoit-il pas moult isniax.
Diverses menières d'oisiax.
d'avoit ; illes salua
Bonemant, et araisonna
Autresin comme s'il aussent
Raison, et entendre saussent
Les paroles qu'il disoit.
. e. . e ° e e . . .
Lors commança à sarmoner
Aux oisiaux, et de Deu parler.
Entre autres chose que il dit
Tele annoncion lor i fist :
« Frères oisiaus, vos devez bien
« Nostre-Seignor sor tote rien
« Amer, et servir, et locr,
« Eles don vos poez voler
« Là où vos volez vos dona
« À céle ore qu'il vos forma.
238 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D ASSISE
« Vos ne soiez, ne ne semez,
« Ne grainges ne greniers n'avez;
« Bien devez amer ce Seignor
« Qui vos porvut sans labor. »
« Béles sœurs arondes, assez
« Avez parlé, or me sofrez
« Que j'aie parlé une pose ;
« À tant chascune se repose.
« Escotez la parole de Deu
« Et ne vos movez de ce leu (1). »
C'est en Portugal, vers la fin du XIII: siècle, la Vision de
la femme de Torrès-Novas, romance fleurant l’apologue évan-
ÿélique, dont on ignore l'auteur et dont le texte primitif a
disparu ; le Muracle des Poissons, poème agréablement ar-
chaïque d’un disciple anonyme de saint Antoine (2) ; et, dans
les Espagnes, une importante partie de l'œuvre du B. Ray-
mond Lulle. Ce frère intellectuel de l’Assisiate avait, comme
le séraphique ami de Jésus, une dilection particulière pour
la nature et les animaux. Dans le verger allégorique de l’4-
mtet l'Aimé (26), où tout lui parle du Maître adorable : « Chan-
tez, dit-il, aux oiseaux, si nous ne comprenons point par le
langage, comprenons-nous par l'amour, car votre chant
évoque mon Aimé à mes yeux. » Les ouvrages artistiques du
B. R. Lulle, un écrivain qui les possède tout-à-fait, M. Ma-
rius André, les considère comine « la fleur suprème de la lit-
térature catalano-provencale (3) ».
Au XIV' siècle, l’art franciscain, en pleine floraison, pro-
duit sur la terre italienne un chef-d'œuvre humble, candide,
exquis entre tous, les 'toretti, cette gerbe de fleurs doux-
odorantes, comme des pétales d'avril et belles de la beauté
qui s’'ignore, dont l'auteur, vrai Fra Giovanni de la prose
(1) Cité par Chavin de Malan, Saint Franrois. p
(2) On en peut lire une heureuse traduction dans les Poètes myst. du Por-
Lugal de M. Emile Eude.
(3) M. André, le B, Raym. Lulle, p. 166. Avec l’Ami et l'Aimé, les œuvres
du B. les plus imprégnées d'art sont : L'arbre de la phil, d'Amour, qui re-
lève de la mystique; Hlanquerna, roman ; les Cent noms de Dicu et la Désu-
lation, poèmes: le Livre de Félix, récits a
SUR LES LETTRES ET LES ARTS 239
poétique, resta si longtemps ignoré. On sait à présent, grâce
aux patientes et consciencieuses recherches de M. Sabatier,
renouvelant l'opinion de Wadding. que l'honneur de cette
réalisation revient au frère Hugolin, l’un des rédacteurs de
curieux Actus Beati Francisci et Sociorum ejus (1).
L'esprit du chantre d'Assise rayonne dans le canto XI de
l'immortel Paradiso, tout flamboyant de séraphisme, et aussi
dans le canto XXIV, qu'illumine l’ardente lumière de cha-
rité, la substance éblouissante du Saint Aspect. On en trouve
des lueurs dans les mélodieux cantiques, voire dans les trai-
tés ascétiques du B. Ugo della Panciera (2) ; dans le charmant
Opus conformitatum de F. Barthélemy de Pise; dans les Re-
gole della vita spirituale et della. vita matrimoniale, ces
écrins de belles pensées orfévries par le B. Chérubin de
Sienne en une langue pure, limpide, gracieusement simple ;
jusque dans la chanson imaginée par Giotto pour rendre
hommage à la Pauvreté (3). Et l’on peut reconnaître encore
l'influence de cet csprit tant dans les Contes moralisés de
Nicole Bozon, Frère Mineur d'Angleterre (4), que dans l’/or-
tulus conclusus, peème symbolique et luxuriant de méta-
phores hardies élevé par Conrad de Haimbourg à la gloire
de Marie.
(1) L'anonymat de l'autre reste à percer, Ces Actus, M. Sabatier les con-
sidrre comme constituant l'original des Fioretti. Toutefois, ajoute-t-il, Hu-
golin à dù avoir sous les yeux une compilation plus longue. Le texte latin
(2) Le Frère Mineur Ugo de Prato, surnommé della Panciera, partit pour
les missions de Tartarie vers 1307 et mourut vingt ans plus- tard environ.
(3) Publiée d'après un manuscrit de Florence, par Rumohr, Æecherches
iualiennes, t. 11, Berlin, 1827. Cf. Chavin de Malau, S. Franc., p. 176.
Di quella povertà, che contro a voglia
Non e da dubitar, che tuta via
Che di pecchare è via
Facendo spesso € giudici far fallo
E d onor donna, e Damigella spoglia,
E fa far furto, forza è villania
E spesso usar bugia
: E ci ascum priva d'onorato stallo.
(4) Recueil publié en 1889 par la Société des Anciens Textes francais.
(5) Dans son Histoire de la littérature italienne, Cesare Cantà déclare que
les écrits du Patriarche d'Assise sont tout-à-fait italiens,
240 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D ASSISE
La dévotion à la Sainte Mère de Dieu manifestée par Pé-
trarque dans la huitième de ses Can:ones devait peut-être
aussi au franciscanisme un peu de sa suavité. En tout cas, la
conjecture n’a rien de téméraire. On sait le pieux amour du
poverello pour la Reine du ciel ; en propageant son culte. il
l'avait embelli d'une ineffable tendresse (1). Pétrarque semble
la refléter dans ces vers qui sont une prière :
Vierge, unique beauté, d'étoiles couronnée
Et de soleil vêtue, & toi qui tant ornée
Plus tellement à Dieu qu'en ton sein il prit jour,
A parler de ton nom me presse ton amour ;
Mais sans toi Je ue peux, et sans ton assistance,
Et sans celui qui mit en toi sa complaisance.
Vierge, d'une sainte veine
De larmes, remplis donc mon cœur triste et lassé ;
Qu’au moins mon dernier pleur soit un pleur de sagesse,
, Sevré de toute bassesse, | |
Tout aussi bien que fut mon premier insensé.
Vierge humaine, qui fus de l'orgueil ennemie,
Par amour du commun principe de nos jours
Prends pitié de mon cœur contnit qui s humilie (2)...
Au XVesiècle, le grand artiste franciscain, c'est saint Ber-
nardin de Sienne. Les sermons de cet apôtre sont, comme
ceux de saint Antoine de Padoue, des poèmes en prose d'une
éloquence à la fois fougueuse et stylisée, d’une envergure
majestueuse. Comme les poésies de Jacopone et les can-
tiques de saint Francois, ils enrichissent la langue et la lit-
térature que Dante venait d'immortaliser. « En Italie, dit
M. Thureau-Dangin, de bons juges ont déclaré que ces pre-
diche volgari élaient « des trésors de belle et pure langue
familière siennoise, des modèles d'excellente prose narra-
tive, descriptive, discursive et oratoire » ; ils ne tarissent pas
sur la richesse, la fraîcheur, la variété merveilleuse de ce
(1) « Son âme s cmbellissait des rayons de Marie, dit le Chantre de la
Divine Comédie, comme l'étoile du matin s'embellit des rayons du soleil. »
(2, Jimes, Canzone VITE Fraduetion en vers par M, Joscpl l'oulcnc.
SUR LES LETTRES ET LES ARTS 241
style, et n'hésitent pas à classer l’auteur au premier rang des
prosateurs du Quattrocento (1). »
En France, la prose pascale O fili et filiæ du Frère mineur
Jean Tisserand ; dans le Portugal, les strophes « O feu saint,
vie et lumière! » de dona Felippa, petite-fille de roi, devenue
religieuse au monastère d'Odivellas, témoignent de l’in-
fluence du patriarche d'Assise. En Allemagne,cette influence
se mêle peut-être à celle de saint Bernard dans certaines
proses de Thomas A. Kempis, surtout dans l’Hortulus rosa-
rum (cap. XIIT), et à celle de saint Thomas d'Aquin dans les
Rosaires du moine Ulrich Stôcklins de Rottach où, sous le
pressoir de la Croix, le précieux sang du Sauveur ruisselle
en vin mystique (2).
Un livre, qu'il sied de classer en tête des œuvres impré-
gnées de franciscanisme, resplendit dans ce même siècle
comme un soleil. Ce livre, d'origine mystérieuse et d’inspi-
ration céleste, c'est la très évangélique, la très ineffable,
l'inimitable Imitation. Assurément, on n’y peut voir, au sens
rigoureux du mot, un ouvrage franciscain ; toutefois, ose-
rait-on affirmer que son auteur eut écrit des pages comme
celles des chapitres V et L du livre III, pour ne citer que les
plus enchanteresses, si le Père séraphique n’avait existé ? Et
qui donc s’aviserait de nier les affinités que présente le cha-
pitre IV du livre Il avec le cantique 35 du V des Poesie de
Jacopone ?
L'esprit de l’Assisiate, nous le trouvons, au XVI° siècle,
toujours vivace et charmeur, dans quelques douces et pieuses
Canzone du Tasse; dans les œuvres de l’apostolique saint Fran-
çois de Sales (3), dont la mâle énergie ne se montrait qu’en-
veloppée d'amour et d’onction; et, au Portugal, dans le
(1) S. Bernardin prèchait en italien, mais, selon l'usage, il notait en latin
les parties doctrinales de ses sermons. Ce n'est pas sous cette forme qu'il
faut en prendre connaissance si l'on tient à les savourer. Plusieurs de ces
discours ont été recueillis pendant que le saint parlait et notés en langue
vulgaire. V. à ce sujet le livre déjà cité de M. Thureau-Dangin, p. 189-190.
(2) Cette mème idée a été traduite au XVIe siècle dans un vitrail par
notre admirable Pinaigrier, Exécuté pour Saint-Hilaire de Chartres, ce vitrail
est malheureusement disparu.
(3) Particulièrement, dans le Traité de l'Amour de Dieu, liv. VI, ch. XV.
E. F, — VIII, — 16
2 42 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE
Tremblement de terre des Açores, romance très hyperdulien
du franciscain Affonzo, missionnaire à San-Miguel, les Actes
pastoureaux de Gil Vicente, délicat rénovateur de villan-
ciques (chants de Noël), les Souffrances de Jésus, de l’augustin
Thomé, méditations poétiques où se lit une belle prière re-
lative à la pauvreté. Et n'est-ce pas l'enthousiasme éperdu de
François qui revit dans les vers de saint Jean de la Croix et
les embrase ? N'est-ce pas la même piété incandescente, la
même tendresse passionnée, la même joie du sacrifice con-
senti qui caractérisent les chants d’adoration de ces deux
grands énamourés du Sauveur ? Et ne paraît-il pas très pro-
bable que sainte Thérèse et saint Jean de Dieu furent aussi
quelque peu les tributaires de l'aède de la Jérusalem séra-
phique ? Car l'exquis serviteur des malades avait reçu, comme
la réformatrice du Carmel, d’admirables dons de poète et il
témoignait aux oiseaux une vive amitié. Par malheur, aucune
de ses œuvres ne lui a survécu (1).
La poésie franciscaine s'était développée de bonne heure
sur la terre lusitane, très impressionnée par son fils saint An-
toine;, au XVII* siècle, elle se manifeste par les Elégtes
d’un Frère Mineur très apôtre, Antonio das Chagas, et par les
redondillas sur saint Antoine et sur les martyrs du Maroc de
Francisco Lopes. Sur la terre ibérique, cette poésie se pro-
pagea surtout quand les œuvres de Jacopone eurent été tra-
duites en castillan, soit après 1576. Lope de Vega, le fécond
dramaturge, consacra des sonnets et un romance d’une dé-
votion embrasée au Seraphico Padre; le Frère Mineur Gabriel
de Mata construisit à sa louange un vaste poème du geure
épique : El cavallero Assisio, d'une spiritualité très chevale-
resque (2); Cayrasco de Figueroa célébra ses vertus dans son
Templo militante et Francisco de Boya ses stigmates dans un
(1) Toutefois, on peut s’en faire une idée d'après les poèmes de ses com-
pagnons. M. Eude, (loc. cit., p. 20-21), en donne deux fort intéressants.
(2) On doit aussi à Gabriel de Mata quelques autres vies de Saints : celles
de Claire, d'Antoine de Padoue, de Bonaventure, de Bernardin de Sienne et
de Louis d'Anjou. Elles accompagnent la vie de l’Assisiate. Tous ces poèmes,
plus pieux qu'artistiques, sont en stances de huit vers. La pièce la plus in-
téressante au point de vue littéraire est le sermon de saint Antoine aux
poissons (ch. XVII).
SUR LES LETTRES ET LES ARTS 243
sonnet des Las obras en verso. Dictés par une profonde di-
lection, les vers de Lope sont d’un art magnifique. Quelques
images d’une beauté grandiose en font d'inestimables joyaux.
Que l’on en juge par cet extrait de « À las Llagas ».
A l'heure où l’aube pleure sur les muguets et les lis, où elle écrit en
lettres de diamant sur les feuilles de l'hyacinthe ; dans les monts que
l'Alvernia couronne d'âpres rochers, formant pour arriver jusqu'au
ciel des obélisques de neige ;
Sur les rameaux et dans leurs nids, les oiseaux faisant silence...
et les fontaines faisant taire leur bruissement sonore... François,
brûlant d'amour pour le Christ, demandait au Christ, comme c'est
l'office de celui qui aime, de lui donner des peines.....
Alors, rompant les airs, un séraphin crucifié, percé de cinq plaiés
et voilé de six ailes, s’approcha de sa poitrine...
Votre cordon, 6 François ! est l'échelle de Jacob ; ses nœuds sont des
degrés par lesquels nous avons vu monter jusqu’au ciel empyrée,
Non les géants, mais les humbles ; car le divin bras élève les cœurs
abaissés et humilie les poitrines superbes.
Un autre poème de Lope de Vega, cantique enchâssé dans
les Pastores de Belen (les bergers de Bethléem), dégage une
grâce toute franciscaine. La sainte Vierge se repose avec le
divin Enfant dans un bois de palmiers et s’adresse aux Anges :
Puisque vous marchez dans les palmiers, — Anges saints, — pour
que mon enfant s’endorme ; retenez les branches... Le divin Enfant,
— qui est fatigué de pleurer sur la terre, — pour son repos, —
veut cesser un peu — ses tendres pleurs; — pour que mon enfant
s’endorme, — retenez les branches... (1).
En Italie, l'admiration pour le poverello ne se traduit plus
guère que par des chroniques (2) : on ne voit à signaler
qu'un poèmeenlangue nationale, l’Arbor SanctiFrancisci d'An-
gelo Bardi. En France, notre Tristan L’Hermite, ce précur-
(1) Cette pastorale parut en 1512, l’ensemble des poésies sacrées du maître
fut publié deux ans plus tard.
(2) Telles la Chronica Seraphici montis Alvernae, par le P. Salvatore
Vitale et le Floretum Alyerninum, où sont encastrées les citations d’un poème
épique latin : Franciscus, œuvre de Mauro Spinelli.
244 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE
seur trop peu connu de Corneille et de Racine, qui savait
regarder la nature, ne fut pas sans ressentir vers la fin de
sa vie les effets du franciscanisme. On doit à la conversion
de ce lyrique original quelques-uns des vers les plus pieux
de ce siècle dont les artistes ignorèrent, semble-t-il, l’é-
motion religieuse.
Souverain médecin des âmes et des corps,
Rendez-moi votre grâce et ma santé ravie,
Vous qui pouvez d’un mot ressusciter les morts.
Mais un si grand pécheur a-t-il bien eu l'audace
D'oser vous demander une si grande grâce,
Et doit-il obtenir tant d'effets de pitié ?
Seigneur, qu'en mes ennuis humblement je réclame,
Exaucez pour le moins ma prière à moitié :
Laissez languir mon corps et guérissez mon âme (1).
Ailleurs, le repenti chante ses sentiments d'amour pour le
divin Maître en une strophe qui ne manque pas d'ampleur.
Vous êtes d'éternelle essence ;
Rien ne se dérobe à vos yeux,
Et votre divine puissance
A formé la terre et les cieux.
Votre sagesse est épandue
En tous leurs ornements divers,
Et mon âme est comme éperdue,
Vous trouvant par tout l'univers (2).
Peu après le moment où le maître de Polyeucte traduisait les
Laudes de saint Bonaventure, l'esprit franciscain apparaissait
pour la première fois en Dalmatie dans un poème essentielle-
ment ethnique par son âme et sa forme comme par son sujet :
Le discours favori du peuple Jougoslave. Le frère mineur An-
drija Kacié Miésié y chante, en des strophes plus discursives
que lyriques, les combats des Jougoslaves contre les Turcs.
(1) L'Office de la Vierge, p. 425.
(2) Id., p. 108. Cf. sur Tristan l'Hermite le livre très remarquable de
M. Bernardin.
SUR LES LETTRES ET LES ARTS 245
Mais ce poème reflète si bien l’âme dalmato-croate qu'il est
encore aujourd'hui la lecture favorite des populations de
cette race (1). | |
Au XVIII* siècle, quelques frères de Käcic Miésic s'ap-
pliquent à enrichir d’un foyer d'art franciscain la Bosnie et
l’'Herzégovine. Mais c'est au Portugal que cet art jette ses
plus vives lueurs dans les poésies du P. Caldas, lyrique in-
signe que Pie IV honorait d’une haute estime. Quant aux
œuvres réalisées depuis le Génie du Christianisme jusqu’au
Pauvre pécheur (2), en dehors de celles des fils même du
‘ mendiant de l’Ombrie, — telle l’'Hymne du P. Previti (3), —
deux seulement, pensons-nous,Bethléem du P. Faber, et Sa-
gesse de Verlaine, portent l'empreinte du franciscanisme.
« Le bonheur est le caractère de la sainteté, dit le P.Faber,
et si la voix de la souffrance patiente est une louange pour
Dieu, la voix limpide du bonheur l’est bien plus encore, du
bonheur toutefois qui ne repose pas sur les choses créées
mais trouve son centre en lui seul. Il sont à peine parvenus
à Dieu, ceux qui ne jouissent pas d’un bonheur suprême au
milieu même des calamités inférieures et sensibles. Ceux
dont la joie procède de celui qui est en eux adorent Dieu
avec allégresse, grâce à une félicité que le monde ne peut
atteindre, parce qu'elle jaillit d'un sanctuaire trop profond
pour qu'il puisse y parvenir. La tristesse est une sorte d’in-
capacité spirituelle. Un homme mélancolique ne pourra ja-
mais être autre chose qu'un convalescent dans la maison de
Dieu... Il n’y a pas de faiblesse morale aussi grande que
celle de la sentimentalité ou de l'habitude de se plaindre. La
joie est l’aurore perpétuelle de l’âme, le rayon habituel du
soleil dont émanent l’adoration et les vertus héroïques (4). »
Ne reconnaît-on pas les idées de François dans ce mor-
(1) Né à Madiarsha (Dalmatie), Kacic Miôsic mourut en 1702. La poésie
mystique avait eu déjà, en Dalmatie, au XV° siècle, un représentant très
artiste, le P. Mavro Vetranic, bénédictin de Raguse. Il a œuvré plusieurs
poèmes d’une belle spiritualité et d’un charme attendrissant, des strophes
suaves à la sainte Vierge et quatre drames inspirés par les Saintes Ecritures.
(2; Poème mystique très impressionnant d'Adrien Mithouard.
(3) Composée par le VIIe éenteuaire du saint.
(5) Bethléem, les premiérs adarateurs, p: 279-280.
246 L'INFLUENCE DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE
ceau dont malheureusement la traduction ne rend pas le
lyrisme ? Et sa simplicité, son humilité, son immense dilec-
tion pour le Sauveur n'apparaissent-elles pas dans cette tou-
chante confession du chantre de Sagesse ?
O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour
Et la blessure est encore vibrante,
O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour.
O mon Dieu, votre crainte m'a frappé
Et la brûlure est encore là qui tonne,
O mon Dieu, votre crainte m'a frappé.
O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil
Et votre gloire en moi s’est installée,
GO mon Dieu, j'ai connu que tout est vil.
Voici mon sang que je n'ai pas versé,
Voici ma chair indigne de souffrance,
Voici mon sang que je n'ai pas versé.
Voici mon front qui n'a pu que rougir,
Pour l'escabeau de vos pieds adorables,
Voici mon front qui n’a pu que rougir.
Voici mes mains qui n'ont pas travaillé,
Pour les charbons ardents et l’encens rare,
Voici mes mains qui n'ont pas travaillé.
Voici mon cœur qui n'a battu qu'en vain,
Pour palpiter aux ronces du Calvaire,
Voici mon cœur quin'a battu qu'en vain.
Vous connaissez tout cela, tout cela,
Et que je suis plus pauvre que personne,
Vous connaissez tout cela, tout cela.
Mais ce que j'ai, mon Dieu, Je vous le donne (1).
De nos jours, le franciscanisme renaît, sous une forme
(1) Sagesse, liv. Il, p. 65 ets. Voir encore particulièrement l'admirable
poème IV du mème livre, trop long pour être cité, et la pièce finale : C'est la
féte du blé... |
SUR LES LETTRES ET LES ARTS 247
7 subtile, dans l’art du délicat et très mystique Louis Mercier.
Que l’on en juge par cette louange des herbes :
Bénissons l'Herbe, fille aimante de la Terre,
Qui jette son manteau sur le corps de sa mère,
Qui, pour que le Printemps soit salubre et joyeux,
Souffre, pendant l'hiver, des maux mystérieux.
Bénissons-là d'aimer l'Homme qui la dédaigne
Et sous les pieds de qui son cœur fragile saigne.
Glorifions le riche arome qu'elle épanche
Sous le fer de la faux méchante qui la tranche.
Bénissons l’Herbe dans ses bienfaits. Bénissons
Ses sucs où se nourrit la laine des toisons.
Bénissons-la dans la richesse des mamelles
Qui font d’un pas plus lent cheminer les agnelles.
Bénissons-la dans la douceur du lait meilleur
Que les vins de la vigne et les miels de la fleur.
Louons-la dans les bœufs, patients et superbes,
Qui creusent les sillons pères des nobles gerbes.
Bénissons l'Herbe dans les nids et les berceaux,
Dans le ramage des enfants et des oiseaux.
Vivants, bénissons-la de sa fratcheur qui tombe
Sur le sommeil de ceux que possède la tombe...
Et gloire à Dieu qui, pour les bons et les méchants,
Fait, sous le pur soleil, croître l'herbe des champs (1).
Et, parmi les autres poèmes publiés récemment à l’é-
tranger, il en est au moins un qui célèbre François avec
autant de spiritualité que de poésie, et avec cette candeur
particulière aux œuvres réellement inspirées par l'Assisiate,
c'est celui d’une tertiaire irlandaise, Katharine Tynan : Saint
François et l'âne (2).
Ainsi, par les admirateurs que le Père de la Pauvreté eut
toujours dans les différentes classes de la société comme par
(1) Ce poème a paru. dans l'Ermitage de sept. 1897, Voir aussi Rura
dans l'Enchantée, 1 vol. chez Ollendorff.
(2) Publié dans l'/rishk Franciscan Tertiary, n° de novembre 1890, p. 208-
209.
C2
248 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D ASSISE
ses propres fils, le séraphisme poétique, né des baisers
même de Jésus, ne cesse de luire et d’agir sur le monde
chrétien. Remercions-en Dieu. Car on peut dire de la poésie
franciscaine ce que le Père Faber dit des poèmes peints par
le B. Fra Giovanni sur les parois de San Marco : « c'est un
moyen de grâce qui nous sanctifie lorsque nous le considé-
rons et qui amène notre cœur à se fondre en prière. L'art est
véritablement une révélation du ciel et une puissante res-
source pour nous faire connaître Dieu (1). » De la sorte, ce
qu'il a pris à la théologie et à la dévotion, l’art le leur rend,
et de la meilleure manière.
(À suivre.)
Alphonse GERMAIN.
(1) Beth., L. I, p.308.
POSSIBILITÉ
= OU
IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
D'aucuns s’étonnent peut-être de ce que les grands doc-
teurs scolastiques du moyen âge ont été impuissants à ré-
soudre adéquatement plusieurs questions qu'ils ont traitées,
exposées et défendues avec un talent si admirable et une
science si vaste.
L'homme, esprit et corps, esprit capable de vrai et de vrai
surnaturel, est un être fini et un être déchu. Quelle que soit
sa puissance, quelque haut que puisse être le vol de son
âme, jamais il ne peut se prévaloir d’un essor illimité, mais
toujours et partout il rencontrera quelque insurmontable
obstacle qui lui dit: « Tu n’iras pas plus loin! »
Cependant, ne croyons pas notre tâche à nous finie, quand
d'un œil terne et d’un cœur froid nous nous contentons d’é-
voquer les glorieux souvenirs des joutes intellectuelles de
nos pères. Ils nous ont légué le doux mais laborieux devoir
d'apporter l’appoint de nos forces et de nos armes à la con-
quête de la vérité. Il nous y faut dépenser toute notre âme,
toute notre passion du vrai, mais notre âme et notre passion
éclairées par une intelligence vierge de toute erreur, gui-
dées par une volonté ferme et sûre.
C'est pourquoi, nous avons cru faire œuvre utile en repre-
nant, à l'intention de nos lecteurs, la question si débattue
dans les écoles (1) : est-il possible que le monde soit éternel ?
(1) À la bibliothèque Laurentienne de Florence, il existe un manuscrit du
Fr. Roger Marston (Merston) de l'Ordre de Saint-François d'Assise. Anglais
de naissance, on l’a parfois confondu avec Roger Bacon. Ce Codex (signé
n° 123) contient bon nombre de questions intéressantes touchant nos cou-
naissances intellectuelles, etc. Suivent deux « Quodlibeta » du même auteur,
dont le premier, parmi les 33 questions spéciales ayant trait à la philoso-
250 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
Nous rencontrerons dans le cours de notre exposé des avis
contraires aux nôtres. Nous montrerons leur côté faible ou
vicieux, mais nous voudrions ne jamais nous départir de
l’adage chrétien adopté par les scolastiques : in certis unitas,
in dubts libertas, in omnibus charitas! Bien plus, parmi
nos adversaires, il en est dont le talent et la conviction sin-
cère réclament le respect et l'estime. Et en particulier,
nommons l’'éminent Directeur de l’Institut Léon XIII à
Louvain, dont il nous a été donné de goùter les savantes et
précieuses lecons. Que le sympathique professeur reçoive ici
l'expression de notre gratitude ; si quelque terme trop
dur ou peu charitable nous était échappé, ce serait à
l'encontre de notre intention, et nous le désavouons de
grand cœur.
_ Pour prévenir autant que possible toute équivoque, et
éviter tout mal entendu, il importe ici, comme dans toute
discussion sérieuse, de bien définir l’état de la question.
Afin de placer dans tout son jour la matière que nous
aurons à traiter, et pour éloigner les ombres qui pour-
raient en obscurcir la pleine vue, éliminons d’abord ce
qui lui est étranger, ce qui ne ferait qu'entraver notre
marche.
Il ne s’agit nullement, pour nous, de prouver que le monde,
tel qu’il existe actuellement et tel qu'il existera jusqu’à
\
phie, la dogmatique et la morale ou casuistique, renferme un article intitulé :
« Utrum Deus potest facere creaturam aliam sibi coæternam ? » — Le
D" Nys, professeur à l'Université catholique de Louvain, a traité assez au
long la matière qui nous occupe dans son étude : La notion du temps d'après
les principes de saint Thomas d'Aquin. (1898). Nous aurons l'occasios de
prendre connaissance de J'opinion du savant auteur. — Voir aussi : P. Esser
O. P. Die Lehre des Heil. Thomas v. Aq. über die môglichkeit einer anfang-
lose Schôpfung. — Dr Rolfes : La controverse touchant la possibilité d'une
création sans commencement. Le R. P. Sertillanges, O. P., a traité la ques-
tion dans la Revue Thomiste ; — voir les numéros 6, 6, 7 de l’année 1897-
1898 (septembre. novembre 1897, janvier 1898) : « La Preuve de l'Existence
de Dieu, et l'étrruité du monde. » Cette étude a fait l’objet d’une communi-
cation au Congrès scientifique international tenu à Fribourg, le 20 août 1897.
— Dans les An::ales de Philosophie Chrétienne M. le comte Domet de
Vorges a porté son jugement sur cet article, ce qui lui a attiré du KR. P. Ser-
tillanges une Note sur la preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du monde.
{Revue Thomiste, juillet 1898.)
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL "#1!
la fin des temps, ait eu un commencement comme toute
chose temporelle et finie. Non, l’Ecriture et la Tradition
sont explicites sur ce point ; le dogme de foi est clair et
précis (1). En d’autres termes, la question qui nous occupe
n’est pas une question de fait, ce n’est pas une question
d'ordre historique.
Notre problème à nous peut se formuler de la sorte :
Le monde, tel qu’il est, peut-il outre les notes qu’il pos-
sède en propre, recevoir en plus la note « d’être ab
æterno »?
Nous prenons la question de la possibilité du monde, en
premier lieu dans son sens passif ; en d’autres termes, y a-t-
il on rapport possible entre les constitutifs du monde, tel
qu’il existe, et les constitutifs de l'éternité.
Quant au sens actif de la question, sens que l'on exprime-
rait ainsi : Dieu aurait-il pu créer le monde de toute éternité,
nous n'y toucherons qu'indirectement et par voie de consé-
quence. En effet, supposé que la réponse à la première ques-
tion soit affirmative, il nous sera facile de répondre de même
à la seconde. Si la première supposition doit être niée, nous
devons dire de même que Dieu ne pouvait pas créer le monde
de toute éternité, parce que le contradictoire et partant le
néant ne peut être un produit de la Toute-Puissance.
Ceci posé, nous nôus demandons : Que faut-il penser de
(1) Concil. Lateran. IV cap. Firmiter — Gen. C. 1; Ps. LXXXIX ; Joann.
cap. XXXVII. — Saint Bonav. II sent. dist. I, p. 1%, art. 4, q. 1. Remar-
quons que cette déclaration dogmatique du concile ne touche en rien à l'uti-
lité ou à l'opportunité d'étudier la question qui nous occupe. Et en effet, si
la simple croyance suffisait toujours, combien de questions philosophiques
et théologiques, dignes en tous points de tenter les penseurs devraient être
reléguées parmi les doctrines encombrantes et oiseuses. Tous les savants,
tant anciens que modernes, suivant en cela le Docteur Angélique, en jugent de
même. C'est pourquoi, nous ne pouvons nous rallier au jugement du
R. P. Sertillanges, quand il écrit : « nous l'avons reçu par révélation, l'Ecriture
et la tradition des Apôtres nous l'enseignent, cela doit suffire 1! »... (Revue
Thomiste, septembre 1897.)
Aristote, en plusieurs endroits de ses écrits (Lib. 8 Phys. ; lib. { de cœlo,
cap. 19; lib. 2 de gener. ; lib. 12 metaph. et aliis locis plurimus, a nié que
le monde eût été créé dans le temps, ou plutôt avec le temps. La même
erreur se trouve chez quelques Platoniciens et Péripatéticiens païens, entre
autres, chez Proclus (in libr. De æternitate mundi) et Averrhoës.
2h82 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
l'opinion qui nie la possibilité de l'existence du monde, ab
æterno ? (1)
Pour nous, la réponse à cette question ne peut être dou-
teuse. La sentence qui nie la possibilité de l'existence du
monde ab æterno, est la plus commune, en même temps que
la plus probable.
Double affirmation que nous voudrions justifier dans ces
pages.
La sentence qui admet l'impossibilité de la création éternelle
du monde est la plus commune.
À considérer l'argument d'autorité, l'opinion adverse pour-
rait paraître solidement établie. Elle peut, en effet, se préva-
loir de nomsillustres, tels que : saint Tho mas (2), Cajetan,
Suarez, Ferraris, Biel, Guérinois, Durand et autres. Ajou-
(1) On compte en général six opinions différentes par rapport à cette
question : « Quarum prima est, Deum potuisse totum hoc universum, et
« quamlibet ejus partem ab æterno producere in ea dispositione ac mutabi-
« litate quam modo habet. Secunda docet idem cum exceptione unius speciei
« humanæ, propterea quod hujus æternitate posita, sequeretur animas esse
« numero infinitas... Tertia opinio tradit, res successivas et quæcumque per
« motum vel successionem incipiunt, non potuisse produci ab æterno; sed
«a solas et omnes res permanentes, tam corruptibiles quam incorruptibiles,
« etiam si suæ naturæ relinquantur... Quarta opinio ponit solam creaturam
« incorruptibilem etiam naturæ suæ relictam, ut sunt angelus, anima ra-
« tionalis, cœlum esse potuisse ab æterno. » (Sic Dominicus Soto, Q., 2,
sup. 8 physic.). Quinta opinio ponit potuisse Deum ab æterno producere
hoc universum complectens omnia tam corruptibilia quam incorruptibilia,
tam successiva quam permanentia, non aliter tamen quam immutando earum
_ rerum naturas et ordinem quem modo habent : non quidem in essentialibus,
sed in proprietatibus quibusdam accidentariis, ita ut nullam subirent varia-
tionem aut successionem. (Cfr. de his omnibus Estius, libr. sent. dist. 1.)
Enfin la sixième sentence nie toute possibilité, et ne pose aucune distinc-
tion entre créatures successives et permanentes. Voir le P. Evangéliste de
Saint-Béat : De necessaria temporaneitate creaturæ.
(2) Quant au docteur Angélique, voici ce qu’en ditle cardinal Zigliara :
(Summa Phil. Cosmol, 1. 4, cap. IH, art. 2) « miror a quibusdam sine ulla
distinctione Ipsum (S. Thomam) citari inter adversarios repugnantiæ
mundi, seu melius alicujus creaturæ ab æterno : utique est adversarius de-
monstrationis hujus repugnantiæ, non vero probabilitatis. » — M. Van
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITE DU MONDE ÉTERNEL 253
tez-y la plupart des Thomistes et des Nominaux (1). Mais,
hâtons-nous de le dire, l'opinion à laquelle nous nous ral-
Hoonacker, dans sa dissertation intitulée : « De creatione mundi ex nibilo »
p. 55 n° 1, remarque : « Immerito scribit Zigliara (Summa Philos. vol. Il,
p. #6) ex resp. ad. 8, loco hic allegato (Summa Theol. part. I, q. 46, art. 2)
apparere S. Thomam non esse contrarium sententiæ juxta quam evidenter
repugnat creatio ab æterno mundi uti nunc est, scilicet successive durantis.
Ibi enim Doctor Angelicus solum advertit assertorem mundi creati æterni posse
absque contradictione fateri hominem in particulari non fuisse ab æterno
creatum, ut sic diflicultatem cffugiat ex animorum actu existentium multitu-
dine infinita desumptam. Manifestissime autem hoc ipso articulo S. Thomas
intendit mundi uti nunc est initium demonstrative probari non posse uti patet
tum ex conclusione ejus in corpore : mundum incepisse est credibile, non
autem demonstrabile vel scibile, etc. ; tum ex resp. ad. 4,5, 6 et 7. » —
On peut consulter en outre l'étude du P. Sertillanges (Revue Thom. sep-
tembre 1897) au sujet de l'opinion de S. Thomas. — Nous n'avons pas l’in-
tention de faire ici l'exégèse de la doctrine du docteur Angélique ; qu'il
nous soit cependant permis de citer, ce que dit M. le comte Domet de
Vorges dans son article au sujet du travail du P. Sertillanges. (Annales de
Philosophie Chrétienne, février-mars 1898) : « Que saint Thomas, par mo-
destie et par déférence, n'ait pas cru devoir combattre Aristote sur un point
qui n’était pas essentiel, nous le comprenons, Encore s’il dit que l’on ne peut
démontrer rigoureusement que le monde a ‘à commencer, il a bien soin de
montrer qu'on ne peut démontrer le contraire. Il réfute très péremptoire-
ment les raisons par lesquelles on voudrait prouver que le monde a toujours
existé. (S. Theol. 1° q. 46). Nous ne croyons pas hasarder beaucoup en
disant que la thèse de la nonu-éternité du monde, lui semblait même ration-
nellement, la plus vraisemblable, » (C. G. II, 38).
(1) D'autres savants (Billuart, Goudin, Gonzalez, etc.), distinguant entre
les choses permanentes et les êtres successifs, croient qu’il y a possibilité
que les premiers eussent été créés de toute éternité, mais ils refusent cette
note d'éternité possible, aux seconds. Le cardinal Zigliara est d'avis que le
monde, tel quel, n'aurait pu être créé « ab æterno »n; mais envisageant la
question comme ne se rapportant qu'à la généralité des êtres, il se range du
côté de saint Thomas, disant que les deux sentences ont leur probabilité
(loc. cit.). — M. Farges dans son ouvrage : L'idée de Dieu, se rallie à l'opi-
nion de Zigliara, et regarde la question comme étant philosophiquement in-
soluble ; sans souscrire à sa conclusion que nous estimons trop prudente,
il nous faut toutefois louer sa façon d’argumenter, — Quant au KR. P. Ser-
tillanges, il est convaincu, dit-il, qu'aucune démonstration rationelle ne
saurait être donnée du fait d'un commencement du monde dans le temps.
(Rev. Thom., septembre 1897). Il pense même que l'éternité du monde est
certainement possible (Rev. Thom. janvier 1898). — Aristote, Platon, saint
Augustin, Albert Le Grand, saint Thomas d'Aquin, sont d’après le P. Ser-
tillanges, (Rev. Thom. novembre 1897) les autorités les plus hautes qu'on
254 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
lions, n’a de ce fait rien à envier. En effet, ne comptons-
nous pas dans nosrangs le B. Albert-le-Grand (II. Sent. dist.
1, a. 10) (1); Alexandre de Halès (I. Sent. q. 12, II. Sent. q.
14 et q. 9) ; le docteur séraphique saint Bonaventure (II Sent.
Dist. 1, p. I. a. 1, q. 2); Pierre de Tarantaise (II. Sent. dist. 1,
q. 2, a. 3); Ulric d’Argentora (I. Sent. dist. I. a. 3, q. 4); Ri-
chard de Middletown (II. Sent. dist. art. 3, q. 4); Henri de
Gand (Quodi. I, q. 7); Tolet(in VIII Phys, c. 2) ; Pétau, Ger-
dil, Ptolémée (Phil. Theol. nat. diss. 5); Richard de St-Vic-
tor (de Trinitate, lib. Il, c. 9); Grégoire de Valence (p. I,
disp. 3, q. 3, puncto 3), et presque tous les théologiens et
philosophes modernes ? (2) |
puisse fournir en cette matière. Tout en remarquant que grand nombre de
savants contestent, et à juste titre, ce nous semble, que l'on puisse en cette
question se couvrir de l'autorité de saint Augustin et d'Albert le Grand
(voir plus loin), nous nous demandons de quel droit les noms cités se reven-
diquent la plus haute autorité ?... — « Aristote croyait le monde éternel :
aussi il ne croyait pas la matière créée, mais existant par elle-même. Du
moment qu'une philosophie plus profonde a reconnu que le monde est con-
tingent, la question a changé de face. Aristote ne dit-il pas quelque part:
# quod potest non esse, aliquando non est. » Si donc Aristote eût cru le
monde contingent, c’est-à-dire pouvant ne pas être, il est bien vraisemblable
qu'il eût admis qu'il n'a pas toujours existé. » Domet de Vorges, Annales
de Philosophie chrétienne, février-mars 1898.
(4) Alb. M. (II sent. tr. 1, q. 4, art. 5): « Constat quod creatura sit ex
nihilo hoc est, post nihil, ut dicunt sancti, ita quod negatio quæ est in nihil,
neget totum quod de creatura potest esse, antequam fiat. Sed constat quod
duratio aliquid est de esse creaturæ. Ergo duratio non potest intelligi extendi
in præteritum nec ultra nunc incæptionis creaturæ ; creatura enim sic feret
ex aliquo, non ex nihilo. Constat enim quod præpositio ex, quum dicitur :
creatura fit ex nihilo, non notat aliquod principium materiale esaentiale,
quod materiale fit seu formale, sed simplicem ordinem tantum, boc est post
nibil. Et licet hæc certissime probata sint, tamen sunt qui dieunt, ques
dicitur : « creatura fit ex nihilo » nihil præcedit creaturam natura, non or-
dine durationis,quia scilicet creator in creando non indigetaliquo, quum ipfe
sit principium universi esse.... sed hoc dictum mirabile est. Illud enim
præcedit naturäâ, quod aliquid est de principiis naturalibus rei et quod in se-
quenti est actu et intellectu et est in primo modo dicendi per se, quando
prædicatur de ipso, secundum doctrinam Aristotelis. Cujus autem natura
vel naturale principium nihil sit, nullus unquam intelligere potuit. Unde
constat quod cum dicitur « creatura fit ex nihilo » quod præpositio ex notat
ordinem durationis ejus, quod est nihil ad creaturam, ita quod nibil fuerit
privatum omnis esse creaturæ et durationis ejus. »
(2) « Mais où nous cessons de partager l'opinion du savant religieux (le
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITE DU MONDE ÉTERNEL 255
I} serait fastidieux de citer tous les noms;en voici quelques-
uns à titre documentaire : Tongiorgi (Cosmol. 1. 2, cap. 2,
art. 4); Pesch, (Instit. Phil. nat. lib. 3, dis. 1, sect. 1, n° 533);
Palmieri (Cosmol, 14. 3); Lahousse (Cosmol. th. 35) ; P. Ger-
vais de Brisach, P. Evangéliste de St-Béat, P. Stanislas Kamp-
mann (Cosmol. cap. 2) ; Stockl (Cosmol. $ 90 ss.), Sten-
trup (Prælect. Dogm. de Deo uno, th. 49); Heinrich (Dogm.
Theol. t. V, $ 264, n. IV), Dupont, etc (1).
Nous croirions faire œuvre incomplète, si en pareille ma-
tière, nous négligions de savoir ce qu’en ont pensé nos Pères
dans la Foi. |
Sans doute, ils n’ont pas traité la question au point de vue
rationnel et ex professo, comme l'ont fait les scolastiques, mais
P. Sertillanges) c'est quand il prétend qu'on ne peut démontrer l’impôssibi-
lité d'un monde éternel ; — il y a longtemps qu'une grande partie de l’école
a abandonné cette thèse, nous sommes donc en bonne compagnie. Il nous pa-
raît... qu'il serait prudent de ne point plaider la possibilité d'un monde
éternel, lorsque tant de raisons très solides militent pour l'opinion opposée,
bien plus d’accord avec nos croyances. C'est le sentiment qui a été exprimé
à Fribourg. » M. le comte Domet de Vorges. (Annales de Philosophie chré-
tienne, février-mars 1898.)
Jugeant l'ouvrage du P. Evangéliste de Saint-Béat : de Necessaria tem-
poraneitate, etc.... le Père Sébastien Soldati, dit : « .... de reliquo non
dubito quod sententia ab ipso rev. arguente defensa, quæ æternæ creatio-
nis possibilitatem negat, paucis nequicquam contradicentibus aut nonnihil
hæsitantibus, longe communior, nostra præsertim hac ætate sit, imo et com-
munissima, et valde probo ejus observationem : « ut aliqua doctrina possit
dici certa et inconcussa, non obstat quominus aliqui philosophi, etiam magni
nominis, contrarium asseruerint ; sufficit ut potior pars philosophorum eam
teneat constanter, invictisque argumentis comprobet... quinimmo contra-
dictio istorum philosophorum optime inservit ad prælaudatam doctrinam ma-
gis ae magis confirmandam guia licet a magnis impugnata, nihilominus com-
munissima remanet, quasi unauimiter traditur, semperque propugnatur. »
. {1) Scot parait indécis. Il se borne à vouloir résoudre les arguments ap-
portés de part et d'autre, et semble pencher vers l'opinion thomiste pour ce
qui regarde les êtres permanents. Voici ses paroles : « Tenentes autem pri-
mam opinionem (celle qui défend la possibilité), potissime propter hoc quod
non invenitur contradictio in istis terminis : aliud a Deo esse sempiternum ;
et secundo propter hoc quod rationes quæ videntur probare contradictio-
mem, sunt speciales et ideo si de aliquo speciali probent contradictionem,
non tamen probant hoc de omni alio a se fieri de futuro sine fine; aut
possent fieri de successione sicut de permanentia. » (Il sent. dist. 1, q. 3,
n° 45).
256 POSSIBILITE OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
nous ne croyons pas avancer une affirmation gratuite en
disant qu'ils confirment notre manière de voir, sinon ex-
plicitement au moins implicitement dans beaucoup de leurs
écrits. Tous, ils tiennent que la note : existence éternelle,
est incompatible et contradictoire avec la note de créature.
Ils ne le prouvent pas, nous le voulons bien, mais si nous
faisons ici de la patristique, ce n’est pas pour trouver dans
les Pères des preuves qu'ils ne devaient pas fournir, mais
uniquement pour connaître leur appréciation. Or, l'opinion
que nous défendons, qualifiée par plusieurs de plus ou moins
probable, certains Pères la regardaient comme si solidement
établie et si inattaquable, qu'ils n'hésitent pas à fonder sur
elle un argument théologique. Ayant à prouver contre les
Ariens la divinité de Jésus-Christ, à maintes reprises, ils
formulent ainsi leur preuve : Jésus-Christ est éternel, donc
Jésus-Christ est Dieu (1). Dans leur exposé, les Pères ne s’oc-
cupaient guère de la mineure, tant ils étaient convaincus de
sa certitude comme d’un axiome.
Remarquons en outre que ces Pères envisageaient néces-
sairement l'ordre de la possibilité, et non pas seulement
l’ordre actuel et historique. Car, quelle aurait bien pu être
la solidité de leur preuve, s’il eût été loisible aux adver-
saires de riposter : mais, il peut se faire qu’une créature
soit éternelle, tout en n’étant pas Dieu, et partant que devient
votre preuve de la divinité du Christ? Peut-on croire de bonne
foi, que les Ariens n'auraient pas profité de cette échappa-
toire pour sortir de l’étau, où l’argument des Pères les étrei-
gnait ?
Peut-on dire que les Ariens ne comptaient dans leurs
rangs aucune intelligence cultivée ? Si oui, comment expli-
quer ces machinations subtiles, ces faux-fuyants impercepti-
bles, que seuls les génies de l'Eglise pouvaient éluder ?
Peut-on croire légitimement que les disciples d’'Arius eussent
(1) Que l'on veuille bien remarquer cette façon d'argumenter des Pères.
Leur principe de démonstration n'est pas le monde créé, ce n'est pas non
plus une créature considérée à part dans son individualité, mais c'est la créa-
ture prise dans toute sa généralité, sans -spécification, sans détermination
aucune : la créature, par cela seul qu'elle est créature, creatura qua talis,
exclut la note d'existence éternelle.
= =
POSSIBILITE OU IMPOSSIBILITE DU MONDE ETERNEL 257
négligé de chercher parmi les grands philosophes paiïens
les armes défensives dont leur cause avait tant besoin ?
C'est bien, ce nous semble, le cas de dire: Poser la question,
c'est la résoudre. |
Mais, afin qu’on ne dise pas que nos affirmations sont gra-
tuites, glanons ci et là dans les écrits des Pères, quelques
textes qui en diront plus que toutes nos preuves.
Inutile de présenter à des lecteurs français l'homme admi-
rable que fut saint Irénée. Voici ce qu'il dit touchant notre
question (1. IV, c. 24). « Dieu diffère de l’homme en ce que
Dieu crée et que l’homme est créé. Or, le Créateur est tou-
jours également immuable, tandis que la créature requiert et
un commencement et une maturité et une perfection sura-
joutée (1). » Tertullien est plus explicite encore (c. Hermog.
c. 16) : « ... quia omnia post illum (Deum), sic omnia post
illum, quia omnia ab illo ; sic ab illo, quia ex nthilo. » « Que
si l'on nous demande, dit saint Athanase (c. Arianos, 1, 29),
pourquoi Dieu illimité en puissance, ne crée pas toujours,
nous répondrons à cette audace en disant que, quoique Dieu
puisse créer toujours, il répugne à la créature d’être éter-
nelle... Comment, en effet, ce qui n’était pas avant sa naïis-
sance, pourrait-il être coexistant à Dieu, dont l’être n’a pas
de fin ?... » Saint Cyrille d'Alexandrie dit à peu près la
même chose {l. 32) : « Ce qui reçoit l'être par la création, ne
peut se concevoir existant de toute éternité. » Saint Jean
Damascène (1. 1 c. 8): « La création, étant l’œuvre de la vo-
lonté divine, n’est pas coéternelle avec Dieu. En effet la na-
ture ne souffre pas que ce qui passe du néant à l'être, soit
coéternel avec Celui qui, sans principe aucun, existe de toute
éternité. » |
Terminons en citant l’incomparable Augustin, qui dans ses
Confessions (I. XII, c. 15) s'adresse à Dieu en ces termes :
«... Tu Deus creaturæ diligenti te, quantum præcipis, os-
tendis eite, et sufficis ei; et ideo non declinat a te, nec ad
se. Hæc est domus Dei non terrena, neque ulla cœlesti mole
(1) La traduction intégrale de ce texte cause un vrai tourment au traduc-
teur français : « Hoc Deus ab homine differt, quoniam Deus quidem facit ;
homo autem fit : et quidem qui facit semper idem est; quod autem fit, et ini-
lium et medietatem et adjectionem et augmentum accipere debet. »
E. F.— VIIL — 17
258 POSSIBILITE OÙ IMPOSSIBILITE DU MONDE ÉTERNEL
corporea; sed spiritualis et particeps æternitatis tuæ, quia
sine labe in æternum. Statuisti enim eam in sæculum et in
sæculum sæculi ; præceptum posuisti et non præteribit.
Nec tamen tibi Deo coæterna, quoniam non sine initio,
facta est enim. » (1).
Puisse cette légère teinte d’érudition ne choquer per-
sonne, sous prétexte que : « Testes ponderandi sunt, non
numerandi. » Exagérons-nous en disant que les noms que
nous venons de citer font incliner la balance en notre fa-
veur ? Et notre désaccord avec le Docteur angélique, l'ange de
l'école >. Faut-il le justifier, si toutefois il est réel ? Quand
les Souverains Pontifes ont exalté le docteur dominicain,
(1) Voir en outre : D. Chrysost. (in Joan. c. I hom. [). — Cyril Ales. in
Joan. 1. J,c. 6). — Greg. M. (Exp. in Job, 1. XII). — August. (Conf. 1. VI,
c. X; Civ. Dei, L. XIJ, c, XVII.) — Saint Anseline dit dacs son monologue
(C. XVII) : « Vel hoc solum æternitatem soli in esse substentiæ, quæ
sola non facta, sed factrix est inventa, aperte percipitur; quoniam vero
æternitas principii finisque meta carere intelligitur, quod nulli rerum crea-
tarum convenire, ex ipso quod de nihilo factæ sunt convincitur. x» — Cfr.
Greg. Nyss. 1. IL Bas.; k. {1. ec. Eunom,Athan. II, {.c. Arianos ; Iren. 1. II,
c. 64. — Methodius, dans sa discussion contre Origène, affirme :« Coxternum,
cum nullum ortus principium admittat, necesse cstut sit etiam ingenitum, et
ejusdem potentiæ cum Deo, Quod autem ingenitum est, in manifeste etiam
per se perfectum et immutabile erit.s — Maxime Mar. 1. de la Charité, ch. 6 :
« Quidam asserunt ex æterno cum Deo creaturas existere ; quod fieri non po-
test. Quomodo enim cum eo quod est omnino infinitum, simul existere
possunt ex æterno quæ omnino definita sunt? ÂAut quænam proprie opera
sunt, si opifici coæterna ?... quod si ita est, non ab æterno simul existunt
cum Deo creaturæ. » — S. Fulgence : De Fide ad Petrum,c. III. —S. Aug.
de Genesi ad litt. c. 23, etc.
Pour éviter l'accusation de contredire la doctrine des Pères de l'Eglise,
les adversaires de notre opinion prétendent que ces saints Docteurs ne visent
aullement l'éternité essentielle ou proprement dite qui exclut tout principe
de causalité et toute succession, mais que leur intention vise uniquement
l'éternité participée, qui, elle, admet un principe de causalité et une sueces-
sion. Hypothèse ingénieuse, sans doute, mais malgré tout hypothèse, et
hypothèse gratuite. C'est pourquoi, nous tenons avec San-Severino {(Cosmol.
c. VII, a. 4) comme plus probable « que les Saints Pères, en disant que les
choses créées ne peuvent être éternelles, écartent souvent des créatures
toute éternité, tant essentielle que participée. » Plusieurs expressions ayant
un sens général évident, il faut en conséquence, leur reconnaître aussi une
portée générale.— Notre but, à nous, n’est pas d'examiner dans cette étude si
la distinctionentre éternité essenticile et éternité participée est fondée ou non.
POSSIBILITÉ OÙ IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL : 29
jamais 1l8 ne lui ont attribué une supériorité unique et illimi-
tée. En général ils ont placé le nom de Bonaventure à côté
de Thomas, image et souvenir du lien intime qui les unissait
de leur vivant dans une sainte amitié. Qui a plus aimé la vé-
rité que ces deux génies qui lui ont consacré leur existence?
Puisqu'en cette occurrence, la doctrine de saint Bonaventure
nous paraît plus vraie, le Docteur angélique ne peut que
louer notre facon d'agir, si à son « autorité extrinsèque,
nous opposons lJ’autorité extrinsèque de S. Bonaven-
ture (1). »
Nous ne nous arrèterons pas davantage à la question d’au-
torité ; d’ailleurs nous croyons avoir prouvé suffisamment
(1) Saint Bonaventure est sans contredit un maitre de tout premier ordre
en science théologique et philosophique. De nos jours cependant on ne parait
guère s'en dobter, On l'a bien dit : « Ignoti nulla cupido. » C’est l'ignorance
qui a fait tomber dans l’oubli le Docteur séraphique et ses écrits admirables
Lorsqu'on entend parler de saint Bonaventure, on est tout disposé à se repré-
senter quelque pieux mystique du moyen âge, plus important que d’autres,
peut-être, mais en tout cas quantité négligeable, car nos temps et nos goûts
favorisent peu la mystique. Que saint Bonaventure soit le maître des maîtres
pour ce qui concerne la Vie intérieure, qui le niera? Mais de ce qu'un
homme soit saint, de ce qu'il possède un talent admirable pour proposer
aux autres les fruits de sa propre expérience et de sa science approfondie des
voies de Dieu, peut-on logiquement conclure que de ce chef, cet homme soit
incapable de régner sur les intelligences par ses connaissances et son savoir?
Pourquoi saint Bonaventure'n'aurait-il pas droit aux honneurs et au respect
dont on a coutume de favoriser les princes de la pensée ? Oui, ct quiconque
voudra bien lire avec une attention soutenue les œuvres de notre séraphique
Docteur en portera le même jugement que nous. D'ailleurs qu'on interroge
l'histoire impartiale, elle répondra que Bonaventure a été durant bien des
‘siècles la lumière des générations ; elle témoignera qu'un Ordre florissant
s'est nourri de sa dectrine, s'est embrasé de ses séraphiques ardeurs ; que les
Pontifes suprèmes, les princes de l'Eglise, les solennelles assemblées conci-
liaire sont proclamé la pureté de son enseignement et sont allés chercher
dans cet arsenal les armes les plus aptes à combattre l'erreur. L'histoire
encore redira les louanges dont les esprits éminents ont comblé le fils des
Fidenza. £lle montrera Thomas d'Aquin, dont l'âme, pour me servir d'une
expression sainte, était « collée » à celle de Bonaventure, lui décerner le
titre de saint; Gersvn, ne trouvant assez de paroles pour exprimer son
admiration ; Sixte-Quint, l'assimilant, avec saint Thomas aux Pères de l'E-
glise, et enfin Léon XIII glorieusement régnant, proclamant que tous les
jours, il va puiser chez le Docteur séraphique les lumières requises pour
enseigner les nations, la force pour les guider dans la voie du salut, les
260 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
par nos citations multiples, qu'en revendiquant pour la doc-
trine Bonaventuriste la majorité des célébrités scientifiques,
nous n'avons rien émis qui ne soit conforme à la vérité.
Nous pensons avec saint Thomas, qu'en matière philoso-
phique, l’argument extrinsèque d'autorité ne vient qu’en
dernier lieu et cède la place aux preuves de raison. C'est
pourquoi nous nous arrêterons plus longuement à celles-ci
et à leur exposé, afin d’étayer notre seconde affirmation.
Mais il est nécessaire de faire au préalable un peu de mé-
taphysique. Les sentiers qui gravissent les montagnes sont
àpres et difliciles, et nous faisons l’ascension d'une mon-
tagne. Point de fleurs pour reposer le regard ; point de sons
harmonieux pour charmer l'oreille ; point de sources lim-
pides pour calmer les ardeurs, mais la route creusée dans
le roc, où l’on côtoie des abîmes, où l’on avance à pas lents.
Et pourtant, si le sentier effraie, il est le seul qui nous permet
l'accès de la montagne, où devant les horizons et les
espaces sans bornes, plus près de Dieu, parce que nous
touchons à la vérité, l’âme dilatera ses facultés à loisir, et goùû-
tera cette joie que toute victoire REAERRE Faisons donc un
peu de métaphysique.
Et d’abord : qu'est-ce que le temps ? (1)
Question grosse de difficultés et qui tourmentait déjà le
ardeurs pour les aimer en Père. Non, non, nous ne comprenons guère ceux
qui pour excuser l'injuste oubli qui couvre notre illustre Frère, en re-
jettent la cause sur l'ignorance où ils étaient de sa valeur. Nous croyons avoir
indiqué suffisamment les titres qui réclament pour saint Bonaventure une
place à part parmi les princes de la Théologie. Aussi à tous dirons-nous :
« Tolle et lege », prenez ses œuvres, lisez-les avec un grand amour de la
vérité et de la vertu, et ce vous sera une peine que de les quitter. — Cfr.
Prosper de Martigné : La scolastique et les traditions franciscaines et les
articles du P. Evangéliste de St-Béat. (Etudes francisc., n° de mars, etc.,
1899).
(1) Cfr. La notion de temps, d'après les principes de saint Thomas
d'Aquin, par D. Nys, professeur à l’univ. cath. de Louvain. (Louvain, 1898):
p. 6, l’auteur indique la bibliographie suivante : Bosanquet. Time andthe
absolute. — Guyau. La Genèse de l'idée du temps, 1890. — Jeannin : Com-
mencement et fin. (Ann. Phil. chrét., février 1896). — Dr Haller: Le
Temps et la durée, (Rev. Néo. Scol., février 1896). — G. Lechalas : Etude
sur l'Espace et le Temps. Paris, 1896. — Boirac: /dée du Phénomène.
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 261
pénétrant génie de saint Augustin (1). Aristote expérimen-
tait aussi pour sa part, que le temps est une chose difficile
à connaître et plus diflicile encore à expliquer. Et la raison
de cette difficulté, dit saint Thomas, c’est que le temps a une
entité minime; successif, il fuit rapidement et semble narguer
la pensée humaine (2). Aristote l’a défini : « Numerus et men-
sura motus secundum prius et posterius(3)... » Dès lors, qui
dit temps, dit succession. (Cfr. P. Alvarez, O.S. Aug., Ontol.,
sectio 5, disp. 21). Et comment donc pourrait-on concevoir le
temps, sans se représenter quelque chose qui passe, quelque
chose de successif. Or, tout être soumis à la succession
l'être mobile, est ici et la (4\. Qu'est-ce à dire? Sinon que
l'être affecté de succession quitte son état premier, pour
entrer dans le passé, « desinit esse prius, disaient les scolas-
tiques, ut sit posterius. » Par conséquent, il faut que cet être
soit et futur et passé par rapport à d’autres objets, d’où il suit
que la notion du temps dans son acception courante implique
un instant passé et un instant futur.
Mais 1l importe d'éclairer davantage ces notions abstraites.
« Imaginez le temps, dit M. Farges (5), comme une durée
sans alternance d’être et de non-être, qui se prolongerait
dans le passé et dans le futur, sans changement, comme une
ligne droite se prolonge à l'infini dans les deux directions
opposées, c'est vouloir imaginer un mouvement sans chan-
gement, sans passage de la puissance à l'acte, c’est-à-dire
une conception contradictoire. Le temps suppose donc un
changement perpétuel au sein de l'être, qui n'existe que peu
à peu, successivement, en s'actualisant progressivement. »
Paris, 1894. — Weber : La Répétition et le Temps. (Rev. Philos. 1893). —
Déring : l'Espace et le Temps, 1895. — KR. P. de San. Instit. metaph.
spec., 1881. — Tiberghien : Le Temps, dissertation philosophique, 1883. —
Bauman : Die Lehre von Raum, Zeit und mathematik, 1869, etc.
(1) Confess. 1. II, c. 14, n° 17.
(2) Cfr. Pesch : « /nst'tutiones philosophix naturalis », 1. II, disput. 7,
n° 481, etc. — Zigliara : « Summa philosophica » Ontol. 1. III, ce. IV.
(3) Lib. Phys. c. 11. On connaît la définition que Platon donnait du
temps : c'est la mobile image de l'immobile éternité. V. Scot, disp. 48, q. 2,
n° 12. | |
(4) S. T. p.1, q. X, art. IV, ad 2. ,
(5) Farges, l'/dée de Dieu, 2° partie, II.
262 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
Mais la notion de temps éxige davantage encore. Et en effet,
Dieu dans sa sagesse infinie n’a pas permis que les lois de la
nature procédassent par bonds : « natura non facit saltum »;
mais au contraire, toutes se suivent et se répondent dans une
gradation admirablement continue. Or, entre le futur et le
passé n’y a-t-il pas de milieu possible qui serve de lien
entre eux deux ? Sans doute, et ce « trait d'union », cette
jointure à peine perceptible, les scolastiques l'ont nommé
le « nunc », correspondant à notre terme français : « le
Présent. »
Désormais, il nous est permis de conclure, que le temps
réel, puisque le passé n’est plus et que le futur n'est pas en-
core, consiste proprement dans le « nunc », l'instant indivi-
sible (1), que nous appelons « Présent ». Sénèque a excellem-
ment exprimé cette vérité : « Fugit tempus, dit-il, et avidis-
simos sui deserit, nec quod futurum est, meum est, neque
quod fuit : in puncto fugientis temporis pendeo (2). »
Puisque le temps est une sorte de durée, pour bien saisir
quelle est sa nature, il importe de savoir ce que l'on entend
par Durée, Duratio. En général on Ia définit : « permansio
rei in suo esse » ; et encore : « perseverans rei existentia ».
Et en effet, ne dit-on pas qu'une chose dure, tant qu'elle
(1) Telle est au moins l'opinion la plus probable. V. Pesch. /nstit. P/ il.
Nat. 1. II, disp: VII, sect. Ï, no 491.
(2) Lib. 6, quæst. natur. — Voir saint Thomas : Sum. Theol. 1, q. 46,
art. 3, ad. 3 et lect. XVII in IV Physic. — Quant à saint Bonaventure, voici
ce qu'il dit (Æxp. in Eccl. c. WI, v. I) : « tempus dicitur tripliciter, commu-
niter et proprie et magis proprie. Communiter secundum quod dicit.mensu-
ram de non esse ad esse ; et hoc modo est in omnibus, quia omnia initium
habuerunt... Alio modo proprie, prout importat variationem, sive in substan-
tia, sive in affectione, et sic adhuc substantia spiritualis habet tempus quan-
tum ad mutationes affectuum. Tertio modo magis proprie, prout est mensura
excedens, et sic est corruptibilium et non omnium ». (V. S. Bon. Brevil.
op. et stud. P. Ant. Mariæ a Vicetia, p. II, I, 1, n° 10). — « Seito, cum tempus
sit passio motus — est enim ipsius successio secundum prius et posterius, —
quod tot suut tempora, quot motus ; passio enim sequitur rei naturam, ubi-
cumque sit. Sicut igitur tot sunt magnitudines quot corpora, ita tot tempora,
quot motus. Est enim tempus mensura formalis motus, et extensio ipsius
seu forma, per quam motus mensurabilis est, et partes priores et posteriores
babet, Et oppositum dicerc est ignorantia magna in philosophia. » (Toletus
in p. E, q. 12, a. 4). Voir La notion du temps. par D. Nÿs.
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 268
persiste dans son être ? Mais ici, il nous faut éviter une erreur,
l'identification de la durée d’une chose avec son exis-
tence (1).
On admet communément trois espèces de durée : l'éternité,
l'éviternité et le temps (2). Cette division est bien fondée, car,
étant admis que la durée est la permanence d’une chose dans
son être, il s'en suit qu'il y aura autant d'espèces de durée
qu’il y a de modes dont une chose peut -persister dans son
ètre. Il nous reste donc à dire quelques mots de l'éternité et
. de l’éviternité.
Qu'est-ce que l'Eternité? — C'est l'opposé du temps. Il
nous sera donc facile d'arriver à sa notion bxacte, par voie
d'élimination. On connaît la définition que Boëce en a donnée
(de Consol., lib. V) : « est.interminabilis vitæ tota simul et
perfecta possessio. » Un être, dès lors qu'il est éternel, n’a
donc ni commencement, ni fin; il est inaccessible à toute
succession ou vicissitude interne ; il jouit de toute la pléni-
tude d'une existence parfaite ; l'éternité, ainsi entendue, ne
convient qu'à Dieu seul. En elle, il n'ya n1 avant ni après;
mais elle est « le maintenant » immuable, le nunc stuns dont
parle Boëce. Les anciens la représentaient par uu grand
cercle, encadrant une circonférence plus petite qui figurait
(1) Quant à la manière dont la durée se distingue, et de la chose qu'elle
affecte et de l'existence de cet être, les savants ne s'accordent pas ; les opi-
aions se partagent à peu près en deux camps, dont le premier nie la distinc-
tion a parte rei entre la durée d'une chose et son existence, (tels sont les
Nominaux ; Suarez, Métaph, d 50, s. 2, et bien d'autres); tandis que le se-
cond considérant la durée comme une détermination actuelle en vertu de
laquelle une chose existe formellement hic et nunc plutôt qu'en tout autre
temps, admet une distinction modale entre la durée et la chose qui dure;
Cfr. Conimbr. in 1. 4 Phys. cap. 14,q. 3 et 7. — De Lugo, De Incarn.
g. 29,8.1. — Sylv. Maur. Quæst. philes. 1. 2, c. 32. (V. Pesch. Op. cit,
lib. II, disp. 6, sect, 2 $ 8).
(2) « Mensura durationis est rei existentis, ut existentis prout concernit
existentiam. Unde est mensura rei in permanentia actuali et in quantum durat,
Et est triplex, una increata, quæ est æternitas, qua mensuratur Deus, et duæ
creatæ, videlicet ævum et tempus. » Ita Scotus (Rep. Paris, 1. II, dist, 2,
S. Theol. q. 1, n°2). — S. Thom. S, Theol. p. Ï, q. 10, a. 5, — Rich. a
Mediav. II. sent. dist, II p. 1, a. 2, q. 1.
264 POSSIBILITÉ OÙ IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
le temps, de sorte que celle-ci ne pouvait se mouvoir, sans
être en présence de l'éternité (1).
A l’idée d'éternité se lie par une connexion étroite l’évi-
ternité, laquelle a fourni aux savants ample matière à discus-
sion (2). Nous n'en parlerons pas longuement. Il suffira de
remarquer qu'elle est un terme intermédiaire entre l'éternité
et le temps, avec qui elle possède plusieurs points de ressem-
blance, mais dont elle diffère cependant en un point essentiel.
(1) Nous n'admettons donc pas la distinction introduite par quelques au-
teurs, entre l'éternité absolue et l'éternité relative, hypothétique ou parti-
cipée. V. Zigliara, Summa Phil. Ontol. 1. HI, c. IV ct V. — P. Gabriel
Casanova. Cursus Philosophicus... Vol. 1,Ontol. c I, a. VIE, n.238.— « On
voit... combien serait inexacte l'image qui nous représenterait l'éternité
comme une durée successive sans commeucement et sans fin... ; l'éternité
est donc une durée sans succession et sans changement, qui peut coexister
avec le temps, mais quine peut étre dans letemps, ni mesurée par le temps,
puisque le temps nest que la mesure du mouvement et du changement.
Etre dans le temps, dit Aristote (Phys. 1 IV, c. 12, $ 9), ce n'est pas seu-
lement être quand le temps est; de mème que ce n'est pas être en mouve-
ment ou bien dans un lieu que d’être quand le mouvement est, ou quand le
lieu est... » Farges, L'idée de Dieu, 2e partie, II. — « Essentia divina.…..
est æterna, id est, non incœæpit, nec desinit, simul et semel omnes perfectio-
nes indivisibiliter continet. » (Saint Bonarv. I sent. dist. 37, p. 4, a. 2. q 2).
« Æternum est, quod principio caret. Et licet de suo nomine, non dicat nisi
privationem initii durationis, per appropriationem tamen dicit privationem
onnis principii. » (Id. ibid. dist. 31, p. 2, a. 1, q. 3).
(2) On s'est demandé, si l'éviternité est une ou multiple. Saint Bonaveu-
ture, embrasse la pluralité : « unitas accidentis venit ab unitate subjecti ; sed
non est ponere unum subjectum omnium æviternorum, cum quædam spiri-
tualia non habent aliquod commune, ad cujus aspectum mensurentur : ergo non
est ponere ævum esse unum..... ævum est mensura rei perfectæ et multum
habentis de specie sive de forma : si ergo ævum maxime consequitur esse
completum, cum illud non sit unum numero sed tantum specie, videtur
« quod ævum sit unum tantum secundum speciem. » (Sent [l, dist. 2, p. 1,
a. 1,q. 2). — Æg. Rom. (hic q. 1, a. 1); — Scot. (hic q. 3, n. #4, q. 2, n.
10 ; Rep. Par. hic q. 1, n. 2). Voir encore : Pierre de Tarant, (hic q. 2,
art. 2), Alex. Hal. (s.p. 4, q. 12, m. 9, art. 2), Alb. M. (S. p. 1,tr. 5, q.
23, m. 2, a. 2), Durand (hic q. 5). Dyonis. Carth. (hic q. 2). Richard de
Middletown distingue une triple mesure d'éviternité : « una intrinseca,
scilicet propria duratio cujuslibet æviterni existens in suo esse sicut in
subjecto, quæ extenso nomine ævi posset vocari ævum, quamvwis non pro-
prie, et sic tot sunt æva quot æviterna. Alia est extrinseca et in genere et
illa est duratio nobilissimi æviterni existens in esse illius sicut in subjecto :
\
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITE DU MONDE ÉTERNEL 265
Elle tient de l'éternité, en ce qu'elle n'a pas de fin, mais lui
est irréductible par son commencement; or ce dernier point
est celui qu'elle a de commun avec le temps, tandis que la
fin que le temps implique, lui est étrangère. |
Nous croyons que ces notions suffisent au but que nous
nous proposons. Cependant, dans l'intérêt même de ce but,
il importe encore que nous nous fassions une idée exacte de
ce qu’est l’/nfini.
Examinons-le au moyen de son contraire : le fini. Qu'est-
il? Ainsi que le mot lui-même l'indique, le fini exige une
fin, une limite ; dès lors on peut le définir : « ce qui repré.
sente une réalité positive bornée. » L’infini au contraire est
ce qui n'est limité en aucune facon, ce qui possède par con-
séquent toute perfection possible, selon la définition qu’en
a donnée saint Bonaventure... « Infinitum dicitur quod non
habet terminum. » (S. I, d. 43 a. unic. q. 1) (1).
Sous différents aspects, l'infini présente des divisions mul-
ad esse autem aliorum æviternorum, non comparatur sicut accidens ad sub-
Jectum, sed sicut mensura ad mensuratum... Tertia est extrinseca et extra
genus ; et illa est ipse Deus sub ratione qua æternitas. » V. PP. Editores
Opp. S. Bonav. (1. c. schol. ad q. 1). — L'éviternité implique-t-elle une
succession ? Non. répondent saint Thomas (IT, sent, dist. 2, q. 1, art. { : S.
Theol. I, q. 10. a 5), Alex. de Halès (s. p.1, q. 12, nr 9, a. 3), Pierre de
Tar. (ibid. q. 2, a. 1), Henri de Gand (quodl. 5, q. 13), Durand (ibid. q.3),
Denis le Chartreux (ibid. q. 2), Suarez (métaph. d. 50, s. 5), et autres sco-
lastiques à l'encontre de saint Bonaventure (Il, sent. d. 2, a. 1, q. 3) de Sylv.
Maur. (quæst phil. 1. 2, q. 32), Conimbric. (in 4 phys. c. 14, p. 2), card.
Pallavie. (de Deo c. 34), II. Richard de Middletown, (ibid. a. 1. q. 3) exposant
et résolvant les arguments des deux sentences, incline vers la sentence tho-
miste, tandis que Gilles de Rome s'éloigne à peine de saint Bonaventure ;
Scot (ibid q. 1), discute les deux opinions et hésite à se prononcer ; néan-
moins, au témoignage de François Lichet et de beaucoup d’autres scotistes,
il incline davantage vers l'opinion de saint Bonaventure. Parmi les modernes,
il ne manque pas de savants qui tiennent l'opinion Bonaventuriste ou comme
la vraie, ou au moins comme très probable, p. e.le P. Kleutgen S, J.
(Philosophie der Vorzeit, t.1, Abhandl, &, c. 4 $ 2).
(1) Quod finitum est, habet extremum ; quod non habet extremum, infini-
tum sit necesse est. Ita Tullius, lib. Il, de Divin, ce. 50. — V. Aristote, L 1
de Cœlo. cap. 5. — Infinitum est. quod aliquod finitum datum secundum
nullam habitudinem finitam præcise excedit, sed ultra omnem habitudinem
assignabilem excedit adhuc. » Scotus : E, sent, dist. 2, q. 2, n. 32).
266 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
tiples (1). Mais il est une distinction célèbre qui nous inté-
resse spécialement : c'est celle que les philosophes ont éta-
blie entre l'infini en acte ou catégorématique, et l'infini en
puissance ou syncatégorématique. Par infini ir actu, on en-
tend ce qui exclut toute limite, toute négation, toute imper-
fection ou non-être qui possède en réalité toutes les perfec-
tions possibles, en un mot ce qui a la plénitude de l'être.
C'est l'infini positif, l'infini proprement dit. L’infini en puis-
sance ne mérite ce nom que dans un sens impropre, car, à
parler juste, il est fini, il possède des limites actuelles ; tou-
tefois, il peut les éloigner , les distancer indéfiniment : et
c'est là l'infini négatif, ou plus communément l’indéfini. » Il
suit de ces explications que, étant donné un nombre indé-
fini, on pourra toujours en imaginer un plus grand encore,
tandis que l'infini pris dans son sens positif exclut toute con-
ception plus vaste, plus étendue que lui-même (2).
Ilnous reste, avant de prouver notrethèse,à fournir quelques
données au sujet de la notion de principe, de cause et d'effet.
Quand on dit que Dieu est le principe de toutes choses, que
veut-on exprimer par là si ce n’est le double rapport qui relie
les êtres à Dieu, le rapport de priorité du Créateur sur les
créatures, et un rapport de connexion qui rattache Les choses
créées à leur principe créateur. Or, ce sont précisément
ces deux rapports réunis qui constituent un principe, car
celui-ci comme disent les Scolastiques : « est id a quo
aliquid quocumque modo consequitur seu procedit. » Le
principié « est id quod quocumque modo ab alio con-
sequitur ».
Ajoutons que le rapport de priorité présente des faces
multiples : la priorité de lieu, d'ordre, de dignité, de raison,
de connaissance, de temps, de nature, d’origine.
Nous nous bornerons à expliquer brièvement la priorité
de temps, de nature et d’origine (3).
(1) V. Alex. Hal. Summa, p. I, q. 6, membrum I.
(2) Dupont : Thèses de métaphysique générale, th. 6. — Zigliara, Op. cit.
Ont. 1. If, ce. %. art, &; — Gabriel Casanova, l’ursus Philosophicus,..
n. 169, etc.
(3) Ziglhara : (Ontol. 1. IVe. 1, a. 1) « ad rationem principii utprincipium
est, non requiritur quod præcedat principiatum prioritate naturæ ; sed sufhcit
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÊTERNEL 267
Prenons deux êtres produits à des époques différentes ;
l'être qui existait déjà, alors que le second n'était pas en-
core arrivé à l'existence, possèdera sur l’autre une priorité
de temps. Mais supposons que l’un de ces êtres soit tel que
son existence est une condition indispensable pour la pro-
duction du second, comme lorsqu'on dit que le soleil est
antérieur à la lumière, il y aura priorité de nature. Enfin la
Foi, en nous montrant dans la Sainte Trinité, mais là seule-
ment, le Fils engendré du Père, éternel, tout puissant, infini
comme Lui, et l'Esprit qui procède et du Père et du Fils,
Dieu et partant infini comme Eux, nous a révélé une prio-
rité, ou plus exactement, d'après Cajetan suivi par Zigliara,
un ordre d’origine, rejetant toute infériorité et d'existence
et de nature.
La notion de principe s'éclaircira davantage, si nous l'op-
posons à la notion de cause et d’effet. Le principe est à la
cause ce que le genre est à l'espèce : toute cause est un
véritable principe, mais il ne s’en suit nullement que tout
principe soit cause, car à proprement parler, la cause c'est
ce qui donne l'être (2\.
« Deux conditions sont nécessaires d’après saint Thomes
(I Phys. 1. V, opusc. XXXI) pour qu'un être soit cause : il
doit se distinguer de l'effet, auquel il donne l’être. On dit
par conséquent que la cause est ce qui amène l'être en un
origo unius ab alio, Est contra Storchenau, Ontol. S. HI, c. IV, $ 140, qui
absolute pronuntiat, immemor theologiæ,principium naturâ esse prius prin-
cipiato... Fateor in rebus creatis sic revera esse, sicut Storchenau
asserit... Consulto dixi originem, non vero prioritatem originis, quia bæc
prioritas non semper existit, et Patribus Ecclesiæ ac antiquioribus Schola-
ticis non fuit accepta ; et quoties de divinis sermo est, a S. Thomä non prio-
ritas, sed ordo originis appellatur, « Tacuit, notat Suarez loquens de an-
gelico, numquamque usus est illa locutione, sed ordinem originis appellavit,
non prioritatem. Et sane non sine causa... quia in rebus divinis modus
loquendi Patrum imitandus est ... tum quia prioritas originis non est abso-
luta prioritas prout in divinis personis reperitur..... » Hæc Suarez, dispp.
metaph. disp. XI]I,sectio I, 8 X. — Cfr. ctiam Cajet in P. E,q. XLIL, art. 3. »
(2) Gabriel Casanova, Op. cit. Ontol. c. IV, a. 4, n. 245: « ... nullum
esse in creatis principium quod simul non sit causa sui principiati, uec daraw
principiatum quod rationem effectus non inducat. Etenim creatura, quæ
alteri propriam naturam communicat, ei tribuit non ipsam naturam nume-
ricam, quam possidet, sed aliam numero distinetam, licet semper ejusdem
268 POSSIBILITÉ OÙ IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
autre, ce qui contribue et concourt à amener une chose à
l'être, ou le principe déterminant par son influence l’exis-
tence d'un être. Le concept de cause ajoute une double note
à l’idée générale de principe : d’abord il faut un lien intrin-
sèque entre les deux choses distinctes, ensuite l'une
incapable, ou au moins trop indéterminée pour exister,
doit recevoir de l’autre l'existence, ou un de ses éléments
partiels (1) ». Il s'en suit que l'effet est ce qui commence à
exister en vertu de l'action d’une cause. La différence entre
la cause et l'effet d’une part, et le principe avec son princi-
pié de l'autre, paraît suffisamment claire : elle consiste en
ce que la cause exige nécessairement la dépendance de son
effet, et qu’elle ait sur lui une priorité, soit de temps, soit
de nature.
Nous devions exposer ces notions préliminaires ; elles sont
ardues, mais nécessaires à l'intelligence de nos preuves
et de notre thèse.
P. CHRYSOSTOME de Calmptout, S. T. L.
Lecteur de théologie, min. cap. prov. Belg.
(A suivre.)
speciei, Sic pater impertit filio naturam humanam, sed numerice diversam
ab ea quamille habet. Ea propter pater est causa filii. Apposite S. Bonaven-
tura : « in creatis idem est principium et causa, et hoc est quia productum
differt a producente, et ideo potest dici effectus ejus, et istud potest dici
causa, et in idem conucurrit intentio causæ et principii, et similiter nomen.
(Sent, I, d. 29, art. 1, q. 1, ad. 3). Exemplum principii existentiæ quod non
sit simul causa, solum habetur in profundissimo sanctissimæ Trinitatis
mysterio, in quo juxta doctrinam catholicam Pater æternus eamdem numero
naturam communicat Verbo divino, quin ullo modo unum ab alio depen-
deat; siquidem ibi eadem substantia numerica est in generante ac in genito. »
(1) Dupont, Op. cit. th. LXVI, n° 2. — Cfr. S. Thomas, summa T'heol. 1,
q. 33, a. 1, ad. f.
LS
LA
RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
CALVIN ET SAINT FRANCOIS DE SALES
(Suite) (1).
A cet énergumène opposons un saint. Tandis que Mal-
herbe et Balzac réforment surtout le mauvais goût de la
Renaissance, il en réforme, à la fois, le goût par son naturel,
le cœur par sa sainteté. Nous allons nous reposer des igno-
minies de Calvin dans l’âme et dans le visage gracieux de
saint François de Sales. |
C'est un type d’obéissance. Jeune homme, il apprendra
mème à danser, pour plaire à ses parents, et s’en tiendra là.
Il est né en 1567, au château de Sales, au diocèse de Genève,
trois années après la mort du sombre Calvin, fils désobéis-
sant de l’Église qui l’a élevé, et le plus sinistre des tyrans.
François de Sales ne sera pas un saint, fatalement, par un
caprice du ciel.Encore petit, ilse rend coupable d'un larcin ;
et le fouet paternel aide, en cette mémorable circonstance,
la grâce du repentir. Sa faute ouvre la voie à sa liberté. Déjà
il brûle d'apprendre et promet naïvement quelque récom-
pense à ceux des serviteurs de la maison paternelle qui
voudront bien l'aider à satisfaire son violent désir.
Il étudie aux collèges de la Roche et d'Annecy. Déjà versé
dans le latin, le grec et l’hébreu, il prèche les enfants de son
âge, avec un charme particulier, et mêle Virgile à Jésus-
Christ. Dans un de ses naïfs sermons, il veut que ses jeunes
camarades rendent grâces au ciel d’un congé qui leur a été
donné ; car, leur dit-il, « Deus nobis hæc otia fecit ».
Il part pour la France, avec son précepteur M. d’Aage ; il
1) Voir la livraison de Juillet 1902,
270 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
fait sa seconde rhétorique, celle que l’on nommait naguère
« des vétérans », au collège de Clermont, chez les Pères Jé-
suites. Un de ses professeurs c'est l’illustre Maldonat ; il suit
encore les cours de la Sorbonne. Il est alors soumis à une
plus rude épreuve que celle de tous les examens réunis; il se
croit damné. Le diable en voulait faire un Calvin pour la
doctrine, ou, du moins, un disciple de Calvin pour l'enfer.
Quel supplice ! il ne dura pas un jour seulement, mais le
Ciel eut-enfin pitié de la victime. |
Emu comme :il l'était de l'appréhension des peines éter-
nelles, François n'avait pas cessé de prier.{1) « [Il demeura un
mois entier dans ces angoisses et amertumes de cœur, qu'il
pouvait comparer aux douleurs de la mort et aux périls de
l'enfer. Il passait ses jours dans des gémissements doulou-
reux ; et les nuits il arrosait son lit de ses larmes.
Enfin étant, par une inspiration divine, entré dans une
église, (celle de Saint-Etienne des Grès), pour invoquer la
grâce de Dieu sur ses misères, et s’étant mis à genoux de-
vant une image de la sainte Vierge, il récita le H#emorare.
Il ne l’eut pas plutôt achevé, nous dit son naïf biographe,
qu’il ressentit l'effet des secours de la Mère de Dieu et le
pouvoir de son assistance envers Dieu, car, en un instant,
ce dragon, qui l'avait rempli de ses funestes illusions, le
quitta ; et il demeura rempli d’une telle joie et consolation
que la lumière surabonda où les ténèbres avaient abondé. » (1)
I] avait déjà fait vœu de virginité perpétuelle, un jour
qu’il était prosterné devant une image de la sainte Vierge,
toujours à Saint-Etienne des Grès ; et c'est [à que la sainte
Vierge lui rendit la tranquillité.
De Paris, il alla à Padoue continuer ses études, accom-
pagné de son précepteur ; il y reçut, après de brillants exa-
mens, en 1591, l'anneau, la couronne et le bonnet de docteur;
il fut reconduit jusqu’à sa maison en triomphe. (2)
En route pour Venise, un peu plus tard, il vit, sur mer,
son chapeau s'envoler par un coup de vent et flotter sur les
eaux. I] dut, sur l’ordre de M. d’Aage, continuer le voyage
(4) F. Le Camus, Esprit de saint François de Sales, partie 4°, ch. 27.
(2) Vie de saint Francois de Sales, par M. le curé de Saint-Sulpice L. 1,
ch. 1.
CALVIN ET SAINT FRANCOIS DE SALES 271
et entrer dans le port d'arrivée la tête couverte de sa coiffure
de nuit (1) et l'épée au côté, ce qui en fit rire plus d’un, et
devint pour lui, malgré la sottise de son précepteur, une .
lecon d’humilité qu'il sut prendre avec une bonne grâce
toute chrétienne.
Les petits traits peignent quelquefois les grands hommes.
À Padoue, François avait conservé la pureté parmi l’uni-
verselle corruption. C’est là qu'il saisit un jour un tison ar-
dent pour repousser une courtisane ; mais il fallit mourir
d'une maladie de langueur causée par les pénitences qu'il
imposait à sa chair. Heureusement Dieu le conserva, et
Notre-Dame de Lorette, dont il avait visité le sanctuaire.
Enfin guéri, François partit pour Rome, et revint ensuite en
Savoie demander à son père la permission de s'engager dans
le ministère de l'Eglise. À Padoue, le célèbre Jésuite Possevin
avait découvertetencouragé sa vocation sacerdotale. Maison...
voulait marier le jeune docteur, Dieu sait de quelle brillante
manière. Les parents néanmoins firent au ciel le sacrifice de
leurs espérances ; ils eurent un saint qui en a engendré
combien d’autres On ne le saura qu’au jugement dernier.
Il n'y a pas qu'une paternité au monde. |
François est prévôt de la cathédrale d'Annecy, sans être
encore dans les ordres sacrés. À peine sous-diacre, il doit
prècher ; c'est avec des angoisses mortelles et un succès de
persuasion et de larmes extraordinaire. Il est prêtre, en 1593.
Son évêque, P. de Granier, l'envoie en mission, dans le Cha-
blais ravagé depuis dix ans par l’hérésie. Les prètres catho-
liques enavaient été chassés... C'était lamentable. Mais Fran- .
çois,avec une éloquence que l'imprimerie heureusement nous
a transmise (2), et qui est écrite pour l'éternité dans le
cœur de tant d’âÂmes arrachées à l’erreur, vint à bout de sa
difficile entreprise.
Accompagné de son parent, Louis de Sales, chanoine de
Genève, le jeune saint emporta d'assaut Thonon, la capitale
(1) Vie de saint Franço's de Sales, par M. le curé de Saint-Sulpice,
L.1,ch.5. |
(2) Saint François de Sales répandait à profusion dans tout le pays. surtout
là où il ne pouvait prècher, de petites feuilles volantes où il exposait la doc-
trine catholique. Ce sont les Controverses,
272 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
de la province, j'entends le cœur de ses habitants, et y fit
réparer l'église paroissiale de Saint-Hippolyte ; il y célébra,
pour la première fois, le Saint Sacrifice, dans la nuit de Noël,
en 1597. «
Mais que de luttes, de peines et d'injures! Rien n'y fit.
La persécution sans cesse renaissante força François à passer
plus d’une nuit dans des fours de campagne, une fois, sur un
arbre, dont il descendit le matin glacé mortellement. Des
protestants le recueillirent (1) ; il les convertit. Il fut, un jour,
rencontré par des brigands qui tombèrent à ses genoux quand
ils surent son nom, tant sa douceur était déjà persuasive et
sa sainteté irrésistible. Il y a plus d’une manière d’être élo-
quent.
Il rétablit les curés dans tous les lieux d'où ils avaient
été chassés. On a calculé que tant au Chablais qu’en autres
lieux saint François avait converti soixante-dix mille héré-
tiques.
« Longtemps il fut obligé d'aller tous les jours au château
des Allinges (2) pour célébrer la messe ; et, comme il fallait
passérla Drance pour y arriver, il ne faisait aucune difficulté,
lors même que les glacons flottaient sur cette rivière, de se
mettre sur une pièce de bois, et, à l’aide de ses bras et de
ses jambes dont il se servait comme d’avirons, il la passait
et repassait le mème jour, avec autant de tranquillité que s’il
eût eu la commodité d'un pont ou celle d’un bateau. »
Il avait déjà le don des miracles. Bientôt le Chablais,
naguère protestant, était tout à lui, c’est-à-dire tout à Dieu.
Il faut bien le dire, François échoua auprès de Th. de Bèze
que le Saint-Père l’avaitengagé,plustard et par Bref, àramener
à la vérité. Il eut, dans Genève, plusieurs conférences avec
lui,le convainquit, luitira même des larmes (3). Ce fut tout. Le
démon de l'impureté fut le plus fort, ce grand sophiste et
patron de l'erreur.
Délégué, malgré lui, comme coadjuteur de l'évêque de
(1) Vie de saint François de Sales, par M. le curé de Saint-Sulpice, L. ?,
ch. 2. |
(2) Abrégé de la vie de saint Francois de Sales qui précède L'Esprit de
saint Francois de Sales, par J, P. Camus.
(3) Abrégé de la vie de saint François de Sales.
CALVIN ET SAINT FRANÇOIS DE SALES 273
f
Genève à trente-cinq ans, le” saint revenu, après June grave
maladie, des portes de la mort ou du ciel, allait à Rome,
demander au Pape sa bénédiction : « Buvez des eaux de votre
cilerne, mon fils, lui disait le Pontife, et répandez-les par les
places, afin que chacun en boive à souhait » (1), c’est-à-dire,
désaltérez le peuple des flots de votre éloquence inspirée
du ciel. |
Il rétablissait, à son retour, trente-cinq paroisses dans le
diocèse de Genève. Vers.le mème temps le bailliage de Gex
passait au Roi. Le saint courait à Paris et obtenait tout de
Henri pour les malheureux catholiques de ce pays opprimés
par l'hérésie victorieuse. |
C'est à Paris qu'il précha, suivi par un concours immense
de peuple, « autant de fois que l’on compte de jours dans
l'an ». Il y apprit, un jour, en montant en chaire, qu'on l'avait
calomnié auprès du roi. Ce n’était qu’un conspirateur, avaient
dit certains courtisans, un complice de Biron. Le saint ne
s'émut pas autrement, prècha de son mieux, avec douceur,
et alla se justifier devant Henri IV. Le roi l'embrassa sans
vouloir mème l'entendre, et l’aima plus que jamais.
Pendant son voyage, François avait prononcé l’oraison fu-
nèbre de Philippe Emmanuel de Lorraine, duc de Mercœur
avril 1602). Il prononca aussi celle du duc de Nemours; il fit
pleurer. Et nourtant, il n'aimait pas ce genre de parler, « où
1] faut de la mondanité » ; il ajoutait « à laquelle je n'ai pas
d'inclination, Dieu merci! »
« Dites peu et dites bien », répétait-il ; et Pascal : « Rien de
trop, rien de manque. » Mais quelle différence de cœur!
Pascal est aride ; la douceur de Francois de Sales attirait
tout à lui et à Dieu.
Il ne reverra plus Henri IV ; seulement, en quelques mots
mouillés de larmes chrétiennes, il fera son oraison funèbre,
sans flatterie :
« Voilà qu’une si grande suite de grandeurs aboutit en une
mort qui n’a rien de grand que d’avoir été grandement fu-
nèbre, lamentable, misérable et déplorable, et celui que
l'on eût jugé presque immortel, parce qu’il n’avait pu mou-
rir parmi tant de hasards... le voila mort d’un contemptible
(1) Abrège de la vie de saint François de Sales.
E. F. — VII, — 14
274 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
coup de petit couteau, et par la main d’un jeune homme in-
connu au milieu d’une rue (1). »
En route, pour rentrer à Annecy, François de Sales apprit
la mort de son Évêque, P. de Granier; il se hâta de regagner
sa ville épiscopale et son palais, où il occupait la chambre la
_ plus humble et la plus dénuée, « la chambre de Francois ».
Son train de maison fut des plus simples, et sa table fru-
gale ; on y faisait d'abord quelque lecture pieuse ; « le reste
du temps se passait en conversation aisée, agréable et édi-
fiante » (2), comme à la table de saint Louis.
Annecy devint le modèle des villes catholiques de la Sa-
voie. En particulier, au carnaval, la sainte éloquence du
jeune Evéque arracha beaucoup d'âmes aux scandales des
plaisirs illégitimes,
En fait de prédication, « c'était son sentiment qu'il ne suf-
fisait pas que le Prédicateur eût une intention générale d’en-
seigner la voie de Dieu (3): mais qu'il visât à quelque des-
sein particulier, la connaissance de quelque mystère, l'éclair-
cissement de quelque point de la foi, la destruction de
quelque vice ou l'établissement de quelque vertu. »
.« Ayez grande joye, disait-il, quand, en montant en
chaire, vous apercevrez peu de gens et que votre auditoire
sera comme à claire-voie.
C'est une expérience de trente ans en cet exercice qui
ne fait parler ainsi; et j'ai toujours vu de plus grands effets
pour le service de Dieu dans les prédications que j'ai faites
en de petites assemblées qu'en de grandes (4). »
Un dimanche, il avait prèché devant sept personnes ; et
l’une des sept se convertit le jour même.
Il recommandait, en ces termes, la brièveté aux orateurs :
« Quand la vigne, disait-il, produit beaucoup de bois (5),
c'est lorsqu'elle porte moins de fruit.
Plus vous direz et moins on retiendra. »
C'est un précepte littéraire et moral à la fois. L'image
(1) A M. Deshayes, 27 mai 1610.
(2) Abrégée de la vie de saint Franrois de Sales
(3) Partic 3°, ch, 1er,
(4) Partie 2e, ch. 27.
(5) Partie 2e, ch. 26.
CALVIN ET SAINT FRANCOIS DE SALES : 27%
dont s'est servi saint François peint déjà son génie riant et
naturel, autant que son âme était surnaturalisée.
Il faisait trop de bien; et les ministres du pays de Gex
résolurent de l’empoisonner. Mais François guérit et « com-
bla de caresses et de bienfaits » ses meurtriers (1); il les
convertit. Quelle plus belle figure du Sauveur !
Puis il alla prêcher un carème à Dijon en 1604 ; il y connut
la baronne de Chantal, il l’aima, comme aiment les anges ;:
il la dirigea, après l'avoir vue, sans la connaître, dans une
céleste vision ; et bientôt, du double effort de leur sainteté,
naquit la Visitation. Pourquoi le ciel permit-il que Mère
Angélique de Port Royal, dirigée dans le même temps, par
le mème évêque de Genève, tombât, à l'heure où elle allait
devenir une sœur de la future sainte Chantal, entre les mains
arides de Saint-Cyran ? Et qui sait jusqu'où l’orgueil a em-
porté sa victime ?
Un peu plus tard, revenu à Annecy, François de Sales y
fondait des écoles publiques, et encourageait la science en
même temps qu'il relevait la discipline. I] fondait l'Académie
Florimontane, La devise en était « un oranger odorant » avec
ces mots : « fleurs et fruits ». On se réunissait chez leipré-
sident Antoine Favre, l’ami de saint François de Sales. On
y vit siéger Honoré d'Urfé et Vaugelas (2). Le premier fruit
qu elle porta, ce fut l’Introduction à la Vie dévote. Elle vaut
bien tous les discours lus à l’Académie française.
C'est au retour d’une longue visite pastorale qui ne laissa
pas cent hérétiques debout dans la partie de son diocèse, « du
côté des Suisses »,que François fut pressé d'écrire cette « /n-
troduction a la Vie dévote pour les gens qui vivent parmi le
monde et les cours ». Henri IV ne fut pas étranger lui-même
à son apparition. Ce livre devait ètre, à son sentiment,
«aussi éloigné du relâchement que du désespoir ». C’est une
bonne note pour le Béarnais qui n’est plus, dès lors, le
Gascon sceptique de la légende.
Du reste, il avait entendu Francois de Sales prècher le
Carème à la cour, et il le jugeait « un esprit solide, clair,
(1) Abrégée de la vie de saint Francois de Sales.
(2) Autrement dit Claude Favre, le fils du président.
278 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
résolutif, point violent, point impétueux, et lequel ne vou-
lait enlever les choses de haute volée ».
« Il sait dire peu de choses utiles et choisies ». pensait
Ph.-Em. de Mercæur, dont il fit l'oraison funèbre. Ajoutons,
que c'était l'esprit le plus francais du monde. ce bon saint
qui disait de l'un de ses frères né avec un caractère diflicile :
« Heureuse la femine qui ne vous aura pas! » ; et,àa une
vieille qui le menacçait d’un soutflet, en lui demandant com-
ment il y répondrait : « Je sais ce que je devrais faire. mais
je ne sais pas ce que je ferais. »
Le succes de l'Introduction fut grand. Jacques 1°" d'An-
gleterre aurait voulu que les ministres anglicans parlassent
avec autant d'onction. Il fallut une seconde édition de ce
« pauvre petit livret ». fait « hätivement (1) », et le saint y
ajouta « beaucoup de petites chosettes », toujours chari-
tables : « La charité est un lait, disait-1l, la dévotion en est la
crème. » En le lisant, on respire, comme à l'Académie
Florrmontane, le parfum des champs ; les comparaisons les
plus gracieuses empruntées à la nature se succèdent en
foule, non sans quelque trace de subtilité ; et l'on y apprend
sans peine une physique fabuleuse dont se contente l’ima-
gination. Ce qui est le plus satisfait, c’est le cœur. Ce qui
domine dans l'ouvrage, c’est le désintéressement d’un saint;
cest l'amour, c'est la douceur, c'est une foi naïve et qui
embellit même la nature de traits nouveaux ; c'est une sim-
plicité d'âme qui se reflète dans la simplicité du langage ;
c'est l'ardeur de la charité, c’est une sévérité morale qui
fortifie la bonté, et, n'enlevant rien à la confiance. rassure
l'esprit sur la fermeté de la doctrine. On aime mieux, après
coup, l'ami qui sait, au besoin, vous dire une vérité. Que
nous sommes loin des prédicateurs fougueux de la Ligue et
de la glace de l’injurieux Calvin !
Le fond, c'est que François dans la Vie dévote prouve
combien la volonté humaine est faible par elle seule.
Il s'adresse à Philotée :
« Les danses et les bals sont des choses indifférentes de
leur nature ; mais leur usage, tel qu'il est maintenant établi,
({ Lettre à l Archevèque de Vienne.
CALVIN ET SAINT FRANCOIS DE SALES 27:
est si déterminé au mal par toutes ces circonstances, qu'il
porte de grands dangers pour l'âme. »
Voici le moraliste :
Ces bals « on les fait. durant la nuit et dans les ténèbres qui
ne peuvent être suffisaminent éclairées par les illuminations ;
et il est aisé, à la faveur de l'obscurité, de faire glisser beau-
coup de choses dangereuses dans un divertissement qui
est susceptible de mal (1). L'on ÿ fait de grandes veillées
qui font perdre le matin du jour suivant, et, par conséquent
tout le service de Dieu. En un mot, c'est toujours une folie
que de faire la nuit du jour et le jour de la nuit, et de lais-
ser les œuvres de piété pour les folâtres plaisirs. L'on
porte au bal de la vanité à l’envi, et par l'émulation les uns
des autres ; et la vanité est une si grande disposition à toutes
les mauvaises affections et aux amours dangereux et blàma-
bles, que c’est la suite ordinaire de ces assemblées.
Je vous parle donc des bals, à Philotée! comme les
médecins parlent des champignons. Les meilleurs, disent-
ils, ne valent rien, et je vous dis que les meilleurs bals ne
sont guère bons. »
Voici le naturaliste :
« Les champignons, étant contagieux et poreux, attirent ai-
sément, selon la remarque de Pline, toute l'infection qui est
autour d'eux et levenin des serpents quipeuvent s'ytrouver.»
Une science plus exacte serait certes moins aimable,
moins attirante, moins persuasive….
Et la conclusion est saisissante :
« Avez-vous été au bal par force ? Vous aurez recours à
certaines considérations pour vous refroidir la raison,
comme celle-ci:
En même temps que vous étiez au bal, plusieurs âmes
brülaient dans l'enfer, pour des péchés commis à la danse
ou par une mauvaise suite de la danse, et ainsi de
suite. »
Peut-on avoir plus de mesure, de pénétration morale, d'in-
dulgence et de juste sévérité ?
Où avons-nous vu tirer de ce chapitre la conclusion :
\
(1) 3° partie, ch. 33°..— /ntroduction à la Vie dévote.
278 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
qu’on pouvait danser ? (1) Si le saint voit, dans la danse, s'é-
veiller plus d’un vice : « les jalousies, les bouffonneties,
les querelles, les folles amours... si le serpent vient sout-
fler aux oreilles une parole sensuelle ou une cajolerie » (2),
d'autre part, dans la vertu rien ne lui paraît médiocre ou
indifférent. Il admire Catherine de Sienne, « ravie en Dieu »,
et descendant « à tous les plus bas offices de la maison et
de la cuisine (3) ».
Il ya, chez lui, « des fleurs et des fruits », pour tout et
pour tous, pour les grands et les petits, pour la sainteté de la
contemplation et celle de la vie la plus minutieusement oc-
cupée de détails, en un mot, pour Marthe et Marie, ou encore
pour la maîtresse et la servante. C'est le livre de l’/ntroduc-
tion qu'un religieux brûla, après avoir prèché, et en pleine
assemblée de fidèles. Le saint garda le silence, comine J.-C.
dans sa passion « Franciscus autem tacebat ».
Bientôt il composait son Traité de l'Amour de Dieu. Sous
le nom de Théotime, il y « fit voir, que l’amour-propre était
éteint en lui (4).».
Ilécrivait,maisses pieds d'apôotreavaienttoujoursleursailes.
Le Pape lui ordonne de réformer deux abbayes hors de
son diocèse et de la Savoie ; il y vole. Un moine révolté « lui
porte trois coups de pistolet » (5), mais en vain.
_ C’est, verslemême temps, en 1609, que Henri IV l'invita à
rétablir les curés dans le pays de Gex. Le Rhône était débordé,
il faillait passer par Genève, la ville du calvinisme. Le saint
l'osa et son ange le couvrit de son ombre. Il traversa la ville
sans être reconnu, comme il avait traversé les flots, le poison
et les balles.
En 1610, il perdait sa mère qui expira dans ses bras après
l'avoir « caressé », béni, étant bénie elle-même par ses
mains sacerdotales. La même année, il établit, à Annecy, de
(1) Ailleurs, saint François de Sales nous représente la tristesse comme
une punition « des vaines joies », c'est-à-dire de la danse et des autres. Ce
chapitre (12° ch, 4° partie) est un des plus beaux.
(2) 3e partie, ch. 33.
(3) 3° partie, ch. 35. Introduction à la Vie dévote.
(4) Abrégé de la vie saint François de Sales."
(5) /bidem.
CALVIN ET SAINT FRANCOIS DE’SALES 278
concertavec M"° de Chantal, la Visitation de la sainte Vierge,
le jour de la fète de la sainte Trinité. En 1665, cet ordre
comptait trois cents maisons en Europe. C'estquele germeen
était la sainteté, l'esprit desacrifice,etl'humilité. Mais François
croyait avoir fait peu de chose, comme saint Vincent-de-Paul.
Et son amie, pour obéir à Dieu, Jeanne Frémyot avait passé
sur le corps de son plus jeune fils âgé de quatorze ans, étendu
le long du seuil de la porte, et qui voulait conserver sa mère.
Tant de soins n'empèchaient pas François de confesser à
toute heure et de prêcher tous les jours.
On le demande à Grenoble en 1617, contre l’hérésie : il y
court ; la calomnie le suit ; rien ne l’arrête ; il instruit, il
persuade, il convertit de Lesdiguières, le gouverneur de la
Province, le chef du parti calviniste. Deux ans après, il est à
Paris où le roi Louis XIII l’a appelé; il refuse d’être coadjuteur
du cardinal de Retz, évèque de Paris. Il reste fidèle « à son
épouse » ; c’est ainsiqu’il nommait son Eglise. Il retourne en
Savoie et se rend à Avignon, sur l'ordre de Son Souverain qui
doit s'y rencontreravec le roi de France. Avant de partir, il
fait des adieux touchants aux Filles de la Visitation ; toute la
ville le reconduit jusqu’à une lieue ; illa bénit unc dernière
fois. Se sentant près de sa fin, il avait fait son testament.
D'Avignon, il suit le roi de France et le duc, son maitre,
à Lyon. Il y couche chez un jardinier des Visitandines.
La faiblesse empèche son départ ; il tombe dans une es-
pèce de léthargie quiluilaisse la connaissance ; il se réveille
toutes les fois qu’on lui parle de Dieu. Il meurt sur les huit
heures du soir, le 28 décembre 1622, à cinquante-cinq ans,
après vingt ans d'épiscopat. En l’ouvrant, on trouva son fiel
condensé par parties, en autant de petites pierres (1). Etait-
ce la preuve matérielle de la violence qu'il avait faite à ses
impressions en s'étendant à terre, par exemple, les bras en
croix, pour résister à la colère ? De nombreux miracles,
prouvés, en partie, par les soins de M"° de Chantal, le font
canoniser, en 1661. Son corps est à Annecy, dans l'église
de la Visitation ; son cœur, chez les Visitandines de Venise
qui, longtemps, furent toutes francaises. Enfermé dans un
(1) Abrégé de la vie de saint Francois de Sales,
280 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
reliquaire, il exhale un parfum délicieux. Que sont devenus
les restes empestés de Calvin ? On s'était empressé de les
cacher aux yeux; saint Francois de Sales fut exposé plu-
sieurs jours sur un lit de parade. On aurait voulu le voir
toujours. Telle vie, telle fin. L'un peint dans ses œuvres la
liberté d’un enfant de Dieu ; il aime, il persuade, c’est un
saint. L'autre haït ; c’est le fils maudit d’un Dieu tyrannique,
il tyrannise ; c'est un fléau.
Un mot encore de l’écrivain. Le Saint ne s’est « jamais dé-
traqué de sa simplicité pour enflerson style de paroles pompeu-
ses, son discours de conceptions mondaines, etses conceptions
d’une éloquence altière et bien empanachée ‘1) ». Il déteste
« le blanc et le vermillon », en matière théologique, et se
garde « bien plus d’altérer la parole de Dieu que la monnaie
publique (2)... [1ne se prèche pas, car il n'étale pas sa science,
mais il prèche pour convertir. Son père aurait voulu que le
prévost (ainsi nommait-il son fils,) prèchàät moins souvent et
plus savamment, comme tant d'autresillustres orateurs farcis
de grec et de latin quiravissaient d'admiration leur naïf audi-
toire, mais le Prévost ne l’entendait pas ainsi ; et son éla-
quence était nourrie d'humilité et de simplicité. »
Dans un de ses principaux sermons, pour le jour de la
Pentecôte, il « se présente avec l'esprit de soumission et
d'obéissance, selon lequel il désire marcher toute sa vie. »
Comme le dernier né d'une famille, il demande, « par droit
de petilesse et de minorité, d’être chéri et qu'on prenne en
bonne part ses affections ».
La simplicité de son cœur, la riante beauté de son imagi-
nation, sa charité se retrouvent dans tous ses sermons et
dans ses autres ouvrages, avec cette pensée, que nous
sommes peu de chose par nous-mêmes. Qu'il écrive ou qu'il
parle, il la peint à tout moment, avec les plus heureuses
images, nobles ou naïves. Prouvons-le par un passage de
L'Amour de Dreu :
« Les aigles ont un grand cœur et beaucoup de force à
oler ; elles ont néanmoins incomparablement plus de vue
que de vol et étendent beaucoup plus vite et plus loin leurs
(1) Préf. du Traité de l'Amour de Dieu.
(2) L'Esprit de saint Francois de Sales, partie 2°, ch. 15°.
CALVIN ET SAINT FRANCOIS DE SALES 281
regards que leurs ailes. Ainsinos esprits, animés d’unesainte
inclination envers la divinité, ont bien plus de clarté en
l'entendement, pour voir combien elle est aimable, que de
force en la volonté pour l'aimer: car le péché a beaucoup
plus débilité la volonté humaine qu'il n’a ABUSQUE l’enten-
dement (1). »
Néanmoins l'amour de Dieu est inné dans l’homme. Quelle
délicieuse comparaison pour nous en assurer !
« Le perdreau qui aura été éclos et couvé sous les ailes
d’une perdrix étrangère, au premier réclame qu'il ait de sa
vraie mère... 1] quitte la perdrix larronneuse.
Il en est de même, Théotime, de notre cœur; car quoi-
qu'il soit couvé, nourri et élevé emmiles choses corporelles,
basses et transitoires, et, par manière de dire, sous les ailes
de la nature, néanmoins au premier regard qu'il jette en Dieu,
à la première connaissance qu’il en reçoit, la naturelle et
première inclination d'aimer Dieu qui était comme assoupie
et imperceptible, se réveille en un instant, et à l'imprévu
paraît comme une étincelle qui sort d’entre les cendres (2) »
Tout ce qui n’est pas simple, dans la piété et l'amour de
Dieu, pour saint François, c'est « musc et senteur, poudre
et papiers dorés... mignardises trop menues et vaines. » (3)
Il l'écrit à une dame de ses amies. C’est toute sa rhé-
torique. |
On le retrouve toujours le mème, dans les moindres dé.
tails. A M®+ de Chantal, sur la paix intérieure :
Je « considérais l’autre jour (4), ce que quelques auteurs
disent des alcyons, petits oiselets qui pondent sur la rade de
la mer. C’est qu'ils font des nids tout ronds, et si bien pres-
sés que l’eau de la mer ne peut nullement les pénétrer; et seu-
lement au-dessus, 1l y a un petit trou par lequel ils peuvent
respirer et aspirer. Là dedans ils logent leurs petits, afin
que, la mer les surprenant, ils puissent nager en assurance
et flotter sur les vagues sans se remplir ni submerger ; et l'air
(1) L. I, ch. 17e. L'Amour de Dieu.
(2) L. I, ch. 16e. L'Amour de Dieu. |
(3) Lettre 836°. Ceci s applique à la piété : mais rien n'empêche de l'ap-
pliquer au style. Les deux ne font qu'un dans saint François de Salles.
4) 5 déeembre 1608.
282 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
qui se prend par le petit trou sert de contrepoids, et ba-
lance tellement les petits pelotons et les petites barquettes,
que jamais elles ne renversent. O ma fille, que je souhaite
que nos cœurs soient, comme cela, bien pressés, bien cal-
feutrés, de toutes parts. »
Cet homme dont le style, pour employer son expression,
n'avait pas plus d'artifice que le cœur, et dont le cœur est
tout amour, a pourtant jugé Calvin avec une juste sévérité.
Il a écrit dans « la Défense de l'Etendard de la Croix : »
« Entre tous les novateurs et réformateurs, il n'en a pas
été, à mon avis, de si âpre, si hargneux, si implacable que
Jean Calvin. »
Il prétendait néanmoins à la douceur, « tout étonné que
tant de paroles dures lui fussent échappées sans amertume ».
Le saint homme!Il aurait, sans doute, jugé François de Sales
amer dans sa douceur.
Celui-ci n'a pas moins bien apprécié Rabelais et la Réforme,
en ces termes : |
« Gardez-vous des mauvais livres, et, pour tout au monde,
ne laissez point emporter votre esprit après certains écrits
que les cervelles faibles admirent, à cause de certaines vaines
subtilités qu'ils y trouvent, comme cet infâme Rabelais et
certains autres de notre âge qui font profession de révoquer
tout en doute, de mépriser tout et de se moquer de toutes
les maximes de l'antiquité {1), c'est-à-dire de l'Eglise. »
Montaigne est là, sans ètre nommé. Qu'aurait-il dit, le
Saint, de Ronsard impur en tant d’endroits, et docte jusqu’au
ridicule, un « grécaniseur », lui qui n’avait pas voulu prêcher
savaminent ! Tout cela, avec Rabelais et Calvin, c’est la
Réforme, en toutes lettres ou dans son esprit. Et la Réforme,
ne serait-ce pas l'œuf dont est sortie la Renaissance !
C'est avec délices que nous avons étudié un saint tel que
François de Sales et sa naturelle éloquence, après avoir senti
la peste nous envahir en exhumant la science aride et en
ranimant le cadavre de l’orgueilleux Calvin.
L'évèque de Genève eut un ami, F. Camus, évêque de
Bellay, l'auteur de l'Esprit de saint François de Sales,
(1) I s'agit des anciens, c'est-à-dire des ancêtres dans la foi. Lettre à un
gentilhomme qui allait suivre la cour, 8 décembre 1610,
CALVIN ET SAINT FRANCOIS DE SALES 283
auquel nous avons emprunté plus d’une citation naïve. Un
jour, tant ilaimait son « père », il voulut prèêcher comme lui.
Ce père, c'était François. Il réussit aussi mal que possible.
« Je fis, dit le candide prélat, comme ces mouches qui,
ne pouvant se prendre au poli de la glace d’un miroir, s’ar-
rétentsur la bordure. Je m'amusai, je m'abusai, en me voulant
conformer à son action extérieure, à ses gestes, à sa pro-
nonciation ; tout cela était lent et posé (1). Je fis une méta-
morphose si étrange que je n'étais plus reconnaissable, ce
n'était plus moi. »
Notre bienheureux fut averti de tout ce mystère :
« O Dieu, dit-il, entre autres choses à son ami, si les natu-
rels pouvaient s'échanger, que ne donnerais-je pas de retour
pour le vôtre?» F.Camus, persuadé, reprit sa nature et « son
premier train ».
La finesse des Saints naît de la simplicité de leur regard;
et si saint François de Sales a parfaitement analysé l’amour-
propre, c'est qu'il en était ‘lui-même vainqueur. Aussi
pouvait-il voir, en autrui, sans ombre :
« Cet amour-propre, écrit-il à une religieuse (2), fait que
nous voudrions bien faire telle ou telle chose par notre élec-
tion, mais nous ne la voudrions pas faire par élection d’au-
trui ni par obéissance ; nous voudrions la faire comme venant
de nous, mais non pas comme venant d'autrui... Au contraire,
si nous avions la perfection ou l'amour de Dieu, nous aime-
rions mieux faire ce qui est commandé, parce qu'il vient plus
de Dieu et moins de nous. Cet amour esttoujours à nos côtés,
iln'en bouge. Il dort quelquefois comme un renard, puis,
tout à coup se jette sur l’épaule.. Il faut veiller. »
Faisons une place à part au saint évèque de Genève. Il est
de la Renaissance ; il aime la science, mais il est surtout de
cette renaissance dont Notre-Seigneur Jésus-Christ a toute
la gloire. Bien avant nous, c'est l’ami du Sacré-Cœur de
Jésus-Christ, il en prépare mème la dévotion; il en est
l'apôtre, et, par conséquent, l'ennemi du Jansénisme naissant
et des Jansénistes : « Tenez bon, écrit-il, à la fréquente
communion, el croyez-moi, vous ne sauriez rien faire qui
(1) L'Esprit de saint Francois de Sales, partie 1°, ch. 19e. |
(2) Année 1615.
284 ' LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
vous affermisse tant en la vertu (1). » Le saint croyait aussi à
l'infaillibilité du Vicaire de Jésus-Christ, avec quelle certitude !
Le Pape, pour son âme avide de vérité sans ombre, « c’est
cette pierre de touche avec laquelle on connaît toujours le
faux or de l’hérésie (2) ». Francois a toute la plénitude de la
vérité ; il en a le naturel. Il a dépouillé les vices de la nature,
et retenu tout ce qu'elle a encore de bon et de beau.
Il ne lui a manqué pour entrouvrir le grand siècle litté-
raire avec Malherbe, Descartes, et Balzac, que la noblesse
dite classique du langage. L'on se demande même si Dieu
qui est l'arbitre suprême du beau, comme il en est l'essence,
ne préfère pas à tout l’art de nos orateurs de génie, et à l'or
de leur éloquence périodique, la naïveté des couleurs dont
saint François de Sales pare, sans l’obscurcir, la simplicité
de la vérité.
Pour achever de peindre son âme et son style, rien ne
vaut sa dernière lettre écrite à une daine inconnue ; il y sou-
pire tendrement après la mort, neufjours avant de mourir ;
et son génie, tout près de remonter à sa source porte comme
une empreinte plus fidèle de la beauté de Dieu :
« Mon Dieu! que bienheureux sont ceux qui, désengagés
des cours et des compliments qui y règnent, vivent paisi-
blement dans la sainte solitude aux pieds du crucifix !... Ma
très chère fille, plus je vais en avant dans la vue de cette
mortalité, plus je la trouve méprisable, et toujours plus ai-
mable la sainte éternité, à laquelle nous aspirons, et pour
laquelle nous nous devons uniquement aimer. Vivons seu-
lement pour cette vie, qui seule mérite le nom de vie, en
comparaison de laquelle la vie des grands de ce monde est
une très misérable mort. »
À. CHARAUX
Doyen de la Faculté Catholique
des Lettres de Lille.
T. O. *
(1) Lettre à un gentilhomme qui allait suivre la cour.
(2) Panégrrique de saint Pierre. Cette citation et la précédente sont
empruntées au Panégvrique de saint Francois de Sales, par le R.P. Le Gé-
uissel (S. Ji.
UN SANCTUAIRE IGNORÉ
LE « SACRO MONTE » D'ORTA
Un heureux hasard, auquel le bon et grand saint François
a bien eu sa part, m'a permis de faire tout récemment un
pèlerinage au Sacro Monte d’Orta. Comment dire la joie que
j'en ai éprouvée, et surtout la faire partager ? Parti de Paris
au milieu de mai, alors qu'une pluie froide et désespérante
assombrissait tout, à Neuchâtel l'enchantement commencait
déja. Une lumière blonde, d'une merveilleuse finesse, en-
veloppe le lac; les villas étincellent dans leur nid de ver-
dure : à l’hôtel, dans les escaliers, les antichambres, dans
la salle à manger, partout, flotte une odeur fraiche, celle
des narcisses, dont on célèbre la fête dans ce coin de
Suisse :... que nous sommes loin de Paris! Puis c'est la
traversée du lac, la vallée du Rhône, Sion, Brigue, demain
le Simplon. Demain ? Peut-être! Car rien n’est moins cer-
tain. Hier encore la route était obstruée par les neiges. Des
centaines d'ouvriers travaillent à l'ouvrir, mais au fur et à
mesure qu'ils déblaient, de nouvelles couches se reforment
tombées du ciel. Passerons-nous ? Nous avons passé, mais
non sans un peu d’anxiété.
À 5 heures du matin nous attendions, trois prêtres ita-
liens, une jeune fille et moi, dans la cour de la poste, d’où
part la diligence. Une pluie fine tombe sans discontinuer.
Les vêtements de caoutchouc des postillons ruissellent ;
avant d'être partis, les chevaux sont trempés. Le chef du
bureau de poste, à qui nous demandons si nous pourrons
passer, hausse les épaules et dit: « Il neige là-haut! « Ce-
pendant nous partons au trot de nos cinq chevaux. Le
paysage est grandiose, effrayant même. A 1300 mètres déjà
nous trouvons la neige. Dans les refuges bâtis sur la route
286 UN SANCTUAIRE IGNORE
par la prévoyance du gouvernement suisse notre conducteur
réquisitionne tous les hommes valides pour nous suivre. Il
faut, paraît-il, se fournir de gens du métier en prévision
d'accidents. Bientôt notre immense voiture grimpe lente-
ment entre un mur de neige haut de cinq mètres, et
l'abime. Il est défendu de parler ; les masses énormes
de neige que nous côtoyons sont à l’état d'équilibre ‘instable
et le son de notre voix pourrait les ébranler. On craint une
avalanche. Les neiges de l'an dernier sont tassées, celles de
l'hiver le sont moins; elles ont une densité différente qui
les porte à glisser sur les premières; et voilà que, pour
comble de malheur, les neiges tardives de ce printemps
glacial ont formé une troisième couche, plus légère encore,
qui augmente le danger... Tout-à-coup, le lourd véhicule
s'arrête. L'espace entre le mur de neige et l'abime est trop
étroit pour livrer passage aux trois chevaux attelés de front
à notre flèche. Lentement, avec des précautions infinies, avec
des mouvements aussi moelleux que la neige qui tombe sans
trève on en dételle un ; on lui donne un grand coup de fouet
— silencieux — et 1l disparait dans les neiges... Nous ne
l'avons plus revu. Cinq minutes après nous étions à l’hos-
pice, à 2000 mètres d'altitude, et tout danger était écarté.
De longtemps je n'oublierai la réception qui nous y, atten-
dait. Ce qui me saisit d'abord, c'est l’infinie tristesse des
corridors, tout noirs d'humidité, tout glacés par l'hiver
presque éternel qui règne sur ces hauteurs.Partout un silence
de mort. Pas un bruit. Personne. — Vous ouvrez une porte
et tout à coup c'est la joie, la gaieté, la chaleur, la vie ! Vous
êtes à la cuisine. Mon Dieu, oui ! à la cuisine ; car c'est là
qu'on vit, religieux, serviteurs, hôtes, et ces gros et admi-
rables amis, les chiens du Saint-Bernard ! Tous se lèvent et
se précipitent vers vous : les bons religieux avec des bois-
sons chaudes et du pain, — la servante avec un potage au
lait fumant, — les chiens avec leurs meilleures caresses. Ils
sont [à huit à se frotter à moi, comme si, au lieu d'ètre dans
cette cuisine si tiède, j étais là-bas sous le linceul de neige
qui drape les montagnes et que leurs caresses dussent me
ramener à la vie.
hi Mais me voilà pris de scrupule. Je devais parler
LE « SACRO MONTE » D'ORTA 247
d'Orta, de saint François et de son pèlerinage et c'est du
Simplon que je vous entretiens! Et si je me laissais aller,
que ne vous dirais-je pas ? Je vous conterais que la meute
de l’Hospice est composée de 20 chiens et vaut plus de
30000 fr., soit plus de 1500 fr, pièce; je vous promènerais
avec moi parmi les 5500 ouvriers qui.travaillent en ce mo-
ment à creuser sous la montagne un tunnel qui permettra
de faire en 3/4 d'heure, sans danger, ce que le voyageur
fait aujourd’hui en un jour, avec des craintes vagues d'ava-
lanches et d'ensevelissement sous les neiges ; je vous con-
duirais sur les bords du lac Majeur, dans une lumière
éblouissante, à l'heure où les montagnes qui l'entourent sont
vertes, bleues, violettes, où l'eau est de saphir, où les pal-
miers et les cactus semblent d'or vert ; mais je dois vous
parler d’Orta.
On part de Baveno, au lever du soleil ; [a route suit le lac
Majeur qui étend sur la droite ses eaux paisibles. Les brumes
du matin y promènent leurs voiles légers: voilà, devant
nous, Feriolo, Suna en face de nous, puis Pallanza, et, en se
retournant, le lac qui s'étale, avec les îles, l’Isola Madre,
les Pescatori et l’Isola Bella, plus en arrière encore, Laveno.
Petit à petit, au fur et à mesure que le soleil monte sur l’ho-
rizon, les brumes disparaissent, les teintes s’avivent, les
lointains se dorent, l’enchantement des couleurs et des
formes devient inexprimable. Un calme, un charme indéfi-
nissables vous envahissent ; l'âme se fond pour ainsi dire
dans cet air si doux, dans cette lumière si caressante, dans
cette harmonie des lignes. ()n pense à cet autre paysage si
calme, si tendre, si consolant, à l'Ombrie — et au grand
Saint dont l’image le remplit, à celui qui a retrouvé, avec la
pauvreté, l'humilité et l'amour des œuvres de Dieu. Et la
pensée évoque, en face des eaux calmes du lac, la plaine pai-
sible d'Assise et la paix de la Portioncule.
Un bruit sourd, suivi d'un grondement, interrompt ce
silence : nous longeons les fameuses carrières dont on a
tiré les granits du dôme de Milan et les colonnes de Saint-
Paul-hors-les-Murs ; partout les flancs de la colline sont
éventrés et des quartiers de rocs énormes roulent jusqu'au
bord de la route. Puis on tourne à gauche pour s'engager
288 : UN SANCTUAIRE IGNORE
dans une vallée que remplit la fumée des fabriques. Adieu
le calme du lac et les souvenirs d'Assise! Nous sommes en
pleine activité industrielle moderne. Sur un parcours de
plusieurs kilomètres la route forme une seule et longue rue
de village bordée de maisons d'ouvriers. Derrière elles les
fabriques. Et comme je m'étonne de ce développement in-
dustriel formidable, dans ce vallon si calme, mon cocher
m'explique tout d’un mot: Tedeschi. Ce sont des Allemands !
Ils ont trouvé ce lieu propice, l'ont envahi, y ont fait surgir
comme par enchantement filatures, villages, églises, monu-
ments publics et de ce coin de rève inondent aujourd'hui
l'Italie de leurs cotonnades !
Le lac! Voici le lac d’'Orta ; au milieu, son île, San Giui-
lo ; sur la gauche, la ville d'Orta. On regarde, et le désen-
chantement vous prend ; c'est petit, mesquin, sans variété,
et on regrette les féeriques étalages de lumière et de couleur
du lac Majeur. On entre à l'hôtel ; deux vieux Hollandais
paisibles, un mari et sa femme, y déjeunent ; en attendant
mon tour, je feuillette la liste des hôtes. Des voyageurs y
ont écrit, dans toutes les langues du monde — sauf en fran-
çais, car voilà quatre ans qu'aucun de nos compatriotes n’est
venu ici — leurs impressions, et leur satisfaction ! Oui, leur
satisfaction, je pourrais presque dire : leur enthousiasme.
J'ai peine à en croire mes yeux: éprouver tant de plaisir
dans ce lambeau quelconque de nature, lorsqu'on est à deux
pas des merveilleux paysages des grands lacs italiens ?
On déjeune ; puis, par une pente raide et ensoleillée, on
monte jusqu’au sommet de la colline, et tous les enthou-
siasmes des voyageurs cosmopolites s'expliquent : on est
au Sacro Monte. |
Orta est construite à l’extrémité d’une presqu'île formée
d'une haute colline boisée qui s’avance au milieu du lac
auquel elle a donné son nom. Cette colline, c'est le Sacro
Monte. Elle est couronnée par un parc, auquel conduit le
chemin que nous venons de suivre et dans lequel nous allons
pénétrer. :
Avant mème d'y entrer, un sentiment de bien-être vous
envahit. Au bout de la route la haute porte d'entrée découpe
- sa fine silhouette et derrière elle s'enfonce un chemin tout
LE « SACRO MONTE » D'ORTA 289
vert, ombragé d’arbres magnifiques. Pour le pauvre voya-
geur qui vient de gravir péniblement la côte sous le soleil
écrasant de Midi, c'est l’oasis inattendu qui s'ouvre, c’est la
fraîcheur délicieuse, le calme et le repos. Du haut du por-
tique saint François vous bénit. Derrière lui s'ouvrent des
allées fraîches, des chemins, des sentiers, fantastiquement
éclairés par la lumière flottante qui tombe des feuillages
agités par le vent ; partout on devine, plutôt qu’on ne voit,
des édifices de formes multiples, dont on ne s'explique pas
bien la destination, mais qui captivent de suite par la grâce
de leurs lignes. L’œil hésite au milieu de ces ombres, de
ces jolis rayons que laisse pleuvoir le dôme ondoyant des
grands arbres, au milieu de ces formes multiples et inex-
pliquées, et un bien-être fait de charme et de fraîcheur vous
pénètre entièrement.
Les grands chemins obscurs longent la crête de la pres-
qu'’île, descendent dansles vallons minuscules qui se creusent
à son centre, passent aux pieds de hêtres centenaires, con-
duisent de chapelle en chapelle, — car ce sont bien des cha-
pelles, ces bâtiments multiples aperçus de l'entrée — de
point de vue en point de vue et l’enchantement vous prend
tout entier.
A la fin du XVI° siècle, ce parc appartenait à un pieux cha-
noine que le culte de saint François pénétrait. Il y fit cons-
truire un couvent, où il établit les fils spirituels de son saint
préféré et vingt chapelles où il retraça Ia vie de leur père.
Entrons au hasard dans un de ces monuments. Voici une
scène que je ne m’explique pas bien : une place publique,
au XVI° siècle, et dans son milieu une colonne brisée en
marbre blanc. Une foule agitée et diaprée court cà et là ; les
mendiants se traînent sur leurs béquilles, les enfants s’ac-
crochent aux robes de leur mère ou se sucent le pouce en
vous regardant ; de riches marchands, en robes de soie et
de velours, sourient d'un air narquois ; hautains passent des
soldats à cheval — tandis que d’une rue latérale débouchent
des Frères Mineurs et derrière eux, trainé par une corde,
leur saint Patriarche, le Petit Pauvre de Jésus-Christ. La
scène, sans être traitée avec une émotion particulière, est
d'un pittoresque achevé. Chaque personnage a son indivi-
| E. F. — VIIL — 19
a0u UN SANCTUAIRE IGNORE
dualité, sa vie, sa couleur ; le mendiant est pris sur la place
publique, le marchand à sa boutique, le soldat à sa caserne.
Sur le visage des religieux flottent une compassion et une
humilité indicibles et le pauvre saint François est visible-
ment ému, dans sa pâleur, de se trouver dans la situation où
était, bien des siècles avant lui, Celui dont il avait si sou-
vent médité la Passion dans les larmes.
Prenons, en sortant de cette chapelle, l'allée qui, comme
un chemin de ronde, longe la crête de la colline. A notre
gauche la partie nord du lac étend ses lignes pures et gra-
cieuses ; une lumière féerique l’inonde ; ses bords sont
d'émeraude et de lapis pâli ; des montagnes de plus en plus
hautes les continuent, et là-bas, dans l'infini lointain, brille
la crête du mont Rose. Et vous vous demandez si c'est bien
le même coin de lac qui tout à l'heure vous paraissait si mes-
quin ? Tout heureux vous vous enfoncez dans le chemin
sombre, vous passez sous des pins, sous des mélèzes, vous .
glissez sur les mousses humides ; vous voici devant une
chapelle, entrez : c'est le matin; des rochers nus, un sol
aride ; dans la lumière blème un religieux prie, les bras
étendus, tandis qu'un autre s’éveille, et du fond de l'horizon
encore obscur, un séraphin tout enflammé accourt. Je recon-
nais les stigmates.
Que dire encore? Elles sont vingt, ainsi, les chapelles.
Toutes construites dans le style de la renaissance, aucune
ne ressemble à l’autre. Tantôt c'est une rotonde entourée
d'un portique circulaire, tantôt une basilique minuscule pré-
cédée de degrés comme la Madeleine à Paris. Ici le plan est
en croix grecque, là c'est la maison carrée de Nimes dans son
élégante sveltesse. L'une d'elles a été dessinée par Michel-
Ange ; sa forme ronde, ses larges arcades portant sur de
petites colonnes font songer au temple peint par Raphaël dans
son Sposalizio ; et l’on croit rêver de trouver la vision du
peintre de la grâce réalisée dans ce coin de verdure, par
l'artiste devant qui le marbre tremblait.
Mais, me direz-vous, comment sontreprésentées les scènes
que vous nous avez décrites ? — Voici par exemple la mortde
saint Francois.Il estcouché à terreet ses frères l'entourent en
pleurant. Le clergé d'Assise est la avec son évêque. Le peuple
LE « SACRO MONTE » D'ORTA 201
est accouru en foule. Au milieu desnobles,des marchands, des
humbles qui se pressent, une dame toute jeune vêtue de soie
rouge brodée d’or, « frère » Jacqueline de Settesoli, a peine à :
retenir ses sanglots. Les fonds sont peints à fresque, les
personnages de grandeur naturelle, sont en terre cuite.
Certes ils ne sont pas des chefs-d'œuvre ; mais l’ensemble
a une vitalité remarquable. Parfois l'artiste, quel qu'il soit,
qui a modelé ces innombrables figures, s’est élevé à la
hauteur d’un décorateur remarquable. La canonisation de
saint François, avec 8es évêques, ses cardinaux, le Saint-
_ Père, plus de deux cents personnages dans un rutilement
d'or, frappe par le déploiement d’or presque profane.
Combien cependant me semble plus émouvante la chapelle
où est figurée l'approbation de la règle ! Ils sont là dans
leurs frocs poudreux, venus humblement de l’ermitage de
Rivo-Torto, les pauvres frères, et sur la route leur costume
bizarre a soulevé la curiosité des peuples ; les enfants se
sont pendus à leurs capuchons ou y ont déposé des pierres ;
on a crié ; au fou! sur leur passage. Qu'importe, ils sont heu-
reux ; et sous les lambris dorés du Latran leurs yeux de bre-
bis un peu effrayés apportent quelque chose des clairs pay-
sages de l'Ombrie. Ils sont douze et parmi eux instinctive-
ment on cherche ceux que l’histoire a rendus familiers :
frère Egide, frère Silvestre, le bon frère Léon à qui le Petit
Pauvre devait légner un jour sa bénédiction et la doctrine
du bonheur parfait, frère Massée, d’autres encore. L’œil ne
se lagse pas d’errer des beaux plis des frocs aux visages
candides tandis que la pensée évoque de nouveau — comme
sur les bords calmes du lac Majeur — le charme silencieux
des environs d'Assise.
Je pourrais, de chapelle en chapelle, faire revivre toute
l'histoire du Patriarche de la Pauvreté, de sa naissance ac-
compagnée de prodiges, à sa canonisation. Nous verrions
ainsi, pour parler le langage de Dante, ce soleil nouveau
destiné à éclairer le monde se lever, parcourir sa carrière
brillante, et se coucher dans 5a gloire.
Mais il faut quitter ces chapelles, ces ombres mouvantes,
ces échappées lumineuses sur le lac, A nos pieds, l'ombre
l'envahit. Là-bas, dans le coin le plus retiré du parc, au bord
292 UN SANCTUAIRE IGNORE
de l’anse la plus solitaire, un franciscain prie en regardant
le soleil. Je fais comme lui, puis je descends.
Le soir, sur le livre de l'hôtel, je trouve toute fraîche cette
inscription :
« Après vingt-sept ans nous sommes venus, ma femme et
moi, revoir le Sacro Monte, et notre âme était aujourd'hui
aussi joyeuse qu’alors.
| | Signé : X,
à Dordrecht (Pays-Bas).
C'est en ces termes que mes deux vieux Hollandais pai-
sibles de ce matin ont payé leur tribut d’admiration au
Sacro Monte.
La grande impression que celui-ci produit prend sa
source dans l'accord parfait qu'il y a entre ce coin de nature
solitaire et ce qui fût un des côtés de l’âme du bienheureux
François. Et sans exagération on peut dire qu'il n’y a pas
d’endroit plus propice pour y lire les Fioretti et les premiers
chroniqueurs de l'Ordre. Le silence, la fraîcheur, le charme
de ce beau parc, les vues admirables qu’il offre sur le lac,
l'intimité et la simplicité des lignes de celui-ci, tout prédis-
pose à comprendre l’âme du Grand Patriarche. Ainsi les
fonds lumineux des tableaux ombriens éclairent l’âme des
saints personnages qui y sont représentés. Ailleurs les scènes
qu’abritent les chapelles d'Orta ne seraient qu’intéressantes ;
ici elles vivent et émeuvent, elles prennent l'imagination et
le cœur. Et qui les a vues ne les oublie plus.
Le pèlerinage est fait, il faut rentrer ; mais, avant de
toucher à nouveau le sol de la France, prenons le chemin de
fer, puis le tramway à vapeur qui nous conduiront à Ivrée et
remontons la vallée. Elle se rétrécit bientôt jusqu’à devenir
une gorge sauvage resserrée entre des rochers énormes,
puis s'ouvre à nouveau large, lumineuse, profonde jusqu’au
colossal mur de neige du mont Blanc qui la ferme à l’ouest.
Aux temps lointains de la période glaciaire le sol où nous
marchons était le fonds d’un glacier prodigieux de plus de
cent kilomètres de long, deux ou trois de large, sur huit
cents mètres — je dis bien, huit cents mètres d’épaisseur.
LE « SACRO MONTE » D'ORTA
C’est lui qui, de son bras puissant, a transporté ces collines,
élevé ces contreforts où s’étagent aujourd'hui ces coquets
villages, broyéles roches pour en faire l’humus de ces pentes
fertiles. Puis, quand la chaleur du Gulf-Stream est venue
transformer en déluge ses masses immenses, elles formèrent
les lacs fleuris d’où nous venons.
Une ville, qui avec la forme d’un camp romain a conservé
ses postes, ses arènes, son arc de triomphe, c’est Aoste. Si
nous y entrons nous éprouverons la patriotique émotion d’y
entendre parler notre langue; car ce duché, la première en
date des possessions des rois d'Italie sur le sol de la pénin-
sule, parle français. C’est notre langue que balbutient les
enfants, c’est dans notre langue qu’on vend et qu'on achète,
dans notre langue que le prêtre prêche. Par quelle cause
mystérieuse ces Italiens d'Italie, qui n’ont jamais été Fran-
çais, parlent-ils la langue de Racine et de Bossuet ? Quatre
journaux s’y publient dans notre langue : l’Union Valdotaine,
le Duché d'Aoste, le Mont-Blanc, Jacques Bonhomme. Je Îles
parcours des yeux : l’Union Valdotaine fait de l'opposition ;
son premier article est intitulé : « le régime de la proscrip-
tion et de la terreur ». — Jacques Bonhomme est l'organe des
paysans — le Duché d'Aoste, celui du clergé. Quelles sont les
opinions du Mont-Blanc ? je ne sais ; mais j'y cueille cette
phrase d’allure passablement paradoxale : « On nous dit de
marcher doucement dans le monde pour n’y pas éveiller la
haine et l'envie; mais, hélas ! comment faire si elles ne
dorment jamais ? » Si, entré chez le libraire, vous lui deman-
dez ce qu’on lit : « Xavier de Maistre, vous dit-il, Lamartine et
Bourget, l’auteur de l’Etape, celui de Jocelyn et celui qui
n’est plus guère pour nous que le frère de Joseph; c'est
_vers lui que va le cœur des Valdotains. »
Par des ruelles inégales, aux noms français, rue des
Portes Prétoriennes, rue Croix-de-Ville, rue des Portes Dé-
cumanes on arrive à la rue du Lépreux. Voici le jardin et la
Tour où ila tant souffert, tant prié, tant glorifié Dieu par sa
patience dans l’adversité ; voici la place où il s’asseyait, celle
où, près du lit de mort de sa sœur, s'éveillait en lui l’idée
de suicide, celle où il voua pour toujours sa vie à la sainte
résignation. C’est ici qu’à la demande du brillant officier
294 UN SANCTUAIRE IGNORÉ
qu'était alors Xavier de Maistre : « Quel est votre nom. je
vous prie ? » il répondait : « Ah ! mon nom est terrible ! je
m'appelle le Lépreux ! » C’est à ce logis de souffrance qu'il
appliquait la parole de l’Imitation : « celui qui chérit sa cel-
lule y trouvera la paix. » C’est du pas de cette porte qu'il fit
à son ami d'un jour cet adieu profond : « Etranger, lorsque
le chagrin ou le découragement s’approcheront de vous, pen-
sez au solitaire de la cité d'Aoste ; vous ne lui aurez pas fait
une visite inutile. »
On lit tout cela dans la brochure achetée pour quelques
sous, tout à l’heure, avec les cartes postales obligatoires,
« Le Lépreux de la Cité d'Aoste, par Xavier de Maistre. Edition
Valdotaine avec notes et documents officiels sur le Lépreux ».
Puis on tourne les yeux vers la vallée, où l’ombre s’amasse.
Le calme l’emplit. A peine quelques bruits très doux y
flottent, un murmure, le tintement lointain d’une clochette,
un lambeau de chanson venu de la caserne des Alpini, là-
bas ; le massif du Mont-Blanc s'allume, puis pâlit. Tout prie,
et on rentre à l’hôtel en remerciant Dieu de se révéler avec
tant de splendeur, du lac à la montagne, au pèlerin qui le
cherche dans ses sanctuaires.
H, MaTron.
UN EMULE DE DOM PEROSI
ET UN SUCCESSEUR DE MARTINI
Un religieux de l'ordre des Frères Mineurs d'Autriche, le
P. Hartmann de An der Tan-Hochbruu», est en train d’ac-
quérir une célébrité musicale grâce à un oratorio de « saint
Francois » que l'on a exécuté avec grand succès à Vienne le
printemps dernier, et à Munich le 18 juin au concert de la
VIle fête de la Société Caritas, sous la direction personnelle
de l’auteur. C'était un spectacle nouveau, dans une salle de
concert moderne, que ce compositeur en robe de bure, à la
tête de l'orchestre. Il conduisait les chœurs d’un geste ferme
et majestueux et son action contrastait étonnamment avec
son attitude modeste : à la fin des morceaux et des dif-
férentes parties,le jeune moine tranquille, mains jointes dans
les manches, se retournait vers le public, le remerciuit de
ses applaüdissements, d’une unique inclination de tête. Di-
sons-le tout de suite, l’accueil a été enthousiaste, et cepen-
dant il est à remarquer que nous autres catholiques, nous
avons beau remplir une salle, être unis dans un mêmc sen-
timent de joie et d'admiration, nous n’accordons par ordi-
nairement aux nôtres ces ovations retentissantes qu'impose
le succès. L'homme, sans doute, l'individu, le moine, puisque
nous parlons d’un moine, l’homme n'en a pas besoin, mais
l’œuvre catholique le mériterait, bien qu’elle soit trop reli-
gieuse pour être goûtée du grand nombre. La plupart des
grands journaux de Vienne et de Munich n'ont voulu voir
qu'inexpérience et pauvreté dans cette œuvre de religieux ;
ils ne lui ont accordé qu’une vertu de sentiment saus valeur
artistique.
Or, cette apparence de gaucherie et de pauvreté fait jus-
tement le surcroît de valeur d'art de l’oratorio du P. Hart-
mann, car si elle n’est pas à proprement parler un artifice de
plus, elle est l'expression parfaite d’une inspiration pure-
296 UN ÉMULE DE DOM PEROSI
ment monacale. Nous avons eu jusqu'ici des chefs-d'œuvre
d’oratorio ; mais ces modèles classiques ont été légués par
des maîtres protestants : Hændel, Bach, Mendelssohn et ils
se ressentent de la rigide interprétation du Vieux Testament
dont ils sont tirés ; plus près de nous, il est vrai, Liszt, —
l'abbé Liszt, s’il vous plaît — avec toute l’ardeur de son tem-
pérament hongrois et romantique, a su trouver pour sa sainte
Elisabeth, et surtout pour son Christ des accents d’une frat-
cheur charmante et d’une gravité tout ecclésiastique ; et de
nos jours Edgar Pinel, dont la piété égale le génie, a pour
ainsi dire ressuscité le genre, avec saint François et sainte
dodelive, en le parant de toutes les richesses de l’orchestra-
tion moderne, de la mélodie infinie et des trésors d’une ins-
piration angélique ; mais il était réservé à un fils de saint
François de donner le ton juste, l’ambiance du cloître, à une
œuvre dontle séraphique patriarche est lui-même le héros.
Avec un tact et une humilité remarquables, l’auteur du
texte latin, S. G. M" Ghezzi, O. M., a presque évité de mettre
ce héros en scène, de sorte que ce qui manque le plus à
l'oratorio, c’est saint Francois en personne! Chose étonnante,
n'est-ce pas ! La critique en a été choquée : mais à bien con-
sidérer, cette retenue a peut-être son éloquence. L'ouvrage
célèbre la personne du saint; pourquoi, à vouloir évoquer
ses transports, encourir les risques d’une pauvre parodie ?
L'oratorio est ainsi concu dans une simplicité toute francis-
caine. La voix de l'Histoire personnifiée expose les faits ;
c’est le chœur de la tragédie grecque et à tour de rôle le
Saint, les chœurs, et les rares solistes y ajoutent quelques
paroles qui animent l’action et la font se dérouler sous nos
yeux. |
Le livret se compose de trois parties très courtes. La /on-
dation des trois ordres : François se détourne du monde pour
épouser la Pauvreté; un chœur de Frères mineurs loue les
victoires du jeune homme d'Assise sur lui-même et la puis-
sance de son exemple; sainte Claire, puis un chœur de
Clarisses, célèbrent la virginité et viennent recevoir la règle;
enfin le B. Luchesius et Bonadonna sont heureux de former
le Tiers-Ordre. La seconde partie est l'impression des stig-
mates et la troisième nous fait assister à la mort du Saint,
ET UN SUCCESSEUR DE MARTINI 297
tandis que ses disciples entonnent le cantique à notre frère
le soleil et à notre sœur la Mort. Partout la musique déborde,
non point comme le fleuve symphonique de Wagner, non
point comme un simple accompagnement à l'italienne
mélancolique ou doux, mais comme une enveloppante
atmosphère de cellule monacale. C’est là l'originalité du
P. Hartmann, et cette originalité est incontestable, et un
religieux seul pouvait en trouver en son âme le secret :
c’est une musique calme et reposante et sans élans passion-
nés. Point de ces mouvements dramatiques qui gâtent les
mérites certains de dom Perosi ; rien même de cette chaleur
cependant si reculée de Pinel ; rien de ce à quoi nous a ac-
coutumés l'ingérence constante du théâtre et de ses effets
dans la musique actuelle : le P. Hartmann ne sort pas de
son cloître, son inspiration jaillit de son cœur, paisible,
pleine de poésie, d’un sentiment de la nature tout idyllique,
avec des trouvaillés aussi gracieuses que les Fioretti de son
séraphique Père. La force ne lui manque pas en des chœurs
bien rythmés ; une vivacité d’une observation très juste
éclate au début dans lapostrophe des compagnons de plai-
sirs de François, et la fugue termine avec vigueur et entrain
la première partie ; les préludes, le troisième en particulier,
d’une gravité rayonnante, sans rien de funèbre bien qu’il
prépare à la mort du saint, sont des morceaux d'orchestre
pleins de souffle, d’une sonorité fournie, d’une superbe
venue. |
Ce que je préfère surtout, ce qu’il a d’incomparable, c’est
la pureté de diction de ses récitatifs, parfaitement person-
nels, qui ne sont ni le parler recto tono sur des accords tenus
du récitatif classique, nila déclamation accusée du récitatif
wagnérien : c'est une manière de mélopée chantante soutenue
par un orchestre continuellement mélodique. A la première
audition néanmoins la sérénité invariable de cette musique
déroute, malgré ses contrastes de force et de délicatesse ;
nous n'avons pas coutume de participer à tant de quiétude.
En revanche, c'est un repos que son inaltérable distinction.
C’est une œuvre enfin qui dénote assez de science et révèle
une originalité assez grande pour que nous soyons en droit
d’attendre de l’auteur de saint François d’autres ouvrages
298 UN ÉMULE DE DOM PEROSI
d'un mérite croissant. L’oratorio hautement artistique, pure-
ment religieux et à la fois d’inspiration exclusivement mona-
cale est un genre nouveau qui ne doit pas s'arrêter en si beau
chemin. Uné exécution devrait en être tentée à Paris; mais
ose-t-on seulement en formuler la demande dans un monde
qui ne goûte que des frivolités et s’arrète à la Messe de sainte
Cécile de Gounod, limite idéale de la musique pieuse ?
Marcez MONTANDON
REVUES DES REVUES FRANCISCAINES
er ét
Lu
Les Annales franciscaines, fidèles à leur passé, nous donnent de très
intéressantes études historiques sur les choses de l'Ordre. Après une
notice biographique sur le P. Anaclet de Beaumotte (1739-1826) qui
après avoir traversé glorieusement les mauvais jours de la Terreur
et subi les persécutions de l’évêque constitutionnel, mourut à Angou-
lême, dans l’humble office de vicaire et d'aumônier des dernières
prières, elles révèlent dans le fascicule du mois d'août les origines
franciscaines du vœu de Louis XIII consacrant la France à Marie.
C'est une religieuse du Calvaire, la mère Anne-Marie de Jésus Crucifié
qui en a la première pensée, et c'est très probablement le P. Joseph du
Tremblay, fondateur de cette congrégation, qui s’en fait l'avocat auprès
du Souverain. On trouve dans ses manuscrits un « mémoire pour es-
tablir des prédicateurs pour prescher la dévotion que le Roy faict à la
saincte Vierge de mettre son royaume en sa protection ». Ce mémoire
de janvier 1838 précède seulement d'un mois l’acte solennel de Louis XIIE,
et montre la part qu'avait prise à sa préparation le rélèbre Capucin.
°,
Dans le Rosier de saint Francois, nous trouvons extraite du volu-
mineux ouvrage du T. R. P. Eugène de Bellevaux, définiteur de Sa-
voie, une notice sur le R. P. Eugène de Rumilly, fondateur du couvent
actuel de Chambéry, Procureur Général puis, en 1838, élevé par le pape
lui-même à la suprême prélature de l'Ordre, où il présida avec une
sagesse et un zèle admirable à la restauration des couvents de France;
et à l1 conservation des missions, qui subissaient le contre-coup des
persécutions de l'Europe. Grande et belle figure parmi celles de nos
généraux capucins.
*
ss
La recrudescence de fureur contrelesordres religieux donne à la Revista
franciscana l'occasion de rappeler les horreurs de la persécution en
Espagne, au commencement du XIX° siècle. « Durant l'invasion des
” 800 REVUE DES REVUES FRANCISCAINES
Français, dit-elle, 20 prêtres séculiers, 32 religieux et religieuses
furent assassinés. Durant la période constitutionnelle, de 1820 à 1823,
il y eut 56 assassinats de prêtres et 32 de religieux. En 1834 et 1835,
on compta 11 dominicains assassinés, 62 franciscains, 15 religieux de
la Merci, 19 Carmes, 7 Minimes, 3 Trinitaires, 11 Augustins et 15 Jé-
suites. Depuis 1834 jusqu'à nos jours, le chiffre des assassinats s’est
élevé à 50 de prêtres et 20 de religieux, soit en tout, dans le siècle,
349 prêtres et religieux. »
es
Quand la bête révolutionnaire a bu déjà tant de sang et causé tant de
ravages dans la catholique Espagne, il devient urgent d'organiser
l'action. Des Congrès catholiques se sont tenus déjà et le dernier qui
a eu lieu à Compostelle, était présidé par le Nonce lui-même au nom
du Souverain Pontife. L’Eco franciscano, qui se publie dans la cité du
Congrès, en a, dans une série d'articles, étudié le programme et le
but. Ce but, c'est en Espagne comme en France, l'union de tous les
catholiques pour la défense de leurs droits. La revue insiste « pour
que les résolutions pratiques destinées à obtenir ce résultat soient
données par ceux qui ont la mission de diriger les forces catholiques,
et procurer l'unité d'action indispensable pour le triomphe, c'est-à-dire
par les évêques, s'inspirant des sages directions pontificales émanant
de Léon XIII ». Quiconque connaît l’histoire de l'Espagne ne saurait
s'étonner de trouver chez les catholiques des tendances ou des nuances
politiques très diverses et très tranchées ; « il y a lieu de déplorer
néanmoins que, pour beaucoup, cet élément politique, détail plus ou
moins important, mais jamais essentiel à l'esprit catholique, soit con-
sidéré, au moins en pratique, comme le principal de la question. »
Et l'auteur de l'article conclut en suppliant ses compatriotes de sacri-
fier cet élément secondaire qui les divise, pour s'unir sur le terrain de
la défense catholique, dans l’obéissance à leurs chefs légitimes, les
évêques. ;
+.
C'est encore un point de l'histoire d'Espagne, que traite the saint
Anthony s Messenger. Nous aimons à voir une revue américaine rendre
hommage à une nation catholique, dans la série d'articles intitulés :
« La fausse et la véritable histoire de l'Amérique espagnole. » On a
accusé les Espagnols d’avoir maltraité les peuples conquis, et de s'être
ainsi aliéné les cœurs des Indiens, compromettant le sort définitif de
REVUE DES REVUES FRANCISCAINES 301
leurs conquêtes. Les plaintes de Las Casas ont singulièrement aidé
ces faux historiens à dénigrer la nation conquérante, Les historiens
protestants eux-mêmes reconnaissent que les exactions des Espagnols
ont été fort exagérées, que le pouvoir royal, autant que l'éloignement
le lui permettait, chercha toujours à y porter remède. La liberté avec
laquelle Las Casas porte à ce pouvoir ses doléances et celles des autres
missionnaires montre elle-même que les Indiens n’étaient pas dépour-
vus de toute protection. Les cruautés exercées contre eux furent des
exceptions, mais non pas la règle. On leur donna des écoles, on leur
offrit le travail, on les convertit au catholicisme, et on les fit entrer
par là dans la vraie civilisation.
Li
CE
13
La prétendue critique libérale et rationaliste associe saint Antoine à
saint François (1), ce qui donne occasion aux Annales de l'Arrière Bou-
tique d'entrer en lice pour venger à la fois et l’enfant et le père. « Le
rationalisme ne pouvait que déformer son héros. Il rabaisse tout ce
qu'il touche. Il est impuissant à voir, Dieu à travers les agitations de
l'homme. Le surnaturel ne saurait entrer pour lui en ligne de compte,
et dès lors, le sens vrai d’une mission, d'une œuvre de saint, d’une in-
tervention visiblement divine lui échappe forcément. » Ainsi on con-
tinue d'affirmer, contrairement à l'évidence, que saint François et saint
Antoine auraient été en désaccord au sujet des études dans l'Ordre.
Puis, sans craindre la contradiction, on rend saint Antoine respon-
sable des divisions qui éclatèrent dans l’Ordre, précisément parce
qu'il résista, pour mieux conserver l'esprit du séraphique fondateur,
aux tentatives d'Elie et obtint sa déposition. On réfute facilement de
telles allégations qu'osent produire seulement des hommes ne connais-
sant pas les saints. ou voulant toujours et uniquement expliquer leurs
œuvres par des raisons naturelles. « Mais ils ne sont pas seuls, hélas 1
à diminuer nos grands hommes et à les rapetisser à la taille naturelle.
Certains catholiques semblent avoir la même peur du surnaturel et
éliminent volontiers de la vie des saints tout ce qui sort du domaine de
la raison. » è
+
Î
On dit qu’une vie de saint Antoine documentée et laborieusement
étudiée s’imprime en ce moment en Italie. C'est une œuvre bien né-
(1) CF. A NeE Franciscaines, août 1902, art. du P. ‘Edouard d'Alcncon.
402 REVUE DES REVUES FRANCISCAINES
cessaire. Comme pour en jeter les jalons, le Saint aux Miracles publie
en abrégé tous les faits historiques attribuées à notre saint. C'est une
liste, ou table des matières, par ordre chronologique, portant l'indica-
tion dans deux colonnes en regard, de l'auteur qui cite le fait, et de la
date de son livre. Au sujet de ces auteurs et au sujet de ces dates, il y
a encore bien des points obscurs. Espérons que la véritable critique
les élucidera peu à peu. Dieu fera servir à ce but même les traits plus
ou moins acerbes que se décochent, au détriment de la charité et de la
bonne édification, certains écrivains qui semblent jaloux des décou-
vertes des autres, et pratiquent l’axiome de Voltaire : Il n'y a que nous
et nos amis qui ayons de l'esprit.
[2
[2
” s
La lribune de Saint Antoine nous donne un très intéressant récit de
la visite du saint, en 1230, au Mont-Alverne. Le souvenir de son passage
y est conservé non seulement par la tradition, mais aussi par les mo-
numents que nous fait successivement parcourir le pieux auteur de
l'article.
*
» +
4
Ce n'est pas seulement la vie de saint Antoine qui fournit ample |
matière à l'étude. Les traces de son culte dans les diverses contrées .
du monde étaient aussi la matière d'un très intéressent volume, qui
pourrait s'intituler : « Les gloires posthumes du Thaumaturge de Pa-
doue. » Chaque jour de nouvelles trouvailles viennent apporter leur
contribution à ce livre futur. C'est ainsi que le Petit Messager de saint
François a exhumé de la poussière des vieilles archives romaines un
Te Deum à saint Antoine. On le chantaît solennellement dans une église
de Frères Mineurs, quand un rubriciste sévère, craignant une irré-
gulaerité, déféra aux tribunaux de Rome le cantique traditionnel. Il ne
parait pas que le Saint-Siège l'ait prohibé, mais la dénonciation a servi
au moins à conserver cette pieuse formule, qui serait sans cela de-
puis longtemps perdue.
*
*
L'Echo de saint Francois a parcouru, de son côté, la plaine du Rous-
sillon, etles montagnes qui l'environnent, pays qui avant le XVII°
siècle appartenaient à l'Espagne. Il y a trouvé des traces nombreuses
du culte de saint Antoine de Padouc, pratiqué dans ces régions dès la
\
REVUE DES REVUES FRANCISCAINES 303
plus grande antiquité. Un couvent à Perpignan, que l'on prétend
fondé par saint François lui-même, un autre à Villefranche, et un troi-
sième à Ille, plus cinq couvents de capucins avaient fait rayonner dans
toutes les paroisses de légions de missionnaires, qui avaient prêéché
partout le culte du Saint aux miracles. Aussi retrouve-t-on dans les
anciens rétables en bois doré. saint Antoine et l'Enfant-Jésus. Souvent
même ce sont des antels qui lui sont dédiés, ornés de plus curieuses
sculptures.
|]
» ss
Un sujet d'actualité, c'est l'état politique de la Custodie franciscaine
de Terre Sainte. Les événements récents montrent que la France se
relâche dans l'exercice de ses droits de protecteur des Lieux Saints.
« On dirait que l'occasion paraît bonne à plusieurs, lisons-nous dans
la Revue du Tiers-Ordre et de la Terre-Sainte, de supplanter la France
en Orient, et dernièrement, une revue italienne développait solennel-
lement cette thèse que la mission de Terre Sainte est une mission ita-
lienne : Italienne par son origine, italienne par son essence, italienne
par sa langue et ses œuvres. Tout le monde sait au contraire que la
custodie de Terre Sainte est une mission internationale, et pour cette
raison, essentiellement catholique. Les sanctuaires y appartiennent non
à une nation, mais à la catholicité tout entière, on y parle toutes les
langues, et on y reçoit les pèlerins de tous les pays. Qui ne voit com-
bien il est nécessaire qu'il en soit ainsi?
C'est pourtant la division et le morcellement de la Custodie qui
commence, s’il n'y a plus un unique consul protecteur, et si chaque
nation intervient dans les causes de ses sujets.
*
+ +
Terminons en donnant en abrégé une thèse canonique du Mensajero
Serafico au sujet des indulgences dont peuvent jouir les religieux et
les religieuses tertiaires franciscaines.
Si ces tertiaires ont la clôture et des vœux solennels, ils jouissent
pour eux et pour leurs églises de toutes les indulgences concédées au
premier et au second ordre. C'est une règle générale qui ne souffre
pas d'exception. Si ces tertiaires n'ont pas la clôture comme c'est le
cas en France, et s’il n’ont que les vœux simples, ils jouissent égale-
ment de ces indulgences et personnelles et locales, par exemple de
l’indulgence de la Portioncule à leurs églises. Et cela non point de
304 REVUE DES REVUES FRANCISCAINES
droit commun, mais par indult. Ces induits existent et sont cités, et
l'auteur fait remarquer, avec le P. Monsano, qu’ils ne sont pas abro-
gés par Ja bulle Misericors Dei Filius, laquelle ne s'applique qu'aux Ter-
tiaires séculiers. Cette question de droit, traitée avec une méthode,
une clarté, une précision admirables paraît définitivement tranchée.
Fr. ERNEST-MAR1E DE BBAULIEU.
O. M. C.
COLLECTION
LA
D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS SUR LHISTOIRE
RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE
+
Sous ce titre général ont déjà paru plusieurs volumes qui auraient
dû occuper les Etudes Franciscaines, car .tous om trait à l’histoire de
l'Ordre ; il en sera de même de ceux qui sont annoncés. Il est toujours
temps de réparer, Je ne dirai ni cet oubli ni cette négligence, mais
cet accident et de parler des volumes parus en attendant ceux qui doivent
les suivre. |
Dire que le Directeur de cette Collection est M. Paul Sabatier et que
trois sur quatre des volumes publiés sont le fruit de ses travaux, c'est
assurer du soin avec lequel sont édités ces documents et de l’appareil
critique dont ils sont entourés. Le tome premier de la Collection est le
Speculum perfectionis, que M. Sabatier donna en 1898. On a longue-
ment discuté sur cet écrit que le nouvel éditeur a voulu attribuer au
fr. Léon. Sans m'étendre sur ce volume, auquel les nouveaux travaux
critiques entrepris par divers auteurs nous forceront à revenir, je rap=
pellerai simplement que c’est là que nous devons aller chercher la
véritable légende des Trois Compagnons, ou du moins les fragments
qui nous en restent.
Le tome second, publié en 1900, a pour titre : Fratris Francisci Bar- |
tholi de Assisio Tractatus de Indulgentin $. Mariae de Portiuncula (1).
Le traité de François Bartholi forme à peu près le tiers. de ce gros
volume, la préface et l'introduction en remplissent la moitié et le reste
est consacré à deux appendices et à une table des matières fort bien
principaux comprise.
Quand il publia sa Vic de saint François, M. Sabatier rejeta en bloc
tout ce qui concerne l’indulgence de la Portioncule, En étudiant mieux
la question, il s’aperçut que son jugement avait été précipité, et avec
(1) Un fort volume in-8° de CLXXXIV-204 pages. Chez Fischbacher,
E. F,— VIII, — 20
306 COLLECTION D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS
une loyauté qui lui fait honneur, revenant sur ce qu'il avait dit il publia :
Un nouveau chapitre de la Vie de saint Francois d'Assise (1), consacré
en partie à la concession de l'indulgence. Il cherchait bien à voiler sa
retraite derrière la découverte de documents nouveaux . en réalité il
n'avait rien découvert qui ne füt connu et même imprimé depuis long-
temps, mais on lui pardonnait cette ruse, destinée sans doute à entrai-
ner à sa suite ceux qui ne connaissaient S. François que par son livre,
et on attendait la nouvelle édition, promise alors comme prochaine, de
la Vie de S. François, dans laquelle il devait donner ces textes et les
étudier.
La publication de cette édition étant encore à faire, au lieu de quelques
pages, M. Sabatier a donné un gros volume au public : il y refait la
preuve historique de la concession del'indulgence par le Pape et publie,
avec son érudition ordinaire, les documents sur lesquels elle s'appuie.
Il est fâcheux que M. Sabatier ne se soit pas borné là ; sa publication
des documents aurait été une bonne contribution à l'histoire francis-
caine, dont il avait déjà bien mérité par la réédition du Speculum, mais
il a voulu pousser son travail plus loin. Après avoir établi le fait histo-
rique il a pris plaisir à démolir la légende que les siècles ont enguir-
landée autour de cette indulgence. Dans ce but il a publié le traité de
Bartholi, qui marque, dit-il, « le triomphe définitif de la légende sur
l'histoire ».
Si dans l’autre monde les auteurs s'occupent encore de leurs écrits,
le bon Bartholi devait avoir eu un tressaillement d'aise, jusqu’au fond
de sa tombe, en voyant un savant éditeur de vieux textes, chercher
dans tous les recoins de la péninsule italique les manuscrits renfermant
son œuvre, ou même de simples fragments de ce recueil, composé avec
une diligence qui n'avait de pareille que celle de son éditeur. Pauvre
Bartholi ! ta joie dut être bien courte, car en lisant par dessus l'épaule
de M. Sabatier, tu vis qu'il traitait ton manuscrit de recueil de calem-
bredaines (p. XNIX). Tu ne dus pas être plus flatté en lisant, quelques
lignes plus bas, qu'il cherchait dans la sottise une excuse à l'étrangeté
de tes récits ! Ce qui dut te consoler ce fut de voir qu'il te mettait en
bonne compagnie, car s'il trouvait qu'il n'était pas nécessaire de te
traîner aux géimonies, 1l ne se refusait pas la satisfaction de faire un
grief à l'Eglise catholique de la crédulité commune au temps où tu vivais.
Je ne prendrai pas la défense de l’auteur du fractatus de indulsentia
(1) Paris, 1896, 2 p. | ë
t
SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 307
contre son éditeur : oui, sans aucun doute, Bartholi a été crédule, et
même, si l'on veut, sottement crédule ; mais quelle est la faute de l'E-
glise catholique dans tout cela ? A-t-elle jamais donné la moindre appro-
bation aux récits de Bartholi ou à ceux de ses émules ? Le tort, le grand
tort de l'Eglise, aux yeux de M. Sabatier, est de croire aux miracles,
d'admettre la possibilité du miracle ; de là cette phrase à effet qui ré-
sume toute son introduction: « Le jour où la crédulité quitterait la
stalle qu'elle s'est appropriée dans le chœur de l'Eglise, et où, tranquille
résolue, bien accueillie de tous, la critique historique viendrait prendre
sa place, ce jour marquerait dans les annales religieuses une date plus
importante que le concile de Nicée on la bataille de Lépante »
(p. XXXI). Ce n'est pas à l'Eglise que M. Sabatier doit s'en prendre,
mais à la nature humaine, dont la crédulité' et surtout la crédulité au
merveilleux a de tout temps été le faible. Le libre examen a pu détruire
la foi dans beaucoup d'âmes : la crédulité reste toujours debout sur ses
ruines.
Je ne saurais faire un grief à M. Sabatier de cette insinuation mal-
veillante contre l'Eglise catholique, elle vient naturellement au bout de
sa plume de protestant et de rationalisfe, tout vrai protestant est ratio-
naliste, mais je ne puis m'empêcher de trouver plus qu'étrange que des
revues catholiques et même franciscaines, aient fait à ce livre un accueil
aussi favorable. Une revue, qui se publie à la Portioncule même, a
proclamé que l'apparition de ce livre devait être saluée avec joie par
tous les amis de saint François. Pas la moindre réserve pour mettre le
lecteur catholique en garde contre les jugements de l'auteur !
Les rédacteurs de cette revue sont peut-être comme ce bon chanoine
de Rome, queje rencontrai peu après la publication du 7ractatus de
Bartholi. « Avez-vous vu, me disait-il, le beau livre que M. Sabatier
vient de publier sur la Portioncule ? » — « Oui, lui dis-je, mais vous,
avez-vous lu l'introduction ? » — « Non, car Je mords peu sur le fran-
çais, mais n'importe, c'estun beau livre. n — « Un beau livre, soit :
maïs lisez l'introduction, et vous me direz si c'est un bon livre et si
M. Sabatier a rendu un grand service aux Frères Mineurs en le pu-
bliant ? » Cela est si évident, pour celui qui suit la critique de l'éditeur
avec attention, que Mgr Faloci, en terminant son compte-rendu de ce vo-
lume, se demandait si cette publication ne cachait pas une satire (1).
À ces observations générales sur le caractère de l'introduction on
(1) Gazzelta di Foligno, 5 maggio 1900.
308 COLLECTION D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS
pourrait en ajouter d'autres sur des points de détail. Dès les premières
lignes M. Sabatier écrit que tous ceux qui se sont occupés de la Por-
tioncule, pour l’affirmer ou la nier, en parlent d'après le récit de Bar-
tholi. C'est inexact : Papini, par exemple, dont il fait l'éloge, rejette
les récits de Bartholi et, sans remonter bien loin, l'abbé Le Monnier
avait fait de même. |
Pour M. Sabatier, le plus ancien document en faveur de l'indulgence
est le récit des Trois Compagnons, tel que nous le retrouvons dans
l'édition du P. Melchiorri suivi par les PP. Marcellin de Civezza et
Théophile Domenichelli. Je n'entrerai point en discussion sur ce sujet,
je me bornerai à faire remarquer que les éditeurs de la Lesgenda nella
sua Integrita ont retrouÿé leur texte latin mot pour mot dans le diplôme
de Théobald, qui est du commencement du XIV® siècle, Ils insinuent
bien que l'évêque aurait pu copier le récit des compagnons et qu'eux
mêmes pouvaient en copier un plus ancien. Le défaut d'unité, qui est
si choquant dans cette légende prétendue complète, suggère une autre
explication qui est plus vraisemblable. Je laisserai M. Sabatier l'expo-
ser lui-même : « La notion du re document est étrangère au moyen-
âge, ou plutôt on ne l'avait que pour certains livres canoniques ou offi-
ciels. Un manuscrit pour un Franciscain du moyen-âge, c'est presque
toujours un jardin spirituel — //ortus deliciarum — et il l'aménage
non pour la postérité, ou pour servir de témoin historique, mais pour
lui-même, selon sa dévotion et celle de ses amis ». M. Sabatier, qui a
écrit cette note fort juste (1), ne la devrait pas oublier quand il est
question du manuscrit publié par le P. Melchiorri, et lui, si habile
dans la dissection des manuscrits, devrait soumettre au scalpel de sa
critique la fameuse Légende dans son intégrité. En attendant qu'il le
fasse, je dirai tout haut ce que je pense, c'est-à-dire que ce chapitre
est tout bonnement emprunté au diplôme de Théobald, comme d'autres
sont empruntés, par exemple, au Speculum (rédaction de 1318).
Au lieu de servir au public ce chapitre apocryphe, l'éditeur, selon
moi, aurait dû consacrer quelques pages à un document qui n'est
même pas mentionné dans son gros volume, je veux dire le procès fait
en 1227 par l'évêque d'Assise, dont Mgr Falocia retrouvé une cita-
tion et auquel il consacrait, bien avant que M. Sabatier ne publiât son
livre ,un long article dans la Misrellanea(2). M. Sabatier n'admet peut-
être pas l'existence de ce procés, il aurait pule dire,
(1) À la page IX du livre qui nous occupe,
(2) Miscellanea, tom, VI, p. 161.
SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 309
Je n'ai point l'intention de suivre page par page l'introduction de
M. Sabatier ; il me suffit d'avoir averti le lecteur de l'esprit général
d'hostilité contre l'Eglise qui s’y fait jour en maintes pages, et qui
gâte sans nul profit historique ce travail qui autrement serait parfait.
À la fin de son introduction l'éditeur consacre quelques pages à
l'indulgence accordée par saint Célestin V à l’église de Collemaggio,
sous le portique de laquelle il avait été couronné. Cette indulgence
fut révoquée par Boniface VIIF, le 23 juillet 1296. M. Sabatier pense
avec raison que les analogies qu'elle affre avec l'indulgence de la Por-
tioncule permettent d'y voir une imitation du privilège accordé au
petit sanctuaire franciscain, et que, par suite, elle en constitue une
preuve qui n'est pas à négliger. Ne pourrait-on pas ajouter un détail à
ce sujet ? La révocation de l'indulgence de Collemaggio n’eut-elle pas
uu contre-coup sur celle de la Portioncule et les adversaires des Mi-
neurs ne voulurent-ils pas l’englober dans la sentence de Boniface VIII ?
c'est du moins ce que je crois pouvoir conjecturer d'un passage des
révélations de sainte Marguerite de Cortone, où il est fait mention d'un
prélat qui avait lancé l'excommunication contre ceux quise rendraient
à Assise. La seule difficulté que présente cette conjecture, plus admis-
sible, me semble-t-il, que celle proposée par l'éditeur de Giunta Beve-
: guati, (1) se trouve dans la date de la bulle (23 juillet 1296) et celle de
la mort de la Sainte (22 février 1297). Ce qui me confirmerait dans cette
opinion c'est l’attestation de Théobald, à la fin de laquelle on lit que
Boniface VIII envoya des prélats à Assise pour prêcher solennellement
en son nom et prouver ainsi que sa révocation n'atteignait pas la Por-
tioncule. Quoi qu'il en soit, la légende de sainte Marguerite de Cortone,
écrite en 1308, offre un témoignage en faveur de la concession de l'in-
dulgence, témoignage que d'ailleurs Bartholi n'a eu garde de négliger.
Je ne dirai rien du texte de Bartholi lui-même, qui ne méritait pas
les honneurs d'une édition aussi soignée. Arrivons aux appendices :
le premier est consacré à trois opuscules de saint François, dont deux
inédits dans la forme où ils paraissent ; l'autre est la lettre du Saint
au Ministre général, que M. Sabatier veut être fr. Elie, et il ajoute que
le simple bon sens suffit à le prouver. Je dois me résigner à manquer
de ce bon sens, car, publiant cette lettre avant M. Sabatier, je la disais
adressée à fr. Pierre de Catane ; il y a d'ailleurs beaucoup d'imagina-
tion dans les commentaires dont le nouvel éditeur accompagne ce docu-
(1) Leggenda... di S. Marguerita di Cortona. Roma. 1858, p. 457, note #7
du ch. IX.
310 COLLECTION D ÉTUDES ET DE DOCUMENTS
ment. Néanmoins ainsi que les deux autres opuscules il fait vivement
désirer une édition critique des œuvres de saint François.
Le second appendice est consacré au célèbre fr. Mariano de Flo-
rence et à ses écrits, que M. Sabatier est parvenu à découvrir en partie.
Il est évident que Mariano, qui vivait au commencement du XVI:
siècle, ne peut être qu'un chroniqueur de seconde main ; cependant,
comme le remarque M. Sabatier, il a eu l'immense avantage de travail-
ler sur des documents moins déformés que ceux qui nous sont parve-
nus, et même il a pu connaître des sources que nous n'avons plus;
tout fait donc souhaiter que l'on retrouve les autres œuvres du chro-
niqueur Florentin. Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres,
M Sabatier aura bien mérité de tous les érudits ou simples curieux de
l'histoire franciscaine.
P. FEDouARD D ALENCÇUN.
P. S. — NOTES CRITIQUES ET DOCUMENTAIRES.
Diverses Revues ont déjà annoncé la découverte du manuscrit du
Dialogue sur la vie des saints Frères Mineurs, que, sur la foi de la Chro-
nique des XXIV Généraux, on attribuait communément à Crescence de
Jési et dont on regrettait la disparition. Ce manuscrit fut retrouvé, peu
de jours avant la fermeture de la Bibliothèque Vaticane, par le P. Léo-
nard Lemmens, qui avait l'amabilité de me faire part immédiatement de
son heureuse trouvaille. Comme je le félicitais de cette bonne fortune et
ui demandais comment il se faisait que ce manuscrit eut échappé aux
recherches des érudits, il m’expliquait que ce codex, avec d’autres
qui dormaient inutiles aux Archives de la Propagande, venait, par
ordre du Pape, d'être transféré à la Bibliothèque Vaticane, où ils for-
meront le fonds Borgia, et, me conduisant à sa place de travail, il me
mettait entre les mains le précieux volume, celui-là même qui était autre-
fois à la Bibliothèque du Sacré Couvent à Assise. Ensemble nous feuil-
letions le vénérable codex, et il me faisait lire qu'il n'avait pas été
composé par Crescence, mais sur son ordre ; il me faisait aussi remar-
quer qu'il ne contenait rien sur saint François et se bornait à renvoyer
à la légende ; par contre je constatais de visu qu'il donne plusieurs
pages à saint Antoine. Comme les heures de travail étaient comptées,
ne voulant pas usurper le temps qui restait au P. Lemmens pour
prendre possession de sa découverte, après l'avoir félicité de nouveau
et remercié de sa bienveillante communication, Je le laissai à son tra=
SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 311
vail, mais avant de me permettre de m'éloigner il me montrait un autre
manuscrit, trouvé dans le même fonds Borgia et renfermant une Chro-
nique, qu'il cherchait à identifier et qui lui paraissait inédite. Il ne
m'appartient pas d'en dire plus long sur ce manuscrit dont il n'a pas
encore parlé au public.
Cette découverte vient juste à son heure, car la mémoire. de Cres-
cence de Jési est présentement fort discutée par les critiques. Ce Dia-
logue, écrit par son ordre, fournira peut-être quelques lumières sur son
gouvernement, que l'on nous dépeint sous Îles couleurs les plus
sombres. Avant d'en parler plus longuement il faut attendre la publi-
cation qu'en prépare le P. Lemmens ; la critique sage et mesurée dont
il a déjà donné des preuves nous fait bien augurer de cette édition,
que tout le monde franciscanisant attend avec impatience.
Puisque je parle du P. Léonard Lemmens, je profite de cette occa-
sion, pour mentionner sa publication de la Chronica Fratrum Minorum
de observantia nuncupatorum, composée par le B. Bernardin de Fossa
ou d’Aquila, écrite dans la seconde moitié du XV° siècle (1). Le P.
Lemmens a enrichi cette édition d’une notice bio-bibliographique sur
l'auteur et de deux fac-simile de manuscrits du bienheureux.
\
P. E.
(1) B. Bernardint Aquilani Chronica fratrum mirorum observar'iae. Ex
codice autographo primum edidit fr. Leoxarpus Leumexs O. F, M. Roma,
Typis Sallustianis, 1902. Un vol. in-8° de XXIX-130 pages.
BIBLIOGRAPHIE
Nota. — L'(Euvre de Saint-François d'Assise se charge de procurer tous les
ouvrages édités à Paris et annoncés dans les comptes rendus des ÆEtudes
Franciscaines.
LES ÉLÉMENTS PRIMITIFS DE LA PENSÉE ; l'âme humaine, les
sociétés, l'Eglise, par Claude-Charles Charaux, professeur
honoraire de philosophie à l’Université de Grenoble, vol.
in-12 de 160 pages. Paris. Pedone, éditeur, 13, rue Soutflot.
Au soir d'une vie laborieuse, consacrée à l'étude et à l'enseignement
de la philosophie, M. C. Charles Charaux prépare une édition défini-
tive de son œuvre capitale : £a pensée. Les trois conférences que nous
présentons au public y prendront place.
Ceux qui déjà connaissent les travaux de M. C. C. Charanx, retrou-
veront, en ces pages, les qualités éminentes qu'ils ont admirées ail-
leurs : analyse délicate et patiente, élévation de pensée, ampleur du
style, universalité de connaissances ; ils retrouveront aussi et surtout
la doctrine chère à l’auteur sur l'union nécessaire de la pensée et de
l'amour. |
Par éléments primitifs de la pensée, M. Charaux n'entend pas les
catégories, les formes, les concepts qui sont d'ordre purement intellec-
tuel, mais bien certains caractères essentiels, certains traits communs
à toute activité intellectuelle de l'âme humaine. Ils sont au nombre de
six : l'ordre, l'unité, la grandeur, la liberté, la vérité et la beauté. « Ces
« éléments primitifs relèvent à la fois de l'esprit et du cœur. A chacun
« d’eux correspond une affection, un sentiment, » L'analyse en révèle
l'existence au psychologue attentif ; c'est là tout le sujet de la première
conférence : De la formation et des degrés de la pensée.
La seconde porte le titre : les sociétés et les éléments primitifs de La
pensée. Les sociétés humaines sont mues par les mêmes ressorts que
les individus dont elles sont composées. Dans les sociétés comme dans
les individus, la pensée apparaît donc toujours avec son caractère de
BIBLIOGRAPHIE 313
premier moteur et laisse entrevoir ses éléments primitifs. Toute société
ne vit que dans l'ordre, réclame l'unité, aspire à la grandeur et à la
. diberté, toutes choses qui n'existent jamais sans reposer sur le fonde-
ment de la vérité et sans produire la beauté.
Parmi toutes les sociétés, il en est une qui mérite une place spéciale :
c'est l'Eglise catholique. La troisième conférence est consacré à l'étu-
dier, toujours au point de vue particulier de l'auteur : retrouver en
cette société spirituelle et humaine les éléments primitifs de la pensée.
Dans un langage, où l’on sent tout à la fois l’ardeur de la conviction,
l'émotion du cœur, l'admiration de l'esprit, l’auteur trace de l'Eglise un
tableau grandiose et du plus vif intérêt. Il met en relief le rôle prépon-
dérant de la pensée et de l'amour dans la vie de l'Eglise, « l'effort
« constant de l'un et de l’autre pour s'éclairer, se purifier, se dégager
« de toute erreur et de toute souillure pour s'élever jusqu'aux plus
« hauts sommets où l'âme humaine puisse atteindre. » Puis sa plume
rapide décrit, avec leurs caractères généraux, les éléments primitifs de
la pensée, tels qu'ils se manifestent dans l’activité de la Sainte Eglise
catholique. Une sèche analÿse ne saurait rendre compte des mérites de
cette partie de l'ouvrage : nous aimons mieux renvoyer le lecteur aux
pages si intéressantes de M. Charaux, en lui recommandant de les bre
avec une attention minutieuse et méditative.
Le livre entier fait honneur au talent qui l’a produit : il élève l'âme
et l'ennoblit au contact des plus sublimes vérités. Ce sera sa meilleure
récompense.
Fr. Raymoxp.
# +
æ
LA DÉVOTION AUX TROIS ÂVE Mani, par le R. P. Jean-Bap-
tiste, O. M. C. Paris. Œuvre Saint-Francois, in-18, de
x1v-182 pages, franco 1 fr.
La théologie nous dit que la prière est infaillible quand elle est
humble et persévérante, quand elle sollicite des faveurs utiles au salut,
quand elle demande une grâce personnelle. Tel est le cas de la dévo-
tion des trois Ave Maria dévotion toute nouvelle, mais facile et simple
et à la portée de tous. La pensée de cet opuscule où l’auteur explique
pleinement ses idées, est née au cœur d'un apôtre et elle va droit aux
âmes ; dans la prochaine édition le R, P.J.-B. indiquera la référence
exacte des textes qu'il cite, et alors son livre sera un petit chef-d'œuvre.
EF; Ù:
311 BIBLIOGRAPHIE
e »>
LE SaixT CARDINAL HÉLIE DE BOURDEILLE, des Frères Mi-
neurs, évêque de Périgueux, archevêque de Tours, par
M. le docteur B.-Th. Poüan, chanoine théologal de l’église
de Tours. Tome I. MDCCCC. Mémoire historique. VII-375
pages. Tome II. MDCCCXCVII. Preuves et éclaircisse-
ments, 478 p. Neuville-sous-Montreuil, impr. de Notre-
Dame-des-Prés, très grand in-8°.
La joie est grande pour un auteur lorsqu'il parvient à tirer des
ombres de l'histoire une figure vivante dont le rayonnement jette sur
une époque, une clarté nouvelle. M. le docteur Poüan est dans ce cas.
Et je pense qu'il agréera toutes les félicitations que je lui offre, parce
qu'il les mérite vraiment. Qui connaissait en effet, avant ce livre, non
pas le nom, mais la figure de ce jeune seigneur périgourdin qu'était au
XV: siècle Hélie de Bourdeille ? Nous autres franciscains, reconnais-
sons-le très humblement, nous en savions très peu long sur son compte,
et toute notre érudition ne sortait pas des bornes du champ tracé spé-
cialement par \Wadding, par Hueber {et non pas Hucber) et par le frère
Benedetto Mazzara dans son Legendario de 1722.
Fils d'Armand de Bourdeille et de Jeanne de Chamberlhac, Hélie
naquit dans la seconde moitié de 1413. A sept ans, la vocation francis-
caine, comme une fleur printanière, naît dans son âme, et à dix ans
l'enfant quitte son château, ses parents pour revêtir la bure de corde-
licr au couvent de Périgueux. Ils étaient précoces, les enfants de ce
temps-là! On eût aimé savoir la date exacte de la profession. Cette
profession était faite quand le frère Hélie quitta Périgueux. |
Il prononça même ses vœux, si l'on s'attache rigoureusement au dire
de Bois-Morin, avant d'étudier « les arts en gramimatique et en phi-
losophie » (tom. EF, p. 16 et tom. IT, p. 15 et 63), D'où il suivrait que frère
Hélie s'attacha solennellement à Fordre par la profession vers l'âge de
qualorze ou quinze ans, l'étude de la grañmaire et de la philosophie
pouvant durer une année ou deux.
On ne sait pas la date de l’ordination sacerdotale.
À vingt-quatre ans, en 1437, le Fr. Hélie est élu évèque de Périgueux.
Cette date de la nomination à l'épiscopat est parfaitement établie.
Wadding, Iéberne de Limerick l'avaient déjà admise, et M. Poüan
BIBLIOGRAPHIE 415
en a trouvé la confirmation aux Archives Vaticanes dans le Provisionum
FEugenii IV\liber, et dans son complément Obligationum Collegii libèr sub
Martino V° et Eugenio IV°. Ce qui est plus difficile d'expliquer, c'est
l'absence du Fr. Hélie jusqu'en 1447, de sa ville épiscopale. L'essai
sur les dix premières années d’épiscopat ne laisse pas de renfermer
quelques obscurités (tom. 1, p. 329. — Cf. series episcoporum... par
Gams. Ratisbonæ. 1873 p. 598). Encore faut-il savoir gré à M. Poüan
d’avoir, le premier, tenté de jeter la lumière sur cette période obscure
de la vie d'Hélie de Bourdeille.
Le long épiscopat du bienheureux franciscain est rempli d’une mul-
titude de faits intéressants : réforme du Périgord, captivité au château
d'Aubeterre, restauration des édifices sacrés, justification de Jeanne
d'Arc, transfert au siège de Tours (1468), fondation de la bibliothèque
publique du cloître Saïnt-Gatien, création de la municipalité touran-
gelle,affaires du cardinal Jean Ballue et de Guillaume d'Harancourt, rela-
tion avec la famille royale, avec Louis XI, question de la Pragmatique
Sanction, rapports sur les évêques français, protection accordée aux
Fr. Mineurs d' Amboise et de Toulouse, et pour tout couronner, le
cardinalat conféré par Sixte IV le 15 novembre 1483.
Le mémoire historique de M. le D" Poüan a été dressé en vue de
rendre possible la reconnaissance du culte rendu de temps immémo-
rial au bienheureux Hélie, Au récit des faits vient donc s'ajouter
le tableau des vertus du saint frère mineur et des témoignages publics
rendus à sa sainteté. Les résultats des recherches faites en ce sens
sont fort précieuses d'autant que sont perdues les anciennes enquêtes
faites en 1526-1527 par Jean de Plaignes. Je me permettrai d'ajouter
quelques indications à la liste pleine d'érudition déjà fournie par l'auteur:
L. Hierarchia franciscana in quatuor facies historice distributa... auc-
tore Fr. Didaco de Lequile, minimo inter minores S. Francisci
transtiberini de Urbe Cœnobita. Romæ, 1664. in-8°, tom. IE, p. 147.
2. Gloriose memorie delle vite, et latti illustri delli sommi Pontefici
ce Cardinali assonti dal serafico ordinc... dal P. Pietr'Antonio di Vene-
zia minore osservante riformato... În Treviso. MDCCTIT. in-fol.
n° L,. Le P. Pierre-Antoine de Venise termine ainsi: « In somma il
nostre Elia parea, che havesse l’animo sempre al Cielo, meutre staccato
mostravosi del tutto dalla terra. »
3. Giardino serafico istorico fecondi di Jiori, e frutti di virtu, di
zelo, e di santita... par le inême. In Venezia. MDCCX, in-&°, tome 1,
pages 433 et 434.
316 | BIBLIOGRAPHIE
h. Les figures et l'abrégé de la vie, de la mort, et des miracles de saint
Francois de Paule... par Fr. Antoine Dondé, minime. Paris, Muguet,
MDCLXXE, in-fol. p. 48.
5. Histoire de saint Francois de Paule... par l'abbé Rolland, Paris,
Poussielgue, 1876, p. 77. (Cf. et corr. U. Chevalier. Rép. hist. des
sources. Bio. bibl. v° Bourdeilles).
Hélie de Bourdeille mourut le 5 juillet 1484 à Artannes (dans l’Indre-
et-Loire). IT faut lire dans Bois-Morin « l'estat de la maladie dudict feu
Monsieur le Cardinal », sa douce agonie, sa fin plus douce encore ; il
expira en murmurant l'in manus tuas, sous le regard de ses frères
« les beaux Pères de l'Observance ». |
Telle est la vie que M. le docteur Poüan vient de nous faire connaitre
avec un grand luxe d'érudition et un grand sens historique. Ce n'est
pas exagérer que de dire qu'il a rendu service à l'Eglise de France et
à l'Ordre séraphique en faisant vivre devant eux le religieux, l'évéqué,
le patriote Hélie de Bourdeille dont le nom sera plus tard canonique-
ment inscrit aux annales de la sainteté, comme nous en avons l'es-
pérance.
L'arbre séraphique édité en 1650 et intitulé Æpilogus totius ordinis
seraphici P. N. Francisci contient un portrait du B. Hélie, avec cette
inscription : F. Helius Francus creatus |cardinalis| 4° 1483. Les armes
sont les mêmes que celles qu'indique le P. Pierre Antoine de Venise.
‘Quant au P. Gabriel-Maria (tom. [T, p. 277) note, il naquit en 1463
et mourut à Rodez le 27 août 15432.
En tête du Mémoire historique, M. le docteur Poüan annonce la vie
du saint cardinal Hélie de Bourdeille. Nous faisons des vœux pour que
ce projet se réalise incessamment et dès maintenant nous lui souhaitons
l'accueil le plus favorable auprès du public.
F. UBarD D ALENÇON.
*
» #
AVANT ET APRÈS LA COMMUXION, par M. l'abbé Lejeune, chan.
hon. de fieims, vol. in-l2, écu de 396 p., prix, 3 francs,
Lethielleux, Paris.
M. l'abbé Lejeune n'a pas eu l'intention d'ajouter, aux innombrables
formulaires de piété, un formulaire nouveau. Sous ce titre modeste, il
offre au publie un livre de haute doctrine, qui échauffe le cœur en
éclairant l'esprit. Les premières pages sont consacrées à des consi-
BIBLIOGRAPHIE 317
dérations pleines de sagesse sur la nécessité de la préparation et de
l'action de grâces, l'utilité d’une méthode et des formules, le rôle de
l'imagination. Puis vient l'exposé lumineux des raisons pour lesquelles
nous devons communier, avec quelques conseils pratiques sur la pré-
paration. Enfin la doctrine sublime de la manducation sarramentelle,
de ses effets, de ses joies, de son action sur le corps, suivi de quelques
conseils pour l'action de grâces.
Dans les questions controversées, l'auteur donne toujours ses préfé-
rences aux opinions qui favorisent davantage la piété. Mais il indique
ses raisons, il invoque ses autorités et non des moindres, saint Tho-
mas, saint Bonaventure, de Lugo, Franzelin ; bref, il se fait un honneur
de n'être que l'écho de la plus sûre Tradition.
L'élévation de la doctrine rend parfois la lecture un peu diffic äle et le
langage trop abstrait. On pardonnera facilement ces défauts, ample-
ment compensés d’ailleurs par le mérite général de l'ouvrage.
Fr. KR.
Lks MANIFESTATIONS DU BEAU DANS LA NATURE, par le R. P.
Souben, O.S.B. 1 vol. in-12 de 328 pages, prix 3,50, Le-
thielleux, Paris.
C'est un spectacle plein de charmes que celui de la nature. La grâce,
la beauté, le sublime tour à tour y présentent des tableaux enchanteurs
aux yeux émerveillés, caressent les oreilles par les plus douces sym-
phonies, éveillant dans les âmes des harmonies qui les impressionnent
et les émeuvent.
Le R. P. Souben a dû éprouver des joies bien délicates lorsqu'il a
écrit celivre, lorsqu'il a vu défiler devant son imagination les merveilles
de la lumière et de la couleur, de l'air, de l'eau, les variétés infinies du
terrain et du cristal, le flot de la vie de la flore, de la faune, les retours
des saisons, les beautés de l’homme. J'en Juge ainsi parce que la lecture
de son ouvrage laisse dans l'esprit un sentiment de paix et de bonheur.
Et vraiment ces pages sont vivantes et belles comme les beautés dont
elles évoquent l’image tantôt graciense tantôt grandiose.
En cette promenade esthétique à travers le monde, l'auteur fait un
appel discret et précieux aux sciences de la nature, à la géologie, à la
zoologie, àla botanique, à la chimie, mais il n'oublie jamais — ou plutôt,
presque jamais — quil doit parler du beau dans la nature. Chaque
314 BIBLIOGRAPHIE
description, qui se presse sous sa plume agile, suscite donc dans
l'âme une émotion d'artiste, pendant que l'esprit analyse le tableau et
découvre les éléments de la beauté; l'unité et la variété, l'ordre et la
proportion, la pureté des lignes, l'éclat et l'harmonie des couleurs.
À la vue de ces splendeurs parfois cachées, mais que l'ouvrage du
R.P. Souben apprend à découvrir et à goûter, la pensée s élève sans
effort vers la beauté, essentielle et suprasensible qui se reflète en ces
beautés créées et passagères. « Le livre de lanature révèle avec une lu-
« mineuse clarté la beauté de celui qui l'a écrit. » Voilà une conception
bien franciscainé : elle termine avec un heureux à-propos l'étude du
docte Bénédictin.
Fr. Raysuono.
PRORATION SUR LA PENITENCE, par Olivier Lefranc, vol. in-12
écu de XI1-276 pages, 2 francs, Lethielleux, Paris.
Vertu austère la pénitence a toujours effrayé la nature humaine ;
vertu passive, elle est de nos jours particulièrement décriée, mais
vertu nécessaire elle s'impose encore à tous les fidèles, Il est donc
utile d'en rappeler le précepte. On ne le saurait faire avec plus de suc-
cès que celui qui signe Olivier Lefranc, pseudonyme DSP sous le-
quel se cache un humble fils de saint Dominique.
Les 40 méditations que renferme la Probation sont empreinte:
d'une suavité toute biblique. Au parterre de la Sainte Ecriture, l'auteur
a cucilli des fleurs pour en émailler et parfumer le sentier de la péni-
tence. Fleurs de l'exemple : voici, sur le sommet de cette voie doulou-
reuse, le Christ et sa Mère, et sur les côtés, marchant à leurs places
suivant l'ordre chronologique, les illustres pénitents de l'ancienne al-
liance et les saints du Nouveau Testament. Fleurs des préceptes prises»
çà et là, dans l'Evangile, dans les épitres et les discours des apôtres,
dans les diverses législations monastiques. À méditer ces pages avec
un esprit attentif, on conçoit pour la vertu de pénitence, au premier
abord peu aimable, un amour sans cesse grandissant, et volontiers, ä
l'exemple d'une sainte princesse, on prend pour maxime ces paroles qui
terminent le livre : per angusta nd augusta : par la voie étroite et dou-
lourcuse, Jirai à la sublime félicité.
Fr. KR.
BIBLIOGRAPHIE 319
*
+
L'EGLise DE FraNcE ET L'ETAT EN FRANCE au XIX° SIÈCLE,
par M. l'abbé Bourgain, 2 vol. in-12. — Paris, Téqui.
C'est déjà faire l'éloge des conférences de M. l'abbé Bourgain que
de rappeler leur origine. Elles ont été prononcées en 1900 à l'Univer-
sité catholique d'Angers, devant un savant auditoire, et insérées en-
suite dans une revuc où dix mille abonnés ont pu en savourer le
charme et en éprouver la communicative chaleur.
M. l'abbé Bourgain a sur le XIX° siècle et sur ses rapports avec
l'Église de France des aperçus très justes. Malgré peut-être un peu
trop d'indulgence involontaire pour la Restauration, indulgence que je
trouve d'ailleurs très bien placée dans un cœur breton, l'impartialité
historique de M. Bourgain ne souffre aucun doute. Il a bien jugé tous
les régimes : celui de Napoléon qui me rappelle un peu l’état d'Hégel,
cet état panthéiste qui absorbe tout en lui et qui absorberait même le
catholicisme, si le catholicisme pouvait être absorbé ; celui des Bour-
bons, un peu faible sans doute, mais supérieur incontestablement à
tous ceux_qui l'ont précédé et à tous ceux qui le suivront; celui de
Louis-Philippe pour: lequel l’auteur a deux mots bien amers, mais très
justes : c'est l’aplatissement universel ; celui de la seconde République,
inconstant comme tous les gouvernements républicains, acceptable
cependant parce que les malheurs l'ont rendu chrétien; celui de
Napoléon III, mobile et dissimulé comme le caractère italien, catho-
lique d'abord, despotique ensuite, puis impie et finalement libéral
comme tous les régimes qui meurent; celui de la Commune, abomi-
nable, sacrilège, sanguinaire ; enfin celui de la troisième République,
conservateur d'abord, radical ensuite, et par-dessus tout impie.
Aussi bien que le caractère de tous ces régimes, M. l'abbé Bourgain
nous montre leurs rapports avec l'Église de France. Pour cela il dé-
pouille les documents, il rappelle les faits, il les coordonne, ou mieux,
par son style énergique, plein de coloris et de mouvement, il fait re-
vivre les luttes de l'Eglise de France. Plusieurs jugements qu'il porte
sur les hommes ou sur les choses révèlent en lui un critique judi-
cieux, un écrivain qui, à la connaissance de l’histoire, unit celle du
cœur humain.
Notons aussi que ces deux volumes, outre leur réelle valeur histo-
rique et littéraire, renferment de graves enseignements pour l'heure
320 BIBLIOGRAPHIE
présente, enseignements que l'auteur a su insinuer avec cette bien-
séante modération qu'exigeait son caractère.
Tant de qualités réunies dans un même livre justifient les éloges
unanimes qui lui ont été décernés et ne nous laissent que l'heureuse
faculté d'y joindre les nôtres,
F. ROMAIN DE SoYaux.
OO. M. C.
*
» »
r
La ViITALITÉ CHRÉTIENNE, par Léon Ollé-Laprune, membre
de l’Institut, maitre de Conférences à l'Ecole Normale su-
périeure. Introduction par Georges Goyau, 1 vol. in-12.
Paris, Perrin et C'°.
‘
À part l’/ntroduction daus laquelle M. Goyau nous fait connaitre en
M. Ollé-Laprune le philosophe devenu tel par l'effet d'une décision
chrétienne, tout à la recherche et à la défense de la vérité, le chrétien
convaincu vivant sous l'œil de Dieu, sans cesse en quête du devoir,
scrupuleux à connaître la volonté de Dieu, scrupuleux à la remplir,
se préparant à tout par le recueillement et la prière, et l’£pilogue
composé de différents extraits de ses cahiers manuscrits, lesquels
confirment éloquemment ce qui a été dit du chrétien, rien n'est inédit
dans ce volume. |
Nous y voyons d'abord le chapitre écrit par M. Ollé-Laprune pour
la publication collective: La France chrétienne dans l'histoire et inti-
tulé : La vie intellectuelle du catholicisme en France au XIX* siècle,
chapitre dans lequel il juge avec impartialité, dans la parfaite serénité
de son âme, les événements et les hommes.
Ce chapitre est suivi d'une série de discours, de conférences, d'ar-
ticles de journaux et de revues, groupés suivant l'ordre des matières
traitées, et non suivant l'ordre chronologique, sous ces trois titres :
1° Za Täche intellectuelle : Va liberté intellectuelle : la généro-
sité intellectuelle ; la virilité intellectuelle ; la virilité sacerdotale ;
l'homme dans le prêtre ; le clergé et le temps présent dans l'ordre in-
tellectuel : le devoir scientifique des catholiques.
2" La Täche morale : La discipline de notre liberté; la recherche
des questions pressantes ; la responsabilité de chacun dans le mal so-
cial ; le devoir d'agir.
3° Les Devoirs du moment : (1895-1897) : Ce qu'on va chercher à
Rome ; attention et courage.
BIBLIOGRAPHIE 321
Suit enfin l’Epilogue résumé par ce mot : Omnia instaurare in Christo.
Dansl’impossibilité où nous sommes de donnerune analyse de ce vo-
lume dans un rapide compte-rendu bibliographique, nous avons tenu
du moins à transcrire ces titres. En 1878, M. Alfred Mézières, parlant
en Sorbonne du livre de M. Ollé-Laprune : La Certitude morale, le dé-
finissait « l’histoire d’une âme ». M. Goyau estime qu'on ne saurait
mieux marquer l'originalité de l'œuvre philosophique de M. Ollé-La-
prune qu'en répétant et en commentant ces simples mots : « L'histoire
d'une âme ». Le volume qui nous occupe est une partie intéressante
de cette histoire et les lecteurs, nous en avons la certitude, ne re-
gretteront pas les heures passées dans l'intimité de son auteur.
Fr. S.
Nos Vrais ENNEMIS, par le R. P. Sertillanges, des Frères
Prècheurs, professeur de philosophie morale à l'Institut
Catholique de Paris, 1 vol. in-12, Paris, Victor Lecoffre.
Le R. P. Sertillanges publie sous ce titre une série de conférences
composées pour un auditoire d'hommes. « A certaines époques, dit-il
dans son Avant-propos, nos grands dangers nationaux purent venir du
dehors ; encore n'était-ce que secondairement, pour ne pas dire en
apparence : aujourd'hui tout homme qui regarde doit convenir que nos
« vrais ennemis » sont au dedans... » L'auteur n'a point la prétention
de donner une liste complète mais va au plus pressé. Nos vrais enne-
mis sont donc : la haine qui détruit les liens sociaux et engendre les
désordres, les luttes fratricides dont nous sommes les témoins attristés ;
le faux savoir qui est en hayt la fausse science et plus bas la fausse
instruction ; les fausses libertés, mères de la licence ; La fausse égalité
qui précipite les uns contre les autres des intérêts faits pour s'unir ;
enfin le vice antisocial par excellence ou le sensualisme qui corrompt
d'abord l'individu, dont il énerve la force et tue les facultés, atteint la
famille en l'empêchant de se constituer, en la déshonorant quand elle
subsiste, en travaillant à la dissoudre, et introduit le désordre et la
souffrance dans la masse sociale tout entière en multipliant par la sé-
duction les situations les plus anormales et les plus dangereuses.
Cette énumération suffit à démontrer l'importance des sujets traités
par le conférencier qui sait bien mettre en lumière sa doctrine, et
trouve en son âme de prêtre et de Français des accents émus et des
mots énergiques pour stigmatiser le vice.
FR: St.
E. EF, — VII, — 26
3929 BIBLIOGRAPHIE
*
s >
Les GRANDS HOMMES DE L EGLISE AU XIX° SIÈCLE : LACORDAIRE,
par Gabriel Ledos, préface du R. P. Ollivier.
Le centenaire du P. Lacordaire a été célébré avec magnificence au
mois de mai dernier. L'auteur a donc bien choisi son heure pour
publier ce volume qui fait partie d'une collection en cours de publication,
ainsi que son titre l'indique. Dans sa préface, datée du 5 avril dernier,
le R. P. Ollivier écrit : « Montalembert et Foisset avaient fixé la place
de Lacordaire au milieu des hommes les plus admirés de ce temps ; le
P. Chocarne détermina celle qui lui revient parmi les serviteurs de
Dieu les plus chers à l'Eglise catholique. Le travail de M. Gabriel
Ledos est un résumé intelligent et fidèle des études précédentes, avec
une part d'originalité suffisante pour lui assurer un mérite particulier.
C'est plaisir de constater, en le lisant, que la race des hagiographes
de bonne école n'est pas près de finir, et que l'Eglise, tant qu'elle
produira des saints, leur donnera de même des apologistes capables
de les comprendre et de les populariser.
Fr. S.
*
»
LE VENÉRABLE DuNs Scor ou /ntroduction au livre : Pourquoi
Jésus-Christ, par le R. P. DéobaT DE Basiy, des Frères
Mineurs. Avec l’imprimatur du Maître du Sacré-Palais. —
Paris, Lille, Société de Saint-Augustin.
Duns Scot est généralement très critiqué et peu connu. Cependant,
il compte encore de nombreux admirateurs qui, ceux-là pour la plupart,
ont laborieusement approfondi ses doctrines et les jugent en connais-
sance de cause. Le R, P. Déodat est de ce nombre. La seule lecture
de son opuscule : Le Vén. Duns Scot ou Introduction à Pourquoi JÉsus-
CBrisT ? révèle chez lui une rare connaissance des écrits et du carac-
tère de notre Docteur subtil,
Tel qu'on s'est plu, dans ces dernières années, à nous le représenter,
Scot apparaît, dans le lointain du Moyen Age traditionaliste, comme
un de ces esprits aventureux qui, par leurs nouveautés, ont Jeté les
germes des erreurs modernes. En Allemagne, la manie protestante
de donner à la réforme et à la philosophie contemporaine des pré-
BIBLIOGRAPHIE 323
curseurs sincèrement catholiques, a souvent fait considérer Scot
comme un des plus actifs initiateurs du subjectivisme. Des catholiques
aveuglés par l'esprit de parti ont écrit dans ce sens. La malveillance de
la critique, on le sait par l'histoire, a dépassé toutes les bornes: la
théologie de Scot est incompréhensible, sa littérature inextricable, sa
méthode critique acrimonieuse !
Comment cependant des catholiques, que nous croyons sincères et
instruits, ont-ils porté de telles accusations, après les impérissables
témoignages que la Papauté a semés, le long des siècles, à la gloire
de la Théologie scotiste? Les mêmes Souverains Pontifes, saint
Pie V, Clément VITE Paul V, Urbain VIII, Innocent X, le Vén.
Innocent XF, Benoît XIV, voire même Léon XIII, qui ont recommandé
au grand ordre dominicain l'étude de la théologie sublime du Docteur
angélique, ont exhorté puissamment l’ordre franciscain à maintenir les
doctrines du Docteur subtil.
De toutes ces accusations portées contre Scot, accusations sans autre
fondement que le parti pris ou l’ignorance, le R. P. Déodat a fait bonne
Justice. |
Ce que les fidèles disciples de Scot comme ses adversaires retien-
dront de ce petit livre dont l’érudition est prodigieuse, le style concis
et la division très nette, c'est que le Docteur subtil, en dépit :le toutes
les accusations, demeure un des génies les plus traditionalistes (1), les
plus modérés, les plus sublimes qui aient illustré notre Théologie
scolastique.
Faut-il dire en terminant que l'opuscule du R. P. Déodat est lui-
même très modéré dans sa forme, et qu'en cela l'auteur s'est montré
digne disciple du Maître dont il a si parfaitement et si sincèrement
défendu la cause ?
F. RoMaIN DE SOYAUx.
O. M, C.
*
“+
LE Tounrnanr, drame en prose en 3 actes par Félix Heaura,
un vol. in-16 de 100 pages. Paris, Bonne Presse.
Voici un petit livre bien écrit pour nos cercles catholiques et patro-
nages. Les caractères variés des principaux personnages donnent un
véritable intérêt à ce drame où l'auteur fait preuve d'une psychologie
(4) Bien entendu nous prenons ce mot dans le sens d'attachement à la tra-
dition de l'Eglise,
39% | BIBLIOGRAPHIF
profonde et juste. Puisse ce livre de propagande tomber entre Îles
mains de ces prodigues, qui n'ont, hélas! pour légitimer leur conduite
d'autres paroles que celles de Paulin : « Il me faut le ‘grand air!
J'ai 18 ans, que diable !... je n'en ai pas quarante ! » Mais il y a le
tournant de la route !... Avec les mauvaises compagnies viennent les
jeux, les dettes, puis le vol... Et si les parents sont trop faibles pour
arrêter à temps la passion qui s'éveille dans un Jeune cœur, c'est la
ruine. « Îl faut payer les dettes !... » C’est la disette, avant-coureuse
de la maladie, peut-être aussi de la mort qu'accélèrent la honte et les
chagrins.
La pièce est moderne, quelquefois réaliste. Elle est cependant des-
tinée à faire du bien aux jeunes gens et nous la recommandons aux di-
recteurs de patronages.
Mois DE MARIE. LES VERTUS DE La T,. S. Viercx avec des
exemples, par M. l’abbé Pitte. — Paris, P. Lethielleux,
10, rue Cassette.
Comment un livre portant un tel titre ne serait-il pas recommandable ?
Parmi les petites fleurs que l'auteur nous fait admirer chaque jour
nous avons été heureux d'en voir de nombreuses cueillies au jardin
séraphique. Elles ne déparent pas l'ouvrage, au contraire.
Nous voudrions donc que ce livre fut très répandu, les âmes s’en
trouveraient bien à respirer ces parfums des fleurs franciscaines.
V:
MYSTÈRE DE LA NATIVITÉ, en huit tableaux, par Jeanne-Paul
Ferrier. — Paris, Bonne Presse.
Pour écrire ces pages d'une simplicité toute enfantine, l'auteur s'est
inspiré avant tout de la Sainte Ecriture, rien de mieux'.. Aussi ce
livre marquera-t-il dans la Bibliothèque du « Noël ».
Des illustrations à l'encadrement moderne et faites au trait charment
l'œil du lecteur ; elles donnent aussi à propos, en tête de chaque tableau,
une idée simple et juste des gestes et des poses aux jeunes acteurs et
actrices.
Chacun des huit tableaux peut être représenté séparément. Dans les
BIBLIOGRAPHIE 325
familles nombreuses, comme dans les pensionnats, les enfants trouve:
ront donc un vrai plaisir à les mettre en scène. En prétant à des voix
fraîches et claires quelques airs nouveaux l’auteur a su joindre à la sim-
plicité la variété, laissant ainsi au mystère son caractère d'originalité.
CA
e *
v +
La Dévoriox au Sacré-Cœur DE Jésus. — Le Dogme et la
Pratique, par l’abbé P. Lejeune, chanoine honoraire de
Reims, Aumônier du Pensionnat des Frères. Paris,
P. Lethielleux, 10, rue Cassette. | | -
M. le chanoine Lejeune, bien connu par d'autres ouvrages ex-
cellents, offre aujourd'hui aux jeunes gens des pensionnats et des sé-
minaires une pieuse et susbtantielle étude sur le Sacré-Cœur de Jésus.
Il faut le dire, ce petit livre manquait, car tous les jeunes gens ne
peuvent pas aborder l'ouvrage, sur le même sujet du R. P. Terrieu,
S. J. |
Par le livre de M. le chanoine Lejeune l'étude du Sacré-Cœur leur
est ouverte. Que tous lisent et relisent cet ouvrage afin de faire péné{
trer dans leurs âmes la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus.
Nous engageons les Supérieurs des maisons d'éducation à le mettre
entre les mains de leurs élèves.
Y.
*
ss,
“
ConsSTITUTION DE L'EÉGLise. Conférences apologétiques par
M. l'abbé Planeix, supérieur des missionnaires diocésains de
Clermont-Ferrand, un vol. in-12 de 414 pages. Prix 3 fr. 50.
Paris, Lethielleux.
L'exposition calme et sereine de la vérité en est la meilleure apolo-
gie : elle ne froisse jamais les esprits égarés et toujours elle apporte
la lumière et les fortes convictions. Les 12 conférences de M. l'abbé
Planeix s'inspirent de cette pensée. En ces pages, on ne sent point les
grands enthousiasmes, le cœur n'est pas ému par des accents de lyrisme,
l'œil n'est pas ébloui par les éclairs de la poésie ; mais l'édifice de la -
sainte Eglise se découvre majestueux et digne, selon le plan conçu par
N. S. Jésus-Christ, et exécuté par les siècles. L'auteur met surtout en
évidence l'origine divine du pouvoir du pape, d'après les témoignages
de l'EÉcriture sainte, de la Tradition et de l'histoire ; puis il traite avec
326 BIBLIOGRAPHIE
exactitude et précision du rôle de l'épiscopat, du clergé catholique et
des ordres religieux, : |
Dans la lecture de ce volume, les fidèles trouveront une augmenta-.
tion de foi, et les indifférents, si parfois ils le veulent entr'ouvrir, un
sentiment de respect et peut-être d'amour pour cette Eglise, qui est
leur Mère,
Fr. KR.
*
"5,
Le MOUVEMENT THÉOLOGIQUE EN FRANCE, depuis ses origines
jusqu'à nos jours, par Ph. Torreilles, professeur au Grand
Séminaire de Perpignan, un vol. in-8°, 208 pages. Prix,
4 francs. Paris, Letouzé et Ané,17, rue du Vieux-Colombier.
Ce volume — composé d'articles jadis publiés dans la Revue du Cler-
gé francais — n'est qu'un « simple essai » sur l'histoire de la Théolo-
gie dans notre pays. Modestement l’auteur se propose de déméler, à
travers les siècles, les grands courants de notre théologie, « les mé-
« thodes qu'elle a adoptées, les principaux problèmes qu'elle a soule-
« vés, la manière dont elle les a résolus, ses triomphes et ses défaites,
« ses jours de gloire comme ses jours d'abandon et de deuil. »
Les phases de ce mouvement théologique national sont marquées
avec netteté et précision. Au règne glorieux de la scolastique, qui se
contente d'une explication rationnelle des dogmes, succède, lors du
grand schisme d'Occident et plus tard lors du Protestantisme, l'étude
de la Théologie positive que développent encore les controverses jan-
sénistes. Ces travaux d'érudition sont délaissés à leur tour au XVIII:
siècle, l'apologétique rationnelle apparaît : il faut défendre les prin-
cipes fondamentaux de la religion contre les encyclopédistes. Au
XIX® siècle les attaques des savants nous replacent sur le même ter-
rain de combat. L'apologétique prend même une forme nouvelle : la
méthode d’immanence, pour laquelle les sympathies de M. Torreilles
ne sont pas douteuses, mais que cependant il réduit à son Juste rôle.
Quelques-uns trouveront que parfois, en cet ouvrage, les auteurs sco-
lastiques sont durement traités tandis que toujours la théologie positive
semble inspirer un grand respect. D'autres seront scandalisés de voir
l'auteur porter un jugement très modéré et tout à fait miséricordieux sur
nos ancêtres les (rallicans. Mais il est si difficile de contenter tout le
monde ! Les jugements de M. l’abbé Torreilles nous paraissent néan-
moins ordinairement exacts et suffisamment motivés. Nous nous per-
BIBLIOGRAPHIE 327
mettons en conséquence de recommander son livre aux élèves des
Grands Séminaires et aux laïques instruits qui s'intéressent aux choses
de l'Eglise de France.
FR. R. 0e C.
LA
ss
SAINTE THÉRÈSE. Etude d’âmes, par M. l’abbé Sauvert, offi-
cier de l'Instruction publique, un vol in-8° de 325 pages ;
prix 5 fr. Ch. Amat, 11, rue Cassette, Paris.
Ce nouvel ouvrage est fait pour captiver. M. Sauvert n'écrit pas
une « Vie » de l'illustre Vierge d'Avila. À quoi bon recommencer ce
que la sainte elle-même a essavé et ce qu'une de ses filles vient de
terminer en des pages immortelles ! Ce ne sont point des faits qu'il
faut chercher dans ce récit, mais des aperçus intimes, des réflexions
du cœur et des élans d'amour vers Dieu. Bref, le sous-titre l'indique,
ce livre est une étude d'âme. Etude vive, alerte, émaillée de réflexions
fines et spirituelles, féconde en rapprochements lumineux, en compa-
raisons brillantes, poétique ou sévère suivant les circonstances, tantôt
profonde comme l'âme de la sainte, tantôt délicate, gracieuse, enjouée
comme les sentiments de la femme et de la Fondatrice qu'elle traduit.
Cette étude est une œuvre personnelle : cependant presque tou-
jours, l’auteur emprunte la langue de Thérèse qui seule pouvait revêtir
d'expressions heureuses ses propres pensées. On ne saurait mieux
faire : « c'est folie, disait Shakespeare, de vouloir dorer l'or et blanchir
le lys. » Parfois aussi, rappelant ses souvenirs littéraires, il cite dis-
crètement et avec tact les auteurs profanes et sacrés : les perles bril-
lantes, qu’ils ont découvertes dans leurs méditations sont heureuse-
ment enchâssées dans l'écrin où nous apparaît la noble et sainte car-
mélite.
M. l'abbé Sauvert a sans conteste atteint le but proposé « faire un
« livre utile aux âmes en y faisant passer toutes les bontés de Dieu,
« les beautés de la pensée, les saintetés et les espoirs immortels ».
Fr. R, De C.
*
nr
Les ConTEMPoRAINs. XX° série, Maison de la Bonne Presse,
rue Bayard, 5, Paris.
Tous les catholiques connaissent aujourd'hui la revue Les Con-
temporains, l'une des plus intéressantes, à mon humble avis, que pu-
228 BIBLIOGRAPHIE
blie la Maison de la Bonne Presse. Chaque semaine, elle offre à ses
lecteurs le portrait d’un des personnages marquants du siècle : por-
trait physique, la revue est illustrée ; portrait moral, qui se dessine
avec les actes de la vie, dans les 16 pages de texte soigneusement im-
primées sur papier fort.
De temps en temps, les éditeurs réunissent ces tableaux épars de
leur musée. Voici la 20° série, ou si l'on veut, la 20° galerie de l'expo-
_sition. Ce sont figures variées. Tout près de la porte d'entrée la sym-
pathique personne du Prince Impérial, tué au Zoulouland ; plus loin
nos gloires militaires : Maréchal Niel, Maréchal Bessières, duc d’Estrie,
le duc d'Angoulême, le général de Ladmirault ; plus loin encore des
navigateurs célèbres : de Freycinet, John Franklin, Bellot, le corsaire
calésien Tom Louville ; des publicistes : Felez, Fiévée ; un philosophe :
Laromiguère ; des artistes : E. Gaillard, peintre-graveur, du Tiers-
Ordre franciseain, Decamp peintre, Romini, musicien; un savant : R.-
J. Haüy, créateur de la minéralogie; des philantrophes : Montyon,
Parmentier; un saint Prêtre : Dufriche-Desgenettes, etc.
Ces portraits sont disposés sans ordre apparent, mais de là précisé-
ment vient la variété qui ajoute un mérite nouveau à l'intérêt des
figures.
Fr. Rayon.
CUM LICENTIA SUPERIORUM
| IMPRIMATUR :
Robertus a Valle Guidonis,
Vic. Prov. O. M. Cap.
PA ET D Ps On
Le Gérant :
CuarLes-Josepñn BAULÉS.
———_—— ——_—_——" oo mm ———
Vannes. — [Imprimerie LAFOLYE, ? place des Lices.
SOIT LOUÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST TOUJOURS !
i
LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE
ET LES
DERNIÈRES DÉCOUVERTES :
En tête de ce second article sur la Bible et les dernières
découvertes (1), nous voulons insérer le passage suivant d’un
discours devenu célèbre par la juste condamnation que lui a
infligée la cour romaine (2). On y verra l'exaltation étrange
où peut conduire les esprits bien intentionnés peut-être,
mais naïfs et crédules, la fascination des prétendues décou-
vertes modernes. Croyant à la vérité des systèmes fantaisistes
forgés à l’occasion des vraies découvertes, l’auteur, un
prêtre italien n’y parle rien moins que de réformer, sur le
plan de ces systèmes d'un jour, l'Église tout entière et son
enseignement de dix-neuf siècles. La soumission prompte
et entière du coupable montre qu’il y avait chez lui plus
d'ignorance d’esprit que de perversion du cœur ; les lèvres
du prêtre, dit l’Ecriture, distilleront la vraie science; au-
jourd'hui trop souvent ces lèvres saintes distillent l'erreur.
Pourquoi ? parce qu'elles vont puiser aux sources impures.
Il importe donc de mettre sous les yeux de tous l’exacte
vérité. Voici d'abord les paroles de ce prètre : ;
« Nous, catholiques d'Italie, nous sommes libres. Pourquoi ? Parce
que nous savons l'être ; et l'Etat nous concède la liberté, devant l'Etat
italien, nous croyons, comme l'honorable Sacchi (M. Sacchi, comme
on sait, est le chef de cette fraction du parti radical qui s'est approchée
de la couronne) que la Constitution nous offre aujourd'hui les libertés
nécessaires au développement de notre programme.
à C'est dans l’Eglise que la liberté nécessaire nous est contestée. IL
s’agit bien de choses divines, mais qui comportent aujourd'hui des
choses païlennes revernies, des conventions juridiques prenant leur
(1) Voir la livraison d'août 1902,
(2) L'abbé Murri, Liberté et Christianisme. Cf, La Vérité du 4 octobre.
E.F. — VII. — 21,
330 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE
_
source dans le droit romain, des idées philosophiques et théologiques,
élaborées dans nos écoles, des institutions monastiques fatalement
‘ dégénérées dans le temps et incapables de rajeunissement, des sys-
tèmes, des vues et des sympathies politiques, avantages et privilèges
humains qui nous sont chers et auxquels il nous est difficile de re-
noncer. .., des sédiments vieillis, de vieux systèmes..., des observances
extérieures..., des illusions qui couvraient du surnaturel..., bagages
d'innombrables encombrements. C’est de tous ces impedimenta qu'il con-
vient de délivrer l'Eglise. Le catholicisme s’agite ettend à la délivrance.
« La critique, les études bibliques, l’histoire du catholicisme, les
études du clergé se réforment, se renouvellent, à la confusion de l'in-
tolérance conservatrice. Si l'Eglise et le catholicisme ne savait s'ac-
commoder à un régime de liberté c'en serait fini de l’une et de l’autre.
« Que qui doit y penser y pense en temps opportun. Il appartient
d’y penser à qui, en Italie comme en France et ailleurs, semble ne pas
“entendre les devoirs actuels et les voix du christianisme et de l'Eglise.
« L'heure présente, qui semble triste pour le catholicisme romain,
est extraordinairement bonne pour le christianisme. »
Ainsi donc, d’après le fougueux abbé italien, tout doit
ètre bouleversé dans l'Église,tout doit étre édifié sur d’autres
bases : philosophie, théologie, histoire, études bibliques,
ordres religieux, droit canon, etc. Et sur quelles bases fau-
dra-t-il construire? Ce ne sera plus sur la parole évangé-
lique, mais sur les systèmes imaginés à propos des décou-
vertes récentes.
Examinons donc, encore une fois, attentivement la valeur
de ces systèmes et de ces découvertes, et essayons, s’il est
possible, d'enlever aux âmes séduites leurs dangereuses
illusions, et de préserver les autres. Nous commencerons
par la chronologie biblique.
Autrefois, quand la science était catholique, les livres de
la Bible offraient le cadre nécessaire de tout travail histo-
rique, les événements profanes prenaient leur place dans.
des cases parallèles aux faits racontés au Livre sacré. Et
comme celui-ci embrassait la suite des âges et l’universalité
des nations à leur origine, tous les événements venaient S'y
classer à l'aise.
_——
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 331
Aujourd’hui, beaucoup de savants catholiques sont d'avis
qu'il faut renoricer à ce canon chronologique. Ils ont adop-
té la formule attribuée à Lemaitre de Sacy et reprise au
siècle dernier par M. Le Hir : « Il n’y a pas de chronologie
biblique » ; et ils laissent le champ ouvert aux systèmes les
plus divers, les plus exagérés. #
Assurément la formule de M. de Sacy, entendue dans un
certain sens, peut être acceptée sans difficulté. La chrono-
logie de la Bible, en effet, est, en beaucoup de points, fort
obscure. Les difficultés qu’elle présente peuvent être com-
parées à celles des premières pages de la Genèse. À cause
de ces incertitudes, l'Eglise laisse ouverte la libre discussion.
La chronologie biblique ressemble à ces mille points de la
doctrine catholique non encore définis par un jugement
dogmatique, et librement discutés entre théologiens. Elle
n'existe point comme dogme de foi catholique imposé à notre
croyance. En ce sens il est juste de dire qu'il n’y a pas de
chronologie biblique. ”
Mais est-ce à dire que Dieu, dans Ja sainte Ecriture, n'a
point révélé la chronologie du monde ? Plusieurs le pensent
et l’affirment. C'est l'opinion de M. Mangenot dans le Dic-
tionnaire de la Bible. « La Bible, écrit-il, ne contient pas
une histoire ordinaire, elle est l’œuvre de Dieu; elle a été
écrite sous l'inspiration du Saint-Esprit. Il y a donc lieu de
se demander si la chronologie biblique est inspirée et si elle
fait partie de la révélation divine. Assurément, les écrivains
sacrés ont écrit, sous l’action divine, des dates et fourni des
données chronologiques qui étaient inspirées par Dieu et par
conséquent exactes. Ces renseignements, qui faisaient partie
de la révélation divine, constitueraient une chronologie ré-
vélée, s’il était certain que les auteurs inspirés voulaient faire
connaître l’âge du monde et la suite régulière des temps en
Israël, et qu'ils ont indiqué toutes les dates nécessaires.
Quelques-uns, sans doute, ont eu le dessein de fixer chrono-
logiquement l’époque des événements qu'ils racontajent,
mais tous n'ont pas eu ce souci, et les chronographes cons-
tatent dans leurs écrits bien des lacunes ou de simples ap-
proximations chronologiques. La Bible renferme donc des
données chronologiques incomplètes ou insuffisantes pour
332 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE
former une chronologie révélée et certaine. On pourra les
agencer systématiquement ; le calcul qui en résultera restera
problématique et sera peut-être fautif; il ne s’imposera à l’as-
sentiment surnaturel d'aucun catholique, qui aura toujours
le droit de le discuter et de le rejeter.»
Si séduisante que soit cette opinion, et sutout si commode
qu'elle soit pour l'exégète, nous ne croyons pas pouvoir y
souscrire. M. Mangenot nous semble en effet confondre
deux choses bien distinctes : le fait de la révélation d’une
chronologie biblique, et la science certaine et définie decette
chronologie dans l’état actuel de l’exégèse catholique. On
est forcé de le reconnaître, la science catholique de la chrono-
logie biblique est loin d’être faite. Les travaux d’'Ussérius au
seizième siècle, de Bossuet au dix-septième, des Bénédictins
au dix-huitième, les nombreuses tentatives entreprises en ces
derniers temps (1) sont loin d’avoir vaincu toutes les dif-
ficultés. Il ne pouvait en ètre autrement ; l’heure de dresser
la chronologie sainte n'a pas encore sonné. Toutes ces.ten-
tatives ont échoué parce qu’elles étaient prématurées. Mais
elles prouvent une chose : c’est la persuasion où l’on est
qu’il existe une chronologie biblique. Cette persuasion uni-
verselle, et dès lors catholique, reste la nôtre. Les si nom-
breuses tables chronologiques dressées à chaque page du
Livre sacré ne montrent-elles pas jusqu’à l'évidence, en
effet, que l'Esprit-Saint a voulu insister d’une façon toute
particulière sur l’enchaînement des événements à travers les
âges ? Il a fait de l’Ecriture l’ossature de l’histoire de tous
les peuples. Si le Christ est le chef et le centre du monde,
l'Ecriture seule en rend témoignage, et elle achève son
enseignement en montrant les mille ligaments, les mille
connexions, les jointures cachées, qui, sans rupture, ni lé-
sion, rattachent ce divin Sauveur à chacun de ses membres
dispersés à travers le temps et l'espace.
Quoique nous croyions à l’existence d’une chronologie bi-
blique, nous ne venons point cependant essayer de l’établir.
L'état des connaissances humaines, avons-nous dit, ne le
(1) Alphonse des Vignolles dans sa Chronologie de l'Histoire Sainte, im-
primée à Berlin en 1738, comptait déjà plus de 200 systèmes.
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 333
permet pas encore. Nous nous proposons simplement d’éta-
blir le plus clairement possible le problème à résoudre, de
rappeler quelques-unes des solutions proposées, et de mon-
trer en terminant comment les découvertes modernes, au
lieu de contester les chiffres de la Bible, les éclairent au
contraire, les expliquent et les confirment.
J. — LE PROBLÈME DE LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE. — Tout le
monde connaît les chiffres d'années inscrits dans la Bible
pour les principales époques. Toutefois, comme ces chiffres
sont différents selon les trois versions usitées dans l'Eglise,
nous les donnerons ici sous forme de tableau synoptique.
C’est leur sincérité et leur exactitude que nous venons reven-
diquer, il est donc utile de les inscrire en tête de ce travail.
HEÉBRAU ET VULGATE SAMARITAIN SEPTANTE
Création. . . . . . 4004 4700 5872
Déluge. . . . . . 2348 . 3044 3616 (ou 3630).
Abraham. . . . . . 1996 1951 2435
Moïse. . . . . . . 1571 1676 2010
Exode. . . . . . . 1491 1596 1930
Temple fondé. . . . 1011 1015 1057
Captivité des Juifs. . . 605 605 605
Libération des Juifs. . 536 536 536
En face de cette chronologie, dont les chiffres sont très
modérés, les savants de tous les siècles en ont opposé quatre
autres principales : l’une est empruntée aux Chaldéens, une
autre aux Egyptiens, la troisième à la Chine et la dernière à
l'Inde. Toutes ces chronologies païennes se distinguent par
l'antiquité fabuleuse qu’elles assignent ou qu’elles semblent
assigner à l’origine de l’homme. Cependant, nous le ferons
remarquer dès maintenant, nous trouverons, dans toutes ces
chronologies, deux parties bien tranchées : la première, pré-
historique et dénuée de tout caractère d’authenticité, pré-
sente des cycles d'années contradictoires, au moins en ap-
parence, avec les données bibliques; la seconde au contraire,
appuyée sur des données plus précises quoique encore peu
certaines n'offre aucun chiffre susceptible d'embarrasser les
exégètes les plus scrupuleux.
33/ LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE
Ï. — Chronologie des Chaldéens. — La chronologie Babylo-
nienne nous a été conservée par Bérose, contemporain d’'A-
lexandre le Grand. De leur côté, les assyriologues modernes
sont parvenus à la reconstituer en partie, grâce à leurs dé-
couvertes toujours plus nombreuses.
Nous donnons d'abord la chronologie de Bérose (1) :
(A. — Temps préhistoriques.)
La création a duré. , ,. . . + + + + . 1,680.000 ans.
De la création au déluge. .. . . 120 sars ou. ,. 432 000 ans.
Après le déluge :
Evechoos kners. . . . 2.400 ans.
Chomasbelus 4 ners, 5 sosses. 2.700 ans.
84 autres rois
Totaux. . . . 9sars,2 ners, 8sosses. 34.080
(var.) 33.091
(B. — Temps historiques.)
8 Mèdes. . . . . . . . 224{(ou234ans)2450-2226
11 Chaldéens. . . . . . . 248 2225-1977
49 Chaldéens. . . . . . . 458 1977-1519
9 Arabes. . . . . . . . 245 1518-1273
&5 Chaldéens. . . . . . . 526 1273-747
8 Assyriens. . . . . . . 121 746-625
6 Chaldéens. . . . . . . 87 625-538
Conme on le voit, les chiffres des sept dernières dynas-
ties n'offrent rien d’exorbitant. Encore sont-ils bien supé-
rieurs à ceux que donnent d’autres canons retrouvés dans les
fouilles au cours du XIX: siècle. En voici un spécimen donné
par Maspero (2) :
(t)Ces chiffres sc trouvent dans le Chronicon d'Eusèbe et dans ln Tabula
regum de Le Syncelle. Ces auteurs du IVe et du VIIEe siècle nous ont conservé
des extraits de Bérose et de Mancthon; il ne reste aucune copie des ouvrages
de ces derniers auteurs, Cf, la Grande Encyclopédie, art. Babylone.
(2) Les Origines, p. 592.
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 335
Ir dynastie ? Rois de Babyloneaprèsle déluge. ?
Ile » 11 rois de Babylone. . , . . . 294 ans.
[IT° » 11 rois d'Ourou-Azagga.. . . . 368 ans.
IVe » 36 rois, . . ,. . . . . . 576 ans 9 mois.
Ve » 11 rois de Pashé. . . . . . 72 ans 6 mois.
VIe » 3 rois de la mer. . . . . . 21 ans 5 mois.
VIIe » 3 rois de Bâzi. . . . . . . 20 ans 3 mois.
VIIIe » 4 roi élamite. . , . . …. . 6 ans.
IX° » 31 rois de Babylone. . . . . . ?
X° » 21 rois de Babylone. . . . . 194 ans 3 mois.
Ces dynasties s'arrêtent à la chute de Babylone en 538.
Elles donnent un total de 1553 ans, auquelil faut ajouter les
règnes des 31 rois de la neuvième dynastie, ce qui faitun
total vraisemblablement inférieur au précédent. Une source
d’obscurité pour les âges reculés de l'histoire babylonienne
tient à la pauvreté et à la rareté des documents les concer-
nant ; et les chroniqueurs ont conservé le souvenir d’un fait
qui expliquerait cette pénurie. Nabu-nasir ou Nabonasar (747-
733) aurait aboli les dates de ses prédécesseurs, afin que
l’histoire commençât à partir de lui. Néanmoins tout ne fut
pas détruit, et les découvertes modernes ont mis au jour de
précieux renseignements.
Si nous interrogeons les découvertes modernes, nous re-
cevons une réponse à peu près semblable à celle des auteurs
anciens.
TI. — Période légendaire pendant laquelle on comptait
le temps en sars.
1° Les rois d’Ur et de Larsa. Date inconnue.
2° Les rois d'Agadé :
Sargon I° que Nabonid (550 avant Jésus-Christ}, dit avoir
vécu 3,800 ans avant lui (1).
Naran-Sin etc.
(t) Cette affirmation de Nabonide n'offre aucune espèce d’autorité aux
yeux de la critique. Une des règles les plus élémentaires de la critique, en
effet, exige que les documents, pour faire autorité, soient contemporains des
faits racontés. Or ici le document raconte un fait éloigné de 3.200 ans ! Inu-
tile de dire que toute la critique officielle l'accepte cependant comme au-
.
thentique.
336
LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE
11. — Période historique.
d'après OPPERT
Ir dynastie élamite, 11 rois.
306 ans. . . 2506-2202 |
Ile dynastie de Utu-ellu, 11 rois.
266 ans. . 2202-1835
Ille dynastie, 36 rois.
576 ans. 1834-1258
IV° dynastie de Pase, 11 rois.
72 ans. . 1257-1184
V: période, 7 rois.
40 ans. 1184-1135
VIe période, inconnue, troublée.
| 1136- 763
VII° dynustie de Babylone.
16 ans. . . 762- 538
VIIl* dynastie, Cyrus et les Perses.
d'après MASPÉRO
I dynastie Babylonienne, 11 rois.
2416-2082
Il‘ dynastie Babylonienne, 11 rois.
2082-1714
I11° dynastie Babylon., 7 rois Cosséens.
1714 —?
1V° dynastie Babylon., 12 rois Cosséens.
2—?
V° dynastie Babylon., 12 rois Cosséens.
2 — 1148
VI: dynastie Babylon., 12 rois Pashé.
1148 — vers 950
VIl- période, 3 dynastie.
vers 950 — vers 900.
Vitle dynastie Babylonienne, 22 rois.
350 et quelques années vers 900-729.
1X° dynastie Babylonienne, 12 rois.
728-538
X‘ dynastie, Cyrus etles Perses.
L'Egypte présente une série de dynasties, plus difficiles à
interpréter que celles des autres pays.
Voici le tableau historique,
laissé par Manéthon, et con-
servé d’après l’Africain chez Eusèbe et le Syncelle.
Les dieux et demi-dieux, . .
Les héros et les mânes,. . . .
SYNCELLE
12.843
EUSÈBE
LH 5 AO AT2
. . … b.813
24.925
e . C]
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 337
Dynasties humaines
I. — Thinite, . . 8 rois 252 8 rois 253
II. — Thinite, . . 9 — 297 9 — 302
III. — Memphite . . 8— » 9 — 214
IV. — Memphite . . » — 4h48 8 — 27°
V.— Elephantine . D — » 9 — 248
VI. — Memphite , . » — 203 6 — 203
VIL — Memphite . . 5 — 75 70 — 0,70 jours
VIII. — Memphite . . 5 — 100 » —— 142
IX. — Héracléopolitaine, & — 100 19 — 409
X. — — 19 — 185 19 — 185
XI. — _— 16 — 43 16 — 43
ToraL du premier tome. 192 rois 2300 192 rois 2300
XII. — — 7 rois 245 7 rois 160
XIII. — Diospolitaine . 60 — 453 60 — 453
XIV. — Zoïte , ,. . 76 — 184(ou 484) 76 — 184
XV.— Pasteurs » — 250 6 — : 284
XVI. — Pasteurs . . 5 — 190 » — 518.
XVII. — Pasteurs . . & — 103 \ » — 151
XVII. — Diospolitaine . 14 — 348 16 — 263
XIX. — Diospolitaine . 5 — 194 6 — 209
Toraz du 2° tome, , » — 2121 » — 2121
ToraL pour les 12 dernières dynasties du 3* tome. . 847
Tora depuis Alexandre jusqu’à J.-C. . . . . . 332
TorTaz pour toutes les dynasties divines et humaines
d'après Manéthon. . , . . . . . 36525
)
Ce total, on le voit, est supérieuraux éléments qui sont
supposés le constituer.
Pour la Chine, comme pour la Chaldée, nous retrouvons une
chronologie plus vraisemblable que la précédente. Les Chi-
nois, gens positif, ne se sont point égarés dans une com-
putation nuageuse d'âges et de siècles fabuleux (1). Du reste
s'ils eurent leurs fables comme les autres pleuples, un de
J
(1) I y a bien certaines légendes qui parlent de millions d'années, mais
clles ne font point partie des livres vraiment historiques,
438 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE
leurs princes, l'empereur Tsine-Tchi-Hoamti, vers l'an 246
avant J.-C., les en débarrassa par une mesure radicale ; il fit
détruire tous les livres, à l'exception des seuls traités de mé-
décine, d'agriculture et de divination. Kaotzè, il est vrai,
monté sur le trône en 206, entreprit de reconstituer l'histoire
ancienne, et réunit en {9 volumes tout ce qu’il put retrouver
de la vieille littérature. Trois de ces livres sont historiques et
ont fondé les annales chinoises.
Comme nousle disions, ces annales ne présentent que des
chiffres vraisemblables. Les Chinois, du reste, ont toujours
traité l'histoire avec un spécial respect. Le soin de l'écrire
était confié à un tribunal officiel, composé des lettrés les plus
habiles. Un tribunal d'astronomie lui était adjoint, il avait la
charge de prédire les éclipses et d'en garder le souvenir. La
date de l’éclipse offre alors un moyen très facile de vérifier
l'exactitude des dates historiques.
Voici d'après les traditions chinoises la série des règnes
dans l’Empire du Ciel.
1. — Dynasties préhistoriques : époque des dix Ki.
Voici les rois les plus célèbres :
Pan-kou, le premier homme. . . àge inconnu.
Fou-hi. . . . . . . . . . . 2852 ans av. J.-C.
Hoamti. . . . . . . . . . . 2697
Yao, le héros du déluge. . . . . 2356
IT. — Dynasties historiques
l‘ Les Hia. . . . 17 empereurs 2205-1766
2° Les Chang ou Yin. 28 » 1766-1122
3° Les Tchéou. . . 35 » 1122- 249
4° Les Tsin. 4 » 249- 202
» Les Han. . . . 25 » 202- 25 ans ap. J.-C.
Au sujet de l'Inde; on peut accepter, comme expression
de la science actuelle, ce jugement de Sylvain Levi dans /a
Grande Encyclopédie : « L'histoire ancienne de l'Inde n'est
encore aujourd’hui qu'un tissu de fables. Monuments et do-
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 339
cuments font également défaut. La littérature védique, œuvre
d'un passé lointain sans doute, s’est refusée jusqu'ici à livrer
le secret de sa date. Les combinaisons astronomiques fort à
la mode il y a cent ans, puis tombées.en discrédit, ont été
reprises assez récemment dans l’Inde et dans l’Europe ; à dé-
faut de résultats assurés, elles permettent au moins de reculer
l'horizon de l'Inde aryenne, singulièrement rétréci par la cri-
tique des vingt dernières années, jusque vers le troisième et
quatrième millénaire avant l’ère chrétienne. Si l’histoire n'a
pas encore entrepris d'arracherà lalégendeles héros épiques,
elle n’est pas éloignée peut-être d'accepter comme un re-
paire assez solide l’ère du Kali-Youga, associée par une an-
tique tradition à la bataille qui fonda l’empire des Pandavas,
en 3101, avant J.-C. Mais jusqu'ici le seul fait positif acquis
est l'entrée dans l'Inde d'une population étroitement apparen-
tée par le langage aux Iraniens de la Perse et de la Bactriane,
aux Arméniens, aux Grecs, aux Celtes, aux Germains. »
Ce ne sont donc pas les Indes qui pourront venir com-
battre les données de la Bible, puisqu’au sujet de leur his-
toire antique, on ne possède qu'un seul fait positif indépen-
dant de toute chronologie, puisque pour combler cette la-
cune, monuments et documents font également défaut.
e
Il. — Ærposé des principes d'une vraie solution.
Nous avons, sans déguisement et sans réticence, exposé
aux yeux de nos lecteurs les principaux documents conser-
vés par les auteurs anciens ou découverts dans les recherches
plus récentes, concernant la chronologie de l'histoire. Cha-
cun a pu le constater en parcourant les divers tableaux, les
chiffres vraiment historiques n'ont rien de contraire aux
données de la Bible, ils leur sont généralement mème très
inférieurs. La Chine ne dépasse pas 2.200 ans ; la Chaldée
atteint 2.500; les Indes n’ont aucune date fixée, et ils
manquent de documents; l'Egypte seule présente, avec
une série de siècles et de dynasties, des chiffres qui semblent
plus irréductibles. Pour leur discussion, nous réservons un
340 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE
article spécial, nous n’en parlerons donc pas icr. Nous nous
bornerons aujourd’hui à fixer les principes généraux qui
doivent présider à l'interprétation des chiffres donnés pour
les âges reculés.
‘Avant l’époque de la dynastie élamite en Babylonie (2506
À. J.-C.) raconte Alexandre Polyhistor (1), on ne comptait
pas par années, mais par sars. Les chiffres des temps légen-
daires sont donc exprimés en sars, mesure du temps diffé-
rente de celle dont nous nous servons aujourd'hui. Pour les
comprendre et les interpréter avec justesse, il est nécessaire
de connaître l’exacte valeur non seulement du sar, mais des
diverses mesures du temps dans l'antiquité.
La détermination du sar a fait l’objet d'un grand nombre
de discussions. Eusèbe nous a conservé à ce sujet le senti-
ment de Bérose lui-même : « Bérose, écrit-il, ne nous a
conservé que la série des rois (Chaldéens); il commence
ainsi son histoire, comme en témoigne Apollodore : le pre-
mier roi fut Alorus de Babylone en Chaldée ; il régna dix sars.
Or cet historien estime le sar à 3.600 ans. 11 parle aussi du
nère et du sosse ; le nère, affirme-t-il, vaut 600 ans et le
sosse en vaut 60. C’est ainsi qu'il compte les années à la
manière des anciens (2). »
La plupart des auteurs payens ont enregistré le calcul de
Bérose non parfois sans protestation. On peut citer Diodore,
Pline, Simplicien, Hipparque. Tous ces historiens reconnais-
(1) Beaucoupattribuent cette remarque à Bérose lui-même. Nous avons vai-
nement cherché ce détail davus les fragments qui lui sont attribués. Au con-
traire, au milieu de ces fragments, on trouve ce passage de Le Syncelle en
faveur de Polyhistor.
« Ab anno præsente mundi 2405, Alexander Polyhistor Chaldæorum
regum post diluvium continuata serie resumere molitur, octoginta sex Chal-
dæorum, Medorumque reges, per quamdam sarorum, nerorum et sossorum
seriem, annis millibus triginta quatuor et nonaginta, hoc est saris novem,
neris duobus ct sossis octo regnasse commentus. Ab tempore octoginta sex
præfatorum..... Zoroastrem, et septem Chaldæorum rcges cum.sequutos
annis solaribus 190 imperantes, non ulterius saris, neris et sossis reliquisve
fabulosæ historiæ absurditatibus, sed legitimo solarium annorum cursu habita
numerandi rationc, Polyhistor idem inducit, (Historicorum Græcorum frag-
menta, t. 11, Berosus, Edit, Didot.)
(2) Historicorum Græcorum fragmenta, t, 1, Berosus,
/
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 341
sent aux Babyloniens une antiquité en rapport avec ces sars
de 3.600 ans. Cicéron au contraire trouve leurs prétentions
ridicules. «Il faut se moquer des Babyloniens, dit-il, qui, par
sottise, ou vanité, ou ignorance, prétendent posséder des mo-
numents remontant à 470 mille ans. » (1) Tous les auteurs
chrétiens des premiers siècles ont été de l'avis du grand ora-
teur romain. Cependant, tandis que les uns se sont contentés
de tourner en moquerie les exagérations chaldéennes, les
autres ont essayé de les interpréter. Au nombre de ces der-
niers il faut ranger Eusèbe de Césarée et deux moines grecs
du V* siècle, Panodore, Annianus.
« Le total des années de règne des dieux, des héros et
des anciens rois égyptiens, écrit Eusèbe, s'élève à 11.000
ans. Mais il s’agit d'années lunaires d’un mois, qui tamen
lunares, nempe menstrui sunt : Aussi les 24.900 ans, qu'a.
duré le règne des dieux, des héros et des mânes, selon la
croyances des Egyptiens, se réduisent-ils à 2.206 années
solaires. (2) »
Au sujet des deux autres historiens grecs, voici le témoi-
gnage de le Syncelle : « Dans ces 9.000 ans de la chronique
manéthonienne, plusieurs des nôtres, entre autres Pano-
dore et Annianus, ont voulu voir des mois lunaires, et ils
les ont réduits à 727 1/4 années solaires de 365 jours (3). »
Le Syncelle n’admet point ces calculs. Il veut voir dans
ces règnes des dieux de la pure fable. Ces apologistes ont
cru avoir trouvé quelque chose de nouveau, ajoute-t-il ; ils
ont fait de grands efforts pour concilier le mensonge avec
la vérité, alors qu'il n’y avait qu’à en montrer le ridicule.
Panodore s'était essayé dans l'interprétation de Ja chrono-
logie chaldéenne. Dans le but d'amener la concordance entre .
les 432.000 ans de Bérose et les chiffres bibliques, il avait
réduit ces années en jours solaires de 24 heures et par ce
calcul il avait trouvé, dans les nombres apposés aux dynas-
(1) Contemnamus etiam Babylonios...…. aut stultitiæ aut vanitatis aut im-
prudentiæ qui CCCCLXX millia annorum, ut ipsi dicunt, monumentis com-
prehensa continent. (De Divin. 1-19.)
(2) Chronic. Armen. Edit. Maï p. 93; — et apud Didot : Fragmenta histor.
Græc. 11.
(3) Chez Didot, Fragmenta kist, Græc. 11 p. 530.
342 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE
ties assyriennes jusqu'au déluge, le chiffre de 2242 ans (1).
Quoi qu'il en soit de la valeur de telles interprétations,
il n’en existe pas moins une tradition acceptée aux premiers
siècles chrétiens, et affirmant que l’année à l'origine se com-
posa d’un ou de quelques mois lunaires.
Citons encore Eusèbe d’après Le Syncelle : « Les Egyptiens,
au sujet de leurs dieux, demi-dieux, mânes et autres rois
mortels ont débité toutes sortes de fables ineptes. Ainsi
d'après eux, leurs premiers rois, les dieux, croyaient que
l’année se composait de trente jours, et suivait le cours de la
lune ; les successeurs de ces dieux, les demi-dieux, se firent
des années, appelées saisons (upos), et composées de trois
mois (2). »
Du reste les exégétes chrétiens n'avaient pas inventé cette
solution pour les besoins de leur cause. L'existence d’une
année très courte, à l’origine, est affirmée par la plupart des
historiens païens.
Parmi les anciens, qui ont parlé de ces années d'un, de
deux, de trois ou de quatre mois lunaires, il faut nommer
Eudoxe, cité par Proclus (3), Varron, cité par Lactance {4),
Diodore (5), Pline (6), Plutarque (7), Censorin (8), l'Africain
cité par Le Syncelle, etc. Sil'on en croit Censorin, grammairien
du I11° siècle de notre ère, les mois, chez les peuples d'Italie
avant Numa, étaient au nombre de 10 ; l’année commencait
à mars et se terminait en décembre, elle comptait 304 jours.
Du reste, même après Numa qui dota Rome de l’année
solaire, le nombre des jours de l’année était loin d’être
‘fixe, il variait au gré des prêtres chargés de fixer le calen-
drier. Cet état de chose dura jusqu'à Jules César.
Mais citons les paroles de Censorin lui-même ; elles sont
extraites de son livre, De Die natali (9), écrit avant l'an 238
(1) Cf. Fragmenta histor. Græc. I], p. 530, etc.
(2) Fragmenta histor. Græc. 11, p. 529.
(3) Ad Platonem. Tim. I.
(+) D.-G. 11-12.
(5) Opera. 1, 26.
(6) Histor. Nat. VI-10 et VIl-38.
| (7) Opera. Num. 18.
(8) De Die Natal, 19.
(9) Chap. x1x et xx
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 343
de notre ère. Il est important à cause des faits précis qu’il
cite, et des autorités qu'il rapporte :
« L'année naturelle est le temps qu emploie le soleil à parcourir les
douze signes célestes et à revenir au point d'où il était parti. Quant au
nombre de jours dont ce temps est composé, c'est un point que les
astrologues n’ont pas encore pu fixer d'une manière certaine. Philo-
laus donne à l’année naturelle 364 jours et demi, Aphrodisius 365 jours
et la huitième partie d'un Jour ; Callippe 365 jours autant qu'Aris-
tarque de Samos qui pourtant y ajoute la 1623 partie d'un jour. Elle
a suivant Méton 365 jours et la 19° partie de cinq jours... Harpalus la
fait de 365 jours et 13 heures équinoxiales..….. Si donc il y a un tel dé-
saccord entre les hommes les plus savants, peut-on s’étonner de ce que
les années civiles, qui furent séparément établies par divers peuples
encore grossiers, différent autant les unes des autres qu'elles corres-
pondent mal à cette année naturelle ; ainsi on rapporte qu’en Egypte,
dans les temps les plus reculés, l'année se composait de deux mois ;
qu'ensuite le roi Ison la fit'de quatre ; enfin qu'Armrios la composa de
treize mois et cinq jours. De même, en Achaïe, les Arcadiens commen-
cèrent, dit-on, par avoir des années de trois mois, ce qui fit nommer
es peuples IlposeAnvot (plus anciens que la lune) non comme quelques-
uns le pensent, qu'ils aient commencé d'exister avant que l’astre de
la lune fût au ciel, mais parce qu'ils comptaient par années, avant que
l'année eut été réglée, en Grèce, sur le cours de la lune. Quelques
traditions attribuent à Horus l'institution dé cette année trimestrielle :
c'est pour cela, dit-on, que le printemps, l'été, l’autonine et l'hiver sont
appelés &pat (saisons) ; l'année, 659 ; les annales grecques, Goo ; et
ceux qui les écrivent. poypépot ; et la révolution de ces quatre années,
qui était comme une pentaétérie, ils l'appelaient grande année; d'un
autre côté les peuples de la Carie et de l'Acarnanie eurent des années
de six mois qui différaient l’une de l’autre en ce que les jours allaient
croissant dans la première et décroissant dans la suivante, Et la réu-
nion de deux ans, sorte de triétérie, était pour eux la grande année. |
« Licinius Macer et après lui Fenestella {1) ont écrit que l’année na-
turelle à Rome fut d'abord de douze mois ; mais il faut plutôt s'en rap-
porter à Junius Gracchanus, à Fulvius, à Varron,à Suètone et aux autres
(1) Le premier vivait au temps de Cicéron, l’ autre au temps d Auguste. Ils
ont écrit au premier siècle avant Jésus -CEriee
344 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE
écrivains qui pensent qu'elle était de dix mois, comme l'était alors celle
des Albains de qui descendent les Romains. Ces dix mois se compo-
saient de 304 jours. »
En résumé, au sujet de la durée de l’année aux âges an-
tiques, on peut s’en tenir à ce jugement de Servius, gram-
mairien du Ill: siècle: « Les anciens, dit-il, eurent d’abord
l'année lunaire de trente jours (lunarem annum), puis ils
trouvèrent l’année ss (annum solstitialem), composée
de douze mois (1). »
Ce sentiment, reste, est appuyé sur la Bible elle-même.
Ne dit-elle pas en plusieurs endroits que Dieu a fait la lune
pour régler le temps /ectt lunam in tempora (2) et l'Ecclésiaste
dit avec une grande poésie : « La lune par la régularité de ses
phases détermine le temps et marque les époques. Le jour
de fête est indiqué par la lune, ce flambeau qui diminue
jusqu’à sa disparition. C’est d'elle que le mois tire son nom
et elle croît merveilleusement jusqu'à ce qu’elle soit pleine.
C'est comme le fanal d’un camp au haut des cieux, etelle
resplendit magnifiquement dans le firmament (3). »
La lune, dans l’antiquité, déterminait les divisions de l'an-
née ; aussi le nom des mois dans la plupart des langues an-
ciennes est-il un dérivé du mot qui désigne la lune elle-
mème : en hébreu 1areach, lune, et 1érach, mois ; en sanscrit
m& et masa lune, mois, saison, mesure ; en grec, urvn, lune
et urv mois ; en allemand mond et monat ; en anglais moon
et month ; etc.
La lune a donc présidé au mois, l’histoire comme l'étymo-
logie sont unanimes à l'enseigner. Nous avons vu égale-
ment la tradition enseigner qu'elle avait présidé à l’année,
aux temps préhistoriques aux premiers âges du monde. Mais
à quelle époque a-t-elle abdiqué ce rôle de régulatrice des
années ? Quand on interroge les documents anciens, et si
haut qu’on remonte dans la nuit des temps sans sortir de la
période historique, on trouve toujours les hommes comptant
les années d’après les révolutions du soleil. Une révolution
(1) Ad. Æn. III. 28%.
(2) Ps. 107. 19.
(3) Eccli. XLIITI-6 et seq.
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 345
complète de cet astre forme une année. La lune intervient
pour marquer les divisions, les mois ; mais son rôle se
borne là. Comme l’année n’est pas un multiple exact du
. mois lunaire, on inventa toute sorte d'artifices afin que le
premier mois revint toujours à la mème époque solaire. Les
Egyptiens, grands astronomes, avaient fixé le commence-
ment de leur année au lever héliaque (1) de l'étoile Sirius
appelée Sothis dans leur langue. Ils remarquèrent vite de la
sorte que l’année avait 365 jours, ils la divisèrent en 12 mois
de 30 jours, terminés par 5 jours épagomènes. Ce calendrier
est célèbre sous le nom d'année sothique.
Les autres peuplesen généralne surent pas déterminer d'une
facon si exacte la longueur de l'année ; ils se contentèrent
d'une approximation empirique. Les Hébreux fixèrent le pre-
mier mois au printemps ; la nouvelle lune après la matura-
tion de l'orge (2) était pour eux le commencement de l’année.
Pour atteindre cette époque ils comptaient, s’il était besoin,
une lune de plus à l’année précédente ; et ce mois interca-
laire n'avait rien de régulier, ni de déterminé à l'avance. Ce
n’est qu’en 358 de notre ère qu'ils adoptèrent le cycle de 19
ans inventé vers 463 avant J.-C., par l'astronome Méton. Dans
ce cycle, les mêmes années recoivent toujours le mois inter-
calaire ; ce sont les 3°, 6°, 8°, 11°, 14°, 17° et 19°. L'Eglise ca-
tholique suit encore ce calendrier pour règler la Pàque
et la série de ses fêtes mobiles. . | L
Les Chaldéens, comme les Hébreux, intercalaient un trei-
zième mois lunaire pour parfaire leur année.
Le monde musulman, aujourd’hui et depuis Mahomet, fait
usage de l'année purement lunaire, comme dans les temps
préhistoriques. Cette année se termine après 12 mois de 29
et 30 jours, et compte 354 jours. Le retour du premier mois
(1) On sait que, parmi les étoiles, un grand nombre, les plus éloignées
de la polaire, ne brillent la nuit qu'une partie de l'année. Après une ab-
sence plus ou moins longue, elles se montrent de nouveau ; mais cette reap-
parition a lieu tout d'abord le matin, un peu avant le lever du soleil ; aussi
appelle-t-on ce lever héliaque.
(2) Voir à ce sujet le chapitre XTIT du Lévitique : « atque in eodem dic
quo manipulus consecratur cœdetur agnus immaculatus anniculus in holo-
caustum Domini. Le jour où vous ollrirez les prémices de vos moissous,
vous immolerez aussi l'agneau pascal.
E, F. — VIII, — 22
346 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE
avance donc sur les saisons de 11 ou 12 jours chaque année :
au bout de 15 ans, il a avancé de six mois et après 30 ans il
a parcouru, en rétrogradant, le cercle de l’année tout en-
tière, et l’année lunaire a gagné une unité sur l’année solaire.
Comme on le constate, Mahomet pour le calendrier comme
pour le reste, a fait accomplir à son peuple un progrès à re-
bours, il l’a fait rétrograder jusqu'aux âges préhistoriques.
Les considérations que nous venons d’exposer ont une
très grande importance en chronologie. Pour avoir ignoré
cette incertitude et cette variation arbitraire du calendrier
chez tous les peuples, durant la période historique, beau-
coup d'auteurs sont tombés et tombent tous les jours encore
dans les erreurs les plus regrettables. Nous le constaterons
dans la suite. Diverses conclusions cependant doivent ètre
_ tirées de cette étude : 1° Il est à peu près certain que l’année
dans les âges préhistoriques fut réglée sur les phases de la
lune et compta un nombre de mois lunaires très inférieur à
douze. Cependant aucun document contemporaïn n’est venu
donner la certitude à cette hypothèse.
2° Des les premiers äges historiques, les peuples apparaissent
faisant usage de l’année solaire, mais la longueur exacte de
cette année établie aujourd’hui en 365 jours 1/4, fut généra-
lementignorée; on en fixait la fin et le commencement d’après
des procédés empiriques, qui n'ont rien à voir avec la pré-
cision des calculs astronomiques modernes.
3° La détermination exacte de l’année a été faite en Egypte
vers 240 avant J.-C. sous Ptolémée Evergète par le décret
de Canope (1) ; elle a été appliquée dans l’empire romain par
(1; Voici le texte du décret de Canope : « Pour que les saisons se suc-
cédent d'après une règle absolue et conformément à l'ordre du monde, et
pour quil n'arrive pas que des panégyries célébrées en hiver tombent en
été, par suite du changement d’un jour tous les quatre ans dans le lever de
l'astre (Sothis), ni que d’autres panégyries célébrées en été tombent plus
tard en hiver, comme cela s’est déjà vu et comme cela vient d'arriver, désor-
mais, l’année demeurant composée de 365 jours, un jour additionnel con-
sacré à la fête des dieux Evergètes sera intercalé tous les quatre ans entre
les cinq jours épagomènes et le nouvel an. »
Sous le règne de Minephtah ou de Seti, des plaintes s'étaient élevées
déjà au sujet des troubles accasionnés par cette imperfection du calendrier.
Cf. Masséro, Les Origines, p. 210.
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 347
Jules César ; et la légère erreur de 3/4 de jour par siècle
que présente cette première fixation a été corrigée par Gré-
goire XIII.
Nous allons faire l’application de ces principes à notre
sujet.
(À suivre.) |
Fr. HicaiRe DE Barenton.
POSSIBILITÉ
OU
IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
2° ARTICLE (1)
IT
L'opinion qui soutient l'impossibilité de la création du monde
« ab æterno, » l'emporte en probabilité sur l'opinion qui
en admet la possibilité ou la non-répugnance.
L'opinion adverse, comme nous l'avons indiqué plus haut,
n’attache aucune valeur démonstrative aux arguments sur
lesquels se base la doctrine bonaventuriste. Nous croyons
au contraire que ces arguments suffisent pour rendre notre
doctrine au moins la plus probable, sinon la seule vraie.
C'est là ce que nous voudrions maintenant prouver.
Deux ordres d'arguments s'offrent à nous : les premiers
se tirent du concept même de créature, tandis que les se-
conds procédant ab absurdo, nous montrent à quelles con-
séquences inadmissibles il faudrait nous rallier, si nous ad-
mettions la possibilité du monde éternel (2).
(1) Voir la livraison de septembre 1902.
(2) Le lecteur voudra bien remarquer qu’eu égard à notre point de vue tout
métaphysique, nous pouvons négliger une troisième catégorie d'arguments
empruntés à la science, à l'ordre physique. Celui qui voudrait connaître leur
force probante, lira avec fruit l’article du R. P. Sertillanges {Revue Tho-
miste, janvier 1890) ainsi que La Notion de temps du Dr Nys, au chap. Il, art.
V, par. 3. b. p. 155).
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 349
1. ARGUMENTS TIRÉS DU CONCEPT MÈME DE CRÉATURE (1).
Ici, et tout d’abord, une question s'impose : Qu'est-ce
qu'une créature ? qu'entend-on par création ?
On entend par création, la production totale de l'être ;
l'existence de l’être succédant à sa non-existence complète,
en vertu de l’action d’une cause efficiente. Elle est encore :
le passage de l'essence possible à l’état d'essence réalisée,
physique. Pesons les mots : nous disons que la création est
la production de l’être complet; elle implique donc plus
qu'une simple dépendance, si radicale qu'on la suppose, de
la créature par rapport à Dieu ; un simple état (status) ne
suffit pas non plus pour l'expliquer ; maïs il faut nécessaire-
ment qu à tout cela, il s’ajoute une action en vertu de la-
quelle un être (2) parvient à l'existence. Cet être-là, jouis-
sant de l'existence de par une cause efficiente, est propre-
ment une créature.
Ceci posé, il nous est permis de formuler notre premier
argument : la notion de créature nous en fournira la matière.
Et en effet, qui dit être créé, désigne une chose tirée du
néant. Elle ne possède pas une note, pas une qualité qui ne
trahisse son origine. Tout en elle est fini, tout en elle in-
dique un commencement. L'ordre admirable qui règne dans
le monde ne serait nullement troublé de sa disparition. Son
existence n’a d'aucune façon changé le cours des choses : elle
est contingente. Il fut donc un temps où cet être n'existait
pas ; il y a eu un moment-où l’on pouvait se dire : un ètre nou-
veau a été produit, on peut s’imaginer un instant où il soit
possible que cet ètre n’existe plus. Or, comme d'une part le
mot : créature implique un commencement d'existence, et
que de l'autre, l'existence est la mesure de la durée, c'est-à-
(1) Comme ils s'appliquent'à l'être créé, en tant que créé, nous pouvons
laisser là toute distinction entre les créatures ; car les êtres permanents, au
mème titre que les êtres successifs, dès lors qu'ils sont créés, tombent sous
la portée de nos preuves. |
(2) Faut-il dire, que ce mot d’être est inexact, et que nous l'avons simple-
mentintroduit pour suppléer à la pénurie de termes en parlant d'une chose qui
n'est pas encore ?
350 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ETERNEL
dire que celle-ci est proportionnée à la chose qu'elle affecte,
et partant, qu'il y a pour cette créature commencement de
durée ; comment pourrait-on dire sans contradiction, que
cet être produit dans le temps, sujet d’une durée initiale
peut posséder sans qu'il y ait répugnance dans sa nature,
une durée qui n’a jamais vu de commencement, que cet être-
là est réductible à l’être éternel ? (1)
Il faut donc nécessairement que la doctrine adverse abou-
tisse à une contradiction en disant qu'un être créé, et possé-
dant comme tel un état initial, puisse être aussi, et en même
temps, un ètre éternel, c'est-à-dire un être qui n'a jamais eu
de commencement. Dès lors, il n’y a plus d’issue : ou il faut
dire que la créature ne peut pas être éternelle, ou bien
avouer que, ce que l’on appelle créature ne l’est pas, puisqu'il
n’a pas été tiré du néant. Or, cette dernière hypothèse serait
fausse ; donc, il y a impossibilité à ce qu’une créature soit
« ab æterno ». (2)
(1) Admisso quod notio creationis implicet transitum a non esse ad esse,
potest apodictice demonstrari nullam rem posse creari ab æterno. Prob:
si aliqua creatura.. posset creari ab æterno, creatura hæc haberet princi-
pium et simul non haberet; fuisset et non fuisset smul. Atqui hæc omnia
sunt contradictoria. Ergo. Prob, cons. Ex hoc eni quod ponitur mundus
fieri, ait S. Bonaventura, ponitur habere principium. Ex hoc autem quod po-
nitur æteraus..… ponitur non habere principium. Unde idem est quærere
utrum Deus potuerit facere quod mundus habendo principium non haberet
principium; et hoc includit contradictionis utramque partem. (I sent. D.
XLIV, a. 7, q. 4.). Cœterum ipsi adversarii in hoc nobis assentiunt. Dicit
enim Biel: « manifestum est, quod non potest Deus mundum ab æterno pro-
ducere post ejus non esse, quia si præccssisset non esse, tunc incepit esse.
Si incepit esse, non fuit ab æterno. Includit ergo manifestam contradictio-
nem posse creare mundum ab æterno post non esse... — Omnino est reji-
cienda distinctio Thomistarum inter creationem temporalem et creatio-
nem æternam; necessario que concludendum est notionem creationis impli-
care transitum a non esse ad esse. Prob. Propositio hæc nulla indiget pro-
batione. Nam, si contradictérium est ullam creaturam posse creari ab
æterno, evidenter debet produci in tempore. Sed temporalis creatio, fa-
tentibus ipsis adversariis, importat transitum a non csse. Ergo... (P. Evan-
gelista a S. Beato : De necessaria temporaneitate creaturæ. c. 2 et 1).
(2) Scot propose notre argument en ces termes. « De omni producto ali-
quando verum est vel aliquando erit verum dicere quod producitur..... crea-
tura igitur aut semper producitur quando est, aut aliquando producitur et
nou semper : si secundo modo, in illo instante in quo sic producitur, primo
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL. 351
Et le bon sens lui-même, ne dicte-t-il pas, que le mouve-
ment implique de toute nécessité au moins deux termes : le
« terminus a quo » ou point de départ, etle « {erminus ad
quem » ou le but proposé ? Or, d’après la définition mème,
il est clair que la créature, c’est-à-dire, l’être créé, par consé-
quent produit, a été en mouvement vers un but ? Ce but
qu’était-il, sinon l’ « esse sui » ? Il faut donc qu’au point de
départ, elle ne l’eût pas encore atteint, qu'elle fût en con-
séquence dans le « non esse sui ». Comment dès lors conci-
lier ces données avec une définition exacte de l'être éternel ?
Celui-ci, en effet, n'a jamais été produit, jamais il n’a été
en mouvement vers l'existence, mais toujours et dans toute
sa plénitude il a possédé l’ « esse sui » ou l’existence com-
plète (1).
Nos adversaires tâchent d’éluder la force probante de notre
argument, en appliquant à la créature éternelle la distinction
entre le néant réel et le néant virtuel. Ils concèdent volon-
tiers que l'état de néant réel est incompatible avec l'état
cæpit esse : tunc patet propositum, quia quod primo capit esse, habet prin-
cipium. Si primo modo, igitur creatura est in continuo feri, quod videtur
inconveniens, quia tunc non esset permanens. Videtur etiam quod tunc non
differret creari a conservari, quod improbatur dupliciter. Primo quia creari
est produci de non esse ad esse ; conservari autem est ipsius præhabiti esse ;
et ita creafi non est conservari. Secundo quia agens particulare generat, et
non conservat : igitur ubi ambo concurrunt in eodem, aliud est unum et
aliud est alterum et additur huic rationi quia creatura habet esse acquisi_
tum, et per consèquens post non esse, alias esset Deus. » (77 sent. d. 1, q.
3, no 6). Quant à saint Bonaventure, voici ses paroles : « Impossibile cst,
quod habet esse post non-essce habere esse æternum, quoniam hic est im-
plicatio contradictionis ; sed mundus habet esse post non-esse ; ergo impos-
sibile est esse æternum. Quod autem habeat esse post non-esse, probatur
sic : omne illud quod totaliter habet esse ab aliquo, producitur ab illo ex
nihilo; sed mundus habet totaliter esse a Dev; ergo mundus est ex nihilo; sed
nou ex nihilo materialiter : ergo originaliter. Quod autem omne quod tota-
_liter producitur ab aliquo diflerente per essentiam, habeat esse ex nihilo,
patens cst. Nam quod totaliter producitur, producitur secundum materiam
et formam ; sed materia non habet ex quo producatur, quia non ex Deo :
manifestum est igitur, quod ex nihilo. » (71 Sent. Dist. I, p. À q. 2 ad fund. 6.)
(1) « Quod .nunquam non fuit, sed semper fuit, nunquam fuit sub nihilo
sui; atqui creatura ab ætcrno semper fuisset, ergo nunquam fuisset sub
nihilo sui, proindeque non essct creatura, si esset ab æterno. » (P. G
vasius Brisac. art, II Phys.)
352 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
d’éternité, mais disent-ils il n’en est pas de mème pour le
néant virtuel. Ils s'expliquent en prenant la comparaison du
soleil et de sa lumière. En effet, l’action d'éclairer dans le
soleil, est virtuellement et par nature postérieure au soleil
lui-même, quoiqu'’elle ne le soit pas réellement et par le
temps. Ainsi en serait-il de la créature éternelle.
Remarquons d'abord que. comparaison n’est pas raison,
et de plus, ici la comparaison cloche au point de n'avoir
aucune valeur. La créature, en effet, doit passer du néant
à l'ètre réel, sinon :l serait faux de dire qu'elle n'était
rien avant son existence. Comme le non-être et l'être sont
deux termes contradictoires, ils ne peuvent se vérifier en
même temps dans un mème sujet. Il faut donc que ce qui
passe du premier état au second, puisse au ne go conce-
voir comme ayant été « sub nou-esse ». Cette vérité saute
aux yeux, que l'on nous passe cette expression. Or, pareil
concept touchant l'être éternel est impossible et détruit
en ses fondements la notion d’éternité. Donc, conclurons-
nous, un passage virtuel, une priorité virtuelle ne suflit pas
pour expliquer intégralement la notion de créature.
Disons en outre que l'exemple allégué est mal choisi, qu'il
esttout entier hors de la question, et ne possède avec elle
aucun lien réel. L'action d'éclairer suppose évidemment un
principe produit, un soleil créé, la création donc est déjà
hors cause. Certes, la cause première de toutes choses peut
faire en sorte qu’un effet soit « tempore simul, cum causa
sua creala », parce qu'alors le passage du non-être à l'être
est pleinement sauvegardé ; mais ces données ne se vérifient
plus quand il s’agit de la création éternelle. (1)
La preuve que nous venons d'exposer est-elle convain-
cante ? Nous le croyons. Elle suffirait, pensons-nous à établir
(1) S. Bonav, « Dicendum quod ponere mundum ætlernum esse sive
æternaliter productum, ponendo res omnes ex nihilo productas, omnino est
contra veritatem et rationem... et ideo contra rationem ut nullum philoso-
phum quantumcunque parvi intellectus crediderim hoc posuisse. Hoc enim
implicat in se manifestam contradictionem.,. Si autem (Philosophus) hoc
seusit, quod nullo modo cœperit (mundus) manifeste erravit... Et necesse
fuit, cum ad vitandam contradictionem ponere aut mundum non esse factum,
aut nou esse factum ex nihilo, » (II Sent. dist, I, p. I, a. 1. q. 2).
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 353
la doctrine bonaventuriste, sinon comme certaine, au moins
comme la plus probable. Seulement tous n’en jugent pas de
même, il s’en faut de beaucoup. Parmi les savants qui se
sont occupés de la question, les uns regardent l'argument
comme probable: d’autres au contraire semblent n'y at-
tacher que peu ou point d'importance (1). Ainsi le D' Nys,
après avoir dit dans sa savante étude, « qu'envisagée du
côté de Dieu, la possibilité d’une créature éternelle semble
être en dehors de toute contestation », affirme que du côté de
l’être créé, conçu abstraitement, l'hypothèse d’une création
éternelle ne rencontre pas davantage de difficultés insolubles ;
ce qu'il prouve en disant entr’autres : « Le concept de la créa-
tion n'implique pas nécessairement que le néant précède dans
le temps l’apparition de l'être ; la question de création est es-
sentiellement une question de cause et d’origine, nullement
une question de temps. (Th. de Pot. q. III, a. 14). Quelle que
soit donc sa durée éternelle ou temporelle, la créature mé-
rite réellement son titre, si, selon la totalité de son être,elle
est sortie des mains de Dieu, sans le concours d'aucune
cause matérielle préexistante. Tel est le concept adéquat de
la création.
Ces données ne nous semblent pas suffisamment établies,
et nous ne pouvons les admettre. Gardons-nous des défini-
tions faites a priori. Tout d’'abordilparaitinutile d'examiner la
question du côté de Dieu, car, ainsi que nous l'avons fait re-
marquer plus haut, la puissance de Dieu touche à la question
seulement d’une facon mdirecte et par voie de conséquence.
_ (4) Zigliara op. cit. Cosm. 1. I, c. 3. « Probabile est repugnarc aliquam
creaturam esse ab æterno. Repugnat mundum semper extitisse et simul ali-
quando non extitisse. Atqui hæc contradictio haberetur si mundus esset
creatus ab æterno, Repugnat ergo mundum ab æterno esse creatum. Prob.
min. semper enim extitisset quia cum ex non esse sui processerit ad esse
per creationem, non esse præcessisset esse et sic aliquando, hoc est in illo
non esse, non fuisset, » Saint Thomas admet lui aussi la probabilité de cet
argument. (V. S. C. G. L. II, c. XXXVIII). Le Docteur Angélique ne nie
pas qu'on puisse démontrer avec probabilité (ou avec une probabilité supé-
rieure) l'impossibilité de la création éternelle du monde; seulement il déni*
aux arguments une force péremptoirement démonstrative. (V. p. 1. q. XLVI,
a. 2). Cf. gg. dispp. de Pot. q. IL, a. XIV, a 6. — V. etiam Schiffini Disp.
Métaph. spec. Théol. Nat. disp. 1V ; — Nys: La Notion de temps c. IT, a. V.
354 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
_
En outre, nous ne croyons pas que le concept adéquat de
la création, soit tel que nous le présente le savant auteur.
Et, en effet, pour être adéquat, le concept doit fournir toutes
les notes esentielles de son objet, et n’en omettre aucune.
Or, en disant : « la créature mérite réellement son titre si,
selon la totalité de son être, elle est sortie des mains de
Dieu... », M.Nys semble présupposer précisément ce qui
demanderait une preuve. Ces mots : « sortie des mains de
Dieu, selon la totalité de son être » signifient-ils simplement
que, pour qu'une créature soit telle, il lui suffit d’être totale-
ment (ou d’après la totalité de son être) dépendante de Dieu
Créateur ?.. Si cela suffit, quelle différence pourra-t-il y avoir :
entre produire un ètre, lui donner l’existence, et en éloigner
tout ce qui pourrait éteindre celle-ci? Créer et conserver
est-ce la même chose. ? (1) Evidemment non. Et pourtant
n'est-ce pas ce que M. Nys semble supposer ? Car, si des deux
sens possibles, il affirme que sortir des mains de Dieu signi-
fie pour la créature, avoir recu l'existence ou l'être sans le
concours d'une cause matérielle préexistante, n’affirme-t-i
pas notre conclusion, puisque l'être n’aura pastoujours existé,
et qu'avant de sortir des mains du Créateur, il n’était pas ?
Et qu'onne dise pas qu’à notre tour, nous présupposons
ce qu'il y a à prouver. Comment peut-on dire que quelque
chose soit sorti de toute éternité des mains de Dieu, si l’on
donne au mot sortir, le sens de commencer à exister? En-
tendu dans le sens contraire, créer s’identifiera avec conser-
(1) Jean de Saint-Thomas avoue lui-même (Phil. nat. p. E, q. XXIV, a. 1)
que les adversaires de notre opinion doivent admettre cette confusion :...
« non esset assignare principium incœæptionis in duratione, sed principium
originis et causalitatis, hoc enim solum est de ratione creationis, ut docet
S. Thomas q. III de Pot., art. XIV a. 8 in 2. Quare si res fieret ab æterno,
procederet sine initio durationis, sicut res incorruptibiles accipiunt duratio-
nem sine fine, et ita acciperent tunc durationem opposito modo ad tempus,
id est, sine incœptionc, sed semper existendo, cum depudentia tamen ab alio,
in quo differret a proccssione divinarum Personarum.., Creatura autem ab
æterno haberet infinitatem durationis participatæ, et ita careret initio, quia
initium iufinitati opponitur, sicut infinita quantitas initio et fine caret. Quare
non distingucretur ibi productio et conservatio, quia hoc ipso quod sine
initio procederet, conservata procederet, et simul essct producta et conservata,
quia sine durationis initio procederet solo causalitatis principio et originis.»
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 355
ver, et dès lors à quoi bon distinguer les deux ? Jusqu'ici
on a enseigné communément que créer se rapportait à l'ori-
gine de l’être, tandis que conserver n’est autre chose qu'em-
pêcher la destruction d’un être existant.
Remarquons en outre que créer ne signifie pas non plus
produire d'une façon quelconque, par exemple comme
fait l'artiste, qui dans un bloc de marbre taille une statue.
Non ; le mot création indique qu'avant l'être créé il n y avait
rien, pas même un atome qui aurait pu servir à le former,
mais le néant le plus absolu qui puisse se concevoir. « Cre-
atio est productio entis ex nihilo sui et subjecti. » Il nous
semble donc que la définition de M. Nys n’est exacte qu'en-
tendue dans notre sens; elle n’infirme donc nullement
notre thèse.
: À l'appui dela même assertion, le savant professeur dit
encore que la priorité logique de l’essence sur le fait de sa
réalisation est la seule que puisse réclamer l’essentielle con-
tingence des créatures. Attribuez en effet, dit-il, au monde
actuel une existence éternellement reçue, sera-t-il moins
contingent que si vous en faisiez remonter l'apparition à
quelques miliers d'années ?
Evidemment non ! si l’on suppose le monde ab æterno con-
Hingens, il est certes contingent ! Mais la question qui nous
occupe est de savoir si une créature contingente peut être
« ab æterno » ; c'est précisément l'hypothèse qui esl en ques-
tion. |
« Les essences non réalisées, les essences considérées
comme types idéaux, et qui resteraient éternellement dans
le néant, si une cause extrinsèque ne venait les en tirer », sont
appelées-simples sujets récepteurs de l'existence concrète !
J'avoue humblement ne pas comprendre des expressions
comme celle-ci : ce qui resterait éternellement dans le néant
a existé de toute éternité, a été tiré du néant de toute éter-
nité, a été éternellement recu...
Second Argument. « Est-il possible, dit M. Farges,
qu'une créature soit si parfaite qu’elle ne tombe pas de
quelque manière sous la succession et dans le temps ? Son
essence dans l'ordre idéal est sans doute éternelle et immo-
356 POSSIBILITE OU 1MPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
bile comme Dieu, mais dès qu’elle est réalisée dans une subs-
tance individuelle, il semble qu’on ne puisse la concevoir dé-
pouillée de certaines opérations. Or, il est impossible que
ces opérations ne soient pas multiples, successives et par
conséquent temporelles, car l'acte pur, et sans mélange de
potentialité,est le propre de Dieu seul. Cette immobilité dans
l'activité est en effet une perfection bien difficile à concevoir
dans une créature, mème pour un ange ou quelque pur esprit.
On concevrait plutôt en elle l’immobilité dans la puissance.
Le monde ainsi plongé de toute éternité dans un silence et
un repos solennel, qui le confondraient en apparence avec
la mort ou le néant, attendrait le signal du réveil et l’impul-
sion divine, à l'heure marquée dans les conseils éternels (1).»
Or, nous croyons que la succession exclut l'éternité, que
l'être successif se distingue radicalement de l'être éternel.
Qui dit succession, affirme en effet une multitude d’instants
se suivant l’un l’autre et exigeant dès lors un instant initial,
sorte de guide qui ouvre la marche et que rien ne précède.
Ecoutons ici saint Bonaventure; « Aucune créature n'est
totalement acte, ni en son ètre, ni en ses puissances ; il s’en-
suit donc, qu’elle a toujours besoin de la puissance conser-
vatrice done Par conséquent, quoiqu'elle ait tout l'être
(son être total, bien entendu) elle ne possède cependant pas du
coup la continuation totale de son étre ; dès lors il y a en elle
une succession, sans innovation cependant touchant son
être ou la propriété absolue de celui-ci, mais néanmoins con-
tinuation véritable, par rapport à laquelle la créature a pour
(1) L'idée de Dieu 3° p., HI. — « Sile temps est indissolublement lié au
changement, les choses qui ne changent pas ne sont pas temporelles. Elles
peuvent exister pendant le temps. Etre dans le temps, c'est nécessairement
changer et recevoir cette actualisation successive qui constitue le présent,
le passé et l'avenir. Etre pendant le temps, c'est assister aux changements
temporels des autres, sans en éprouver soi-même. Un être n'est donc pas
dans le temps ou temporel, par le seul fait qu'il existe pendant le temps :
si nous supposions qu'il ne change pas et quil est incapable de changer,
parce qu'il est l'acte pur, l'actualisation complète de toute perfection, nous
devrions concevoir en cet ètre une durée sans aucune succession, une durée
qui exclut tout passé et tout devenir, une durée éternelle où il jouit, dans un
présent perpétuel, de la plénitude de l'existence, suivant la formule célèbre
«interminabilis vitæ tota simul ct perfccta possessio. » — Farges Zbid.2ep , Il.
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 357
ainsi dire l'être en puissance, et de cette facon elle est suc-
cessive. Dieu seul par conséquent, étant l’acte pur, est ac-
tuellement infini, possède l'être total, il a en même temps
la possession de son être (1). »
Or, nous le demandons, cette sorte d'angoisse étreignant la
créature par rapport à l'instant qui va suivre, cet étatsuppliant
qui paraît diré à Dieu:« puisque j'ai commencé,permettez que je
continue »,est-1l compatibleavec l'éternité? Non; n’ayantjamais
commencé, l’être éternel ne peut connaître une fin, et partant
il ne peut la craindre. Etant éternel, il se suffit à sa propre
conservation, il est nécessaire. Etant nécessaire, sa dispari-
tion détruirait l’ordre admirable qui agence toutes les parties
du monde entre elles, et ferait crouler le monde lui-même.
Mais cet être est unique, il est Dieu, et hors de lui, nul ne peut
revendiquer ces prérogatives !
Cette conclusion est rigoureuse et nécessaire. (2) Et qu'on
ne dise pas que cet état successif n’est pas applicable aux êtres
permanents. Car que signifie cette permanence ? Que l'être
qui en est affecté ne souffre aucune potentialité par rap-
port à un instant futur ? Qu'il est sûr de lui-même et de la
continuité de son existence ? Non: cet être, nous venonsdele
voir, c’est Dieu seul ! Mais indique-t-elle simplementque son
essence ne réclame pas de succession ; quà l'éncontre du
temps, du mouvement, elle n’exige pas un changement conti-
nuel ?nous demanderonsalorssi cet étre a été créé. Sioui, il est
successif, puisque pour lui l'existence a succédé au néant. Et
quel est l'être, si parfaitsoit-il, qui n'ait besoin de l'assistance
continuelle de Dieu pour conserversa précaireexistence ? Dès
lors il esten suspens, il est en puissance par rapport à l’ins-
tant qui va suivre ; il est sujet à succession. (3)
(1) II sent. D. 2 ; p. 1, a 1., q. 3. |
(2) D. D. (De Deo Creante th. XVIII): « Quoticscumque, esse creare, et
existentia subsequitur non esse et possibilitatem, toties repugnat æternitas
(creaturæ). Æternitas seu præsens immutabile excludens vel possibilitatem
successionis ab ingenio creaturæ abhorret, Repugnat multipliciter,-quia sup-
ponit multitudinem infinitam actu dierum ; eam supponit exhaustam, quoti-
die crescentem. Duæ itaque proprietates cssentiales mundi : contiugentia et
successi0, æternitatem prorsus excludunt. »
(3) Nous ne croyons donc pas, avec M. Nys, qu'au point de vue exclusi-
vement métaphysique, l'hypothèse de la création éternelle « résiste victo-
358 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
Nous pouvons donc conclure que le monde, par cela seul
qu'il est créé, exclut toute possibilité d’être éternel. Pour le
prouver, la notion de créature a fourni une preuve que
nous croyons suffisante, mais il importe d'étayer davantage
notre thèse en montrant les absurdités auxquelles conduit
l'opinion contraire.
, Î
2. ARGUMENTS EX ABSURDO
Ainsi que nous l'avons insinué plus haut, les théologiens
et les philosophes qui traitent cette question divisent géné-
ralement les êtres en deux grandes catégories ; l’une com-
prend les êtres successifs, l'autre Îles êtres permanents.
Nous ne nous écarterons pas de cette division, mais avant
d'aborder chaque catégorie en particulier, posons un argu-
ment général. Dieu pourrait-il anéantir un monde créé de
toute éternité ? Oui, répondent les philosophes, à quelque
camp qu'ils appartiennent. Notons la réponse, et qu'on
nous permette une seconde hypothèse à savoir que Dieu
eût anéanti le monde, un moment après sa création éter-
nelle ! (1) Il est clair que le temps écoulé entre la création
et l’annihilation est fini ou infini ? Peut-être infini ? Evidem-
ment non, puisque supposé que le monde n'ait vécu qu’un
moment, chaque moment d’une durée serait à lui seul infini’
Qui oserait l’admettre ?
Mais supposons qu’il soit fini. Qu'importe le nombre de
moments écoulés depuis la création jusqu’à ce jour, puisque
chaque moment est fini et que le tout n'échappe pas à la
condition essentielle de ses parties? Il faudra dire que la
durée du monde a deslimites et que son existence en a aussi.
On voit donc que l'hypothèse d’éternité pour la créature est
inadmissible (2). |
rieusement à l'épreuve de la critique la plus sévère » ; mais nous pensons
que mème au point de vue métaphysique, cette hypothèse subit un échec, et
que les arguments apportés en sa faveur, aboutissent à une pétition de principe.
(1) Ces expressions paraissent risibles ct le sont en cffet, mais le lecteur
voudra bien se rappeler que nous sommes dans le domaine des suppositions
où la « folle du logis » règne en souveraine. |
(2) Qu'on nous permette de remarquer ce que dit M. Nys : « Lorsque, par
la pensée, nous remontons la chaîne des siècles réels ou imaginaires écou-
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 359
Examinons maintenant la question plus en détail, et à cet
effet considérons séparément les êtres successifs et perma-
nents. |
À. — Eres successirs (1)
Les raisons que l’on peut faire valoir pour prouver notre
thèse se rapprochent toutes, plus ou moins, de celle qui
consiste à démontrer, qu'étant admise la possibilité de la créa-
tion ab æterno pour les ètres successifs, il faut admettre
aussi la possibilité d’une multitude actuellement infinie, ce
qui répugne.
Premier Argument. Il répugne qu’un seul et même infini
recoive de l’accroissement dans l’ordre où l’on le considère,
parce qu’alors 1l posséderait deux notes essentielles contra-
dictoires (2). Et en effet, il serait infini, au moins par hypo-
thèse, et d'autre part il serait fini, puisqu'il lui manquerait la
perfection dont il est susceptible. Or, dans la supposition
que la création du monde ab æterno fût possible, ce cas se
réaliserait. Le monde, tel qu'il est aujourd’hui, étant sup-
posé éternel, serait infini. Mais il lui manque la perfection
lés, jamais, quelle que soit d'ailleurs l'étendue de ce regard plongé dans le
passé, il ne nous est possible de nous arrêter à un instant qui nous apparaisse
comme le point initial obligé de l'apparition des êtres... Au surplus, les
créatures ne sont-elles pas indilférentes à l'égard du temps ? » — Nous con-
_cédons bien volontiers, qu’en plongeant le regard dans le passé, on n'arrive
pas à un instant qui soit le point initial obligé déterminé, c'est-à-dire, à tel
point plutôt qu'à tel autre, mais cela n'empêche pas qu'il eu faille un,
quel qu'il soit ; nous accordons de mème que les créatures soient indiflérentes
à tel ou tel temps, mais qu’elles le soient au temps pris d'une facon absolue,
c'est là ce qu'il faudrait prouver.
(1) « Res successivæ sunt motus, et generationes rerum, et per motus in-
telligimus tam locales, quam alterationis..... Est autem specialis difficultas
in rebus successivis, quod fuerint ab æterno, quia deberent carere omni
principio. » Jean de Saint-Thomas, Phil. nat. p. I, q. XXIV, a. 2.
(2) Farges, op. cit. « Cette notion de série ou de succession sans point de
départ implique une contradiction. Elle serait infinie dans le passé, et pour-
tant elle augmenterait chaque jour. Mais il est contraire à la nature de l'in-
fini, de pouvoir être augmenté. Et si l'on nous dit que le temps ne serait
infini que d'un seul côté, du côté passé, je réponds précisément que l'infini
ne peut être tel d'un seul côté, car la même quantité serait alors finie ct
infinie en même temps. »
360 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
que lui ajouteront l'heure, la minute, l'instant qui vont
suivre (1); il en est susceptible, il la recevra, donc il est li-
mité, fini. Quoique infini, le nombre des jours et des années
pourra augmenter. Dès que le jour de demain se sera ac-
tualisé pour le monde, celui-ci comptera un jour en plus ! (2)
(1) Le R. P. Scrtillanges (Rev. Thom., novembre 1897) admet la valeur de
cet argument appliqué à un infini réalisé dans son ensemble, mais il lui dénie
toute portée, si on l'applique à la question qui nous occupe, parce que, dit-il,
le passé n'existe pas comme ensemble, ne constitue pas un infini « actu ».
Pareille explication ne peut nous satisfaire. Ainsi que nous le redirons plus
loin, qu'importe que les jours infinis soient passés! N'en résultcra-t-il pas
tout de mème que le nombre, représentant pour nous les jours infinis, est
actuellement infini, lui aussi ?... Ce nombre, pourrait donc dans l'hypothèse
que nous combattons, recevoir une augmentation, ce qui ne peut se faire :
on n'augmeute pas l'infini dans l’ordre même où il se prévaut de cet attribut.
(2) Saint Bouaventure nous fournit des arguments similaires. (II Sent.
d. 1,p. 1, a. 1, q. 2).
« Impossibile est infinito addi — hæc est manifesta per se, quia omne
illud quod recipit additionem fit majus, infinito autem nihil majus — sed
si mundus est sine principio, duravit in infinitum : ergo durationi ejus non
potest addi. Sed constat hoc esse falsum quia revolutio additur revolutioni
omni die : ergo etc. Si dicis quod infinitum est quantum ad præterita, tamen
quantum ad præsens quod nunc est, est finitun actu et ideo ex eä parte qua
finitum est actu, est reperire majus : hæc est veritas infallibilis quod si mun-
dus est æternus, revolutiones solis in orbe suo sunt infinitæ, etc... » —
« Impossibile estinfinita pertransiri (ut dicit Aristoteles.) Sed si mundus non
cæpit, infinitæ revolutiones fuerunt : ergo impossibile est illas pertransire :
ergo impossibile fuit devenire usque ad hanc. Si tu dicas quod non sunt per-
transita, quia nulla fuit prima, vel quod etiam bene possunt pertransiri in
tempore infinito ; per hoc non evades. Quæram enim ate, utrum aliqua revo-
lutio præcesserit hodiernam ia infinitum, au nulla. Si nulla : ergo omnes
finitæ distant ab hac, ergo sunt omnes finitæ, ergo habent principium. Si aliqua
in infinitum distat, quæro de revolutione quæ immediate sequitur illam,
utrum distet in infinitum ? Si non, ergo nec illa distat quoniam finita distan-
tia est inter utramque. Si vero distat in infinitum, similiter quæro de tertia
et de quarta, et sic in infinitum : ergo nou magis distat ab hac una, quam ab
alia : ergo una non est ante aliam : crgo omnes sunt simul ». — « Impos-
sibile est infinita a virtute finita comprehendi, sed si mundus non cϾpit, inti-
nita comprehenduntur a virtute fiuita. Ergo etc. Probatio majoris per se
patet. Minor ostenditur sic: suppono, solum Deum esse virtutis actu infinitæ,
et oimnia alia habere finitatem. Rursus suppono, quod motus cœli nunquam
fuit sine spirituali substantia creata quæ vel ipsum facerct, vel saltem co-
gnosceret. Rursus etiam hoc suppono quod spiritualis substantia nihil oblivis-
citur, Si ergo aliqua spiritualis substantia virtutis finitæ simul fuit cum cœlo,
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ETERNEL 361
Supposé cet infini, on pourra toujours en concevoir un plus
grand que lui.
Jean de Saint-Thomas nous fournit un second argument
qui n’est pas sans valeur (1):
Il est, dit-il, une difficulté spéciale qui s’ oppose à ce qu’on
admette la possibilité d’une création ab æterno pour les
êtres successifs, car il devraient être dénués de tout principe
de durée. En effet, assignez leur un commencement quel-
conque : du coup, ils ne sont plus ab æterno, parce que leur
instant initial et le moment présent sont deux termes qui ne
peuvent comprendre une durée infinie et éternelle. Or, si
le monde est privé de commencement, il faut nécessaire-
ment nier une succession infinie ab æterno, puisqu'il est de
l'essence de la succession d’avoir un point de départ et un
terme, etc. |
Cette opinion, ajoute-t-il, me paraît non seulement plus
probable, mais encore plus certaine, en supposant d’une part
que la corruption ab æterno est impossible, et que de
l’autre la succession ne se comprend pas sans une corruption
quelconque (2).
nulla fuit revolutio cœli quam non cognosceret ; et non est oblita, ergo omnes
cognoscit ; et fuerunt infinitæ, ergo aliqua spiritualis substantia virtutis fini-
tæ simul comprehendit infinita. Si dicas quod non est inconveniens quod
unica similitudine cognoscat omnes revolutiones, quæ sunt ejusdem specei
et omnino consimiles, objicitur quod non tantum cognoverit circulationes, sed
eargm effectus, et effectus varii et diversi sunt infiniti ; patet ergo, etc...
(1) Loc. sæpius citat.
(2) Cfr. Van Hoonacker (op. cit.): « Repugnat ut creationis objectum po-
natur aliqua series infinita, seu carens primo termino quæ constet substantiis
quarum una ab altera producatur, v. g. series infinita hominum quorum unus
ab altero generatus fuerit, quin detur aliquis homo primus immediate a solo
Deo creatus. Nam homo parente genitus non potest dici a solo Deo crea-
tus.. et sic sequeretur speciem humanam a Deo tanquam a causa adæquata
produci non potuisse, quia ad hoc requiritur ut sit in aliquo determinata
individuo, quod solum Deum auctorem haberet suæ existentiæ. Igitur inf.
nita series creata hominum videtur absurda, non solum ratione indirecta
quæ nempe repetatur ex ipsa impossibilitate hujusmodi seriei per se
spectata, vel ex impossibilitate actualis multitudinis infinitæ animarum quæ
admittenda foret, sed directa ratione ex ipso facto creationis deprompta. »
— « Repugnat res productas per motum esse ab æterno : ergo repugnat ge-
perationes et corruptiones, ac proinde mot et tempus, esse ab æterno.
E. F. — VIII. — 23
362 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
Le R. P. Sertillanges (AR. Th., sept. 1897) pour échapper
à ce qu'il y a « de troublant et comme d’aveuglant pour l’es-
prit dans cette supposition d’une succession infinie de jours
et de siècles »', (nous dirions plus volontiers : à la contradic-
tion qu'implique la possibilité du monde ab æterno), semble
obscurcir la notion d’un moade créé dans le temps, comme
si les ténèbres pouvaient produire la lumière (1). À notre
avis, c’est de l'homéopathie déplacée. Ce n'est pas l’obscu-
rité, mais la répugnance qui nous sert d’argument ex absur-
do. Partant, ce n’est pas non plus l'obscurité qu'implique la
création du monde dans le temps, (qu'on ne l’augmente pas
à plaisir !}, qui peut nous atteindre.
— « Comment se représenter, en effet, dit le Révérend
Père, le passage du néant absolu à l'être ? Que se passe-t-il
à ce premier instant ? Dirons-nous que le monde devient ?
Mais alors il n’est pas, car ce qui est n’a pas besoin de deve-
nir. Dirons-nous qu'il est? Mais alors il ne devient pas. Et
ainsi nous devons concevoir à l’origine un double instant,
l’un où le monde devient et n’est pas, l'autre où son devenir
consequentia patet. Nam,sublato termino motüs, impossibile est dari motum ;
unde cum res genitæ per motum sint ejus. terminus, sic non possunt esse
ab æterno nec ipse motus ab æterno esse potuit. Probatur antecedens : Quod
sentialiter supponit aliquid prius se, etiam duratione non potest esse ab
æterno ; sed res producta per motum essentialiter supponit aliquid prius se,
ctiam duratione, scilicct motum quo producitur.. Ergo repugnat res producta
per motum ab æterno ». (Goudin,Phys. II. Th. unic). — « Repupgnat mundum:
dum:esse æternum, saltem quoad entia successiva, ut sunt motus localis, ge-
nerationes et corruptiones rerum, etc. ; successio namque cssentialiter con-
cludit pluralitatem rerum, quarum una sit post aliam : ergo repugnat ens
successivum, qua tale, esse æternum et productum per actionem instanta-
neam, qualis est creatio ». (Gonzales, Cosmol, c. I, a. 2, $ 2.)
(1) « Enfin la raison principale, croyons-nous, qui rebute les esprits en
face de notre hypothèse, c'est l'obscurité de cette notion d'infini, éternel
scandale de la raison humaine. Il faut bien avouer, en cflet, qu'il y a quelque
chose de troublant et comme d'aveuglant pour l'esprit dans cette supposition
d’une succession infinie de jours et de siècles. Tous les changements que
nous observons partent d’un terme, pour aboutir à un autre terme. Un univers
qui marche et qui ne vient de nulle part; une durée qui s'écoule et qui ne
s'approche ni ne s'éloigne d'un point de départ ou d'un but; il y a là quelque
chose qui confond. Mais qu'on veuille bien remarquer d'autre part, et cette
observation, à notre avis, est capitale, que la création du monde dans le temps
est une:notion tout aussi difficile à comprendre. »
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL . 363
1
aboutit à l'être. Mais ce premier devenir, comment le con-
cevoir ? Que peut-il se passer là où il n'y a rien ?.. Le monde
est, etilest après n'avoir pas été, c'est tout ce quon peut
dire, si même cette expression « après» ne renferme pas
une idée fausse.
— Nous l’avouons, pareilles données ne sont certes pas de
nature à jeter grande lumière sur le concept de création. Mais
sont-elles bien nécessaires pour s’en faire une idée suffi-
samment nelte, pour autant du moins que notre intelligence
le permet ? Nous ne le croyons pas, et mème nous les jugeons
inutiles. Pourquoi ce double instant, ce devenir et cet être ?
Sans doute nous ne comprenons pas l’action créatrice, mais
nous savons d'autre part que création $ignifie : «productio rei
secundum totum suum esse, ex"nihilo sui et subjecti » ; donc
là oùil n'y a rien, Dieu, sans le concours d'aucune matière
préexistante, par sa seule Puissance sans bornes, peut faire
exister quelque chose ; le devenir et l'être se confondent ;
aussi longtemps que la création n’est pas faite, 1l n’y a rien :
rien ne devient, rien n'existe ; mais aussitôt la création faite,
quelque chose est, mais ne devient plus; c'est dire que la créa-
tion est marquée par l'apparition d’un ètre qui devientpar le
fait mème qu'il est, et qui est, par le fait même qu’il devient.
Nous croyons pouvoir dire en toute vérité et en toute exacti-
tude de termes:« le monde est, et ilest, après n'avoir pas été.»
Nous ne craignons pas que le mot « après » renferme une
idée fausse:le monde ne peut évidemment pas « être et ne pas
ètre.…..en même temps»; si donc il est,et « n’a pas été. »il faut
bien que sa non-existence ait été suivie par son existence,
ou qu'il existe après n'avoir pas existé. Ainsi que nous l'a-
vons dit plus haut, nous ne pouvons admettre que la création,
considérée non pas comme l'état de la créature, mais comine
sa cause d'existence, indique une simple relation d'etfet à
cause; puisque, ainsi considérée, la création doit nécessaire-
ment se rapporter à la réception de l’existence; et il ne suflit
pas qu'elle se rapporte à la conservation de l'existence recue,
si toutefois on veut sauvegarder la distinction que le sens.
commun a introduite entre créer et conserver un ètre. Dès
lors, nous nous demandons en vain comment « la difficulté
qui s’oppose à l’idée de création » (disons mieux: l'ebscurité
364 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
qui entoure l'action créatrice, la difficulté pour nous en for-
mer un concept adéquat) « devient un argument pour l'hypo-
thèse d'une durée éternelle ».…
— « Ce qu'Il (Dieu) veut, continue le Rév. P. Sertillanges,
I1l'a toujours voulu; ce qu'Il fait, Il l’a toujours fait ;.. si
donc l’on regarde la question à ce point de vue, la difficulté
se déplace et passe de notre thèse à la thèse adverse. Il est
infiniment plus facile de concevoir un monde coéternel à
l’action éternelle qui le cause, qu’un monde temporel résultat
d'une action posée dès l'éternité. .…. Nous ne serions pas
éloignés de prétendre toutefois que, tout compte fait, les
diflicultés soulevées par l’idée de création dans le temps,
sont aux yeux du philosophe, du mème ordre et presque du
mème degré que l’idée d'une succession infinie. Ce qui fait
la différence pour le peuple, et en philosophie beaucoup sont
peuple — c’est que l'infini déroute l'expérience et que l’idée
de commencement est vulgaire. Par là, l'hypothèse d’une
durée infinie nous effraie, et celle du commencement de
tout nous paraît simple ; mais, si dépassant la sphère de
l'expérience, qui ne nous présente que des changements,
nous envisageons..…. l’idée d’un commencement absolu, elle
nous jettera dans le trouble, tout comme celle d’une durée
éternelle ;.... l'idée de création dans le temps, que nous
recevons de la foi, n’en reste pas moins pour nous, comme
philosophes, extrêémement obscure, et... si nous avions à
choisir librement entre ces deux hypothèses : ou le monde
temporel créé de Dieu par une action en quelque sorte nou-
velle, ou le monde éternel dépendant éternellement de Dieu,
c'est vers cette dernière, peut-être, que nous inclinerions..…
La Foi nous révèle plus d’un fait, et parmi eux la nouveauté
relative du monde, mais ce n'est pas un motif pour pré-
tendre imposer au nom de la raison ce que nous ne tenons
pas d’elle, ni n’en pouvons tenir. »
— On a beau affirmer « qu’il est infiniment plus facile de
concevoir un monde coéternel à l'action éternelle qui le
cause, qu’un monde temporel, résultat d’une action posée
dès l’éternité » ; pour nous, cela est non seulement infini-
ment plus diflicile, mais mème absolument impossible,
puisque le monde créé ab æterno implique contradiction.
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 365
Cette contradiction, on. ne la trouvera pas dans la création
d'un monde temporel, résultat d’une action posée dès l’éter-
nité. Et en effet, de ce que Dieu veuille de toute éternité la
création d’un monde qui ne se produira que dans le temps,
s'en suit-il une répugnance ?.. Qu'il y ait obscurité, nous le
voulons bien; mais impossibilité, nous le nions ; d’ailleurs
la Foi est là, qui confirme nos dires ; et le philosophe, quel .
qu'il soit, ne rejette pas impunément ses lumières. Encore
que l’on fasse abstraction de ce secours surnaturel, la possi-
bilité de la création du monde dans le temps, s’aflirmera
devant la raison humaine, pure de tout alliage contradictoire
et éminemment raisonnable. D'ailleurs que l’on choisisse :
ou l'affirmation contradictoire, ou la doctrine quelque peu
obscure : astre voilé de légères ténèbres, mais à travers
lesquelles on aperçoit un horizon brillant de vérité. Pour
nous, nos préférences ne peuvent être pour la contradiction,
d'autant plus que ceux qui l’admettent, ne peuvent se sous-
traire à nos ténèbres. Et de fait, supposons que l'éternité du
monde créé soit possible, quelle est la raison humaine qui
pourra, sans s’insurger contre la Foi, nier la possibilité d'un
monde créé dans le temps ? Dès lors, pourquoi dire que les
difficultés se déplacent pour passer à notre thèse ?.... Quoi
qu’il en soit, nous préférons l'obscur au contradictoire.
Nous non plus, nous ne croyons pas que la foi soit un mo-
tif pour imposer au nom de la raison ce que nous ne tenons
pas d'elle ni n’en pouvons tenir ; mais, sans rejeter les lu-
mières de la foi, sans prétendre imposer quoique ce soit, nous
proposons au nom de la raison, les conclusions que nous
tenons d'elle, les croyant d'autant plus assurées, quand, aux
clartés des raÿons divins qui nous illuminent, elles paraissent
conformes aux œuvres de Dieu.
Troisième et principal argument. Si on l’admet pour les _
ètres successifs la possibilité d’une création ab æterno, on
doit admettre nécessairement aussi la non-répugnance d’une
multitude actuellement infinie. Or, la saine raison ne peut
admettre cette conséquence. Ecoutons le grand philosophe,
le Cardinal Zigliara. (op. c. Cosm. |. 1 c. III, a. 2). Je crois que
le monde, tel qu'il est dans l’ordre présent, n'aurait pu ètre
36% POSSIBILITÉ OÙ IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
créé ab :rterno, quoi qu’en pense le P. Guérinois, O. P., dans
son ouvrage. Clypeus Philosophiæ Thomisticæ, t. TT, p. II,
Phys. q. 1, art. IT. Et en effet, si cette création est possible,
il semble en découler que dans la succession de l'éternité
jusqu'au moment présent, il y aura des successions actuelle-
mentinfinies, soit dans le temps, soit dans le mouvement, soit
dans la génération, ou du moins dans les pensées de quelque
intelligence créée : or nous avons démontré en Ontologie
qu'une telle infinité actuelle répugne. Le docteur angélique
lui-même est favorable à notre opinion, comme on peut le voir
p. 1, q. XLVI, a 2, ad 8. » Jean de Saint-Thomas est du même
avis que l'éminent cardinal Zigliara : « une autre raison
en faveur de cette opinion, et qu’on ne pourra jamais résoudre,
est que, si les mouvements et les générations étaient ab
wterno, il ne répugnerait pas d'admettre un infini in actu, ce
qui est chose inadmissible... La conséquence est manifeste ;
car il pourrait y avoir des générations infinies d'hommes ; il
existerait un nombre infini d’âmes séparées, parce qu'elles
sont immortelles ;.. ou pareillement, comme le nombre des
jours serait infini, un ange aurait pu être créé chaque jour,
de sorte qu'au moment présent il y en aurait une multitude
actuellement infinie. Cet argument est souvent proposé par
saint Thomas qui le laisse sans solution ».. (1)
(1) Farges, op. cit. : « L'on a beau dire que les êtres passés n'existent
plus (s'ils existaient encore, saint Thomas accorde l'impossibilité : aussi lors-
qu'il s agit de la création ab ætcrno d'âmes humaines qui sont immortelles,
il nie la possibilité (1% q. 46, a. 2, ad. 8) ; cette réponse ne nous satisfait pas.
Ils existent toujours comme faits historiques ou au point de vue numérique,
comme collection d'unités distinctes. Or jamais une collection d'unités ne sau-
rait être infinic : cela est mathématiquement impossible. Ainsi, si vous sup-
posiez que le monde existe depuis une infinité de jours, d'heures et de mi-
nutes, vous devriez conclure que ke nombre de ces minutes n’a pas êté plus
grand que celui de ces heures, de ces jours ou de ces années, ce qui est ab-
surde », — Cfr. Sylvester Maurus, Quest. philos, t. 11, q. 34. — P. La-
housse : Cosmol. de tempore creationis, n° 543. — Saint Thomas : 17 Sent.
dist, 1, q. 1. a. 5 ; Summa theol. 1%, q. 16, a. 2, ad 8 ; opusc. de æternitate
mundi. — « Atque hinc sequitur motus et generationes aliarum rerum not
potuisse cesse ab æterno, sicut enim animæ immortales naturaliter perseve-
rant, sic Deus posset supcrnaturalitecr conservare alias formas, quæ idev
essent etiam tune infiuitæ actu » (Billuart, dis. 1, a. 6). — « De deux
choses l'une, dans la thèse de l'éternité du monde, on veut parler du monde
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 367
Quelque incontestable‘ que nous paraisse cette majeure,
tous les auteurs cependant ne l’admettent point. Examinant
la question. de savoir si l'hypothèse du monde éternel est
nécessairement dépendante de la possibilité d'une multi-
tude infinie actuellement existante, M. le professeur Nys
(op. cit.) dit entre autres. « La majeure de ces arguments
revient en substance à ceci : vous n’appliquez votre hypo-
thèse d’une création éternelle qu'aux êtres successifs, c'est-
à-dire, qu’à des créatures destinées à disparaître complète-
ment au terme d’une existence temporelle toujours relative-
ment très courte. Mais au lieu de créations transitoires, il
m'est aussi légitime qu'à vous de supposer des êtres naturel-
lement impérissables ou d’une durée permanente. Que faut-il
en penser ? Les deux hypothèses sont elles également légi-
times ? On l'affirme, mais cette assertion nous paraît être le
type d'une pétition de principe adroitement dissimulée. Nos
adversaires ne peuvent inférer de cette majeure l'existence
actuelle d'une multitudeinfinie,qu’à une seule condition : c’est
de n’attribuer à aucun des êtres permanents, qu’il leur plaît
de substituer aux êtres successifs, une existence éternelle.
Mais que signifie le terme « d’êtres permanents, d'êtres im-
périssables » ? Si vous voulez en inférer l'existence actuelle
d'une multitude infinie, il faut bien que leur existence se soit
prolongée jusqu’à vous, et que, dans le fait de la création,
vous leur ayez reconnu cette aptitude. En substituant dans
votre majeure aux êtres successifs, des êtres permanents,vous
actuel qui est successif, ou d'un ètre créé quelconque,qui pourrait être éter-
nel. Dans le premier cas, il faudrait supposer une suite de changements sans
commencement, une série sans premier terme, une multitude qu aucun
nombre ne saurait exprimer. (Sum. theol., 1%, 2, 7, 4). C'est l’objection que
rencontre saint Thomas dans la Somme Théologique, à savoir que, depuis le
premier, il y aurait eu une infinité de jours jusqu'au jour actuel. Le Docteur
Angélique se borne à répondre que, d'un jour quelconque à un jour quel-
conque, il u'y a pas une infinité de jours. Puisqu'il n'ÿ a pas eu de premi:r
jour, on ne peut appliquer le principe à la totalité. Cette réponse montre plu-
tôt la difficulté de donner une réponse absolument nette, que la valeur in-
trinsèque de l’abjection. Dans le second cas, nous avons une créature éter-
nelle ; et saint Thomas nous dit lui-même que Dieu seul est éternel et sans
succession... » Domet de Vorges. (Annales de Philos. chrétienne, février-
mars, 1898).
368 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
affirmez donc la possibilité d'existence d'une multitude ac-
tuelle, tout comme dans l'opinion thomiste ; la thèse d’une
création éternelle d'êtres successifs, est l'affirmation ex-
plicite de la possibilité d’une multitude infinie d'êtres ac-
tuellement disparus. N'est-ce pas une pétition de principe
des mieux caractérisées ? Bien plus, vous partez d’une‘hypo-
thèse que vous croyez absurde, pour en inférer que l'opinion
thomiste rivale, l’est au même titre; mais de quel droit pré-
tendez-vous assimiler votre hypothèse à la nôtre? Puisque,
de votre avis, la créalion éternelle des anges implique une
contradiction, que ni vous ni moi nous n’avons rencontré
dans la création éternelle d'êtres successifs, je garde ma
foi en cette seconde hvpothèse et vous laisse le bénéfice de
la première. »
— C'est à tort, croyons-nous, que le savant et sympathique
auteur pense qu’il faille, pour prouver que la création ab
æterno entraîne avec elle une multitude actu infinita, eubs-
tituer des êtres permanents aux êtres successifs. A vrai dire,
nous n'avons que faire de cette substitution ; surtout, il ne
nous faut pas une série d'êtres existant au moment actuel ;
mais il nous suffit une multitude actuellement infinie d'êtres
qui ont existé, ce qui, selon la remarque bien juste de
M. Farges, répugne déjà souverainement. Dès lors, l’impu-
tation d’user d’une pétition de principe ne peut nous tou-
{ cher ; notre supposition est parfaitement légitime. Comment
pourraient-ils jamais avoir prôné la possibilité d’une mul-
titude actu infinita, ceux qui la combattent de toutes leurs
forces ? Puis, quel inconvénient y a-t-il dans un argument
ab absurdo, à partir d’une hypothèse que nous regardons
comme inadmissible, pour en conclure qu’une thèse est
insoutenable, puisque l'hypothèse contradictoire est insé-
parablement unie à l’admission de la thèse combattue ? Il
s'agit donc, pour les partisans de l'opposition, de se débar-
rasser tout d’abord de ce lien génant.
M. Nys dit en outre que, nilui ni nous, nous n'avons
trouvé de contradiction dans la création éternelle des êtres
successifs. Nous croyons qu’il est inutile d’insister, et que
les preuves données plus haut établissent suffisamment le
contraire.
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 369
Le R. P. Sertillanges (Revue Thomiste, novembre 1497)
fournit lui aussi, pour échapper à cette multitude infinie,
des explications que nous ne pourrions justifier. — Nous ad-
mettons parfaitement que le passé a été, qu'une proposition
actuellement vraie n’a pas nécessairement pour objet une
chose actuellement existante; mais cela importe peu, puisque,
comme nous l'avons dit plus haut, la possibilité de la créa-
tion du monde ab æterno n'entrainerait pas moins la possi-
bilité d'un nombre actuellement infini, ce qui implique con-
tradiction. — Si on admet que Dieu peut créer un ange à
un moment quelconque de la durée, et qu'il n’est pas de mo-
ment où une telle action ne lui soit possible, de quel droit
refuse-t-on à la Toute-Puissance divine la faculté de doter
d’une pareille création tous les moments de la durée qu'on
suppose infinie ? — Comment des parties finies peuvent-elles
former un ensemble infini ?..
— « La succession n’existe pas pour Dieu, continue le R.
Père, son action est une, elle est éternelle... de sorte que
demander : Dieu peut-il créer chaque jour un être, pendant
une durée éternelle, cela revient à dire: Dieu peut-il créer
un infini ? Et alors la question se prendra non du côté de la
puissance de Dieu, qui est évidemment sans iimites, mais
du côté de la nature de l'objet, qui est ou qui n'est pas réali-
sable. Une infinité successive d'ètres périssables est-elle
possible ? Oui, car elle ne constitué qu’un infini en puissance,
et aucune contradiction ne s’y révèle: Dieu pourra la faire.
Une infinité successive d'êtres permanents est-elle possible ?
Non, car elle aboutit à un infini en acte, et par là à une im-
possibilité véritable. Dieu ne pourra pas le faire. »
— La question est très bien posée, mais nous ne pouvons
souscrire à la première partie de la réponse ; une infinité
successive d'êtres périssables ne constitue pas, il est vrai,
une multitude d’êtres actuellement existants, mais ce n’est
pas davantage uninfini en puissance ; puisqu'il s’agit d'une
succession supposée infinie « a parte ante »,c'estquelque chose
qui n’est plus à l’état de puissance, mais qui a été en acte, et
quoi qu'il en soit, elle conduirait à la possibilité d’un nombre
actuellement infini, ce qui répugne ; donc Dieu ne peut pas
la faire.
370 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
— « Un groupe quelconque de jours, ditencore le R. P. Ser-
tillanges, peut être compté, si grand qu'il soit ; l'ensemble,
à supposer le temps infini, n'est pas nombrable. Pour nom-
brer, en effet, il faut partir d’une unité qui sert de base au
calcul et dont la répétition plus ou moins fréquente produit
le nombre. Dans l'hypothèse d’un infini, cette unité première
n'existe point; donc pas de total possible ;.. compter à partir
du commencement esticiun non-sens, puisque parhypothèse
il n'y a pas de commencement. »
— Tout nombre actuellement posé est numérable de par
son concept ; donc un nombre actuellementinfini, c'est-à-dire
actuellement posé et'infini, implique contradiction ; l'unité
qui sert de base au calcul est le jour actuel, à partir de là il
faudrait pouvoir compter le nombre infini. Nous accordons
volontiers que le concept d'infini exclut le dénombrement,
mais c'est précisément à cause de cela qu’on ne peut pas
donner ce qualificatif à la quantité, qui, par son concept, im-
plique la possiblité du dénombrement. Il y a une grande
différence entre un temps infini passé, et un temps infini à
venir. En effet, le tempsinfini passé est ac/uellement sans
limites, c'est pourquoi nous nions sa possibilité ; tandis que
le temps infini à venir, n’est infini que d’une façon impropre :
ilest infini en puissance, mais actuellement fini, en un mot ;il
est indéfini. [lvadesoi quenous en admettonsla possibilité. (1)
(1) Le R. P. Evangéliste de S. Béat, dans son étude citée plus haut (ch. VI,
cor. 1), se demande: « Utrum posita æterna creatione alicujus rei succes-
sivæ, vere existeret multitudo actu infinita ? Affirmative respondent Bonaven-
turistæ omnes, et quicumque thomisticam sententiam de possibilitate æternæ
creationis impugnarunt. Quin etiam, ipsi Thomistæ hoc concedere videntur.
Hanc vero couclusionem, ctsi nostræ sententiæ de impossibilitate æternæ
creationis valde consentaneam, si quis diligenter ad omnia in præcedenti
articulo disputata attendere voluerit, omnino falsam esse judicabit ; aliis
verbis: æterna creatio rerum successivarum multitudinem actu infinitam
non parit, sed tantummodo numerum finitum, cujus unitas quædam dura-
tionem habet infinitam... Porro dicet aliquis : si res ita se habeat, tota ruit
argumentatio tua circa impossibilitatem æternæ rerum succesivarum creatio-
nis, Cui difficultati ut fiat satis, sequentia notata volumus, .. Secundo, quod
probat nullam dari multitudinem actu infinitam, ipsissimum argumentum
probat nullum ens successivum, ut tale, posse creari ab æterno... Tertio, et
si creatio æterna rerum successivarum multitudinem actu infinitam non pro-
ducat, producit nihilominus durationem actu infinitam.
Atqui talis duratio actu infinita repugnat, Ergo. Apposite cl. Estius : «a Deu“
_
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 351
Nous disions dans la mineure de notre troisième argu-
ment, que la possibilité d’une multitude actuellement infinie
était inadmissible (1).
non potest producere infinitum actu, neque secundum magnitudinem neque
secundum durationem :; est enimin his tribus eadem ratio impossibilitatis secun-
dum multitudinem, scilicet infinitum aliquid actu completo jam sumptum
esse, etc. » (in dist. I., II sent. $ XD). Nonest ergo cur ad multitudinem actuinfi-
nitam recurramus,ad falsitatem sententiæ thomisticæ demonstrandum. Quarto,
sed ne hanc quidem ex toto repudiare cogimur. Re sane vera, si Deus producere
potest infinitum actu secundum durationem, quod omnino est admittendum in
hypothesi æternaæ creationis,potest.juxta Estii principium,et infinitum secun-
dum multitudinem producere, Secd illud infinitum secundum multitudinem
actu compleri nequit successive, ut ex dictis constat. Restat igitur ut Deus
illud producat unico instanti, i. e, sumultanee. Porro omnes thomistæ hance
multitudinem actu infinitam simultaneam respuunt. Ergo et propriam sen-
tentiam de possibilitate æternæ creationis rerum successivarum respuere
tenentur ». Ces concessions nous paraissent un peu bénignes ; pour se
débarrasser du cauchemar, que produit l'absurdité d'une multitude actuelle-
ment infinie, inhérente à la possibilité d’une création ab æterno pour les êtres
successifs, on admettrait une autre absurdité, en donnant au premier être de
cette série une durée sans limites aucune. On ne fcrait que doubler l’absur-
dité ; si on échappe à l'existence hic et nunc de la multitude actuellement
infinie, on n'échappe pas à sa possibilité; or, qu'on la dise réalisée, ou qu'on
la dise simplement possible, cela revient au même. Prouvons-le : cette durée
infinie qu'on se plairait à concéder au premier être de la série, n'est sans
doute pas le présent immuable, qui ne couvient qu'à Dieu seul ; maïs bien
une durée successive, puisqu'elle affecte un être sujet à succession ; elle doit
donc à son tour comprendre, non pas des êtres numériquement infinis, mais
au moins des instants, des mouvements, des opérations en nombre infini.
d'où il suit que l’on tomberait de Charybde en Scylla.
(1) Farges, op. cit. : « Tous nos adversaires reconnaissent que tout
nombre infini, toute série actuellement infinie, sont des contradictions fla-
grantes. En cela, savants et philosophes sont unanimes. (Cfr. saint Thomas,
1% q. 7, a. 4 — et q. 46, a. 2 ad. 8), où il dit nettement qu une série actuelle-
ment infinie (a parte ante) d'hommes ou d'’âmes humaines cest impossible).
Mais, nous réplique-t-on, l’infinité numérique, dont il s’agit ici, n’est pas ac-
tuelle et simultanée, elle est seulement successive cet virtuelle. La série se
poursuit toujours, elle n’est donc pas infinie, mais seulement indéfinie. Nous
répondrons qu'il ne faut pas confondre une séric sans fin avec une série sans
commencement : ce sont là deux notions fort différentes ; aussi l'Ecole les
a-t-elle distinguées avec soin sous le nom d’éternité a parte post et d'éternité
a parte ante. Une série sans fin ou indéfinie n’a rien de contradictoire, car de
fait à quelque moment qu'on la compte, elle est finie. Au contraire, une série
sans commencement ne serait pas seulement indéfinie, mais actuellement
infinie, puisqu'on supposerait que toute cette série infinie d'êtres antérieurs
372 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
Aristote nous apprend que plusieurs philosophes de
l'antiquité croyaient à l'existence d’un nombre infini. Comme
partisans de la même opinion on cite : Leibnitz (1), la plupart
des Nominaux, Vasquez (Comm. in S., p. 1, D. 26, c. 1), Hur-
tado (Phys. d. 13, $ 16), Tolet (Comm. in 1 p. D. Th. q.7,
art. 4) (2), Arriaga (Phys. d. 13, n. 32), Oviédo (Phys. controv.
14, punct 4, n.6; punct. 5). — L'opinion contraire est com-
mune parmi les Scolastiques : saint Bonaventure (I. Ï sent.
d. 43, a. 1,q. 3), Scot, qui soutient en outre que la sentence ad-
verse est opposée à l’autorité des Philosophes et des Saints
(£. II, sent. d.1, q. 3; 1. 3, d. 13, q. 2) (3). Certains auteurs, peu
serait actuellement réalisée ». — « Quod attinet ad multitudinem actu inf-
nitam simultaneam, nos equidem cum S. Thoma contendimus ipsam non esse
possibilem ;... infinitum actuale permanens, si non omnium, certe plurimo-
rum pbilosophorum judicio infringitur ». (San-Severino, Cosm. c. VI, a. IV).
(1) Dans une lettre à Foucher (ap. Dut. t. 2. 1 p. 243) il dit: « Je suis
tellement pour l'infini actuel, qu'au lieu d'admettre que la nature l’abhorre,
comme l'on dit vulgairement, je tiens qu'elle l'affecte partout, pour mieux
marquer les perfections de son auteur. Ainsi, je crois qu'il n’y a aucune partie
de la matière, qui ne soit, je ne dis pas divisible, mais actuellement divisée ; et
par conséquent la moindre parcelle doit être considérée comme un monde plein
d'une infinité de créatures différentes ». — Dans une lettre à P. des Bosses
(ap. Dut. 1], I p. 268) il dit encore : « infinitum actu in magnitudine nou
æque ostendi potest ac in multitudine.. Ego philosophice loquendo non ma-
gis statuo magnitudines infinite parvas, quam infinite magnas, seu non ma-
gis infinitesimas quam infinituplas. Utrasque enim per modum loquendi com-
pendiosum pro mentis fictionibus habeo, ad calculum aptis, quales etiam
sunt radices imaginariæ in Algebra ».
(2) Ailleurs Tolet défend la répugnance d’une multitude actuellement infi-
nie : « Existimo, multitudinem actu consummatam implicare et esse von
posse, nec pertransiri posse. Et ratio tatem multitudinem prohibens, hæc
est : quia si esset infinita multitudo, non crescerct additione multorum, nec
minueretur ablatione multorum. Patet : nam si homines modo infiniti sint
transacti, quæro au post centum annos plures erunt transacti : Si id neges,
videtur stultum, si vero concedas, quomodo ergo homines illi erant infiniti
Quomodo infinita multitudo habet plus et minus ?..... Præterea, quia omnis
multitudo ad numerum reducibilis est aliquem, alias esset prorsus extra
genus, et nihil esset, At quod illa multitudo infinita sit proprie numerus in-
finitus, impossibile est, ut aute ostendimus, quia numerus dicit ordinem par-
tium et mensuram... » (Phys. in. 1. 3, c. 8. q. 6).
(3) « Quibus ut aliis paucos addamus, ait Pesch (op. cit.), adeas Fonsc-
tam in. 1. 2 metaph. c. 2, q. 2, s. 3; Valentia, 1 p. d. 11, q. 7 de inf. p. 3;
Durandum in. 1. 1, dist. #3; Joh, a sancto Thoma (q. 15, a. 2), qui hanc
POSSIBILITÉ OÙ IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 373
nombreux cependant, pensent qu'on ne peut démontrer par
des arguments irréfragables ni la possibilité, ni l’impossibi-
lité d’un nombre infini (1) — On ne s'accorde pas, quant à
l'opinion de saint Thomas en cette matière (2).
Fr. CHRYSOSTOME, de Calmpthout.
S. T. L. lecteur de théologie, min. capuc. pr. Belg.
[A suivre.)
sententiam dicit a Thomistis communiter teneri ; Mastrium (d. 10, q. 2, n. 45)
qui hanc doctrinam dicit communem ; Sylv. Maurum, quæst. phil. 1. 2,q. 3%;
Rhodes, Phil. perip. |. 2, a. 3, q. 3, 8.3; Lossadum, (tract. 3, d. 3, c. 2), qui
dicit : repugnare omnino quodlibet infinitum in actu, tenet communis sen
tentia, quam cumS. Thoma, D. Bonaventura, Scoto, Suarezio, tuentur passim
ex omni schola doctores. — « Une infinité successive d'êtres permanents est-
elle possible ? Non ; car elle aboutit à un infini en acte, et par là à une im-
possibilité véritable. Dieu ne pourra pas la faire. (R. P. Sertillanges, Rev.
Thom., novembre 1897). — Voir le P. Poulain : « Dans le monde mathé-
matique » (Etudes... Août 4897).
(1) Y, Gonimbricences, in. 1. 6. Phys. c. 8, q. 2 ; Amicus, Physic. tract.
18, q. 6, dub. 2; Mendive, Ontol. p. 2 cap. 1, a. 2.
(2) M. Nys nous dit à ce sujet (op. cit.): « Sur ce point spécialement dé-
licat, (la possibilité de la multitude infinie en acte) saint Thomas ne parait
pas avoir toujours partagé la même conviction. En certains endroits de ses ou-
vrages, sonlangage est hésitant, et, sans nier ouvertement la possibilité d'une
telle multitude infinie, il se plait, devant les difficultés qui paraissent y con-
duire, à rapporter toutes les opinions des auteurs qui cherchent à éviter cette
conséquence, mais lui-même réserve son jugement (Contra Gentes lib. Il, cap.
38). Ailleurs cependant, il sort de cette réserve habituelle et se prononce caté-
goriquement contre la possibilité de la multitude infinie actuellement exis-
tante. (Sum. Theol. 1° p. q. VIIL, art. 4; item q. 46, art. 2 ad 8; |. II sent.
dist. L.q. 1, a. 5, ad 5%; quodi. XII, q. IE, a. 2). Enfin, à côté de passages où
il semble favorable à cette opinion, il en est même où il affirme sans hésiter,
que jusqu'ici, nul n’a démontré que Dieu ne peut réaliser une multitude in-
finie en acte. (Opus. de ætern. mundi. —C. Gentes, 1. II, c. 81). —Le R. P.
Poulain, S. J. (art. cité) nous dit : « Saint Thomas affirme plus fermement en-
_core son sentiment dans ses Quæstiones Quodlibetales (IX, a. L.), disant que
ceux qui admettent la multitude infinie actuelle ne savent ce qu'ils disent
(propriam vocem ignoraverunt). Mais, dans l'opusecule qu'il paraît avoir com-
posé dans sa jeunesse, la première année, croit-on, de son enseignement à
l'université de Paris, il n'avait pas encore aperçu la force de cet argument
pourtant si connu. Il dit: « adhuc non est demonstratum quod Deus non
possit facere ut sint infinita actu. » (De æternitate mundi). D'après certains
auteurs, c'est le texte plus ancien qui exprime la pensée préférée de saint
Thomas. (Rev. Thom. Janvier 1897, p. 834). Suarez dit aussi que telle est
l'interprétation de la plupart des commentateurs. (De Incarnatione, Disp. 26,
sect. 4, n. 11, 5).
L'INFLUENCE
DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE
SUR LES ARTS PLASTIQUES
2° ARTICLE (Î)
La sainteté de François avait illuminé l'Italie d’une telle
lumière, sa physionomie était si complètement populaire,
que, deux ans après sa mort, Grégoire JX, traduisant les
sentiments de toute la nation, recourut à l’art pour glorifier
notre bienheureux. Bientôt, sur son tombeau, un monument
se dressa et les peintres les plus réputés furent appelés afin
de le parer comme une chàsse (2). Il arriva qu'ils en firent
aussi le berceau de l’art italien et le Poverello n’y fut pas
pour peu de chose.
En effet, à ce moment, l'art commençait de se vivifier par
un retour à l'étude directe, sincère, de l’homme et de la
nature. Cimabue donnait l'impulsion à ce mouvement réno-
vateur que le génie de Giotto devait faire triompher. Or, les
sentiments esthétiques du maître florentin et de son illustre
élève n’avaient-ils pas maintes analogies avec ceux du chantre
d’Assise ? Certes, la tentative de Cimabue était née surtout
de la nécessité d'en finir avec des formules qui paralysaient
tout essor. Pour que l'Italie eùt de nouveau un art, il fallait
absolument remplacer les poncifs byzantins par des formes
vivantes. Dès le milieu du XIIIe siècle, les vrais artistes le
comprenaient et leurs intuitions les poussaient à l'observa-
tion des réalités sensibles. Cependant, peut-on contester
(1) Voir la livraison de septembre 1902,
(2) La basilique d'Assise est une manifestation fort attachante de notre art
francais du midi. On ne peut donc guère admettre que son auteur, sur lequel
on ne sait rien de certain, ait été d origine allemande comme on l’a cru si
longtemps.
L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE 375
que l'amour de François pour la création tout entière les
ait incités à marcher dans cette voie ? Et ne paraît-il pas
certain que ce sont les effluves de son immense et sainte
dilection qui amenèrent Giotto et ses continuateurs à donner
de l'importance à leurs décors, à humaniser leurs figures et
leurs scènes, à envelopper de suavité, de tendresse leurs
manifestations religieuses ? L'influence du Père séraphique
lat si pénétrante, qu'il est tout à fait plausible d'admettre
qu’elle s’exerça sur les artistes, ces sensitifs par excellence,
qu’elle anima leur mysticisme et spiritualisa leur natura-
lisme. |
Les représentations du Père des Mineurs et de ses gestes
sont innombrables, et un gros ouvrage suffirait à peine pour
dresser la monographie des principales. Mais il s'en faut
que toutes irradient de la spiritualité ou de l’art. Aussi ne
nous arrêterons-nous qu'aux plus dignes d'intérêt.
Parmi les très anciennes, celles des mosaïques absidales
de Saint-Jean de Latran et de Sainte-Marie-Majeure retiennent
par leur harmonie autant que par la piété qu’elles dégagent.
Elles portent la signature du franciscain Jacopo Torriti, que
M. Gerspach regarde, à bon droit, comme un précurseur de
l’art moderne (1). Le Santo, sur le premier de ces motifs, se
lient en adoration avec saint Antoine de Padoue, près des
Apôtres, du Baptiste et de Marie groupés autour de la croix ;
dans le second, un Couronnement de la sainte Vierge, il se
recommande aussi par une pose très orante. Des portraits
de notre Bienheureux, les moins effrayants en leur archaïsme
sont celui, encore très byzantin, dù à F. Eudes, bénédictin
de Subiaco ; celui, plus souple malgré de fâcheuses dispro-
portions, du lucquois Bonaventura Berlinghieri (église de
Pescia) ; celui peint par Giunta Pisano sur une des planches
qui formèrent le lit funèbre de l'Assisiate. Quant à ses effi-
gies sculptées, le Jugement dernier de la cathédrale d'Orvieto
en contient une qui ne manque pas d'énergie. Peut-être l’en-
semble dont elle fait partie est-il du pisan Giovanni. On en
(1) La mosaïque, p. 141. Torriti eut pour aide, dans cette décoration, un
de ses frères en saint Francois, Jacopo de Camerino, La mosaïque de Saint-
Jean de Latran a subi plusicurs retouches.
376 L'INFLUENCE DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE
reconnaît trois autres, tout idéales, sur quelques Jugements
derniers taillés en France au XIII° siècle. Il y en a une à la
cathédrale de Bourges, une autre à celle d'Amiens, une troi-
sième à Notre-Dame de la Coulture au Mans. Le saint, encore
vêtu de sa robe de religieux, s’avance, précédant saint Louis,
en tête de la théorie des élus.
Des premiers décorateurs appelés à la Basilique d'Assise,
Giunta cité plus haut et Guindo de Sienne,le second seul
s'efforça de réagir contre la manière « alla greca ». Cimabue,
qui leur succéda dans le dernier tiers du XIIT° siècle, déraidit
un peu mieux ses personnages sans toutefois rompre avec la
tradition (1). Giotto, en continuant l’œuvre de son maître, ré-
ussit enfin à se débarrasser des entraves byzantines et à
donner naissance à l’art italien. Le génial débutant réalisait
en même temps une manifestation vraiment franciscaine d'art
religieux.
Les phases de la vie du Père des Mineurs qui se déroulent
sur les parois de l’église supérieure sont d’une exécution
forcément inégale, mais toujours personnelle et souvent ex-
pressive à souhait. Dans la scène où Notre-Seigneur lui de-
mande de réparer son Eglise et dans celle où il donne son
manteau à un pauvre, l’Assisiate séduit par sa physionomie
très pure et son attitude significative. Il retient encore par
sa posture intelligemment indiquée dans le motif inspiré par
la vision de Grégoire IX, dans celui deb Stigmates, hélas !
très abîmé, dans celui, plein de recueillement, où le divin
Maitre d’un beau geste, lui donne sa bénédiction. Sa piété
charme dans ce Woël de Grecio que l’Enfant-Dieu vint sanc-
tifier de sa présence, au dire du chevalier de Velita (2). Plu-
sieurs des fresques précitées frappent encore par leur ar-
rangement, etles personnages du cortège funéraire se grou-
pent avec un naturel parfait. De plus, quelques-unes des rè-
(1) I est peu probable que Cimabue ait peint toutes les scènes de la vie
de saint Francois qu'on lui attribue, car on y sent plusieurs manières ; mais
comme un « air de famille » se retrouve en toutes, rien ne s'oppose à ce
qu'elles aient été exécutées sous sa direction.
(2) La coutume d'élever des crèches pour la fête de Noël vient sans doute
de l'initiative de François. Et que de merveilles d'art on pourrait réaliser
ainsi !
SUR LES ñARTS PLASTIQUES 3,7
ligieusesréunies devant Saint-Damien, entre autres celles qui
baisent la main et le pied de saint François et celle qui s’in-
cline derrière sainte Claire, manifestent très chrétienne-
ment leur douleur. |
Les peintures de l’église inférieure, qui symbolisent les
vœux de l’ordre des Frères Mineurs, sont de beaucoup plus
remarquables (1). Le Triomphe de la Pauvreté, où se relient
avec de sobres silhouettes, deux importantes théories de
figures, offre un ensemble touchant ; le Christ y apparait
d'une douceur exquise et la Pauvreté s’y profile, ineilable-
ment émaciée. Les Triomphes de /’Obéissance et de la Chas-
teté, tout en constituant des ordonnances très décoratives,
expriment, sans tomber dans le genre ennuyeux, des idées
difficiles à traduire en plastique. Dans la Glorification «de
saint François, les divers groupes s’équilibrent de très agré-
able manière et les Anges ravissent par leur allégresse. On
songe devant cette hymne rassérénante, spiritualisante, au
Canto XI du Paradiso, et cette évocation est tout à l’honneur
du peintre.
Les qualités prodigieuses de Giotto s’affirment mieux en-
core dans ledélicieux oratorio dell Annunziata nell Arena (Pa-
doue), dont il fut probablement l’architecte, et dans les déco-
rations dont il para l’église Santa Croce de Klorence (2). Là,
dans la chapelle Bardi, le maître reprit quelques-uns des épi-
sodes de la vie du Santo déjà traités par lui dans la Basilique
d'Assise ; etil réalisa la plus émouvante de ses œuvres :/a mort
le saint François. Page grandiose dans sa simplicité monas-
tique ! Elle impose l'admiration et appelle la prière. Plus
tard, de grands artistes, praticiens irréprochables, prouveront
leur maîtrise eh s'inspirant du pénitent de l'Ombrie ; mais au-
cun d’eux n'atteindra, malgré sa force etson savoir, à la
puissance affective de cette fresque incomparable.
(1) Giotto entreprit ces fresques en 131%: celles de l'église supérieure
avaient été commencées vers 1296.
(2) Ce sont ces décorations que de lamentables brutes s'avisèrent de re-
couvrir de plâtre; et l'on n'a pu les rendre toutes à la lumière, Dans la
mème église, Giotto adorna de 26 motifs une armoire de la sacristic, Ce-
lui de ces panneaux qui représente le Saint emporté sur le char defeu se
trouve maintenant à l'Acad, des B. A. de Florence. |
E. F — VIII — 24
87h L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE
Les diflérentes compositions dans lesquelles Giotto a fait
revivre le Péredela pauvreté forment un étonnant poème.
La fraîcheur, la candeur, la grâce pieuse de la légende des
trois compagnons et des Fioretti se retrouvent dans les pein-
tures, où tout ce qu'accompliront les Quattrocentisti est en
germe. Par leur esprit comme par leur sujet, elles sont pro-
fondément religieuses et d'une suavité franciscaine, et de
plus, elles débordent d’une humanité à laquelle nul ne reste
insensible.
Le naturisme du Chantre d'Assise avait envahi la sculpture
comme la peinture. [l se manifestait dans la chaire de San
Giovanni {Pistoja) au temps mêmè où Cimabue décorait
le monument du Saint. Sur cette chaire, ornée de bas-re-
liefs par un disciple de Niccolo Pisano, le dominicain
Guglielmo d’Agnello, le bœuf et l’âne prennent une impor-
tance de personnages près de la crèche, les brebis des ber-
gers d'alentour font savoir qu’elles existent, et un lévrier ac-
compagne les mages.
Des travaux exécutés au XIV: siècle dans la fameuse Ba-
silique par les Giottesques, retenons ceux de Pietro Lo-
renzetti, de Puccio Capanna et de Giottino, l'arrière petit-fils
du maître. Celui-ci se distinguait par un sentiment délicat de
l'harmonie ; les deux autres possédaient le sens du décor mo-
ral et savaient allier la ferveur à la familiarité. (1) Avec le
précieux et minutieux Simone di Martino, ils achevèrent d’as-
surer un caractère franciscain à l’église inférieure, ce « ca-
veau » pour lequel Taine eut donné toutes les églises de
Rome (2). Enfin, parmi les ouvrages inspirés directement
par les gestes du Poverello, disons encore ceux d'Ambro-
wio Lorenzetti, frère de Pietro, qui enthousiasmèrent Ghi-
berti (3 ; les Funéraulles et la Glorification du Capanna déjà
nommé salle du chap. de saint Franc., Pistoja), scènes signi-
_ficatives, la seconde vulgaire, mais la première mystique ; le
Saint réconctliant les habitants d'Arrezo (S. Fr. de Bologne),
(1) Les peintures de P. Lorenzetti, vigoureuses et nettement personnelles,
ont été pendant longtemps attribuées à tort à Cavallini.
(2, Vovage d Italie, p. 6%.
(3) T. Ghiberti, Commantario ÎT (ap. Vasari) éd, Lemonnier. Flor. 1815.
top. XAXXTI-XXXIV.
SUR LES ARTS PLASTIQUES 379
bas-relief disert en sa naïveté dû à la collaboration des véni-
tiens Jacobello et P. Paolo.
Des figures du saint réalisées en France pendant la même
période, il enresteau moins une : celle, encore barbare, mais
_attachante, qui se profile, entre divers bienheureux peints
sur fond doré, dans l’église de Charlieu (Loire).
Le XV‘ siècle est une époque de chefs-d'œuvre. Si les
François que nous allons signaler, manquent, en général,
de spiritualité, voire de vraisemhlance psychologique, au
moins sont-ils tous construits avec art.
Le B. Fra Giovanni ne pouvait se désintéresser de l'ami
du Père de son ordre ; il l’a représenté embrassant saint Do-
minique, puis apparaissant au chapitre d'Arles (Musée de
Berlin), sans réussir à créer une physionomie. typique. Par
contre, le Krançois qu’il agenouilla dans la sublime Cruci-
fixion de San Marco respire une compassion séraphique, et
celui qu’il a introduit dans son Jugement universel (Uffiz,
Florence) est mystiquement idéalisé.
Benozzo Gozzoli, le tendrement fastueux, Pesellino, l’in-
time, et D. Ghirlandajo, le charmeur, ont tracé l'histoire de
notre « chevalier du Christ », le premier à Monte-Falco, le
second dans le noviciat de Santa-Croce, le troisième dans la
Sainte-Trinité de Florence. C’eët là que se trouve une Mort
du Saint, non sans réminiscences du chef-d'œuvre de Giotto,
mais cependant originale, et, d’ailleurs gravement belle.
D'autres maîtres se sont plu, selon l'usage du temps, à figu-
rer l'ami du Crucifié près de la Madonna dans le voisinage de
divers célicoles, ainsi firent : Botticelli (Ac. de Florence), G.
Bellini (égl. du Redentore et Ac. de Venise), F. Francia
(Pinac. de Bologne), L. Vivarini (Ac. de Venise), Perugino
(Nat. Gallery), Ridolfo, fils de Ghirlandajo (Louvre). Sano di
Pietro, « homme tout en Dieu » selon les chroniqueurs, a
peint avec infiniment de grâce et de naturel un Francois très
immatériel rencontrant la Pauvreté, l'Obéissance et la Chas-
teté (mus. Condé). Signorelli le puissant, dans son admira-
tion pour notre bienheureux, l’a placé parmi les Docteurs
(cath. d’Orvieto). Jean Van Eych et Filippino Lippi essayèrent
de narrer les indicibles Stigmates «les deux versions du
maître flamand sont, l’une à la Pinacothèque de Turin, l’autre
380 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE
dans la galerie de lord Heytesbury, Wiltshire ; le tableau du
florentin est à la National Gallery). Benedetto da Majano conta :
quelques épisodes de cette vie incomparable en des bas-re-
liefs animés et spiritualisés qui parent la chaire de Santa
Croce. L'épreuve du feu, les Stigmates et Girolamo touchant la
plaie du côté captivent particulièrement l'attention par l'or-
donnance des motifs et les physionomies des personnages.
Luca della Robbia, sans rival dans l’art d’émailler la terre,
a modelé notre énamouré de Jésus dans un Crucifiement
louable pour son style (égl. de l'Alverne). Et il se pourrait
que son neveu Andrea füt l'auteur d’une terre cuite voisine,
certaine Vativité gentille qui réunit saint Antoine de Padoue
à son père spirituel dans une cominune adoration du divin
Bambino. On relève aussi les marques de l'atelier d'Andrea
sur une interprétation très vivante et pieuse de l'accolade
des deux fondateurs des Ordres Mendiants | Loggia de l'hôpit.
S. Paul, Florence.
Les ébauches ont également leur intérêt et leur saveur ;
il ne faut jamais les négliger lorsqu'on tient à bien connaître
une époque, une école, un ensemble d'interprétations.
Ajoutons donc aux figures précédentes le radieux François
qui se marie avec la Pauvreté sur un dessin très-florentin que
son auteur a négligé de signer (Collect. Malcolm).
Les effigies de l'Assisiate réalisées au XVI° siècle ne
valent guère qu'au point de vue de l'exécution. Celle que
Raphaël a placée dans sa Dispute du Saint-Sacrement se
recommande par une gravité vaguement pieuse. Mais celles
qu'ont laissées le Titien, le Corrège, Andrea del Sarto,
Véronèse sont tout-à-fait ineptes quant à l'expression. Et ce
qu'il y a de plus heureux dans le bas-relief où Merliano da
Nola relate la Conversion du loup de Gubbio (S. Lorenzo,
Naples), c'est, avec la structure de la scène, l'animal repen-
tant. Les Francois les plus méditatifs d'alors se voient sur
un frontispice du véronais Ligozzi, « les Gloires de l'Ordre »,
qui sut doter son Santo d'yeux profonds et doux,et sur un
curieux dessin de EF. Vanni ‘Louvre), dont, par malheur, les
formes sont torturées. -
Au siècle suivant, quelques vénérables images de saint
Francois enrichissent les Espagnes, dont l’art vient d'arriver
SUR LES ARTS PLASTIQUES 381
à l'originalité. C’est le saint en oraison (Gal. de Dresde et
Pinac. de Munich,) et le saint mort {Mus. de Madrid), pathé-
tique, grandiose, du robuste caractériste Zurbaran. C'est le
saint en extase, si pieusement ascétique (trésor de la cath.
de Tolède) d’Alonso Cano (1). C'est le saint amoureusement
‘dressé par Murillo contre le Sauveur en Croix, qui vient de
détacher un de ses bras pour l'appuyer sur l'épaule de son
féal, de son « gonfalonnier » (mus. provincial de Séville!.
Dans ce tableau, la physionomie de l'Assisiate irradie du
séraphisme ; mais elle manque de spiritualité dans les autres
pages que lui consacra le maître Sévillan.
Quant au Patriarche exhibé par Claudio Coello, dans
l'Indulgence de la Portioncule, près d'un Christ Clympien, il
intéresse surtout par l'attitude. Il en faut dire autant du
Poverello français, silhouetté dans une interprétation du
même thème par Michel Corneille (exécuté pour les Capu-
cins du Marais, Paris). En Italie, Sermei d'Assise, naïf sans
art, ne tire de la vie du poète thaumaturge qu’une suite de
scènes de genre banales (égl. de Rivo Torto), et notre Simon
Vouet, chargé de peindre cette mème existence à Saint-
Lorenzo in Lucina(Rome), n'était pas davantage en puissance
de traduire les sentiments religieux. L'une des rares figura-
tions du Santo que l’on puisse contempler avec quelque plai-
sir esthétique orne une médaille de Francois IV, duc de
Mantoue (2).
Dans les Pays-Bas, ni Rubens, ni Rembrandt ne réussirent
à laisser une tête convenable de ce délicieux mystique qu'ils
ne comprenalent point. L'élégant Van Dych s'appliqua,
semble-t-il, à en écrire le caractère lorsqu'il dut le repré-
senter à genoux contre l'arbre du Salut, mais lui non plus
n'avait pas ce qu'il fallait pour mener à bien une telle entre-
prise (3).
Inutile de s'arrêter aux ouvrages vulgaires et froids com-
(1) Le maître a fait aussi une excellente peinture d'esprit franciscain : La
mort d'un Frère Mineur (Acad. de S Fernando).
(2) Saint Francois à genoux ÿ embrasse la croix dans une attitude excel-
lemment traduite, Ce motif se trouve sur le revers.
(3) Encore moins pouvait-il le figurer en extaxe : aussi convient-il d'ou-
blier son tableau du musée de Bruxelles,
382 L'INFLUENCE DE SAINT FRANÇOIS D'’ASSISE
mis au triste XVIII* siècle. Au XIX°, le réveil de la foi nous
vaut quelques nobles tentatives d'art religieux et saint Fran-
cois n'est pas oublié. Overbeck évoque la Concession de
l’Indulgence de la Portioncule à Sainte-Marie-des-Anges, puis
il essaye de figurer une de ses extases (1). En France, Benou-
ville dans une composition sobre, émue, si naturellement
touchante qu'on ne saurait l'oublier après l'avoir contemplée,
montre le Père Séraphique bénissant Assise (Louvre); H.
Flandrin le synthétise d’une manière murale, mais sans ca-
ractère, dans sa frise de Saint-Vincent-de-Paul ; Janmot le
glorifie avec plus de succès,et non sans spiritualité, en deux
allégories (2) élégamment décoratives (chap. des Franc. de
la rue Falguière, Paris) ; Félix Villé, autre excellent dé-
corateur du mur, l’exalte avec une ferveur insigne dans sa
vie de saint Antoine de Padoue (couv. des capucins de Paris
chap. des Tertiaires) tout imprégnée d’une suave piété. Le
sculpteur Dufraine, de l’école lyonnaise, s'est appliqué à
le styliser dans une statue de la basilique d'Ars. En-
fin deux peintres, pendant ces dernières années, se sont
distingués par un réel esprit tranciscain : Sautai, bon psycho-
logue, dont les types de Frères Mineurs méritent de finir
dans nos musées, et Charles Dulac, mystique épris de la
nature, mort très jeune avant d’avoir pu réaliser ce qu'il
promettait (3).
En somme, la figure du Stigmatisé de l’Alverne, comme
celle de Notre-Seigneur, reste à faire : mais que de travaux
dignes d’hommages elle a inspirées déjà! Quant à l'esprit
franciscain, on peut soutenir sans hyperbole qu'il a régénéré
toutes les manifestations d'art, car son action s’est fait sen-
tir jusque dans l'architecture, obligeant les constructeurs
à chercher, avec une simplicité salutaire, des harmonies à
la fois gracieuses et austères, des alliances de lignes mo-
(1) Tableau exposé à Munich en 1858.
(2) Le mariage mystique de François avec la pauvreté est particulièrement
heureux.
(3) Ses peintures religieuses ornent divers monastères en Italie. Cf, sur
cet artiste, Iuyÿsmans, La Cathédrale, p. 382.
SUR LES ARTS PLASTIQUES 383
nastiques et de décors vivants. Nous lui devons, avec la
splendide Basilique d'Assise, au moins deux édifices devant
lesquels chacun s'incline : Sainte Marie la Glorieuse (Venise)
que Niccolo Pisano dota de proportions d'une vraie majesté,
et Santa-Croce (Florence) élevée par Arnolfo qui sut en rendre
décoratives les trois nefs ascétiques et la très humble char-
pente (1). Nous lui devons encore, à l'esprit de l’Assisiate,
la Basilique de la Portioncule et l’église Saint-Antoine à Pa-
doue, la transformation de l'Ara Cœli de Rome, les très ar-
tistes portails de Saint-François d’Ancône et du cloître de
Burgos. Tous ces chefs-d'œuvre, tous ceux de la peinture
et de la sculpture (2) proclament avec une éloquence qu'au-
cune apologie ne dépassera l'influence esthétique du plus
artiste des Saints.
« C’est ce mendiant, déclare Renan dans un accès d’admi-
ration, qui a été le Père de l’art chrétien (3). »
ALPHONSE GERMAIN.
(1) Des fresques de cette église, il ne reste, hélas ! que des vestiges !
(2) Et aussi d'immombrables œuvres de tout genre, moins importantes mais
très dignes d'admiration ou d’étade, soit pour leur caractère d'art, soit pour
leur intérêt archéologique, comme celles qui composent le beau musée des
Franciscains de Marseille.
(3) Nouv. ét. d'hist. relig., p. 327, 334, 311.
DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE
D'APRÈS LES SCOLASTIQUES
: {Sue} (1).
AS
DE LA FACULTÉ DE SENTIR QUI EST LE PRINCIPE ACTIF IMMÉDIAT
DE LA SENSATION.
L'àäme opère donc la sensation dans l'organe. Mais, com-
ment l'opère-t-elle ? Les scolastiques disent : L'âme sent
parce qu'elle a le pouvoir de sentir, et que ce pouvoir est
une entité, une forme distincte de l’âme. » On rit : « L'opiunx
fait dormir, parce qu'il a la vertu dormitive ! » Et les amis
prudents du thomisme, effrayés, disent tout bas : « De grâce,
n'allez pas ressusciter cette vieille distinction de l’essence et
des puissances... » Et pourtant, cette vieille distinction n'est
pas une subtilité, car, en essayant de nous en montrer la
puérilité, nos adversaires nous la prouvent.
« J'ai, dit M. Taine, la capacité ou la faculté de sentir, cela-
signifie que Je puis avoir des sensations de chaud, de son,
de couleur. En d’autres termes, les sensations qui, si elles
naissent, seront miennes, sont possibles. Elles sont possibles,
parce que leur condition qui est un certain état de mon
appareil acoustique, par exemple, et de mes centres nerveux,
est donnée ; si cette condition cessait d’être, elle cesserait
d'être possible, je serais sourd. » (2).
Tout est dit en faveur des puissances sensitives, lorsqu'on
reconnaît que nos sensations ont pour condition:un certain
état des centres et des appareils extérieurs. Cet état n’est pas
imaginaire, sans doute, il existe ; il consiste dans une cer-
taine composition chimique de l’organe et du centre. Lors-
(1) Voir la livraison de septembre 1902.
(2) /ntelligence. Tu, iv. ur, ce.
DA LA CONNAISSANCE SENSIBLE D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 385
qu'ils n'ont plus cette composition, il manque en eux ce
quelque chose qui est la condition sine qu non de la sen-
sation. Ce quelque chose, nous le tenons pour la réalité, et
nous le nommons faculté ou puissance. Lorsqu'on dit que
l'âme sent parce qu’elle a la puissance de sentir, on exprime
un fau, qui implique de soi toutes les conditions organiques
et psychiques antécédentes à l'exercice de la sensation.
Nous avons vu plus haut, par l'analyse de l'acte de sen-
sation, qu'il faut reconnaître en elle le concours simultané
de l’action organique et de l’opération vitale. Il n’y a donc
plus à faire ici la preuve que la sensation a une cause ac-
tive spéciale en nous, qui est l’âme. Mais, ces deux points
admis: lyxistence de l'âme et l'exercice de son pouvoir
sensitif dans l’acte de sensation, il faut déterminer comment
l'âme exerce ce pouvoir. Qu'est-ce que ce pouvoir par rap-
port à l'âme ? Est-ce l’âme elle-mème qui est tour à tour
sentante, pensante, voulante, suivant les actes qui procèdent
d'elle-même ?
On reproche, il est vrai, aux scolastiques quiadmettent des
facultés sensibles réellement distinctes, de multiplier sans
raison les entités. Mais, c’est là toute la question: les facul-
tés ne sont pas des entités inutiles. Pouvoir entendre,
toucher, voir, sont des pouvoirs qui s’exercent d’une facon
intermittente. et successive, tandis qu'informer le corps et
exister avec lui est l'acte, ou mieux, l’état de l’âme, mème
en l'absence de tout acte de connaissance. L’àme, en tant
qu'informant le corps ne peut agir et sentir, parce qu'alors
sentir et informer ne serait qu'un seul acte permanent et
continu comme la vie. Il faut donc admettre que l'âme en
dehors de son acte essentiel d'informer le corps, a un acte
secondaire qui produit directement la sensation.
Pour nier ce fait, il faudrait nier la permanence substan-
tielle de l'âme sentante. On dirait alors avec M. Taine : « Je
suis une série d'événements et d'états successifs : sensations.
images, idées, souvenirs, liés entre eux et provoqués par
certains changements de mon corps et des autres corps. » Mais
voilà notre thèse : car, si je suis une série de sensations
provoquées par tels changements de mon corps, et non par
tels autres, quelque chose est en moi la condition réelle et
386 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE
spéciale de mes sensations en acte, les sensations en résultent
et 1l en est la puissance.
« Au surplus, dirons-nous avec M. Gardair, toute théorie
qui attribue à l’âme seule la puissance de sentir, doit, pour
être logique, considérer l'âme sensitive des bètes comme
essentiellement indépendante de leur corps. Car, pouvoir
agir seule, lors même que l'action supposée ne serait
qu'une réaction, ne peut appartenir qu'à une substance douée
d’une existence qui soit la propriété d’elle seule. L'âme des
bêtes, alors, serait subsistante en elle-même, partant immor-
telle, et devrait être créée par Dieu directement à chaque
génération d’un animal individuel. Ces conséquences
montrent la témérité de tout système qui ne veut voir, dans .
la sensation, qu’une réaction de l’âme seule, et non pas un
acte essentiellement commun au corps et à l'âme. » (1)
V
DE L'ORGANE OU CAUSE MATÉRIELLE DES SENSATIONS.
Désormais nous entendrons, par ce terme, le sens, une
propriété commune du composé animal : sensus est proprie-
tas compositi ; et par cet autre, la sensation, un acte de ve
composé dont l’âme est l'agent vital : Sentire est compositi per
animam. (2). C’est donc l'organe uni à l’âme qui est le sujet
matériel de la sensation, et en ce sens, saint Thomas a dit,
sans contradiction avec sa théorie de l’immatérialité de læ
perception : « Oportet quod sensus corporaliter et materialiter-
recipiat similitudinem ipsius sensibilis. » En tant qu'impres-
sion organique et non en tant que connaissance formelle,
l'espèce existe matériellement dans nos organes.
Mais, l'organe lui-même est quelque chose de très com—
plexe. Il possède des parties accessoires dont nous ne nous
occuperons pas ; pour l'œil, par exemple : cils, paupières etc-
L'organe est constitué organiquement de deux parties prin—
cipales : l'organe erterne, fait pour recevoir les espèces
(1) Corps et Ame, p. 116.
(2) Queæst. disp. de anim, XIX, 18.
D'APRÈS LES SCOLASTIQUES | 387
-
impresses et construit en conséquence d'après les lois phy-
siques de leur propagation : l'oreille est une caisse sonore,
l'œil une chambre obscure avec lentille bi-convexe. L'autre
partie principale est le centre nerveux, cette partie voisine du
cerveau où viennent aboutir les nerfs partis de l'appareil
externe. | | |
L'espèce impresse est produite dans l'appareil externe.
Quant au centre intérieur, c’est lui qui est, sous l’action de
cet appareil, l’organe propre de Ia réaction perceptive. Ce
fait n'avait point échappé aux anciens et entre autres à Aris-
tote, qui compare les images des choses perçues dans l'or-
gane externe, à une lampe allumée, et l'organe central à un
spectateur qui reçoit la lumière par les nerfs.
D'ailleurs, des expériences précises portant sur les cinq
sens ont définitivement acquis cette conclusion à la science :
« La perception de la lumière ne se fait pas dans l'œil, car,
dans cet organe il ne se produit qu’une impression lumi-
neuse sur le nerf optique étalé ; non plus dans le nerf pro-
pagateur, car, il ne fait que communiquer au cerveau l’exci-
tation de l'œil. Ce n'est donc que dans le cerveau stimulé
que se produit ce phénomène absolument mystérieux : la
perception de la lumière (1). »
M. Taine qui prétend que la perception extérieure est une
hallucination vraie, c'est-à-dire une image créée en nous de
toutes pièces, et qui se trouve quand mème correspondre à
l’état des choses en dehors de nous, M. Taine regarde le
mouvement des centres nerveux « comme la condition né-
cessaire et suffisante de la sensation », et il ajoute que l’exci-
tation de l'appareil externe n’est qu'une condition lointaine
et accessoire de la sensation ». Il le prouve par le fait que
beaucoup de sensations se produisent en nous par la seule
excitation des sens, comme il arrive aux amputés qui, long-
temps après l'opération, se plaignent souvent et ÉDRONNEN!
des douleurs à tel ou tel doigt amputé.
M. Taine confond ici la connaissance sensible interne qui
se fait par des images, et la connaissance sensible externe,
qui consiste dans les sensations proprement dites. Entre ces
(1) Berstein, Les Sens, Irtrod,
388 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE
deux connaissances, il y a des différences formelles, car, on
constate des états où la sensation persiste et où les images
ne se produisent plus. L'animal, à qui on a enlevé une cer-
taine partie du cerveau, exerce encore ce que les physiolo-
gistes appellent des sensations brutes, c'est-à-dire une sen-
sibilité intermittente qui s’éveille quand on l’excite, et s'é-
teint totalement quand l'excitation cesse. Mais, il n’a plus
les mèmes images réviviscentes et permanentes du souvenir,
qui éveillent et excitent la sensation. Un pigeon ainsi opéré
volait lorsqu'on le jetait en l'air, mais laissé à lui-mème, il
ne donnait plus aucun signe de sensibilité.
Quant à dire que l'organe externe est une condition loin-
taine et accessoire de la sensation, cela touche au comique.
Voici deux stations télégraphiques qui correspondent. Or, il
y a deux manières de mettre en mouvement l'appareil récep-
teur de l’une d'elles. On peut faire mouvoir le manipulateur
de l’autre station, c'est le procédé réglementaire. Mais aussi,
je peux, au bureau d'arrivée, faire passer un courant dans
le récepteur. Cela prouve-t-il que le manipulateur de la pre-
mière station est accessoire, et que le récepteur soit l’unique
organe essentiel ? ou plutôt, ne voit-on pas que le manipu-
lateur est la pièce essentielle pour transmettre ce qui vient
du dehors, c’est-à-dire de la première station ? Ainsi en est-
il des sens externes. Ils sont nécessaires pour transmettre
ce qui vient du dehors, et ils sont très utiles pour prévenir
et enrayer le jeu désordonné du récepteur livré à lui-même,
c'est-à-dire, les hallucinations de l'imagination, qui ne
viennent que de la prépondérance excessive des images sur
les sensations. Les sensations sont ainsi les antagonistes et
les réducteurs naturels des images, comme M. Taine lui-
même l’a fort bien dit. |
Une conséquence à tirer, c'est que les différentes facul-
tés sensitives requièrent des organes différents. De la sorte,
nous pourrons toujours trouver dans la seule diversité des
organes, la diversité des puissances. Ce sera la preuve phy-
siologique ex subjecto. C'est ainsi que les sensations qui vont
leurs centres dans la moelle allongée, et les images qui l'ont
dans les couches corticales ont manifestement des facultés
distinctes.
D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 389
VI
Du PRINCIPE PREMIER ORGANIQUE DE LA VIE SENSITIVE.
Saint Thomas et les scolastiques les plus anciens, parta-
gent avec Aristote l'opinion que le cœur est le principe de la
sensation. Les philosophes modernes ne lui accordent qu’ane
attention dédaigneuse. Ils ont tort, croyons-nous. À part
quelques erreurs de détail, elle présente dans son ensemble
une notion synthétique de la vie animale, où la philosophie
la plus exacte n'a rien à reprendre.
« Le cœur et le cerveau, dit saint Thomas, ne sont pas
deux principes séparés de la vie sensitive, mais subordonnés.
L'âme réside d’abord dans le cœur, et la vie sensitive est
transmise du cœur au cerveau... La vie sensitive est en
puissance dans le cœur, parce que c’est lui qui est la vie du
cerveau et des organes. » |
Quant à l’action du cœur, c'est une action autonome. Le
mouvement du cœur n'est pas causé par la sensation, mais
par l’âme, en tant qu’elle est la forme du corps et l'origine
des mouvements. Cette théorie, la science la confirme. Car,
elle prouve que c'est la circulation sanguine qui apporte à
tous lestissus,à tous les organes de quoi réparer leurs pertes ;
le sang est comme le courtier de l'échange vital : il prend
l’acide carbonique dont ils ne veulent pas etleur donne l’oxy-
gène : « C’est le sang qui partout présent, partout coulant
fait surgir l’innervation spécifique de chacun des territoires
de cellules qu’il arrose et anime, en les mettant à même de
révéler leurs énergies latentes. » (1)
Mais où est le centre impulseur de la circulation sanguine ?
Il est dans le cœur, et sous ce rapport, le cœur ne relève
avant tout que de lui-même. Il y a des nerfs moteurs et accé-
lérateurs du cœur qui partent de la moelle épinière, mais le
cœur possède en lui-même les nerfs qui provoquent son
mouvement. « Le cœur, arraché de la poitrine, peut continuer
à battre, dit M. Duval. Nous avons vu une heure après la
(1) Luys, Le Cerveau.
390 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE
mort, le cœur d'un supplicié présenter encore des contrac-
tions rythmiques. Ce phénomène est un phénomène réflexe
dont le centre se trouve dans de petits ganglions situés sur la
base du cœur ». La science justifie donc là encore la scolas-
tique. Elle appelle mouvement réflexe ce que les scolastiques
appelaient mouvement naturel.
Dans l’ensemble de cette théorie, on voit que saint Tho-
mas n’enlève aucunement au cerveau son rôle de sujet spé-
cial et d’organe immédiatement élaborateur de la sensation ;
mais il lui donne sa vraie place dans l'organisme, qui est une
place dépendante, secondaire, en raison des matériaux de sa
vie qu'il recoit du cœur, bien que cette place soit la plus
élevée dans l’organisme, au point de vue des transformations
qu’il opère dans ces matériaux. Par là, se justifie la belle
analogie d’Arvicennes qui compare le cœur au soleil, les
matières nutritives et actives du sang à la lumière et à la
chaleur solaire. De même que la chaleur et la lumière con-
courent à former ici une plante, [à un animal, selon les su-
jets qui recevront leurs énergies, de même le courant vital
réglé par le cœur, se transformera en sensation dans le cer-
veau, en mouvement dans les muscles, suivant la nature et
les forces assimilatrices des parties qui le reçoivent.
VII
DE LA RESSEMBLANCE FORMELLE QUI EXISTE ENTRE LES ESPÈCES
IMPRESSES DES SENS EXTERNES ET LES OBJETS QUI LES CAUSENT.
Après avoir considéré les sens et la sensation en eux-
mêmes, il est nécessaire de les étudier dans leurs rappprts
avec les objets qu'ils nous font connaître. Nous avons déjà
commencé à le faire, car, la sensation étant essentiellement
un mouvement et une passion, on ne peut pas l’étudier en
soi, Sans lui assigner un certain rapport avec les objets, rap-
port qui est de l'effet à la cause.
Mais, ce rapport, s'il est vraiment d'effet passif à cause
active — et nous avons vu qu'il l’est — implique dans la sen-
sation tout ce qu un tel etlet reçoit de cette cause ; et, pour
Ÿ D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 391
ce motif, les scolastiques enseignent que la similitude avec
son objet est de l'essence de toute sensation.
Les phénoménistes en vogue affirment que nous n'avons
aucune raison positive de croire que la sensation ressemble
à l’objet qui la détermine. Saint Thomas pourtant, entend
appuyer son réalisme sur des données scientifiques et in-
discutables.
Sentir, comme il l’a établi, c'est pâtir. De ce fait, il tire
deux conclusions : la première lui est commune avec le sub-
jectivisme : ce que nous sentons actuellement est en nous ;
par exemple, le son est dans l'oreille. Mais, si on admet que
la sensation est aussi une passion, — et il y a des subjecti-
vistes qui vont jusque-là — on admet par là qu’elle se réfère
à un agent extérieur, qui est ce que nous appelons l’objet, et
qui est, avec la sensation, dans le rapport d'agent à patient.
Or, les lois universelles de l'agir et du pätir, auxquelles
Aristote renvoie son lecteur, dès qu'il parle de la sensation,
établissent que tout agent tend de soi à éduire (educere) de
* son patient une forme par laquelle il agit, et que de fait,
cette forme se réalise dans le patient, dans la mesure où lui-
même n'a rien de positif, qui l'empêche de la recevoir, en
d’autres termes, est apte à la recevoir.
Qu’en est-il, lorsqu'elles sont appliquées à la connaissance
sensible externe ? En ce qui concerne les objets, ils tendent
à reproduire formellement en nous leurs qualités intrin-
sèques, car ils agissent en nous uniquement à la manière des
agents naturels d’altération. La qualité d'un objet est une
certaine]disposition intrinsèque de cet objet, d’où résulte sur
nous une impression déterminée. Le rouge, par exemple,
est en soi la disposition moléculaire du corps rouge, qui
tend à se reproduire en nous, et par sa reproduction, à cau-
ser une impression spéciale que nous appelons le rouge.
Jusqu'ici saint Thomas n'affirme rien que la science ne
prouve.
Du côté des sens, y a-t-il une disposition qui permette aux
mouvements, qualités et formes des objets, de se reproduire
en nous, sans se dénaturer ? Il y a une présomption générale
en faveur de cette hypothèse : car chaque sens recoit en
nous, non pas une impression, mais une série d'impressions.
392 DE LA LOSRESSAÈRE SENSIBLE
Ainsi, l'œil est affecté successivement par les sept couleurs
de l’arc-en-ciel, l’oreille par les sept intervalles de la gamme.
L'œil n’a par nature, ni la vibration du blanc, ni la vibration
du rouge, mais, comme il est apte à distinguer toutes les
couleurs, il est en puissance de les recevoir toutes.
Ces deux faits généraux : 1° l’action naturelle des objets
sur les sens, 2° l’état potentiel des sens à l'égard des objets,
ne sont évidemment apportés ici qu’à titre de vraisemblance.
Ce sera prouvé plus tard.
L'espèce impresse est-elle une image formelle ou vir-
tuelle des objets ?
L'image formelle est celle qui reproduit, dans ses disposi-
tions actuelles, et d’une facon adéquate, l'objet qu'elle re-
présente: une gravure représente formellement les traits de
ce qui se trouve reproduit ; tandis que l’image virtuelle ne
représente cet objet que proportionnellement et sous cer-
tains rapports : une gravure ne représente que virtuellement
les jeux de la lumière et d'ombre, en représentant par dif:
férentes hachures le ton clair et foncé des couleurs qu’elles.
ne reproduit pas. Cette question a plus d'importance qu’elle
n'en a l’air, parce que sa solution prévientune foule de diffi-
cultés.
S'il s’agit de sa nature, l'espèce impresse ne reproduit pas
formellement les objets selon leur réalité totale. Ce serait
tomber dans l'erreur de Démocrite. Elle est une qualité et
un mouvement de l'organe semblable à l’objetsous le rap-
port de qualité et de mouvement.
Quant à son étre intentionnel, en tant que précisément re-
préserntatif de telle qualité et de tel mouvement, elle est, sous
ce rapport, la représentation adéquate de l’objet auquel elle
ressemble. C’est une image formelle, dans le point précis de
sa représentation, comme la peinture est l’image formelle de
l'original, sous le seul rapport de la couleur (1).
(1) CF. Joan, à S. Thoma, Cursus philosoph. 3% p. Quaest. VI art. IL.
D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 293
DE LA CONNAISSANCE INTUITIVE ET IMMÉDIATE DES QUALITES
SENSIBLES PAR LES ESPÈCES IMPRESSES.
Comment se fait-il que, ne connaissant les choses que par
les images qu’elles imprègnent en nous, dans nos organes,
, nous ayons une irrésistible tendance à projeter ces images
hors de nous, et à les regarder comme des qualités inhé-
rentes aux choses ? L'espèce a beau représenter adéquate-
ment les choses, puisque l'espèce est une modification de
nous-mêmes, tout procédé qui tend à la regarder comme en
dehors de nous, et à en faire une qualité objective, est une
illusion. C’est ici que triomphe le subjectivisme. Voyons.
Qu'est-ce que l'espèce impresse, telle impression de son,
par exemple, en tant qu'objet de la connaissance, c'est-à-
dire, in esse intentionali? L'image formelle et adéquate de
l'objet, en sorte que l'on peut dire que la sensation trans-
forme le sens en l’objet, qu'elle le fait un avec l'objet, que sans
sortir de nous-mêmes, nous recevons en nous une certaine
{orme de l'objet.
Le sensible en acte, qui est de lui-même une modification
organique, est ainsi de lui-mème el dans la mesure où 1l
nous modifie, l’action et la forme active de l'objet en nous.
Adéquat et identique à la qualité propre de l’objet, c'est-à-
dire au sensible en puissance, tenant de ce sensible tout
son être spécifique, il nous présente ainsi l'être même des
qualités objectives ; et, notre tendance à projeter les sensa-
tions en dehors de nous, n’est pas une illusion. La sensation
est un point de contact réel entre les choses et l'esprit, et
puisque par elle les qualités objectives des choses sont en
nous, on n’est pas halluciné quand on reporte dans les
choses tout ce qu’elle met en nous. C’est la doctrine d'A-
ristote, mais les scolastiques l'ont considérablement éclair-
cie par de nouvelles distinctions.
Saint Thomas appelle d'abord la connaissance sensible
externe une connaissance immédiate, et ce terme fait bien
comprendre dans quelle mesure on peut dire que nous
E. F. — VII. — 25
QUES DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE
connaissons les objets en eux-mêmes, et dans quelle me-
sure nous les connaissons par rapport à nous. Il fait très bien
la part du relatif et de l’absolu dans la sensation. L'espèce
impresse est une sorte de medium entre l'acte de perception
et les objets ; mais la perception, comme le remarque saint
Thomas, ne se porte pas sur ce medium, comme sur un objet
auquel elle s’arrète, pour se réfléchir ensuite sur les choses ;
il faut, au contraire, un acte de réflexion assez subtile,
pour se convaincre qu’on ne voit les choses que par des
images qui sont en nous (1).
Ainsi, les conditions, les déterminations qui s’inter-
posent entre la perception et les objets, n’empèchent pas
d'atteindre immédiatement les objets, parce que ces déter-
minations n’affectent pas les objets pour s’y soustraire, mais
la puissance pour y amener les objets. Elles sont un milieu
sion veut, mais transparent et invisible, et dont tout le rôle
est de faire paraître l’objet lui-même en l’éclairant.
Les séhsations ne sont donc pas, comme le disait Reid,
et comme le répète M. Taine, des signes que l'esprit inter-
prète ; parce qu'un signe proprement dit est un objet ou une
sensation qui en rappelle une autre. Elles sont une assimi-
lation formelle de la puissance sensitive avec les choses.
Les sensations sont aussi une connaissance sntuitive des
choses. À proprement parler, et en tant que connaissance
par mode d'impression et de mouvement, ies espèces nous
donnent l'intuition des choses en elles-mêmes. « L’intuition,
comme dit Jean de saint Thomas, est la connaissance d’un
objet présent, de telle sorte qu'il soit comme lui-même par
le fait et l’action immédiate de sa présence. Elle diffère de
la connaissance abstraite en ce que les choses nous sont
présentes en celle-ci par l'intermédiaire d’un signe ou d’une
image quelconque. Ainsi, nos idées sont des connaissances
abstraites, parce que ce ne sont pas en elles-mêmes les
natures universelles qu'elles représentent qui agissent par
leur présence sur l'intellizsence, mais parce que l’universel
est dégagé ou extrait par la raison du sensible préalable-
ment connu. Les sensations au contraire, sont des connais-
(1) OQuodt. NE, art, I
D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 395
sañces intuitives, parce que le sensible qu'elles nous font
connaître est produit en nous par l'action des choses et n’est
rien en dehors de cette action. » (1)
Cette distinction est importante, parce que c'est de ce
caractère intuitif que dépend l'existence et la possibilité elle-
mème de la science expérimentale. Sur ce point, il sera in-
téressant de voir un scolastique faire une juste lecon aux
empiriques modernes. « Il est hors de doute, dit Jean de
saint Thomas, que la connaissance sensible externe est une
connaissance expérimentale ; car, notre expérience la plus
complète d’une chose consiste dans son contact avec nos sens
extérieurs. Or, l'expérience est le dernier élément dans lequel]
se résolvent nos connaissances, et la source inductive d’où
elles procèdent en nous. Donc notre connaissance ne peut
avoir pour élément dernier que l’objet tel qu’il est réellement
en soi ; parce que, sicet élément n'est pas l'objet lui-même,
mais une image, un signe, un medium quelconque, nous
avons de nouveau à comparer cette image ou ce medium
avec la chose ou l’objet qu’il représente, afin de constater
s’il est vrai ou s’il ne l’est pas. Ainsi, nous retombons tou-
jours dans la même difficulté : comparer le medium avec
l'objet qu'il représente. Il est donc nécessaire pour que
nous possédions une certitude et une évidence expérimen-
tale, d'en arriver à une connaissance qui, de sa nature, tend
aux choses en soi, et qui est la connaissance sensible ex-
terne, de sorte que, sous ce rapport même d’élément ultime
de la connaissance, elle exige que l'objet soit présent et nul-
lement absent. » (2).
De fait, il faut renoncer à la vérité de l'expérience ou ad-
mettre que nous l’avons par intuition. Mais, si on prétend
concilier la vérité ou l’expérience avec la théorie qui fait de
la sensation une pure image subjective, sur quoi se fondera-
t-on pour croire à cette vérité ? Sur un artifice de la nature,
comme M. Taine ? On a donc surpris la nature sous le voile
des sensations, pour avoir le secret de ses artifices !.. On in-
voquera aussi « l'expérience des autres sens et les témoi-
(1) Cursus phil. Log. de notitiis, art. 11.
(2) m1 pars. q. vi, art. 1.
396 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE
a
gnages concordants des autres observateurs. » Mais, tous
les sens et tous les observateurs possibles ne sont-ils pas
naturellement sujets aux mèmes hallucinations, car tout ce
qu’ils recoivent comme sensation, ne pourra jamais être
qu'une modilication d'eux-mêmes.
Ou bien il faut renoncer à la science expérimentale et à la
vérité, quitte à retenir les mots science et vérité, pour déco-
rer la quintessence de nos hallucinations ; ou bien, il faut
entrer franchement et jusqu’au bout dans le réalisme de
saint Thomas et d'Aristote. Il est la seule doctrine qui ex-
plique parfaitement et sans en rien diminuer le double fait
de la subjectivité de nos sensations et de notre tendance à
les objectiver.
On lui a reproché d’être une doctrine du passé. Mais, il
est pire pour une mauvaise philosophie d’être le présent que
pour une bonne d'être le passé. « C’est une tendance de
notre esprit de croire, quand on est mécontent du présent,
qu'il n'y a qu'à retourner en arrière. » Et qui nous empèche-
rait d'y retourner, si les données nouvelles de l'observation
scientifique nous v poussent d’elles-mèmes ?
P. RENÉ, de Nantes,
O. M. C.
LA REFORME LITTERAIRE()
MALHERBE
Voici l'ennemi de Ronsard.
Où la Renaissance avait échoué, protestante, savante et
pleine d'imaginationslicencieuses et paiennes, Malherbe réus-
sit. Nous n’entendons ce succès que des œuvres oùil est supé-
rieur à son temps. Le vrai Malherbe est là, l'ennemi de Ron-
sard et de son génie grotesque.
Pour réformer il faut, avant tout, la justesse de l'esprit.
Ajoutez-y le goût qui en sort, moins d'âme que bon sens, mais
de l’âme à certains moments, même une certaine élévation de
sentiments, et cette foi, qui, en dépit des licences d’une vie
agitée, grandit dans l'épreuve, et vous avez Malherbe. Avec
lui, la raison entre dans les vers, sans le dire. Il ÿ aura plus
tard du Malherbe dans Boileau, mais Boileau donne sa lecon,
comme un professeur, dans l'Art Poétique ; Malherbe, en
gentilhomme, dans des vers comme on n'enavait jamais vus.
Il n’est pédant qu'en son particulier.
C'était un Norinand, d’ancienne souche, au demeurant, un
singulier personnage, et fils d’un conseiller d'Etat au Prési-
dial de Caen. Il était né en 1555, et le premier de neuf frères
et sœurs. On était alors aux temps des guerres de religion ;
et le père de Malherbe qui paraît avoir été, tour à tour pro-
testant et catholique, pour finir l'éducation de son fils com-
mencée à Caen et à Paris, le confia au calviniste Dinorth
(Richard). C'est sous sa tutelle que le futur poète passa
quelques années à l'étranger, à Bâle et à Heidelberg. N’est-
ce pas ‘ce contact d’un calviniste glacé qui, à l'âge des 1m-
pressions, refroidit le génie de Malherbe et en fit l'original
(1) Voir la livraison de septembre 1902.
LE / 4
398 LA RÉFORME LITTÉRAIRE
que les lettrés connaissent, d'une morgue intraitable, d’une
sévérité caustique, et dont la censure littéraire allait jusqu'à
l'injure ?
Du reste, il ne parut point, dans la première jeunesse de
Malherbe, qu'il dût être poète, encore moins magistrat,
comme son père le désirait, et comme son éducation soignée
pouvait le faire espérer. On le vit, l'épée au côté, prononcer
à Caen, des discours dans les écoles publiques, au retour de
ses voyages en Suisse et en Allemagne. Il garda l’épée et
négligea l’éloquence du barreau. Il fut d'abord homme de
guerre, ligueur, et suivit le duc d’Angoulème, grand prieur
de France, fils naturel de Henri IT, et tué plus tard en duel.
C'était malgré sa famille que Malherbe avait pris le parti
des armes ; aussi son père ne lui envoya-t-il pas un rouge
liard, pendant les dix ans qu'il guerroya jusqu'à 1586. Il
dut vivre comme il put.
Il s'était marié, dès 1581, d’une facon assez bizarre pour
un jeune homme de vingt-six ans, avec üne femme deux fois
veuve. Elle se nommait Magdeleine de Corriolis; et si
Malherbe ne devait rien faire comme le vulgaire des mor-
tels, sa destinée à elle, était de survivre à tous ses époux. Elle
fut veuve, une troisième fois, de Malherbe lui-même, en
1628, et ne mourut que vingt mois après son dernier mari et
troisième protecteur.
A peine si Malherbe avait, à l'époque de son mariage, ver-
sifié de temps à autres, et comment ? C’est même en 1587,
six ans après, qu'il écrivit, en Normandie, les Larmes de
saint Pierre, long poème de quatre cent cinquante vers (1).
Les pleurs de l’apôtre font un nouveau déluge :
« Il y fiche ses yeux, il les baigne, il les baise (2),
Il se couche dessus, et serait à son aise,
S'il pouvait avec eux à jamais s'attacher ;
Il demeure muet du respect qu'il leur porte.. ! »
Et c’est Malherbe qui se moque du «galimatias de Pindare! »
Avant d'être poète, Malherbe était père, mème un bon
(1) Imité du poème intitulé le Lagrime di San Pietro, par Luigi Transillo.
(2) Poésies, 3.
LA RÉFORME LITTÉRAIRE 399
père, en dépit de son originalité. Retiré à Caen, où sa fa-
mille lui faisait cadeau « d’un tonneau de cidre par an »,il
menait une assez triste existence, et empruntait douze cents
écus, pour ne pas mourir de faim. Il perdait son fils, Henri,
âgé de deux ans ; et sa femme le quittait pour regagner la
Provence, en lui laissant sa fille Jordaine. C'était en 1593.
Sans doute que la mère s’imposait ce cruel sacrifice, par
nécessité, et allait vivre, plusieurs années, chez ses parents,
pour décharger d’autant son mari jusqu’à de meilleures des-
tinées. Durant cette absence, Jordaine mourut de la peste,
dans les.bras de son père, en 1599. Nous avons la lettre où
Malherbe fait part de la terrible nouvelle à la mère. Cette
lettre témoigne que le poète (il l’était alors) méritait de chan-
ter les grandes choses ; il avait l’éloquence du cœur:
« J'ai bien de la peine à vous écrire cette lettre, mon cher
cœur, et je m'assure que vous nen aurez pas Inoins à
me lire. Imaginez-vous, mon âme, la plus triste et la plus
pitoyable nouvelle que je saurais vous mander : vous l’en-
tendrez par cette lettre. Ma chère fille et la vôtre, notre belle
Jordaine n’est plus au monde. Je fonds en larmes en vous
écrivant ces paroles ; mais il faut que je les écrive, et faut,
mon cœur, que vous ayez l’amertume de les lire. Je possédais
cette fille avec une crainte perpétuelle, et m'était avis, si
j'étais une heure sans la voir, qu'il y avait un siècle que je
ne l'avais vue. Je suis, mon cœur, hors de cette appréhen-
sion ; mais j'en suis sorti d’une facon cruelle et digne de
regrets... À la nouvelle de cet accident, un de mes plus pro-
fonds ennuis, et qui donnait à mon âme des atteintes plus
vives et plus sensibles, c'était que vous n’étiez avec moi
pour m'aider à pleurer à mon aise, sachant bien que vous
seule, qui m'égalez en intérêt, me pouviez égaler en afflic-
tion. Plüt à Dieu, mon cher cœur, que cela eùt été ! je serais
relevé de cette peine de vous écrire de si déplorables nou-
velles, et vous hors de ce premier étonnement qu'il faut que
les âmes les plus rudes et les plus dures sentent au premier
assaut que leur donne cette douleur. »
A cette lettre il faut ajouter une épitaphe touchante où
l’enfant semble parler du fond de sa tombe. Il nest pas
possible d’être meilleur père et meilleur mari' Les vers à
40) LA RÉFORME LITTÉRAIRE
Du Périer sur la mort de sa fille sont de cette même époque,
ou de 1600 au plus tard. Le poète les faisait pour un autre,
et les sentait pour lui!
Du reste, cette mort de Jordaine rapprocha les deux époux.
A la fin de 159, Malherbe rejoignit sa femme à Aix, et,
l'année suivante, il devenait père d’un fils auquel ses parents
devaient survivre; ce fils s’appela Marc-Antoine.
Après de longues heures d'inaction et de pauvreté, la
carrière du poète avait commencé. Ce qu'il avait fait de vers
jusque-là ne mérite pas que la postérité s’en occupe. Il
semble que son nouveau bonheur l’anime, et l'on rencontre
quelques traces d'inspiration dans l’Ode à la Reine, sur sa
bienvenue en France. Cette reine est Marie de Médicis ; et
Malherbe qui la célèbre avait alors quarante-cinq ans. Sa
poésie qui ne devait plus tarir, mais couler seulement goutte
à goutte, avait mis tout ce temps pour filtrer du cœur et
de l'intelligence de Malherbe jusqu’à ses lèvres ou à sa
plume. . |
Rien d'étonnant que l'effort ait été si pénible à un homme
élevé parmi les absurdités de la Renaissance. La mythologie
wâte cette ode d’une longueur démesurée, et, où toute pen-
sée sérieuse est sacrifiée à l'harmonie du mètre ou à la décla-
mation. Néanmoins ce qu'il faut admirer dans ce poème
écrit aux derniers jours du seizième siècle, c’est la solidité
d'un vers correct et français, malgré l’emphase; c'est le
rythme, et comme l'entraînement de la strophe qui se préci-
pite en courant, vers son terme, dans une sorte d’enthou-
siasme poétique. Nous sommes pour la langue, du moins, à
quelle distance de Ronsard qui vient de mourir, et de son
style hétéroclite ! Malherbe voit d'avance, comine tous les
poètes, qui ont le don de prophétiser, le jeune Dauphin,
encore à naître, le fils de Henri IV et de Marie de Médicis;
il compte les victoires de ce jeune héros sur l’infidèle. C'est
la note catholique :
« Oh! combien aura de veuves (1)
La gent qui porte le turban !
Que de sang rougirales fleuves
Qui lavent les pieds du Liban!
(1) Malherbe, Poésies, 12.
LA RÉFORME LITTÉRAIRE 401
Que le Bosphore, en ses deux rives
Aura de sultanes captives!
Et que de mères, à Memphis,
En pleurant, diront la vaillance
De son courage et de sa lance
Aux funérailles de leurs fils. » .
Malgré « la vaillance du courage » qui passe inaperçue
dans le torrent, il n’y a pas une seule strophe pareille, au
seizième siècle. C’est à peine si le dix-septième siècle parlera
mieux. L’ode est inventée, et Corneille va naître, qui inven-
tera la tragédie. |
A cette époque, Malherbe était aussi pauvre que Corneille
le sera plus tard; et tous deux étaient Normands. Mais le
poète lyrique, malgré son âpreté, saura se nourrir des faveurs
de la cour; il écrira des vers de commande autant et plus que
de vers inspirés ; et si les seconds lui rapportèrent la gloire,
les premiers lui firent savourer l’aisance qu’il ne connaissait
plus, mais, hélas ! aux dépens du goût... C’est le revers de
la médaille.
Voici en ce genre misérable, la dernière strophe de la cin-
quième des pièces que Malherbe composa pour servir la
passion de Henri IV amoureux de la princesse de Condé. Le
roi, alors âgé de cinquante-six ans, vient de s’évanouir en
vers. Le poète le réveille et le rassure ; il loue le vice de
son maitre :
« Le temps adoucira les choses ; (1;
Et tous deux vous aurez des roses,
Plus que vous n’en saurez cueillir. »
C'était au mois d'avril 1510 que Henri IV recevait cet
encouragement au mal. Ïl cueillait un coup de poignard
mortèl, au mois de mai suivant, au mois des roses.
Nous rions des vers à Alcandre. Il n’en est pas moins
vrai que les rois ont des flatteurs pour perdre leur âme et
ridiculiser leur nom. Malherbe fut un de ceux-là, en ses
mauvais jours, et c’est ainsi qu'il reste fidèle à la corruption
(1) Poésies, 43.
102 LA RÉFORME LITTÉRAIRE
morale du seizième siècle et à la-tradition des poètes merce-
naires. |
Il vivait donc à la cour, où il avait été appelé, en 1605, et
présenté au roi par Vauquelin des Yvetaux, précepteur du duc
de Vendôme. D'autresamis, de Peirescet Guillaume du Vair({,
Président au Parlement de Provence, le louèrent à l’envi. De
Bellegarde ‘qu'il a fort mal chanté, le patronna devant Hen-
ri IV. Même le cardinal Duperron n’avait pas attendu si long-
temps. Un jour que le roi lui demandait, en janvier 1601, s’il
faisait encore des vers, le prélat assez pauvre versificateur,
mais qui ne manquait pas toujours de modestie, répliqua fran-
chement, « qu'il ne fallait point que personne s'en mélt, après
un certain gentilhomme de Normandie, habitué en Provence,
nommé Malherbe, qui avait porté la poésie française à un
si haut point, que personne n'en pouvait jamais appro-
cher. »
Il avait lu, sans doute, les vers à Du Périer. Peut-être
Malherbe lui avait-il déclamé ces vers émouvants :
« Le malheur de ta fille au tombeau descendue
Par un commun trépas,
Est-ce quelque dédale où ta raison perdue
Ne se retrouve pas ? (2)
Je sais de quels appas son enfance était pleine
Et n'ai pas entrepris,
Injurieux ami de soulager ta peine
Avecque ton mépris. »
Da
Quelle précision ! Quelle force ! Le vers dit la pensée, ni
plus ni moins ; c'est géométrique et cependant poétique :
« Mais elle était du monde où les plus belles choses
Ont le pire destin ;
Et Rose, elle a vécu ce que vivent les roses, e
L'espace d’un matin... (3) »
(1) Auteur d'un Zraité sur l'Éloquence.
(2) Poésies, 11.
(3) Cette ode à Du Périer peut avoir précédé l’ode à Marie de Médicis ;
la date n'en est pas certaine.
_—
: LA RÉFORME LITTÉRAIRE 103
Que Malherbe ait écrit Roselle ou Rosette, avant d'écrire
Rose, je ne m'en soucie point ; et la critique est au-dessus
de ces niaiseries de détail. La strophe est belle, et cela suf-
fit; elle est gracieuse, à la fois, grave et philosophique. C'est
de la propre souffrance de Malherbe que sont partis ces
vers d'une mélancolie incomparable. À l'exemple de Jésus-
Christ, 1l faut que notre cœur ait été un jour crucifié pour
qu’il en sorte une vérité puissante, un beau vers ;
« Et jen sais des plus beaux qui sont de purs sanglots : »
La souffrance est comme la génératrice de la vraie poésie.
Les vers qui suivent en sont encore la preuve, où une gran-
deur de langage qui annonce le grand siècle s’unit à la dou-
ceur et à la simplicité de la résignation chrétienne. Malherbe
peint l’inévitable nécessité de la mort :
« Le pauvre, en sa cabane où le chaume le couvre,
| Est sujet à ses lois,
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
_ N’en défend pas nos rois.
De murmurer contre elle, et perdre patience,
Ilest mal à propos;
Vouloir ce que Dieu veut est la seule science
Qui nous met en repos. »
Ainsi parlera Corneille dans l’Imitation de Jésus-Christ ;
et le grand siècle he retiendra pas toujours cette naïvelé
de langage.
Retournons à Henri IV. S'il multiplia ses faiblesses, 1l y
avait aussi, en lui, de quoi émouvoir le cœur ou le patrio-
tisme d’un lyrique ; et le poète trouva, pour célébrer la féli-
cité universelle, en 1605, quelques vers (1) dignes d’être
rapportés :
«: Toute sorte de biens comblera nos familles,
La moisson de nos champs lassera les faucilles,
Et les fruits passeront les promesses des fleurs. »
L'’ode assez faible, en somme, valut à Malherbe mille livres
d’appointements, la place d’écuyer du Roi, et celle de son
(1) Poésies, 18, Prière pour le roi Henri le Grand allant cu Limousin.
404 LA RÉFORME LITTÉRAIRE
gentilhomme ordinaire. Quelque fin que fût le Béarnais,
son amour-propre avait vaincu son économie. Les princes,
en général, paient bien la louange, sous prétexte qu'en im-
mortalisant leurs qualités, elle affermit leur pouvoir et fait
régner partout la paix à l'ombre de leur gloire. Au même
temps, le poète vint à perdre son père dont il n'avait pas
fort à se louer ; aussi il ne le célèbra point. Il eut des terres,
une maison à Caen, et le reste. Il est croyable qu'il porta
légèrement son deuil. |
Ce que Malherbe n'oublia point alors, ce fut le chiffre
exact de la fortune qu'il devait partager avec ses frères.
Plus tard, il en donna le détail précis dans une /nstruction
adressée à son fils Marc-Antoine qui ne devait pas jouir des
biens de son aïeul. Il y ajouta des conseils positifs sur la
manière de se tirer d’affaires avec ses parents, en cas de
brouille (1), et qui rappellent moins le poète que le Normand.
Ce qu'il avait de son père, devenu généreux après sa mort,
et de son roi, ne suffisait pas à Malherbe ; il tenta plus d'une
fois la munificence de Henri IV, pour obtenir quelques pen-
sions sur des évêchés ou des abbayes ; mais alors le Gas-
con fut plus fin que le Normand ; il promit toujours et ne
donna jamais.
Ce fut Marie de Médicis, devenue régente, qui réalisa les
promesses d’Alcandre, sans tirer vengeance des vers que le
courtisan avait faits aux dépens de l'épouse, RO contenter
les caprices de son voluptueux époux.
Ainsi vont les cours, et la morale des cours ; mais il ya
une morale impitoyable, celle de l’histoire qui se venge des
poètes et des rois.
Du cynisme de Malherbe, de son originalité licencieuse,
nous ne dirons rien, malgré Racan (2), parce que rien n'est
prouvé. Nous croyons mème que la légende a singulière-
ment noirci le poète, qui prétait à l’exagération par sa ru-
desse, ses bizarreries, une certaine affectation de la singula-
rité, et sa rapacité normande.
Sa vie austère ne fait qu’un avecson œuvre. C'est « le pre-
(1) Malherbe fut longtemps brouillé avec son frère ainé.
(2) Vie de Malherbe, par Racan. °
LA REFORME LITTÉRAIRE 405
mier grammairien de France(1}», le roi de la langue et de la
poésie, l'ennemi acharné « de la pédanterie, de la latinerie,
de l’antiquaille, (à la façon de Ronsard) du pétrarquisme et
du pindarisme », après avoir d’abord sacrifié à ces faux
dieux, et mème assez longtemps. Mais s’il est roi absolu, y
a-t-il un écrivain plus consciencieux ? Il vit seul, dans un
appartement de garcon assez mal meublé, servi par un
valet de chambre auquel il donne deux cent quarante-deux
livres par an ; c’est beau pour le temps. Afin de mieux con-
sommer sa mission de réformateur, il a laissé de nouveau
sa femme en Provence où il lui envoie de grosses sommes
d'argent ; il la reverra deux fois, en 1616 et en 1622. Il a
quelques disciples, de Coulomby, Touvant, Yvrande, le cré-
dule Racan, Maynard. Il n’épargne personne, ni ses élèves,
ni Desportes, ni Ronsard dont il biffe la moitié des vers _
d’abord, l'autre moitié ensuite, Il exagère, à dessein, pour
mieux vaincre le mauvais goût de ceux qui persistaient à
« Ronsardiser (2) », suivant son expression. Il passe une
année à écrire vingt-huit vers. Ronsard en faisait deux cents
avant son diner, deux cents après. Entre eux, la postérité
a choisi ce poète avare et qui lâchait ses vers, comme Har-
pagon ses écus.
On prétend mème que ses « Consolations au Président de
Verdun » (3) sur la mort de sa femme ne furent terminées
qu'après un second mariage du veuf et sa mort qui ne tarda
point. C'est ridicule ? Peut-être. Mais il n'était pas si facile
d'achever une langue jusque-là rebelle à la gravité, et dont
la Renaissance avait défiguré les qualités naïves. Entre temps,
et pour en retremper la force et le naturel, Malherbe hantait
le Port au foin, où les portefaix prodiguaient alors la crudité
des images ; s’il rentrait chez lui, et s’il n’allait pas chez
M. de Bellegarde ou à l'hôtel de Rambouillet, s'il n'avait pas
à poursuivre quelqu'affaire d’intérèt, une faveur de la cour, il
écrivait en bon français, à son ami de Peiresc, des lettres un
peu lourdes, quelquefois cyniques, et d'un médiocre intérèt.
(1) L'expression est de Balzac.
(2) Malherbe dit la langue de Ronsard « factice, peu comprise au peuple ».
(3: Poésies, 98. |
406 LA RÉFORME LITTÉRAIRE
Ilessaya un jour de s’'émouvoir en lui racontantles funérailles
. de Henri IV : « Pour la dernière cérémonie, celle de l’enter-
rement, il ne s’yfit rien, dit-il en finissant, qui vaille la peine
de prendre une mauvaise nuit. (1) » Le cœur n'y était pas ce
jour-là. — [l écrit aussi à Castalie, la Dame de ses pensées.
Un jour, dans un accès de jalousie, il la soufflète : c’est la mar-
quise d'Auchy. Il exprime son repentir dans une lettre em-
phatique (2). Elle est bien misérable cette « Confession du
plus grand et plus extraordinaire transport où se trouva jamais
une àme touchée (d’une) malheureuse passion. » Ce n’est
point le vrai Malherbe, et son air rébarbatif lui va mieux.
Il en a un autre, et très uaturel aussi, c'est celui de la gran-
deur, non seulement dans ses vers, mais même dans sa prose,
en particulier dans sa lettre intitulée Consolation, adressée
à la princesse de Conti (3), sur la mort de son frère tué
d'un coup de canon, en 1614.
C'est une œuvre d'art, mais de cœur en même temps, où
l’auteur se perd quelquefois dans certains petits détails qui
plaisent à son minutieux génie, mais où l’on voit apparaitre
les premières beautés de cette langue sublime, qu'achèvera
Bossuet alors près de naître. L'auteur, en écrivant, s’est cri-
tiqué, on le sent. Cette perfection relative d'une phrase ré-
gulière, un peu longue, trop latine, qui se cherche encore,
mais déjà vraiment noble et française, lui a coûté bien des
sueurs ; et sa patience n'a pas été sans humeur. Mais on lit
déjà quelques passages comme celui-ci : |
« [1 n’y a pas d'apparence que M. le prince de Conti doive
revenir au monde, mais y en a-t-il que vous ne deviez point
aller au ciel ? On y va, Madame, par le chemin que vous pre-
nez. La piété l’y a mené, la piété vous y mènera... Ce sera
là que les étoiles que vous avez sur la tète seront à vos pieds,
là que vous verrez passer les nuées, fondre les orages,
sronder les tonnerres au-dessous de vous; et alors, Madame,
si parmi les glorieux objets dont vous serez environnée, il
vous peut souvenir des choses du monde, avec quel mépris
rearderez-vous ce morceau de terre dont les hommes font
) Malherbe, Lettre 76 à Peiresc.
1 Lettres à Ho Lettre NT à Castalie.
Î
L
5) Lettres & divers, Lettre 7e 4 Mine la Princesse de Contr.
4
F
LA RÉFORME LITTÉRAIRE 407
tant de régions, ou cette goutte d'eau qu'ils divisent en si
grand nombre de mers !.. »
Relisons l’oraison funèbre de Ronsard prononcée vingt-neuf
années avant, par le cardinal Duperron qui fut l’ami des deux
poètes, et nous verrons la distance. Malgré de bons passages,
la langue du cardinal garde encore un reste de son enfance,et
la mort « déchausse les souliers de notre àme ; » la langue de
Malherbe qui a moins d'âme que Duperron, est constamment
virile. Il n'appartient qu’au génie d'accomplir les véritables
réformes. Le génie du réformateur de notre poésie était fait
surtout de patience et de discernement.
« Le bonhomme Malherbe, suivant Balzac, disait qu’a-
près avoir fait un poème de cent vers ou un discours de
trois feuilles, il fallait se reposer dix ans. »
C'était répéter, avec plus d'humeur qu'Horace, avec plus
d'originalité que Boileau, ce qu’il en coûte pour atteindre la
correction, la précision, la justesse, une simplicité sévère, la
grandeur et l'harmonie, toutes qualités de Malherbe dans
ses beaux jours. Car peu nous importe une foulede vers ac-
cordés à la mode. Malherbe est là où il est achevé et inspiré,
à force de le vouloir, dans quelques odes seulement. La pos-
térité ne compte pas les vers. À
Balzac, qui lui ressemble tant, n’a pas toujours comprisles
efforts obscurs et surhumains tentés par le poète, dont la té-
nacité souvent impuissante s'irritait jusqu’au désespoir. Et
cependant son génie, grand et patient à la fois, ressemble
beaucoup, dans un genre différent, à celui de Malherbe. Nous
n'en lisons pas moins dans le Socrate chrétien : « Vous vous
souvenez de ce vieux pédagogue de la cour et qu’on appelait
autrefois le tyran des mots et des syllabes (1) et qui s'appe-
lait luy-même, lorsqu'il était en belle humeur, le gram-
mairien à lunettes, et en cheveux gris... J'ai pitié d'un homme
qui fait de si grandes différences entre pas et point, qui traite
l'affaire des participes et des gérondits, comme si c'était
celle de deux peuples voisins l’un de l’autre et jaloux de
leurs frontières. Ce docteur en langue vulgaire avait ac-
coutumé de dire que, depuis tant d'années. il travaillait à dé-
(1) Balza, sucrale chrétien, Discours sirième.
508 LA RÉFORME LITTÉRAIRE
gasconner la cour et n’en pouvait venir à bout... La mort
l'attrappa sur l'arrondissement d’une période, et l'an clima-
térique l'avait surpris délibérant si erreur et doute étaient
masculins ou féminins. Avec quelle attention voulait-il qu'on
l’écoutät quand il dogmatisait de l'usage et de la vertu des
particules ; sur chaque mot d'un -écrivain de province il
consultait l'oreille d’un habitant de Paris. »
Il y avait alors des Parisiens, et l'Ile de France parlait
un dialecte supérieurement français ou national qui at-
tira et absorba les autres dialectes. Malherbe en eut Île
sentiment, l'oreille, et en acheva la perfection.
11 semble que la cour ait parlé moins bien le Français que
Paris. Les Gascons y avaient suivi, en foule, Henri IV :
c'est pourquoi le poète voulait, les « dégasconner ». Il
eut raison ; et nous ne nous lassons pas d'admirer en lui
l'exactitüde du grammairien, la fermeté du bon sens, et la
hauteur de l'inspiration. On n’en pourrait pas dire autant de
P
Boileau.
Le grammairien, en particulier, est impitoyable. Lisons
le Commentaire de Malherbe sur Desportes C'est cruel (1):
mais s’ila passsé des nuits à ce travail ingrat et malicieuse-
ment fait, c'est qu’il s'était proposé d'épurer la langue, d'en
arracher les impropriétés, les puérilités galantes, la trivialité
et les épices. C'était son lot, sonbien, il avait tout droit sur les
beaux esprits qui achevaient de la corrompre. Si Malherbe
(1) Trois exemples, tirés de ce Commentaire, en feront voir l'esprit.
D'abord au Sonnet XX : |
« Ces deux beaux yeux, ma gloire et mon pouvoir. »
Qu'est-ce à dire ? les yeux de (mon amie) sont mon pouvoir ? »
Du méme Sonnet :
« De deux soleils un éclipse ordinaire, »
Eclipse est féminin et jamais masculin devant tous les barbiers de Frauce.
Ailleurs :
« Et pensant de mes faits l'étrange frénésie. »
Je pense la frénésie de mes faits!
n Je ne sais si c'est Allemand ou Anglais ;
Uk
Mais je sais bien que ce n'est pas Francais.
LA RÉFORME LITTÉRAIRE 409
écrivait, -un jour, à propos de quatorze vers du même Des-
portes, que les huit premiers n'étaient pas bons, mais qu’en
récompense, les six derniers ne valaient rien, il biffait une
fausse Renaissance, ilétait dans son rôle de critique.Mais il eut
tort d'être méchamment satirique, contre toutes les règles de
la reconnaissance. Il avait chanté Henri IV, Marie de Médicis,
reine et puis régente, chanté Richelieu, qui lui donna un
office de Trésorier de France, chanté le favori du roi, de
Luynes. Il lui offrait, avec une épiître qui n’est pas sans
flatterie, la traduction excellente du trente-troisième livre
de Tite-Live. Après sa mort, il lui fit une épitaphe san-
glante :
« Cet absinthe au nez de barbet (1),
En ce tombeau fait sa demeure ;
Chacun en rit, et moi j'en pleure ;
Je le voulais voir au gibet. »
N’en avait-il pas recu ce qu’il attendait ?
N’étudions plus que le grand Malherbe maintenant, en
quelques-uns de ces jours où il ose se montrer tel qu'il est,
un précurseur de Corneille, par la force du sentiment, la
franchise du style et cette verdeur populaire, aussi at-
trayante peut-être qu’une noblesse plus achevée. La pensée
ne porte pas encore dans notre vieux poète la coiffure artifi-
cielle de la périphrase. Voici d’abord deux strophes de l'Ode
sur l'attentat commis en la personne de Henri le Grand, le 19
décembre 1605 :
« Que direz-vous, races futures (2)
Si quelquefois un vrai discours
Vous récite les aventures
De nos abominables jours ?
Lirez-vous, sans rougir de honte,
ue notre impiété surmonte
(1) Malherbe, Poésies, 81.
(2) Malherbe, Poésies, 19. |
| E. F. — VIN. — 26
k10 LA RÊFORME LITTÉRAIRE
Les faits les plus audacieux,
Et les plus dignes du tonnerre
Qui firent jamais à la terre
Sentir la colère des cieux? »
Cette strophe en dix vers de huit syllabes, est une des plus
heureuses inventions lyriques ; elle se jette en avant comme
un fleuve sonore dont l'œil suit à peine le cours violent et
rapide. Qu'on la compare à la strophe des Stances à Du Périer
où ce n’est plus l’indignation qui parle, mais la douleur et la
patience chrétienne. Le vers alors prend de l'espace, pour
s'étendre en douces consolations et dans un calme imposant ;
il diminue ensuite; il retombe, pour ainsi dire, comme le
fait l’homme dont l’obéissance à la volonté de Dieu n'est
jamais telle qu’il ne s’abatte, par instants, avant de reprendre
un nouvel essor vers l’éternel Consolateur.
Malherbe semble en certains instants inspiré par le génie
même de l'harmonie. Si son cœur avait été aussi froid qu'il
-l’affectait, aurait-il jamais concu cette sublime musique du
vers ? elle est née de son émotion. Il aimait le roi ; et le roi
avait faillit périr sous une main criminelle :
« O soleil, à grand luminaire,
Si jadis l'horreur d'un festin
Vit que de ta route ordinaire
Tu reculas vers le matin,
Et d'un émerveillable change
Tu couchas aux rives du Gange,
D'où vient que ta sévérité,
Moindre qu'en la faute d'Atrée,
Ne punit point cette contrée
D'une éternelle obscurité? »
Les nymphes, le dieu de la Seine, en up. mot, la mvy-
thologie et quelques raffinements de pensée déparent les
beautés réelles de cette ode patriotique ; mais les « Vers
funèbres » sur la mort de Henri le Grand sont bien au-des-
sus. On en peut surtout admirer les strophes où le poète
imagine que Henri IV apparaîtra à Marie de Médicis :
LA RÉFORME LITTÉRAIRE | att
« Quelque soir, en sa chambre, apparais devant elle,
Non le sang dans la bouche et le visage blane,
Comme tu demeuras sous l'atteinte mortelle
Quite perça le flanc.
Viens-y, tel que tu fus, quand aux monts de Savoie,
Hymen en robe d’or te la vint amener ;
Où tel qu’à Saint-Denis entre nos cris de Joie
Tu la fis couronner... (1)
Quel contraste ! C’est à la fais, sobre de style, brillant et
dramatique. Cette sobriété vaut infiniment mieux que tout
l'éclat et la facilité poétique d'Ovide ou de V. Hugo. Relisons
la tristesse d'Olympio ; l'auteur, dans unelangue toujours s0o-
nore et imagée, répète à satiété ses impressions, ses souve-
nirs d'amour, ses joies, ses regrets. Sa mélancolie, inépui-
sable en ses détails, nous épuise, nous fatigue, et nous
rend incapables de pensées et de sentiments personnels.
Mais le vrai, le grand poète nous entr'ouvre, en quelque
sorte, la porte du paradis de la poésie ; il en laisse échap-
per quelques rayons, nous permettant la joie de deviner le
reste, et d'imaginer les merveilles du dedans. Il émeut notre
sensibilité et nous rend poëtes, au lieu de nous lasser de sa
poésie.
Le poète fait ensuite un retour sur lui-mème :
« Pour moi dont Ia faiblesse à l'orage succombe,
Quand mon heur abattu pourrait se redresser,
J'ai mis avecque toi mes desseins en la tombe,
Je les y veux laisser.
Quoique pour m'obliger fasse la destinée,
Et quelque heureux succès qui me puisse arriver,
Je n'attends mon repos qu'en l'heureuse journée
Où je t'iraitrouver... »
Malherbe, malgré la rudesse de ses apparences, sentait
vivement. Les plus grands poètes et du plus de cœur
ont un idéal que leur volonté ne saurait toujours atteindre
dans la pratique de la vie. Soyons généreux pour nos
grands hommes. |
(1) Pocsies, 52.
AT LA RÉFORME LITTÉRAIRE
Malherbe ne pouvait-il point dire avec raison, « que la
monnaie dont les petits payent les bienfaits des grands, c'est
la gloire, et que, de ce côté-là on ne l'accuserait jamais d’in-
gratitude ? » (1)
« Apollon à portes ouvertes
Laisse indifféremment cueillir
Les belles feuilles toujours vertes,
Qui gardent les noms de vieillir.
Mais l’art d'en faire les couronnes
N'est pas su de toutes personnes,
Et trois ou quatre seulement,
Au nombre desquels on me range,
Peuvent donner une louange
Qui demeure éternellement (2). »
Le dernier vers a, dans la lente harmonie de ses syllabe-
longues, quelque chose qui rappelle à l'oreille l'éternité.
Mais c’est encore l'éternité de la terre et la gloire de ce
monde. Malherbe, dans ses vieux jours, comprendra-t-il
enfin l’autre gloire, celle que PArencte convoitait, à quelques
pas du martyre ?
Qu'il en est loin, en apparence! Il a si bonne opinion de
lui-même, qu'il refuse de faire une grammaire, et renvoie
ses disciples à sa traduction de Tite-Live, en ajoutant que
« c'était de cette sorte qu'il fallait écrire ». Ce n'est pas d’un
homme désabusé de la vanité. Il a cependant renoncé déja
au plaisir :
« Je renonce à l'amour ; je quitte son empire {3},
Et ne veux point d'excuse à mon impiété
Si la beauté des cieux n'est l'unique beauté
Dont on m'orra jamais les merveilles écrire. » ’
Peut-on être plus idéal ? Les archaismes, dans Malherbe.
et des inversions un peu osées, comme certaines naïvetés .
(1) Lettre 54. A. Monsieur l'Evèque de Mende.
(2) Poésies, p. 53.
(3) Poésies, p. 56.
LA RÉFORME LITTÉRAIRE 413
loin de déparer son style, lui donnent je ne sais quoi de re-
levé et de vénérable. On croit entendre l'aïeul de nos poètes
de la grande époque.
Mais il va s'élever, avec des chants non moins harmonieux
que par le passé, aussi haut que nous le désirions.
Dès 1614, dans une paraphrase du psaume CXX VIII, et
par une allusion pleine de convenance aux complots qui
enveloppaient la jeunesse de Louis XIII, 1l avait écrit, en
faisant parler le roi lui-mème :
« Les funestes complots des âmes forcenées (1),
Qui pensaient triompher de mes jeunes années,
Ont d’un commun assaut mon repos offensé,
Leur rage a mis au jour ce qu’elle avait de pire,
Certes je puis le dire ;
Mais je puis dire aussi qu’ils n'ont rien avancé.
La gloire des méchants (2) est pareille à cette herbe
Qui, sans porter jamais ni javelle ni gerbe,
Croit sur le toit pourri d’une vieille maison.
On la voit sèche et morte aussitôt qu'elle est née,
Et vivre une journée
Est réputé pour elle une longue.saison, ».
Dans les poésies de Malherbe tirées des Psaumes, il es:
bon d'observer que rien ne dépare la beauté de la pensée et
la simplicité d’un style absolument correct. On n’en peut dire
autant d'une seule des pièces profanes du poète, ‘quelque
haute et fière qu’en soit l'inspiration. N’est-ce pas une preuve
nouvelle que le ciel, en attirant le poète, lui rend le beau
plus sensible et lui communique, en le rapprochant de la
source de toute beauté, une perfection que, sans cela, il
n'aurait jamais atteinte.
On ne peut cependant, sans mélancolie, lire ces vers où
Malherbe, à la même époque, fait un dernier retour vers le
printemps de sa jeunesse :
(1) Poésies, 63, Paraphrase du premier Psaume 128 : Sæpe expugnaverunt
me a juventute mea, etc.
(2) Fiant sicut fenum tectorum quod priusquäm evellatur exaruit... »
n14 LA RÉFORME LITTÉRAIRE
« Tout le plaisir des jours est en leurs matiuées ; (1)
La nuit est déjà proche à qui passe midi. »
M'ést-ce pas ce double mouvement de l’âme vers le ciel et
vers les promesses évanouies de la terre qui fait le plus grand
charme du poète ? En 1620, Malherbe écrit des Stances spi-
rituelles non moins heureuses que son Imitation du Psalmiste
faite quelques années avant. Au rythme majestueux, et qui
peignait, d’après le roi David, la royale douleur de Louis XIII
enfant, il substitue une strophe dont la marche d'abord ra-
pide, sous l'impulsion de l'amour, se ralentit ensuite, dans
la gravité toute religieuse de l'alexandrin, pour finir brus—
quement, par un nouvel élan d'amour, et dans un vers sem—
blable aux premiers :
t
« Louez Dieu par tonte la terre,
Non pour la crainte du tonnerre
Dont il menace les humains,
Mais pour ce que sa gloire en merveille abonde,
Et que tant de beautés qui reluisent au monde.
Sont les ouvrages de ses mains :
Il est bien dur à sa justice (2)
De voir l'impudente malice
Dont nous l'offensons chaque jour ;
Mais comme notre père, il excuse nos crimes ;
Et même ses courroux, tant sont-ils légitimes,
Sont des marques de san amour. »
Nous avons hâte d'arriver au chef-d'œuvre. Il est de 1627 :
il reflète, dans son immortelle beauté, la plus profonde dou-
leur qu'ait pu éprouver le cœur de Malherbe. Il venait de
perdre son fils. La douleur est donc bien puissante sur le
wénie ! \
« N'aspirons plus, mon âme, aux promesses du monde,
Sa lumiere est un verre, et sa faveur une onde
Que toujours quelque vent empèche de calmer.
Quittons ces vanités, lassons-nous de les suivre,
(1) Poéste, 7%. Sur le mariage du roret de la reine,t, x.
(2) Malherbe, Poésies, 81. Stances spirituelles.
LA RÉFORME LITTÉRAIRE 415
|
C'est Dieu qui nous fait vivre,
C'est Dieu qu'il faut aimer.
En vain pour satisfaire à nos lâches envies,
Nous passons près des rois tout le temps de nos vies
A souffrir du mépris et ployer les genoux,
Ce qu'ils peuvent n'est rien ; ils sont ce que nous sommes,
Véritablement hommes,
Et meurent comme nous... (1) »
N'est-ce pas l'effort d'une grande vertu, de reconnaître
qu'on a dissipé sa vie en proie au néant des cours, et de le
confesser publiquement devant les siècles ?
Mais le repentir de Malherbe, d’abord personnel, s'élève
et se transfigure ; il humilie les rois aussi bien qu'il s’est
humilié lui-même. Et les Dieux de la terre ne sont rien. Il
n ya qu'un Dieu, c'est le Dieu qui est au Ciel :
« Ont-ils readu l'esprit, ce n'est plus que poussière (2)
Que vette majesté si pompeuse et si fière
Dont l'éclat orgueilleux étonne l'univers ;
Et dans ces grands tombeaux où leurs âmes hautaines
Font encore les vaines,
Ils sont mangés des vers.
Là se perdent les noms de maîtres de la terre,
D'arbitres de la paix, de foudres de la guerre.
Comme ils n'ont plus de sceptre, ils n’ont plus de flatteurs ;
Et tombent avec eux d’une chute commune
Tous ceux que la fortune
Faisait leurs serviteurs. »
C'est la dernière conclusion de Malherbe courtisan retiré
des affaires et des espérances de la cour ; c’est son testa-
ment; c'est aussi le monument le plus durable qu'il ait élevé
à sa propre gloire, en croyant peut-être l’élever uniquement
(1) Poésies, 100, t. 1. Il faut encore ajouter aux poésies sacrées de Mal-
herbe, la paraphrase du Psaume vin, écrite en 1605.
| « O sagesse éternelle !
Que ta magnificence étonne tout le monde,
Et que Le ciel est bas au prix de ta hauteur. »
(2) Poésies, 100. Paraphrase du Psaume 135.
446 | LA RÉFORME LITTÉRAIRE
à la gloire de Dieu. De cette ode disons ce que le poète da—
sait de lui-même, dans un excès d’orgueilleuse naïveté :
\ :
« Ce que Malherbe écrit dure éternellement »
Il avait fallu la mort d’un fils jeune, intelligent, brii —
lant, élevé par son père, sous ses yeux, dans ses pre—
mières années, avec tous les soins possibles, objet de l'ad -
miration de ses juges dans les examens de droit subis
d'une façon glorieuse, il avait fallu, dis-je, la mort de Marc —
Antoine, à Aix, dans une partie de débauche, au milieux
d'une misérable bagarre, pour rendre Malherbe à lui-mème
et luifaire rendre les armes à Dieu. C’est le sang de soncœur-
c'est le meilleur de son âme qu’il nous a donné, en restaurant
du même coup, dans la poésie, la foi et le goût, après ce
long désordre moral et littéraire de la prétendye Renais-
sance. oo
Désormais rien ne l’attire, ni la cour, ni J’hôtel de Razmm-
bouillet où il a été l’ûn des serviteurs les plus passionnés de
Catherine de Vivonne, nommée par ses admirateurs, Car:n-
thie, Erycinthe, Arthénice. Qu'il est loin maintenant de ce“
vanités précieuses. Il ne songe qu’à venger son fils et s’a-
dresse au roi de laterre ; il s'adresse même au Roi du ciel. 11
finit ainsi un sonnet qui précéda sa mort de quelques mois
à peine : |
« O mon Dieu, mou Sauveur, puisque par la raison
Le trouble de mon âme étant sans guérison,
Le vœu de la yengeance est un vœu légitime ;
Fais que de ton appui je sois fortifié,
Ta justice t'en prie, et les auteurs du crime,
Sont les fils des bourreaux qui t'ont crucifié » (1).
C'est navrant !
Cependant il chante encore le roi qui va détruire le der-
nicr repaire des protestants. Ses derniers vers font face auX
(1) Malherbe ne veut pas dire que ces criminels soient des Juifs, mai$
_des hommes aussi cruels que les Juifs déicides,
ns LT Es |
CR
_— — -,
—
.LA RÉFORME LITTÉRAIRE at
,
Huguenats (1). Le vieux lion, près d’expirer poursuit encore
l'hérétique de son dernier rugissement :
« Dans toutes les fureurs des siècles de nos pères,
Les monstres les plus noirs firent-ils jamais rien
Que l'inhumanité de ces cœurs de vipères
Ne renouvelle au tien?
Par qui sont aujourd'hui tant de villes désertes, ?
Tant de grands bâtiments en masures changés,
Et de tant de chardons les campagnes couvertes
Que par ces enragés ?
\ Les sceptres, devant eux, n'ont pas de privilège ;
Les immortels eux-mêmes en sont persécutés ;
Et c'est aux plus saints lieux que leurs mains sacrilèges
Font plus d'impiétés. »
Il a annoncé la victoire au roi une victoire sur l'erreur ;
il annonce sa propre mort :
« Je suis vaincu du temps; Je cède à ses outrages, »
!
Mais il ajoute :
« Mon esprit seulement exempt de sa rigueur
À de quoi témoigner en ses derniers ouvrages
Sa première vigueur. » (2).
C'est la fierté de Corneille déjà vieux annoncant à Louis XIV
des pièces nouvelles, dignes de la main qui crayonna
« L'âme du Grand Pompée et l'esprit de Cinna. »
Au retour d'un voyage entrepris, dans le fort de l'été, pour
implorer du roi, alors devant la Rochelle, le châtiment des
(1) Poésies, 103. Ode pour le Roi Louis XIIL allant châtier la rébellion
des Rochelais, |
(2) Cette dernière ode était accompagnée d'une lettre au roi Louis XJII.
Elle commence ainsi :
Sire,
Les vers que Votre Majesté vient de lire passeront, s'il lui plait, pour un
très humble remerciement de la promesse qu’elle m'a faite, de ne donner
jamais d'abolition à ceux qui ont assassiné mon fils.
418 LA RÉFORME LITTÉRAIRE
meurtriers de son fils, Malherbe âgé de soixante-treize ans,
tomba malade de fatigue et de douleur; il mourut à Paris.
Il ÿ a, dans cette mort, quelque chose d'héroïque ; et l’âme
de Malherbe était bien supérieure à son caractère. Un ins-
tant, il avait voulu appeler en duel les assassins ; on eut
beaucoup de peine à l’en détourner. H n'obtint qu'une jus-
tice dérisoire.
Sa fin fut tout à fait chrétienne. Nous savons, en outre,
par Racan, son ami, qu'il allait à la messe toutes les fètes et
tous les dimanches (1), qu'il communiait à Pâques, et obser-
vait tous les commandements de l'Eglise, qu'il ne parlait de
Dieu et des Saints qu'avec le plus grand respect.
Il avait lui-même dit, en vers improvisés :
« Pour moi, comme une humble brebis,
Sous la houlette je me range. »
Le reste appartient à la légende ou à la chronique mali-
cieuse. Il avait foi en Dieu et dans la poésie. C’est par hu-
meur, sans doute, qu’on l’entendit un jour dédaigner le
pote à l'égal d’ « un joueur de quilles ». I aimait le para-
doxe, mais encore plus la correction du langage. Il reprit,
dit-on, au moment d’expirer, « son hôtesse d’un mot qui
n était pas francais ». Si ce n'est pas vrai, c'est bien trouvé.
Ce qui est certain, c’est qu'il traita un jour, ses adversaires
de « Chats-huants », et ripostait, en ces termes, à tous ses
critiques :
« Si les colporteurs du Pont-Neuf (2) n'ont rien à vendre
que les réponses que je ferai, ils peuvent bien prendre les
crochets ou se résoudre à mourir de faim. On pensera peut-
ètre que je craigne les antagonistes. Non fais. Je me moque
d'eux, et n’en excepte.pas un, depuis le cèdre jusqu’à l'hy-
sope ! »
C'est brutal, mais c’est franc et d’un homme qui sentait sa
supériorité jusqu'à traiter « d’imaginations bestiales » ce qui
ne lui plaisait pas chez les auteurs ses contemporains :
(1) re de Malherbe, par Racan.
(2) Œuvres de Balzac, Entretiens, 56,
LA RÉFORME LITTÉRAIRE 419
« Je ne crois pas, écrivait-il à Balzac, qu'il y ait de quoi
m’accuser de présomption quand je dirai qu'il faudrait qu'un
homme vint de l’autre monde, pour ne pas savoir qui je
suis (1) ». |
En somme, Malherbe, sujet à bien des défauts, comme
tout ce qui est mortel, avait l’âme naturellement franche,
l'esprit honnète, un grand respect pour l'autorité. En parti-
culier, l'autorité du bon sens, je n’ose dire du génie poétique,
s'était comme incorporée dans sa personne. Esprit à la fois
élevé et minutieux, inspiré et grammatical, très français mais
nourri de la moelle de l'antiquité, il rendit, pour ainsi dire,
la poésie au ciel dont elle est sortie, en la tirant de l’ornière
de la Renaissance et de la Réforme. Son génie, achevé par la
foi et la douleur, donna les premiers modèles, avec plus de
verdeur, de cette langue grave, noble, sévère, majestueuse et
harmonieuse que parleront Boileau, Racine, Corneille. C'est
le vrai réformateur, en vers, de la langue déformée par Ron-
sard. Voilà pourquoi Malherbe nous a laissé de lui-même
une image durable, et pourquoi la reconnaissance publique
lui a élevé comme une statue de granit inaccessible à l'ef-
fort du temps. |
C'était à l'extérieur un homme d’une figure sévère, portant
la barbe en pointe comme Richelieu, autour du cou, une
large fraise suivant la mode du siècle. Il « gâtait(2) ses beaux
vers en les prononçant, et crachait pour le moins six fois
en récitant une stance de quatre vers ». Il balbutiait et se
disait du pays de Balbut en Balbutie (3). Il avait souvent, à la
main, son bréviaire qui était Ilorace ; celui de M'"° de Sévi
gné, c'était Corneille.
Souvent les disciples d’un grand homme ne sont que ses
pàles copistes. On peut, si l’on en a le loisir, retrouver des
vers de Touvant dans les recueils de l’époque. Mayuard et
Racan sont plus connus. Il est curieux de lire, dans les
Mémoires de celui-ci, les scrupuleuses lecons que lui donna
Malherbe, entre quatre murs, les fautes qu’il lui reproche,
les détails infinis où il ne craint pas d’entrer. Racan était
(1) Lettre à Balzac, 43.
(2) Balzac, Entretiens, 37
‘3) Vie de Malherbe, par Racan.
420 LA RÉFORME LITTÉRAIRE
doux:et harmonieux ; ila fait des Bergeries. Qui ne connait
les stances sur la retraite ? mais il n’est point lyrique.
Maynard était un petit président d'Aurillac, poète fort li-
cencieux, qui laissait, de temps à autre, la province pour s’ins-
truire dans l’art de versifier, à l’école du sévère poète. Un
bon Auvergnat vint l'y voir : « Le Président n'est-il pas ici ? »
dit-il à Malherbe, sans le connaître ? « Il n’y a ici que moi de
Président », répondit le réformateur bourru, et il ferma la
porte.
Maynard, au sentiment de Malherbe, écrivait très correc-
tement, mais sans force. Ce n’est que l'ombre de son maitre.
Les hommes de génie, les chefs d'école ont quelque chose
du soleil dont la splendeur s’isole dans le ciel (1).
Quant à prétendre que Malherbe tua la poésie lyrique,
pour n'avoir pas montré, comme on l’a trop fait en ce siècle,
sa poitrine ouverte aux lecteurs, et, dans cette poitrine, tousles
battements de son cœur, c’est faux, pour ne pas dire ridicule.
Et n’est-ce pas mème une erreur de s’imaginer qu’un poète
soit banal, pour être impersonnel, et transformer ses
propres émotions en les élevant jusqu’à Dieu, dans la
beauté sereine des vérités philosophiques et des senti-
ments religieux ? C'est ce qu’a osé Malherbe transfiguré par
l'âge et le malheur, de poète banal qu'il était et même éroti-
que, en vrai, en sublime poète lyrique.
A. CHARAUNX,
Doyen de la Faculté Catholique
des Lettres de Lille.
T. O.
(1) I faut ajouter aux œuvres de Malherbe la traduction d'une partie des
Epiîtres de Sénèque et du Traité de la Clémence,
PRÉDESTINATION ÉTERNELLE
DE LA
TRÈS SAINTE VIERGE (1)
Dans le Bre/ adressé à tous les fidèles au sujet de ce magnifique Con-
grès, S. S. Léon XIII déclare que rien ne lui est plus agréable et plus
doux que de développer de jour en jour la piété du peuple chrétien
envers la Mère de Dieu ; et, au sujet de cette réunion internationale,
il a dit : « Nous nous empressons de favoriser cette pieuse entreprise,
car notre âme est remplie d’une bien douce joie spirituelle, à la pensée
qu'elle va recueillir les fruits si désirés de nos longs labeurs. » Pour
répondre à ce désir de notre bien-aimé Pontife, il faut, au préalable,
remémorer et exalter les titres de gloire et de puissance dont la sainte
Vierge est couronnée : ils sont le fondement de la confiance que nous
plaçons en elle. Or l’un des principaux, à notre avis, est celui de sa
Préélection ou Prédestination. La piété filiale et reconnaissante des
chrétiens veut que l’on attribue à la Mère de Dieu toute la gloire qui
n'est pas opposée à la raison et à la foi ; aussi, en compagnie des pha-
langes des Saints, des Docteurs et des plus éminents théologiens, aime-
t-elle à redire ces paroles qui forment la thèse de ce travail : « Marie
n a pas seulement été élue comme les autres prédestinés, mais préélue,
c'est-à-dire que la prédestination de Marie et de son Fils a été dans
les décrets divins, antérieure et non subordonnée à la prévision de la
chute originelle. En d’autres termes, ce n'est pas le péché qui nous
a valu la Sainte Vierge, mais la libéralité de l'Eternel. Après avoir
essayé d'en donner les principales preuves, nous esquisserons quelques
rayons de la gloire que cétte prérogative de l4 Prédestination fait
rejaillir sur l'Auguste Mère de Dieu et des hommes.
Si cette question est chère à tous les vrais serviteurs de Marie, elle
l'est particulièrement aux enfants de saint François d'Assise. La mul-
titude des saints, des docteurs, des théologiens et des orateurs de
(1) Rapport présenté au Congrès Marial international de Fribourg
(18-21 août 1902). a
522 PRÉDESTINATION ÉTERNELLE
l'Ordre Séraphique n'a cessé de proclamer la Prédestination éternelle
de Marie ; aussi, depuis plusieurs siècles, a-t-cn appelé cette thèse :
l'opinion franciscaine, comme on l'avait fait pour celle de l'Immaculée
Conception. Avec la protection de Marie Immaculée, j'essaierai de ne
pas être trop indigne de mes Confrères en saint François.
On demandait un jour à un enfant, où était l'univers avant la
création ; et cet enfant, qui savait non seulement la lettre de son
catéchisme, mais qui en comprenait encore le sens et les explications,
ne se contenta point de répondre comme tant d'autres : « Avant
la création, l'univers était dans le néant ; » mais il fit cette réponse
qui n'eût pas été indigne d’un génie : « Avant la création, l'univers
était dans la pensée de Dieu. » Rien de plus vrai. Le décret de la
création et de la rédemption est éternel comme Dieu même, et de toute
éternité la création et la rédemption ont existé dans la pensée de
Dieu. Cette pensée de Dieu, nous le savons tous, porte le nom de
plan divin, et dans ce plan divin on distingue deux choses : l'intention
et l'exécution. Nous remarquons sans peine que telle chose qui occupe Île
premier rang dans l'intention peut venir, dans l'ordre d'exécution, après
une autre chose qui lui était postérieure dans l'intention. Dans une com-
paraison charmante, saint François de Sales explique ainsi cette vérité au
sujet de notre question. « Lorsqu'on plante une vigne, ce ne sont pas
les fleurs et les feuilles que l'on a tout d’abord en vue, bien qu'elles
poussent les premières, mais le raisin qui vient après. De même, Dieu,
dans son intention, eut d'abord en vue Jésus et Marie avant le monde et
avant l’homme, bien que, dans l'exécution, il ait créé le monde et
l'homme avant Jésus et Marie. » (Traité de l’amour de Dieu, livre IN.
ch. IV et V ) Double vérité que nous allons exposer le plus succincte-
ment possible. | |
1. — L'affirmation, claire, précise, du saint Evêque de Genève, re-
pose sur l'autorité la plus sacrée. Voici, en effet, ce que nous lisons
dans la sainte Ecriture au sujet de l'Homme-Dieu : « Le Christ est le
Premier-né de toute créature, c'est en lui que toutes choses ont été
créées, aux cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles. Tout a été
a créé par lui et pour lui » (Cod., I, 16). « Dieu nous a choisis en iui avant
la constitution du monde » (£ph., 1, 4.).« Tous ceux que Dieu a connns
DE LA TRÈS SAINTE VIERGE 423
dans sa prescience, il les a prédestinés pour être conformes à son
Fils divin qui est le Premier-né entre une multitude de frères. » (Rone.,
VHI. 29.) .
Ces paroles de saint Paul nous disent assez clairement que dans la
pensée ou l'intention de Dieu, le Christ à existé avant les créatures,
puisque, d’après l'oracle de l’Esprit-Saint, tout a été fait sur ce divin
Modèle. Dieu contemplait son divin Fils lorsque, tirant l'univers du
chaos, il répandait sur les êtres visibles des flots de proportion, de
lumière et de beauté. Adam lui-même n'avait le privilège de fixer l'at-
tention divine que parce qu'il offrait, dans la perfection de sa structure,
les linéaments et une ébauche plus achevée du monarque des siècles à
venir. C'est le langage de Saint Paul : Adam qui est forma futuri (Rom.,
.V, 44.) « De même qu'un homme fait à sa propre insage l'habit dont 1
veut se vêtir, de même, dit sainte Hildegarde, Dieu a fait l'homme à l'i-
mage de l'Humanité, que son Fils devait un jour revêtir et qui lui
était connue avant les siècles. » (Patr. lat. t. 197, col. 945-B.) « Exa-
mine, à homme, s'écriait à son tour saint Francois d'Assise, dans
quelle dignité tu es créé ! Dieu t'a formé à l'image de son bien-aimé
Fils selon le corps, et à sa ressemblance selon l'esprit. « C'est aussi
la pensée de Tertullien. Considérant de quelle manière Dieu a formé
l'homme, il témoigne être assez étonné de l'attention qu'il y apporte.
« Voyez, dit-il avec quel soin lé divin artisan manie de ses mains la
terre humide, comme il l'étend, la prépare, en un mot, comme il s’affec-
tionne et s'occupe tout entier à cet ouvrage. » (De resarr.) Îl en con-
clut que, par tant de soin et d’art, Dieu visait à quelque œuvre plus
considérable. « Cet œuvre, ajoute-t-il, c'est Jésus-Christ. Dieu, en
formant le premier homme, songeait à nous tracer l'image de Jésus
qui devait un jour naitre de sa race : Quodcumique humus exprimebatur,
Christus cogitabatur homo futurus. |
Donc, Jésus-Christ, notre premier-né, le type primordial des créa-
tures, la cause finale de la création, n’a pu, dans la pensée de Dieu,
être postérieur ou surbordonné à l’homme. Aussi ne nous reste-t-il
qu’à conclure avec saint Cyriile : « Le Christ est avant tout, puisque
c'est en lui et sur lui que nous avons été édifiés, et cela dans là
prescience de . Dieu -avant la constitution du monde. »
2. — Puisque Notre-Seigneur Jésus-Christ a été prédestiné éternel-
lement avant toute créature, Marie à dù l'être nécessairement, car Île
Fils ne peut se concevoir sans la Mère. Ces deux prédestinations sont
forcément connexes et corrélatives ; elles s’entrelacent dans un même
421 PRÉDESTINATION ÉTERNELLE
décret. On peut, en effet, concevoir Jésus-Christ sans les élus, mais
non sans Marie, puisque, . sans elle, il ne serait pas. Non, Dieu, san:
elle, ne serait pas homme, et, par la mème raison, l'homme ne serait
pas Dieu. C'est donc à bon droit que Pie IX, dans la bulle Ineffabilis
Deus, a dit : « Les origines de la Vierge ont été prédestinées par un
seul et même décret avec l'incarnation de la divine sagesse. »
N'est-ce pas l'idée qui se présente à notre esprit, quand nous médi-
tons sur la scène de l’Annonciation ? « L'Archange Gabriel fut envoyé
par Dieu à la Vierge Marie, » dit le récit évangélique avec une divine
simplicité. Mais, serait-ce à la façon commune que cette Vierge a été
destinée à être la Mère de Dieu ? Serait-ce sans préméditation ou pré-
dilection de la part de Dieu ? « Non, dit saint Bernard, la Vierge ne
s'est pas rencontrée d'aventure et par hasard ; mais elle a été choisie et
connue dès le commencement par le Très-Haut, qui se l'est préparée
pour être un jour sa Mère. » {De nat. Virg.)
Aussi l’angélique ambassadeur a-t-il été envoyé du ciel à la Vierge
Marie pour traiter non seulement de notre salut — l'homme ayant
péché après sa création — mais aussi de la destinée des anges et des
hommes, de la création tout entière, de Dieu lui-même, si nous osons
ainsi parler avec un éminent philosophe catholique. (Aug. Nicolas )
Il ne serait pas téméraire, loin de là, d'ajouter avec une foule de
docteurs, que, dès le commencement, après la création des Anges, Dieu
leur révéla l'Incarnation future, conçue avant tout dans sa pensée,
leur montra dans les siècles à venir le Verbe Eternel qui dlait revêtir
la nature humaine en naissant de la femme, et présenta Jésus à leur
adoration, et sa divine Mère à leur vénération. Lucifer, épris à l'excès
de l'amour désordonné de sa propre excellence, jaloux de voir que la
nature humaine allait être préférée à la nature angélique, arbora l'é-
tendard de la révolte contre l'Homme-Dieu et sa Mère, jeta ce cri :
« Non serviam | je n'adorerai pas le Fils, je ne vénérerai pas la Mère ! »
à la face des anges fidèles qui exaltèrent à l'avance le Verbe humanisé |
et sa divine Mère. Et le Seigneur de répondre aussitôt: « La femme
— cette femme que tu ne veux pas honorer — t'écrasera la tête. »
Après tout, l'Eglise catholique nous rappelle à chaque instant la
Préelection ou Prédestination éternelle de Marie, en nous obligeant de
réciter ces paroles de la Sagesse, qu'elle applique aussi à Marie : « Le
Seigneur m a engendrée au commencement de ses voies. J'étais déjà
avant qu'il ne créât aucune chose. J'étais prédestinée dès l'éternité et dès
les temps les plus reculés, avant que la terre fût fondée. Les abimes
DE LA TRÉS SAINTE VIERGE 425
n'étaient pas encore, et j'étais déjà conçue. Les fontaines n'avaient pas
encore Jailli, la pesante masse des montagnes n'était pas assise ; il
m'enfantait avant les premières collines, avant même qu'il eût créé le
globe et affermi le monde sur ses pôles. Lorsqu'il préparait les cieux,
j étais présente dans sa pensée. Lorsque, posant une loi fixe aux abimes,
d'un tour il circonscrivit leurs gouffres ; lorsqu'il condensait l'air au-
dessus de la terre, et qu’il disposait les eaux dans leur équilibre ;
quand il environnait la mer de son bord, qu'il mettait un frein à ses
flots et balançait les fondements de la terre, j'étais avec lui, réglant toutes
choses. »
Au sujet de ces citations, Pie [X, dans la bulle /neffabilis Deus, dé-
clare formellement que les termes dans lesquels les divines écritures
parlent de la Sagesse incréée et représentent son origine éternelle,
peuvent être appliqués aux commencements même de la Vierge, « com-
mencements mystérieux, dit-il, que Dieu avait prévus et arrêtés avant
tous les siècles dans un seul et même décret avec l’Incarnation ».
Eh Bien, ou ces paroles signifient que la Très Sainte Vierge, dans
la pensée de Dieu, a été prédestinée, avant la création, à être la Mère
de Jésus-Christ, ou elles ne signifient rien. Aussi, laissant de côté les
preuves de convenance, nous redisons simplement avec saint Jean
Damascène : « Celle qui devait enfanter le premier-né des. créatures
devait être aussi la première-née dans les desseins de Dieu. » / Orat. 1
de Natura Virginis.)
A la vue de ces merveilles dont Marie a été l'objet, qui ne comprend
qu'elle ait pus 'écrier : « Le Seigneur a opéré en moi de grandes choses.
Toutes les générations m'appelleront bienheureuse. » Car sa gloire est
incommensurable. Bornons-nous à quelques glorieux privilèges qu'ont
valus à la sainte Vierge son éternelle prédestination.
: Il
Si c'est une grossière erreur, condamnée par la morale même des
paiens, de chercher sa grandeur hors de soi-même et de puiser
sa noblesse dans des sources étrangères, c'est une sagesse, aux
yeux de la foi, de chercher la gloire de la créature hors d'elle-même,
pour la trouver dans l’estime du Créateur. Ainsi pour bien juger de
l'excellence des chrétiens, il faut remonter jusque dans l'éternité anté-
rieure, et voir le rang qu'ils occupent dans les idées immuablés de
‘ | E. F. — VIII. — 27.
426 | PRÉDESTINATION ÉTERNELLE
Dieu. « Voilà la règle infaillible, dit saint Paul, dont nous nous ser-
vons pour mesurer la véritable grandeur de l’homgne. » (ZI Cor. X, 13.)
Voilà pourquoi la Sainte Eglise, quand elle célèbre la gloire de la
naissance temporelle de Marie, se faît un devoir de célébrer aussi sa
naissance éternelle et nous oblige de lire dans le grand livre des pré-
destinés : « Ab æterno ordinata sum... Dominus possedit me in initio
viarum suarum... », nous rappelant que la première gloire de Marie est
d'avoir été choisie, antérieurement à la création, pour être la Mère de
Jésus-Christ. Ce privilège est la source de prérogatives merveilleuses ;
en voici quelques-unes.
Associée à Jésus dans le décret éternel de l'[ncarnation, Marie le fut
aussi comme cause exemplaire et cause finale de la création ; de telle
sorte que non seulement Dieu a voulu l'existence de Marie, avant de
vouloir l'existence du monde, maïs qu'il a voulu créer l'univers sur le
modéle de Jésus et de Marie, et le créer pour eux. Puisque la prédes-
tination de Marie ne peut se séparer de celle de son Fils, conçoit-on
que dans le travail des six Jours, le Créateur rapportât exclusivement
toutes ses œuvres à son Verbe, qu'il ne se complût que dans la considé-
ration de ce soleil qui devait un jour jaillir ? Le supposer serait offenser
la sagesse divine. Ce qu'il faut admettre, le voici : De même que le
Verbe de Dieu, dans l'action créatrice, servit de modèle et d'instru-
ment à son Père, Marie fut aussi le type primordial sur lequel furent
façonnées les créatures. Vérité qu’un Docteur exprimait en ces termes:
« C’est sur votre type divin, à Marie, que toutes les merveilles de la
création ont été accomplies, et ce n’est que par le côté où elles vous
ressemblent que Dieu se plait à les contempler. Dans les séraphins, il
aime votre charité : dans les chérubins, votre sagesse ; dans les trônes,
votre sublimité ; dans les dominations, votre gouvernement ; dans les
principautés, votre empire ; dans les vertus, vos miracles ; dans Îles
puissances, votre grandeur ; dans les archanges, votre zèle ; dans les
anges, votre obéissance ; dans les patriarches, votre foi ; dans les pro-
phètes, votre intention ; dans les apôtres, votre sainteté ; dans les
martyrs, votre courage ; dans les confesseurs, votre humilité ; dans
les vierges, votre pureté ; dans les docteurs, votre intelligence ; dans
le firmament, votre élévation ; dans les étoiles, votre splendeur ; dans
les fleurs, le parfum de vos vertus ; dans l'aigle, votre conteniplation ;
dans le lion, votre force ; dans la colombe, votre simplicité; dans
l'agneau, votre douceur; dans Île lys, votre éclatante blancheur ;
eto. etc. » | Se Se
ù
\.
DE LA TRÈS SAINTE VIERGE 427
Ce n'est pas tout. Puisque Jésus a été le centre et la lin principale et
essentielle de la création, Marie fut, en même temps, la fin secondaire
des œuvres divines. Dans l'intention de Dieu, les anges et les hommes,
la terre et tous les êtres qu'elle contient, la création tout entière, en un
not, n'existent que pour Jésus d'abord, et pour Marie ensuite, à cause
de Jésus. Saint Paul, en trois éclairs de sa parole inspirée, a illuminé
toute l'économie de ce plan divin : « Tout est à vous, vous au Christ,
et le Christ à Dieu. » (7 Cor. III, 22). Voilà l'ordre de prédestination
contenu tout eatier dans ces mots. Si le nom de Marie ne s'y trouve
pas explicitement, c'est qu’il est compris dans celui du Christ, la Mère,
encore une fois, se confondant ici avec le Fils dans un seul et même
décret.
Sur ces paroles, saint Bernard est non moins explicite, D'après lui,
le Seigneur n'est sorti de son repos et n'a fait le monde,que dans le
dessein spécial de l'offrir à Marie, de le lui soumettre comme à sa maïi-
tresse et à sa souveraine. « Tout a été créé pour elle, » dit-il. Propter
hanc totus mundus factus est. |Serm. 7 in Salv.)
Ainsi, quand Dieu, de ses mains, faisait jaillir la lumière, il cou-
templait une autre lumière, celle dont la sainte Vierge allait éclairer
le monde ; quand il formait lc soleil, c'était pour servir à la Vierge de
vétement; quand il appelait les étoiles, il les destinait à couronner
le front de Marie; quand il lançait la luue dans l’espace, c'était pour
lui servir de marchepied ; lorsqu'il jonchait les champs de fleurs, qu'il
faisait mèrir les fruits, peuplaitles eaux de poissons et les airs de
volatiles, c'était pour rappeler les richesses de la sainte Vierge.
Lorsqu'il présidait à la formation des collines et au soulèvement des mon-
tagnes, il se retraçait ces montagnes de vertus et de justice qui élè-
veraient Marie à des hauteurs incommensurables au-dessus de tous les
saints.
S'il nous était permis de rabaisser Dieu au niveau de nos conceptions,
d'établir une analogie entre nos œuvres et les siennes, nous dirions en-
core que l'Auteur de l'univers oubliait en quelque sorte de porter son
attention sur les autres êtres, uniquement occupé à contempler les
attraits et les grâces ravissantes de la plus céleste des créatures. C'était
en vue d'elle qu'il se complaisait à donner des soins et un fini achevé à
toutes ses opérations, semblable à un prince qui, ayant choisi sa fille
bien-aimée pour unique héritière, réunit dans son palais les chefs-
d'œuvre de l'art, et rassemble dans ses trésors les pierreries et les
joyaux les plus précieux. Dieu, dès le principe, mettaitaux pieds de
428 PRÉDESTINATION ÉTERNELLE
Marie le cielet la terre : « Omnia subjecisti sub pedibus ejus. — Ab
æterno ordinata sum... principatum habui. »
Cette doctrine n’est pas nouvelle ni hasardée; elle est aussi ancienne
que le monde. Chez les anciens Hébreux, a écrit le savant Galatinus,
c'était uneopinion traditionnelle que le Messie, etla Vierge de laquelle il
devait naître, ont été l'unique cause finale de l'univers. (De Arcanis lib.
VII, cap. IL.) Le rabbin Onkelos, à son tour, a écrit cette phase pleine
de clarté: « C’est par amour pour la Vierge Immaculée que Dieu a créé
le ciel. Et non seulement il l'a créé par amour pour elle, mais c'est
encore par amour pour elle qu'il le conserve. Depuis longtemps les
crimes du monde l’auraient fait périr si la puissante intercession de la
douce Vierge ne l'avait sauvé. » (cf. Corn. a Lap. Prov. VIII. 22.)
Cette harmonie entre la synagogue et l'Eglise n'est-elle pas capable
de dissiper tout doute sur la doctrine que nous avons exposée? Aussi
ne pouvons-nous mieux faire que de résumer cette preuve dans ces
paroles du Docteur séraphique Saint Bonaventure : « Ce n’est pas le
Christ qui est rapporté finalement à nous, mais c’est nous qui sommes
rapportés finalement au Christ et à Marie ; carles membres sont pour
la tête et non la tête pour les membres. »
Mentionnons une troisième gloire qui rejaillit de la Prédestination
éternelle de Marie. Le savant Hésichius dit que Marie a été conçue de
toute éternité pour être l'accomplissement de toute la Trinité : totius
Trinitatis complementum : non pas qu'il manque quelque chose à cet
océan infini de toute grandeur, mais, selon la parole d'André de Crète,
pour être la déclaration et la manifestation au dehors de tous les attri-
buts de Dieu, et de tout ce qu'il y a de plus grand et de plus profond
dans la Divinité. C'est le but que Dieu se proposait avant tous les
siècles. Voici en quels termes un éminent théologien, le Père d'Argen-
tan, capucin, explique cette vérité : « Le Père qui n’a qu’un seul Fils
naturel et consubstantiel, et qui n’en saurait Jamais avoir d'autres, veut
avoir une Fille qui lui donne plusieurs enfants adoptifs, dont il se fera
une famille très nombreuse. Le Fils unique, qui n’a qu’un Père, mais
qui n’a point de mère selon sa naissance divine, en veut avoir une
selon sa naissance humaine, qui soit digne de lui et qui ne blesse
point la dignité de son Père Eternel. Le Saint-Esprit, qui est la
seule personne stérile au dedans de Dieu parce qu'il ne produit
aucune personne, veut avoir une épouse avec laquelle il devienne &i
fécond au dehors de Dieu, que par sa divine opération, le Fils natu-
rel de Dieu soit réellement produit selon sa sainte Humanité. Et enfin
DE LA TRÈS SAINTE VIERGE 429
toute l’adorable Trinité, qui ne demeurait que dans elle-même avant la
création du monde, veut avoir un temple sacré pour en faire sa demeure
parmi les hommes : voilà le dessein admirable que Dieu concevait
dans la prédestination éternelle de la Très SainteVierge. » (Grandeurs
de Marie.)
On peut donc, à bon droit, l'appeler le miroir ou l'expression des
Personnes divines : personarum ac processionum divinarum speculum.
Ne pourrions-nous pas encore ajouter que, de par son titre de pre-
mière prédestinée, elle est, par son Fils et dans son Fils unique, un
des deux principes qui concourent à l’exécution effective de la prédes-
tination des saints et du salut de tous les élus, puisque sans elle Jésus-
Christ, le premier de ces principes, ne serait pas homme ? Est-il en-
core besoin de rappeler que Marie prime toute la création, et que,
l'honneur divin étant écarté, il n’y a pas un honneur, pas une louange,
qui ne puissent, qui ne doivent être décernés à la Très Sainte Vierge ?
De Maria nunquam satis ! Quelle éblouissante. grandeur ! Nous com-
prenons que saint Thomas ait pu dire que Marie, par sa prédestination
éternelle, confine avec la Divinité : fines divinitatis attingit. Saint
Bernard va plus loin ; il déclare que Marie est plongée dans la Divinité
- même, qu'elle en est toute pénétrée: Divinitatis ita penetrat abyssum,
ut illi videatur immersa. De telle sorte qu'à part l’union personnelle du
Verbe avec l'humanité, il ne peut pas y avoir d'union plus étroite et de
ressemblance plus parfaite avec la Divinité que celle de Marie.
Ïl ne faut donc pas s'étonner, quand saint Bonaventure nous affirme
que Dieu pourrait bien faire un monde plus beau, un firmament plus
splendide, mais non pas une créature plus grande que la Mère de
Dieu : /psa est quä majorem Deus facere non posset. C'est la
pensée que l'angélique docteur exprimait de cette manière. Un jour
il se posa cette question : « Dieu peut-il faire des choses toujours plus
belles? » Et il répondit : « Oui excepté trois : le Christ, parce qu'il
est Dieu : le ciel parce que nous y jouissons de Dieu ; la sainte Vierge,
parce qu'elle est la Mère de Dieu ; ce qui lui donne une dignité
presque infinie. » Telle est donc la gloire de Marie ! Elle est inénarrable.
Que nous reste-t-il à ajouter ? un désir, celui de voir honorer la Très
sainte Vierge sous le titre de Première-née de toutes les créatures :
Primogenita omnis creaturæ !
Pour obtenir ce résultat, il faudrait que quelques diocèses deman-
dassent à l'autorité suprême de l'Eglise la faculté de célébrer la fête de
. la Prédestination éternelle de Marie. Accordée à quelques-uns, cette
(RTE PRÉDESTINATION ÉTERNELLE DE LA TRES SAINTE VIERGE
faveur se généraliserait rapidement dans tout l'univers. Ce serait,
comme nous Île disait naguëre un membre éminent de plusieurs Con-
grégations Romaines, un acheminement vers la définition en dogme de
la prédestination de la Vierge. Il semble que cette définition serait le
complément de la gloire que Marie peut recevoir en ce monde, le der-
nier joyau à sertir dans son immortelle couronne. Sans doute, ainsi que
le disait l'abbé Pierre de Celles, Dieu le révélera quand il voudra et
comme il voudra. et hoc ipsum revelabit Deus quando voluerit, et quo-
modo voluerit ; mais ne pouvons-nous pas le prier d'accélérer la réalisation
de ce désir dont brüle le cœur de la plupart de ses enfants ? Oui, mon
Dieu.faites que le soleil précipite sa course, qu'il se hâte de faire briller le
jour où le Vicaire de Jésus-Christ, de son autorité infaillible, déclarera
à tout l'empire de l'Eglise militante que la prédestination de Marie,
comme celle de son Fils, a été, dans les décrets divins, antérieure el
non subordonnée à la chute originelle et à la création, et que l’on doit
saluer la Mère de Dieu et des hommes de ce titre glorieux: Primogen tn
omnis creatura& ! (1)
F. F'ibÈLE DE LA MOTTE-SERVOLEX,
Missionnaire Capucin.
‘41 Ce rapport, lu devant un auditoire composé en majeure partie d'ecclé-
siastiques, a été accueilli avec enthousiasme. Et l'on ose dire encore que
l'opinion franciscaine à contre elle l'opinion commune, ou qu'elle est
inacceptable ! (N. D. FE. R.)
A TRAVERS LES REVUES
QUESTIONS D'HISTOIRE
LE GROENLAND AU X° SIECLE. — HENRI V ET LE DRAPEAU
BLANC. — ENCORE LE SAINT-SUAIRE.
Nous allons placer sous les yeux de nos lecteurs la série des
questions historiques traitées dans quelques-unes de nos grandes
revues depuis le commencement de l'année. Ce tableau montrera, mieux
que tout le reste, la préoccupation des esprits au moment présent.
Commençons par la Revue des Deux-Mondes : M. Gabriel Hanotaux y
continue ses travaux sur Richelieu. Voici le titre de ses articles :
I. — La crise européenne de 1621 : 1° Le Problème protestant en
Europe.2° de Luynesetle parti protestant en France. — IT. — Richelieu
cardinal et premier ministre. Dans la même revue, M. Pierre de Ségur
étudie les luttes entre Luxembourg et le prince d'Orange (4). M. Louis
Paul Dubois trace le portrait de Frédéric le Fee d'après sa corres-
pondance politique (5). M. le comte d'Haussolville a entrepris de re-
tracer la campagne du duc de Bourgogne en Flandre en 1708 (6).
Albert Sorel fait l’histoire de la paix d'Amiens en 1802 (7). Arvède
Barinc rappelle les aventures de la Grande Mademoiselle (8). On voit
que la docte revue s'occupe avec amour des grandes époques de notre
histoire.
Le Correspondant ne remonte point si haut dans notre histoire na-
tionale, Si l'on excepte une critique du livre du P. Bliard s. 5. Dubois
cardinal et premier ministre, due à la plume de M. de Fanzac de La-
(1) 497 janvier, — (2) 197 février. — (3) 1% mars.
(5) 1er et 15 avril, 1er mai.
(9) 15 juillet.
(6) 1e et 15 juin, 1 juillet.
(7j 19° et 15 août.
{8) 1° sept.
432 A TRAVERS LES REVUES
borie (1), il ne sort pas des limites du XIX° siècle. C'est une étude sur
la Révolution de 1789 et le temps présent par René Lavollée (2), sur
le Concordat de 1801, par S. E. le cardinal Mathieu (3), ce sont des
aperçus nouveaux sur Talleyrand, l'évêque d'Autun, d'après des
lettres et documents inédits par M. Bernard de Lacombe (4) — sur la
France et le Saint-Siège en 1815, par le V'° de Richemont {5}, sur les
journées de juillet 1830, d'après la correspondance inédite d'un témoin,
par le C' de Villeneuve-Bargemon (6), sur l'Assemblée nationale et
M. Thiers, dans les souvenirs politiques de M. le V'® de Meaux (7). Ce
sont enfin quelques notes biographiques : Un apologiste moderne, l'abbé
de Broglie, par le R. P. Baudrillart (8). — Deux anniversaires : Félix
Dupanloup et Henri Lacordaire par M. H. de Lacombe(9).— Le dernier
des émigrés (le comte de Moriolles) par M. de Lanzac de Laborie (10.
Dans les Etudes nous trouvons traitées un grand nombre de ques-
tions intéressant plus spécialement aussi l'époque moderne : le général
Bertrand en 1813 et 1814, d'après sa correspondance inédite, par
H. Chérot (11).— La dette française et ses origines depuis le Directoire
jusqu’à nos jours, par M. Joseph Massabiau, député (12).— Essai impé-
rial d'église nationale (sous Napoléon [°") (13) et Napoléon devant l’off-
cialité de Paris, à propos de son divorce, par P.Dudon(14).— L'attitude
des Congrégations en 1880, par M. Camille de Rochemonteix. — L’exode
des congrégations, des évêques et des prêtres sous la Révolution, par
M. H. Chérot (15). Canroberten Crimée, par le même (16). — Le décret
de messidor, par P. Dudon (17). Quarante ans d'autonomie au Liban,
par Henri Levantin (18). — La Conversion de Henri IV, à propos d'un
document par Yves de la Brière (19). Autour d'une liberté : l'épisco-
pat belge au sujet des lois religieuses (20). Les dernières années de
Montalembert par G. Longhaye (21). |
La Quinzaine cultive l’histoire avec moins d’ardeur exclusive que
les revues citées plus haut. Nous trouvons, cependant dans ses nu-
méros, à partir de janvier, quelques articles à signaler : Une légende
(1) 25 janvier : Une apologte du cardinal Dubois. — (2) 10 mars. —
(3) 25 décembre-10 février, 25 mai, 10 août. — (4) 10 et 25 juillet, 10 août. —
(5) 29 juin, — (6) 25 mars, 25 juillet. — (7) 10 avril, 10 et 25 mai. — (8) 25
mars. — (9) 10 mai, — (10) 25 mars, — (11) 20 janvier, 5 mars, 5 avril, 20
mai. — (12) 20 février, 5 mars. — (13) 5 février, 20 avril. — (14) 20 février,
20 mai. — (15) 5 février. — (16) 20 juin. — (17) 5 juillet. — (18) 5 juillet.
— (19) 5 juillet. — (20) 5 mars et 20 mars. — (21) 5 et 20 sept.
A TRAVERS LES REVUES 433
de a vie de Pascal : l'accident du Pont de Neuilly, par V. Giraud (1).
Il paraît certain que ce fameux épisode si exploité contre l'auteur des
Pensées n'aurait rien d'historique. La mort de Toussaint-Louverture,
d'après des documents inédits par D. Meunier (2). La loi de 1850, par
l'abbé Follioley (3). Montalembert et son confesseur laïque, par J. N.
S. (4). Ce confesseur laïque, est le généralissime Skrzynecki qu'il ren-
contre à Prague en 1833, et avec lequel il lia une solide amitié et entretint
une fréquente correspondance jusqu'en 1860. Un supplément aux
pensées et souvenirs du prince de Bismark, par Welshinger (5). Enfin
M. Ch. Florisoone publie dans cette même revue les antiques légendes
de nos saints de France : les Martin, (6) les Denys et Dagobert (7).
Nous ne pouvons songer à indiquer tous les articles parus dans la
Revue des Questions historiques, il faudrait citer la table entière.
M. l'abbé Vacandard a parlé de Saint-Ouen (8); M. V. Pierre, poursui-
vant ses études sur la Révolution a donné : Le clergé français dans les
Etats pontificaux (9! ; M. P. Allard a traité de la Religion de l’empe-
reur Julien etles Gestes des martyrs romains (10) ; l'abbé Feret traite
du Concordat de 1817 (11). Marius Sepet donne un article sur le jour-
nal d'Antonio Morosini et sa contribution à l'histoire de Jeanne
d'Arc (12). M. Ermoni traite de la Crise montaniste; et M. l'abbé Ca-
mille Daux, de la Protection apostolique au moyen-âge (13). Enfin le
numéro d'avril contient des documents intéressants sur les premiers
mônastères de la Gaule méridionale, par Dom Besse ; sur la chrétienté
du moyen-âge au Groenland, par M. Beauvois, et sur François Î* et
la première guerre de religion en Suisse, par Albert Hyrvoix.
Toute cette nomenclature d'articles, parus depuis le commencement
de 1902 dans les cinq revues précitées, montre quelle importance,
quelle place prédominante on accorde de nos jours aux questions d'his-
toire. La littérature, qui souvent est de l’histoire sous une autre forme
tient le second rang, longo sed proximus intervallo. Les sciences oc-
cupent encore une assez bonne place; mais la philosophie, la théologie,
l'Ecriture Sainte, toutes les questions ayant trait à l'étude des causes, de
Dieu ou : de l'âme, semblent ne plus intéresser le public, elles n'existent
plus pour lui. Les lecteurs ne voient plus, ne comprennent plus que
les faits extérieurs, leur trame, leurs intrigues. Et encore tous ces faits
(1) 16 février. — (2) 16 janvier. — (3) 1° janvier. —(#) 1er et 16 août. —.
(5) 1° mars. — (6) 1° mars. — (7) 16 juillet. — (8) 13 Janvier. — (9) 14 Jan-
vier, — (10) avril et juillet. — (11) Janvier. — (12) Juillet. — (13) Juillet.
il A TRAVERS LES REVUES
exposés doivent être de l'inédit, du nouveau, appuyé sur des docu-
ments précis et authentiques. La nouvelle sensationnelle est la vie, la
fortune parfois du journalisme ; le document inédit, arraché à la pous-
sière des bibliothèques apporte le succès, la foule des lecteurs, le re-
nom aux revues de notre époque. Nous ne pouvons donner un résumé,
si bref qu il soit, de tous cestravaux. Nous nous bornerons à en choisir
deux ou trois parmi les plus nouveaux.
Nous notons au premier rang l'étude de M. Beauvois sur la chré-
tienté du fmoyen-âge au Groenland. L'auteur avait déjà raconté dans
un article paru au Muséon de Louvain (1892), comment les Scandinaves
avaient découvert cette terre de glace. L'irlandais Erik Randé y aborde
le premier en 983 ; la colonisation commence trois ans plus tard et un
moine des Hébrides, un Columbite, vient essayer une mission ; mais
l'évangélisation n est complète qu'à partir de l'an 1000. Enfin le Groen-
land reçoit son premier évêque propre en 1112, et celui-ci fixe son siège
à Gardhs en 1125. Il s'appelait Arnald. 11 y eut au XI[° siècle un autre
siège épiscopal à Steinsnes, dans le Groenland occidental ; mais il ne
subsista pas. Le second évêque de Gardhs fut Jon: I ; son successeur,
l'irlandais Ingimund Thorgeirsson. Ce dernier « était issu, à la qua-
triéème génération, d'Aré Marsson, qui vers la fin du X° siècle avait
été jeté par une tempête sur le littoral de la grande Islande (Nouveau
Brunswich} où il fut baptisé, mais retenu en captivité le reste de sa
vie (1). p
En° 1266, des ecclésiastiques groenlandais firent une expédition au
nord à la recherche des Esquimaux jusqu'au 75° de L. N. ; en 1283,
des prêtres norvégiens découvrirent Terre-Neuve, et à cette même
époque les Groenlandais établirent des relations avec la Nouvelle-
Ecosse ou Markland.
« En 1342, les habitants du Groenland abandonnèrent spontanément
la vraie foi... ils se tournèrent vers les peuples de l'Amérique », ra-
conte Gislé Oddsson (+ 1638), sur la foi d'anciens documents. Le
Groenland avait compté jusqu'à 16 églises.
Cependant, même après 1342, les Norvégiens conservèrent encore:
des établissements sur la côte orientale du Groenland. En 1411 et
1425, nous trouvons deux franciscains nommés évêques de Gards .
(1) À ce propos l'auteur rappelle son mémoire sur la découverte du Nou—
veau-Monde par les Irlandais et les premières traces du christianisme es:
Amérique avant l'an 1000 (dans le Compte-rendu du Congrès internationa Î
. des Américanistes, Nancy, 1875, t, E, p. *3-18.
‘
A TRAVERS LES REVUES 435
inais ils ne prirent pas possession de leur siège, et personne depui:
lors ne retourna porter la parole de l'Evangile vers ces contrées
inhospitalières. En vain les Pontifes firent-ils appel au zèle des plus
fervents. Jusqu'en 1721,le Groenland ne devait plus voir de vaisseau
européen; et quand à cette époque Hans Egede y débarqua, il ne
trouva plus ni chrétiens, ni églises, ni Scandinaves, mais des Esqui-
maux et des rurnes de constructions à l'européenne.
Dans le Correspondant (1) M. le vicomte de Meaux, raconte ses dé-
marches et les efforts de ses amis pour la restauration de la monarchie
des Bourbons en 1872.Si la tentative échoua,la responsabilité en retombe
tout entière sur le comte de Chambord lui-même. Le comte de Paris
avait fait son devoir, il avait consenti à une réconciliation publique avec
le chef du parti légitimiste, il avait sollicité une entrevue, où il serait
venu présenter ses hommages. Une divergence de vue entre le prince
et son parti arrêta tous les projets, la question du drapeau. Henri V
voulait absolument revenir avec le drapeau blanc. Aucune raison ne
put vaincre son obstination. « J'ai beaucoup réfléchi, j'ai beaucoup
pensé, déclara-t-il à ses amis, c'est une question d'honneur et de cons-
cience politique pour moi, je ne puis rien dire de plus. Séparons-
nous, nous serons toujours amis. » Il proclama sa résolution dans un
manifeste paru dans l'Union. C'était proclamer en même temps
son abdication. Ses partisans le sentirent, mais ils n'eurent pas le
courage de s'avouer que leur prince n'était pas fait pour régner.
S'ils avaient voulu, les d'Orléans pouvaient être les sauveurs. Alors
comme aujourd'hui, la France périt par l'attachement aveugle de se:
meilleurs enfants à un point d'honneur faux, à un principe plus faux
encore, condamné par la raison, l'Eglise et l'expérience. Mais on peut
convertir les cœurs les plus pervers, on ne saurait changer les idées.
C’est là « le phénomène psychologique » qu'adruirait M“ Dupanloup
sans le comprendre ; et ce phénomène dure encore. N'aurons-nous donc
d'espoir en France, que dans la conversion des méchants ?
La question du Suaire de Turin, qui semblait épuisée, a été reprise
par deux revues. Les £'tudes se sont contentées de reproduire, en Îles
appuyant de considérations favorables, la thèse de M. Vignon.
M. Joseph de Joannis y traite la question au point de vue scientifique;
et il se fait un devoir d'ignorer le côté historique. Aussi, son argumen-
(1) 25 sept. Souvenirs politiques. Les tentatives de restauration monar-
chique après la guerre.
#36 A TRAVERS LES REVUES
tation, quoique habilement conduit, croule-t-elle par la base même. Il la
résume en ces quelques lignes de M. Delage : « Et j'ajoute ici cet argu-
ment dont on sentira tout le poids, si on veut bien se donner la peine
d'y réfléchir : Pourquoi ce faussaire (le peintre présumé) se füt-il pré-
occupé de réaliser une beauté qu'on ne voyait pas sur son œuvre (il sup-
pose toujours que l'image du suaire était un négatif informe) qu'on ne
pourrait voir qu'après un renversement qui n’est devenu possible que
plus tard? Il travaillait pour ses contemporains et non pour le ving-
tième siècle de l'Académie des sciences. »
Nous l’avons montré dans notre article de juillet, par des documents
authentiques et indiscutables, l’image était une beauté qu'on voyait par-
Jaitement sur l'œuvre de l'artiste qui a peint le Suaire ; voilà donc la base
scientifique de toute la thèse de M. Vignon reconnue non recevable; et
si le rensersement opéré au dix-neuvième siècle a donné un résultat sa-
usfaisant c'est un problème auquel les solutions ne manquent pas : ou
bien le prétendu négatif est une fable ou plutôt une erreur, ce qui reste
encore possible ; ou bien le peintre a opéré par manière d'empreinte avec
couleurs rouges sur un fond blanc, ce qui donne la vraie valeur du
négatif. Mais sous ce négatif, l'expression, la dignité, la noblesse, la
régularité des traits peut rester tout entière. Nous avons montré dans
notre précédent article que l’image d'un des suaires représentés dans
le livre de M. Vignon avait été peinte de la sorte et constituait un
véritable négatif. Notre solution ne reste donc pas une vaine hypothèse,
elle repose sur le fait photographique lui-même.
L'Université catholique, dans son numéro du 15 septembre, se borne
à reproduire, pour le fond, comme, du reste, pour les conclusions,
notre article de juillet.
F,. Hilaire de B.
BIBLIOGRAPHIE
Nota. — L'Œuvre de Saint-François d'Assise se charge de procurer tous les
ouvrages édités à Paris et annoncés dans les comptes rendus des Études
Franciscaines.
I. — L'Eczise DE FRANCE, par J. Santoni, brochure in-8°,
de 47 pages, Ajaccio,
I. — L'Eczise ET L'ETAT, par l’abbé Denis, directeur des
Annales de philosophie chrétienne, brochure in-8, de
85 pages. Paris, Roger et Chernovitz, éditeurs.
I. — Evidemment il sera toujours bon de parler d'union, mais il
faut le faire avec tact, avec une parfaite intelligence des situations
réelles et une certaine humilité d'esprit qui ne laisse pas de soupçon
à la critique. M. J. Santoni a-t-il toujours observé ces règles néces-
saires ? Il donne pour titre à sa brochure : « L'Eglise de France. » Le
fond, plus simple, est un ensemble de récriminations contre les évêques
et les religieux surtout à propos de la loi du 1° juillet 1901. Assuré-
ment le ton est toujours respectueux, mais les idées, en plus d'un point,
nous ont paru excéder les bornes de l'exactitude.
Il. — Même sujet sous une autre forme.
L'auteur connaît très bien ce qu'il ya d'acceptable chez les mo-
dernes. On peut donc avec lui applaudir à l’idée de renforcer les
études ecclésiastiques dans le sens du progrès. Mais sait-il, ou plutôt
goûte-t-il autant ce qu’il y a d’excellent, de solide, dans notre vieille et
traditionnelle éducation ? Si le séminaire n'avait d'autre but que de
former des apologistes, des publicistes, des conférenciers, il faudrait
bien s’en tenir à l'avis du savant directeur des annales de Philosophie
chrétienne. Mais la science séculière et les vertus démocratiques, est
ce tout ce que les fidèles attendent du prêtre ?
Fr. G. 2 T.
38 BIBLIOGRAPHIE
e
L'EVANGÉLISATION DES HOMMES EN FRANCE ET QUELQUES RÉ-
FORMES NÉCESSAIRES, par James Forbes, brocb. in-&, de
32 pages, Lethielleux, Paris.
C'est une étude très sérieuse que nous offre le R. P. Forbes. lei,
point de projet en l'air, point de ces vastes plans de rélormes, magni-
tiques sur le papier ; sur le terrain, irréalisables ; mais seulement
quelques perfectionnements à apporter dans nos méthodes d'apostolat.
L'auteur ne trouve pas mauvaise la discipline de l'Eglise de son temps ;
il voudrait simplement éclairer et activer le zèle des prêtres dans leur
apostolat auprès des hommes. Aussi cette brochure sera-t-elle lue avi-
dement par tous ceux qui s'intéressent pratiquement aux progrès de la
foi en France.
Fr. G. DE T.
LE SWEATING-SYSTEM, Etude sociale, par Th. Cotelle, doc-
teur en droit, 1 vol. in-8°, de 270 pages. Angers, Librairie
Siraudeau, 1902.
- Les questions sociales sont à la mode et les candidats au doctorat eu
droit délaissent volontiers les questions vieillies du code civil pour les
doctrines économiques.
M. Th. Cotelle, sous l'influence de ce mouvement d'idées qui nous
entraine presque tous, vient de publier une étude solide, documentée
et judicieuse sur le sweating-system.
La principale difficulté dans cette matière, était de définir avec exac-
titude ce qu’on appelle communément swcatins-system, et d'en préciser
les éléments. Parmi ceux qui se servent de ce mot étrange, plusieurs
ignorent la signification véritable qu'il convient de lui donner. L'expres-
sion étant d'origine étrangère, c'était donc à l'étranger qu'il fallait aller
chercher le sens technique. M. Cotelle le fait. Il interroge les écono-
mistes d'Angleterre et ceux d'Amérique. Il cite les rapports officiels
et officieux qu'il a pu découvrir, et les études de ceux qui l'ont devancé
sur ce même terrain. Cette recherche se poursuit pendant les 140 pre-
mières pages de la thèse. Faut-il espérer que tous les lecteurs en sau-
ront recoynaitre le réel mérite ? Ces chiffres, ces citations, ces docu-
BIBLIOGRAPHIE 439
ments, presque tous empruntés aux pays étrangers fatiguent, et né-
cessairement se répêtent. Un peu de brièveté eût rendu cette partie du
travail plus intéressante et non moins solide. ;
Malgré ces longueurs, la thèse de M. Th. Cotelle ne manque pas
d'intérêt pour les lecteurs déjà quelque peu familiarisés avec l’écono-
aie politique. Nous croyons exacte, bien que trop peu explicite, la
définition du sweating-system donnée à la page 27. On doit entendre
sous ce nom « l'ensemble des mauvaises conditions de travail, faites
« aux ouvriers à domicile, dans les industries dominées par la fabrique
collective ». …
Cette situation désastreuse au point de vue économique, social, et
moral, est particulièrement celle des ouvrières de l'aiguille. Elle tient
d'abord à l'existence des intermédiaires ou sweaters qui traitent d'une
part avec le grand magasin et d'autre part avec les ouvrières qu'ils
emploient et auxquelles ils paient des salaires dérisoires. Mais la cause
la plus profonde, — et M. Cotelle a su la mettre en relief avec un rare
talent, du sweating-system est dans la concurrence faites aux femmes
isolées par les femmes et jeunes filles qui ne travaillent que pour se
procurer un supplément de revenu, un salaire d'appoint. En faisant un
appel discret aux minutieuses enquêtes de M. d'Haussonville sur « les
salaires de femmes » et de M. du Maroussen « sur Îles ébénistes du
faubourg Saint-Antoine », l'auteur a esquissé le tableau des miséres
engendrées parle sweating-system en France. Lestraits sont rapides et
suffisent. |
Après la constatation du mal, ses remèdes. M. Cotelle étudie la legis-
lation étrangère, parfois très ingénieuse, mais généralement tyrannique
ou impuissante pour déraciner le chancre. Ïl cherche mieux, et il
le découvre dans l'association, l'organisation syndicale et les sociétés.
coopératives de production. On retrouve ici, avec un sentiment de vive
satisfaction, un écho des sages enseignements que donnait en 1901 le
cngrès des Unions de la Paix sociale par la voix autorisée de M. Flor-
noy et de M'e Rochebillard.
Puissent les amis des petits et des humbles travailler avec entente
et désintéressement personnel à réaliser les sages conclusions de l'au-
teur du siweating-system. | _ _..
ne Fr. Rar“ono.
/
440 BIBLIOGRAPHIE
UN APÔTRE DE LA CRoIx ET DU Rosaire. Le Bienheureux
Louis-Marie Grignion de Montfort 2° édition : in-8°. de
187 pages. Prix : 1 fr. 50.
LA VIE SPIRITUELLE À L’ECOLE DU BIENHEUREUX L.-M. GRIGNION
DE MonTrorT, par le P. Antonin Lhoumeau, in-&. de 505 p.
Prix : 3 francs. Les deux volumes chez Oudin à Paris.
LE BIENHEUREUX (GRIGNION DE MonTFoRT, par Ernest Jac
(Coll. Les Saints), Paris, Lecoffre, 1903, 236 pages.
Prix : 2 fr.
Let IT. — Le premier volume est au second ce que le péristyle d’un
monument est à l'édifice tout entier. Et que l’on aime à fréquenter cet
amant de la Croix, cet enfant de Marie que fut le B. de Montfort ! La
doctrine de cet ascète ne fut pas toujours comprise, et avant d'arriver à
être publiée un si grand nombre de fois, et en plusieurs langues, elle
devait rester ignorée, cachée. Elle a gagné à paraître en plein jour,
sur le pinacle comme un flambeau lumineux. Elle a développé d'une
manière éminente la dévotion à la très sainte Vierge.
C'est là du reste le cachet de la vie spirituelle du bienheureux : il
va à Dieu, à Notre-Seigneur, par Marie. S. Denys l'Aréopagite — ou
l'école qui fleurit sous son nom — y allait par la triple voie purgative,
illuminative et contemplative. Les Pères du désert, cherchant Dieu au
fond de leur âme, l'y trouvaient dans les grâces de la prière et'de
l'oraison. Telle fut aussi la méthode des bénédictins, celle des saintes
Gertrude et Melchtilde, celle de saint Bernard. Au XIII siècle, deux
courants, nouveaux par leurs seules manifestations, cherchent l'union à
Dieu, dans les illuminations brillantes de la foi : c'est l'ordre dominicain,
ou dans les clartés plus humaines de la nature : c’est l’ordre francis-
cain qui reprend l'antique manière de saint Paul, et cherche l’Invisible
au moyen des êtres visibles, manière que saint François de Sales à son
tour développera dans ses écrits. Le Zraité de l’amour de Dieu ne
semble-t-il pas être en effet une seconde édition, sous une autre forme,
de l’Ztincrarium mentis ad Deum ? Et tandis qu'aux temps modernes, le
P. Alvarez, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse, à l'exemple des
anciens, cherchent Dieu dans la contemplation, d'autres, à la suite des
/ BIBLIOGRAPHIE ut
Erercices de saint Ignace, s'appliquent davantage à la méditation ou
oraison de discours.
Ce n’est à aucune de ces tendances que devait se laisser aller le B. de
Montfort, mais à une dernière qui sortait de l'école de l'Oratoire et de
Saint-Sulpice, des idées du cardinal de Bérulle, de M. Olier et du P.
de Condren. « A Jésus par Marie », telle est la formule qui résume la
doctrine de ces auteurs ; elle est si juste et si profonde qu'elle semble
avoir toujours existé, et l’on s'étonne qu'elle n'ait pas été formulée plus
tot.
Le livre du R. P. L. n’est qu'un heureux développement de cettr:
formule qui est le résumé des pensées de son B. Père : Jésus doit vivre
en nous: il faut l'y faire vivre par Marie, en faisant vivre Marie en nous.
Sous une forme nouvelle c'est la doctrine de l'Eglise, vieille comme la
vieille dévotion à la sainte Vierge. Le B. de Montfort y Joint l'appui de
son autorité qui est celle d’un saint, et le livre du R P. Lhoumeau qui
nous remet toutes ces pensées en mémoire est non seulement un bon
livre, mais encore un très bon livre.
IIT. — Le livre de M. Jac est une des meilleures biographies que
nous possédions du B. de Montfort. Elle est écrite d’une plume alerte
et vive, elle est surtout racontée avec âme.
F. Usaun.
EXPOSÉ SCIENTIFIQUE DU Il° CHAPITRE DE LA GENÈSE ET QUES-
TIONS AFFÉRENTES A LA CRÉATION, par M. l'abbé Verrier,
vol. in-12 de 212 pages, 2 fr. 50. Libr. Vic et Amat, Paris.
Sous la signature « un ancien Universitaire » M. l'abbé Verrier a
publié naguère un £xrposé scientifique de la création génésiaque. Le
présent volume en est la continuation et le complément. Il comprend
trois parties de longueur presque égale, mais de matière quelque peu
différente.
La première partie est consacrée à un commentaire plutôt poétique
du second chapitre de la Genèse.
= Des questions ethnographiques remplissent le second livre. Au sujet
de la position de l'Eden l’auteur ne s'arrête à aucune opinion particu-
lière ; il ne trouve aux solutions données, — même à celle de P. Calmet,
qui place, comme on sait, le Paradis terrestre dans les environs de la
E. F. — VI. — 28
#2 BIBLIOGRAPHIE
Colchide, — aucun fondement solide. Peut-être les raisons de M. Ver-
rier sont-elles encore moins fondées que celles qu'il critique. Il traite
ensuite du déluge, — universel selon lui — du repeuplement de la
terre, de la dispersion des hommes, de la confusion des langues, sans
s'éloigner jamais des doctrines communément reçues. La concordance
de la chronologie mosaïque avec celle de Manethon, historien de
l'Egypte, forme un paragraphe lumineux et convaincant.
Avec le troisième livre, M. l'abbé Verrier nous introduit dans les
arcanes de la chimie et nous livre son secret — qui est le secret de
plusieurs, — sur la composition des corps. Îl enseigne l'unité de
matière. Les atomes de cette matière unique, réunis en nombre déter-
miné, dans un ordre particulier, à une température fixe, mais très
élevée, par une force spécifique particulière, constituent les corps
simples, molécules intégrantes, regardées jusqu'ici comme irréduc-
tibles. L'auteur compte 66 corps simples, par oubli sans doute, car ces
dernières années le nombre en a fort augmenté. Dans les corps com-
posés, on retrouve la somme des poids des molécules composantes et
une force spécifique nouvelle qui est une résultante des forces com-
posantes primaires, secondaires ou ternaires. Les doctrines philoso-
phiques de l’école franciscaine sur la composition des corps sont en
parfait accord avec cette théorie de la force spécifique du composé,
résultantes des forces composantes. Il nous plait de signaler cette
harmonie qui chaque jour devient de plus en plus évidente. .
Malgré quelques aftirmations, peut-être téméraires en des matieres
où l'hypothèse tient une assez grande place, ce livre mérite qu'on le
lise avec attention. |
FR. RAYMOND.
LE TROISIÈME ORDRE DE SAINT FRANÇOIS D ASSISE, 8a mission
sociale, par M. le comte Jonglez de Ligne, 24 pages in-8.
Lille, impr. Victor Ducoulombier, 78, rue de l'Hôpital Mi-
litaire, 1902.
En de rapides et poétiques envolées M. le comte Jonglez de Ligne,
rappelle la vie de saint François d’Assise, l'établissement des deux
premiers ordres Franciscains, la fondation du 3%* ordre et son action
politique, son recrutement à travers les siècles, Il le montre appelé à
‘combattre la Franc-maconnerie, et à remporter sur elle la victoire défi-
BIBLIOGRAPHIE La3
nitive. Cà et là quelques inexactitudes échappées à la plume de l'auteur,
mais qui disparaissent dans l'ampleur et le brillant du style.
F. Reur.
# « -
Sœur ELISABETH, œuvre de Saint-Francois d'Assise, in-32 de
88 p., 5, rue de la Santé, Paris, XIII*, 1902.
Cette petite brochure due à la plume du R. P. Jean O. M. C. est la
biographie d'une pieuse chrétienne de la Rochelle, M"° Elisabeth Cor-
bineau, qui fut aussi une fervente tertiaire de Saint-François. Sœur
Elisabeth fut pendant dix-sept ans la supérieure de la congrégation des
sœurs de la Rochelle, et c'est par son initiative que cette congrégation
passa sous l’obédience des Mineurs Capucins récemment établis dans
la cité. Sœur Elisabeth est en quelque sorte la vie chrétienne vécue à
la Rochelle, au XIX° siècle, et à ce point de vue, la brochure du R. P.
Jean intéressera vivement ceux qui aiment à voir dans l'intime des
âmes, l’action de Dieu les conduisant et les dirigeant, selon la diversité
des milieux et de temps où elles vivent.
I". ReEuL.
Voici LE TEMPS DES GRANDES LUTTES : CHRÉTIENS FRANCAIS,
DEBOUT. — Bossière, 2, place du Réduit, Bayonne. 0 f. 05,
le cent 4 f. 50, le rille 32 francs.
Petit opuscule de 16 pages composé de versets de la sainte Ecriture
réunis sur les rubriques suivantes: Comment Dieu daigne appeler les
hommes, comment les hommes doivent répondre à Dieu. Pourquoi
et comment il faut se tenir en garde contre les impies et leurs socié-
tés. Explication de La méchanceté des impies. Influences opposées des
justes et des impies sur la société. Les droits de Dieu et les droits de
l’homme. Sentiments du juste à l'égard de Dieu et à l'égard des impies.
En haut les cœurs, Chrétiens l'avenir est à vous. L'ouvrage porte l’im-
primatur du T.R.P. Georges provincial des Capucins de la province
de Toulouse, 1° mars 1902.
F. RE1.
PNR
à
EU
BIBLIOGRAPHIE
GUIDE NATIONAL ET CATHOLIQUE DU VOYAGEUR EN FRANCE, avec
Notices religieuses, historiques et biographiques. Pe-
lerinages. Stations balnéaires. Renseignements divers,
-__ cartes, plans et gravures. Tables alphabétiques, etc.
Première partie : Paris et l'exposition, 522 pages, 1900. Deuxième
partie : Province. Tome 1°", lignes du nord et de l’ouest et lignes en
correspondance, 832 pages, 1900. Tome Î[°, réseaux d'Orléans-Etat et
dun Midi et lignes en correspondance, 1098 pages, 1901 petit in-18.
Paris, Bonne Presse, chaque vol. 5 fr.
Dans la préface du premier volume de ce nouveau Guide, la Réduc-
tion écrit: « En composant ce recueil, nous n'avons pas prétendu en
faire un manuel exclusivemert religieux : nous avons tenu simplement
à ce que, sans négliger aucunement les monuments profanes, les catho-
liques pussent visiter en connaissance de cause les sanctuaires innom-
brables élevés à la gloire de Dieu et en l'honneur de la sainte Vierge
et des Saints, à la suite de faits hisioriques ou merveilleux, que nous
rencontrerons eu leur lieu et place d'après les sources les plus auto-
risées,
« On trouvera donc ici la France entière avec ses curiosités natu-
relles, ses sites, ses monuments variés, ses pèlerinages grands et petits,
ses eaux minérales, ses bains de mer, ses stations hivernales ou esti-
vales..…. e
« Notre plan est très rationel : nous avons suivi lés réseaux de che-
min de fer, en les divisant en chapitres et paragraphes proportionnés
à l'importance des localités, lesquelles sont décrites circulairement,
en parlant d'un point fixe, central, méthode employée aussi pour les
monuments, »
La Hédaction a tenu ses promesses. En ce qui concerne Paris, l'on
pourra trouver que le Guide à FExposition de 1900, appendice de
soixante pages a perdu de son actualité, puisque l'on décrit des choses
maintenant disparues, mais peut-être aimera-t-on à retrouver un sou-
venir de ces monuments d'un jour dont la gravure reproduit les pitto-
resques aspects.
Du reste le grand et Le petit palais des Beaux-Arts sont restés et ils
demeurent toujours une attraction pour le voyageur.
BIBLIOGRAPHIE 45
Nous n'avons pas en entier la deuxième partie du Guide: il manque
les réseaux de l'Est et de Paris-Lyon-Méditerranée. L'aspect des vo-
lumes est à peu près celui des Guides Joanne et letexte est très com-
pact quoique parfaitement lisible.
Il y a plutôt luxe et profusion de renseignements : parfois même il
semble qu'il y aurait excès, mais les défauts de ce genre se pardonnent
volontiers. L'on comprendra que dans un ouvrage aussi complexe, il
y ait ça et là, des omissions et des inexactitudes : il y en a en effet
mais elles ne sont pas de grande importance. La légende des pèleri-
nages est la partie la plus intéressante et la plus soignée du Guide. En
le parcourant on admire de combien d'églises, de monastères, de mo-
numents religieux, la France d'autrefois était couverte : on est stupéfait
à la vue des ruines que la Révolution avait amoncelées en quelques an-
nées et l’on contemple avec une sorte de ravissement tout ce que le
XIX° siècle a pu réparer et reconstruire d'édifices,toutes les institutions
qu'il a fait surgir, et malgré la tempête qui menace l'on ne peut croire
que Dieu ait commencé de si grandes choses pour laisser engloutir,
dans un triomphe de la Révolution, le fruit de tant d'efforts et des
œuvres de ses serviteurs.
Fr. Reu:.
La SOMME DE SAINT THonAs résumée en tableaux synoptiques
par le Chanoine Lyons. Amat, 11, rue Cassette, Paris.
Voici un ouvrage qui dénote chez son auteur une constance admi-
rable, une sorte d'acharnement au travail et le choix le plus heureux
dans les auteurs préférés. On connaît la célèbre parole : timeo hominem
untus libri. M. Lyons paraît être un de ces hommes. La Somme de
saint Thomas, cette admirable synthèse de la doctrine catholique, est
son livre favori. Il l’a étudié à fond, ne se contentant point d'une seule
lecture même attentive, mais approfondissant chaque article, chaque
enseignement du saint Docteur, et notant soigneusement ce qu'il y
découvre de vérité, de science. Et ce travail, il l'a renouvelé jusqu'à
cinq fois. « Afin de mieux profiter à l'école de ce vaste génie, déclare
J'auteur dans sa préface, j'ai fait pour mon propre usage cinq résumés
différents de la Somme, et chaque fois, J'ai rencontré de nouvelles
beautés. n
Et ces riches trésors, M. Lyons n'a pas voulu les garder pour lui
106 BIBLIOGRAPHIE
‘seul, Encouragé par des amis nombreux, « admirateurs intelligents de
ce projet », il a livré à la publicité et mis ainsi à la portée de tous, ce
qu il avait recueilli si laborieusement.
Cest un résumé de la Somme qu’il nous offre, écrit en francais, et
présenté sous forme de tableaux synoptiques.
L'auteur a choisi cette forme, parce que, nous dit-il, « ce mode
d abrégé si usité, offre de précieux avantages sous le double rapport de
l'intelligence et de la mémoire ; il facilite les recherches de l'une, il
aide le jeu de l’autre ; il plait à ceux qui déjà se sont livrés à l'étude
complète de cette science ; il applauit les difficultés à cèux qui l'entre-
prennent. » Îl est incontestable que le tableau synoptique présente les
plus grands avantages à ceux qui le doivent à leur propre travail per-
sonnel. En procure-t-il autant à ceux qui le trouvent fait par un autre :
il est permis d'en douter, Néanmoins il est certain que même pour
ces derniers il a des avantages sérieux qui ne sont point à dédaigner.
Pour la traduction, l'auteur nous avertit qu’il a mis à contribution la
traduction de l’abhé Drioux avec ses notes savantes et l'abrégé de
l'abbé Lebreton. Avec de pareils guides, M. Lyons est parvenu à pré-
ciser le sens parfois obscur de saint Thomas et à coudenser en peu de
mots sa doctrine déjà si substantielle.
On connaît le plan général de la Somme de saint Thomas. Elle com-
prend trois parties, qui renferment les trois grands sujets de la théolo-
gie : Dieu, l'homme et l'Homme-Dieu. Dieu au sommet, l'homme à la
base et l'Homme-Dieu entre les deux. Dieu ou le dogme, l'hommè ou
la morale et l’'Homme-Dieu, le médiateur.
M. Lyons a cru devoir adopter ce plan, d'ailleurs très logique et con-
sacré par l'autorité d’un grand Docteur. Serait-il téméraire de penser
que ce plan, malgré sa réelle valeur, est un peu démodé et peu goûté à
uotre époque ? Ce travail, sans rien perdre de ses autres avantages,
aurait, croyons-nous, souri à un plus grand nombre de lecteurs, s'il
s'était présenté avec les divisions généralement admises de nos
jours pour la Théologie.
Quoi qu'il en soit, l'auteur après avoir adopté ce plan, l'a suivi d'un
bout à l'autre avec la plus rigoureuse fidélité, résumant chaque ques-
üon dans l'ordre de la Somme, article par article, Quelques questions
par suite de leur importance ou de leur complexité contenaient un trop .
grand nombre d'articles, l'auteur a eu soin de les diviser en plusieurs
tableaux sans que, pour cela, il en résulte le moindre inconvénient. Car
dans ces questions plus abondantes, il à été facile de trouver deux.
+
Le
BIBLIOGRAPHIE 44
trois et même quatre raisons formelles ou idées principales sous
lesquelles se groupaient aisément les différents articles. « C'est ainsi,
nous dit l'auteur lui-même, que les six cent onze questions de la Somme,
<omprenant trois mille cent vingt-huit articles, sont contenus dans six
«ent soixante-dix tableaux synoptiques. »
Pour faciliter cette étude, l’auteur a eu soin de faire précéder cet
abrégé d'une sorte d'introductiun où, après avoir, en trois tableaux,
résumé la vie de saint Thomas et les panégyriques qu'en ont fait Mas-
sillon et Lacordaire, il expose brièvement, mais aussi clairement que
possible, la terminologie scolastique. Ces tableaux préliminaires ont
certes leur importance : on peut même dire qu'ils sont indispensables
à quiconque veut sérieusement profiter dans l'étude de la Somme.
Enfin, certains traités qui ne se trouvent point dans la Somme et dont
d'Eglise, pour répondre aux attaques de l'impiété moderne, a enrichi le
cours de la théologie classique, ont été ajoutés en appendice.
Comme il est aisé de s’en convaincre par cet exposé, le travail de
M. Lyons est un abrégé complet de toute la théologie. Evidemment ce
n'est point un livre de lecture courante, c'est un livre d'étude, de
forme austère.sans doute, mais substantiel.
Un autre avantage de ce travail, c'est la disposition matérielle et
typographique de ces tableaux. Chaque page offre un tableau complet,
et chaque tableau est construit à l'instar d’un discours avec exorde,
corps et péroraison. Voilà donc offerte aux prètres sérieux, aux prédi-
cateurs chargés d'enseigner la doctrine sacrée, une mine inépuisable
où ils trouveront avec de bons plans de sermons et d' instructions, des
idées sûres, fécondes, un enseignement sérieux.
Nous souhaitons vivement avec Monseigneur Henry, évêque de Nice,
que les prêtres, les jeunes surtout, profitent du secours que ce travail
apporte à leurs études.
F. M.
BIBLIOTHÈQUE DE LECTURES PIEUSES, par P. GŒDERT. —
Paris, Lethielleux.
« Je voudrais qu’il ne se passäât aucun jour, écrivait saint François
de Sales à une âme qu'il dirigeait dans la vertu, sans que vous ne don-
nassiez une demi-heure ou une heure à la lecture spirituelle. » Un
bon livre, c'est Dieu qui nous parle. — Mais il est souvent diflicile de
CE BIBLIOGRAPHIE
se procurer un bon livre. Les diverses collections de M. P. Gædert
seront utiles dans ce sens. Nous présentons aujourd'hui :
Lectures pieuses sur les fétes de la Très Sainte Vierge. Collection de
dix sermons du Père de la Colombière, auxquels s'ajoute un sermon
sur saint Joseph. Le Père de la Colombière fut un grand orateur dans
son temps. Ses sermons, un peu rajeunis, fourniront aux âmes pieuses
ample matière à méditation.
Lectures pieuses sur le Sacré-Cœur de Jésus : collection de tr'ente-
trois petits chapitres sur les vertus dont le Sacré-Cœur est pour nous
le parfait modèle. L'auteur a joint à cette collection quelques extraits
d'un beau mandement de M" de Bonfils, évêque du Mans, sur la dévo-
tion au Sacré-Cœur.
F. Digvponxe.
LE FILS DU MAITRE D'ÉCOLE par Ânne Muans, Paris,
Bonne Presse.
Voilà une lecture intéressante. Les petits lecteurs du « Noël » bé-
bés aux joues roses et aux cheveux blonds y trouveront grand plaisir.
Qu'ils imitent en grandissant les vertus et le courage du bon petit
Jean, le héros de cette histoire ! F.T.
CUM LICENTIA SUPERIORUM
IMPRIMATUR :
Robertus a Valle Guidonis,
Vic. Prov. O..M. Cap.
Le Gérant :
Cnances-Joseeu BAULÉS.
!
Vannes. — Imprimerie LAFOLYE, 2 place des Lices.
D nu LI Œ OS CU CUP OR Een PRE
SOIT LOUÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST TOUJOURS !
TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS
SUR L'ÉCRITURE SAINTE
Le P. Bozpuc ET SON ESSAI SUR JoB. — LES PP. BENOIT DE
Paris ET HENRI DE LA GRANGE-PALAISEAU. — LES COMMEN-
TAIRES SUR S. PAUL ET SUR LES EVANGILES Du P. BERNARDIN
DE PICQUIGNY. — L’ACADÉMIE CLÉMENTINE. — LES AUTEURS
DES Principes discutés. — LEURS POLEMIQUES. — La Géogra-
plie sacrée pu P. Jory. — ÉCOLE DES JEUNES DE LANGUE.
Comme il convient à tout prêtre et à tout Franciscain ({)
les Capucins de Paris se sont attachés à l'étude de l'Ecriture
Sainte. Nous parlerons ici des seuls Capucins natifs de Paris
ou ayant travaillé à Paris. Quatre ou cinq noms dominent
tous les autres comme autant de cîimes dans une chaine de
montagnes : Jacques Bolduc de Paris, Henri de la Grange-
Palaiseau, Benoît de Paris, et par dessus tout, Bernardin de
Picquigny, et les membres de l'Académie Clémentine.
Le P. Jacques de Paris, connu sous le nom de Bolduc,
naquit vers 1551. Il était avocat au Parlement de Paris, avant
d'entrer chez les Capucins. Il prit l'habit à Meudon, et fit en-
suite profession le 26 juin 1682. Il fut élu gardien maintes
fois, et définiteur en 1590, pour un triennat. Il mourut à Saint-
Honoré le 8 décembre 1646 (2).
Son ouvrage sur Job (3) est un immense volume dédié
(1) Dict. de la Hible de Letouzey, art franciscains (travaux du). — Bib. francis-
caine. ms. 209.
(2) Journal du Marais, Bib. nat. n.a. f. fr. 4135. — id. F. fr. 25046. 45° Eloge. —
Btbl, capuc. par Bernard de Bologne. — Denis de Gênes 1631, p. 165. On place
aussi la mort du P. Bolduc en 1617 et 1650, mais à tort.
(3) Voici la liste de ses écrits : Commentaria in librum Job... Lutetiae Parisio-
E. F. VIII, — 29
450 TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ECRITURE SAINTE
Li
au cardinal de Retz, évèque de Paris. La famille des Gondy
était devenue, on s’en souvient, une grande amie des Capu-
cins de Paris et d'ailleurs.
Dans son épître latine au « candide » lecteur, le Père
nous avoue qu'il trouve le livre de Job «Iubricum, schema-
ücum » et il revient sur cette idée dans son prélude huitième
(p. 41). Voici, du reste, le résumé de son introduction.
Pour lui le livre de Job n'est pas une fiction, mais une
histoire ; l’auteur en est non pas Job, mais Moïse. Sur ce
point le Père se rattache à l'opinion d'Origène.
Il croit aussi que le livre fut écrit primitivement en syrien,
mais dans un syrien qui se rapprochait de l'arabe vulgaire,
et traduit ensuite en hébreu par Moïse. C'est donc un
‘livre très ancien ; sa canonicité est incontestable, malgré ce
qu'en disent les Anabaptistes. Par son contenu, il se range
parmi les écrits prophétiques. Aussi, pour l'étudier, ne faut-il
pas craindre de l’entendre dans son double sens littéral,
l'historique et le prophétique. Quant au texte, 1l faut l'étudier
dans les Massorètes, dans les Septante, dans Origène, et dans
la version de S. Jérôme, mais surtout dans le texte hébraïque.
Plusieurs de ces conclusions ont été adoptées de nos
jours par un éminent professeur, M. Chauvin, dans son com-
mentaire miméographié sur Job. La question de l'auteur et
de l’âge de ce chef-d'œuvre de la littérature antique se ré-
solvent diversement aujourd'hui. Il n’en reste pas moins que
le commentaire du P. Bolduc est précieux à plus d’un titre,
rum. 1019, in-{° {cité en 2 vol. par le P. Emmanuel de Lanmodez. Les Pères Gardiens
de Saint-Honoré, p. 5). Je ne connais cette édition de 1619 qu’en un seul volume, de
923 p. et les indices au nombre de quatre. Le titre en annonce cinq. — id. secunda
editio. Parisiis. Anisson. 2 vol. 1631 et 163N, in-fol. — id. 3° editio. Lutetiae Pari-
siorum. ? vol. in-fol. 1637. — Ecclesta anti legem libri tres, in quibus indicantur
quis a mundi principio usque ad Mossen fuerit ordo Ecclesiæe….. Lugdunum. Lan-
dry 1626. in-8°. — id. 2° editio. Parisiis. Cottercau 1630. in-19. — De Ecclesra post
degem... in quo ostendilur quanta sit similitude ante legem naturalem et legem evan-
gelicam. Additur erpositio epistolæ B. Judæ apostoli…. Parisiis. Cottereau. in-4°
100. — De Ogsto christiano libritres, in quibus declarantur Eucharistiæ typica mys-
terita. Lugduni. Boisset et Anisson. 16140. in-40. — Cf. L'Anti-Babau ou aneantis-
sement de l'attaque imaginaire du R. P. Bolduc par Jacques d’Anzoles de Lapeyre.
Paris. Alliot. 16:52. in-16. - Et Jusements sincères du très Reverend Père Monet,
Jesuile, sur quelques œuvres de Jacques d'Auzolles de Lapeyre, diametralement con-
draires aux jugements passionnes des Reseérends Pères Salian et Petau, ausst je-
suites et Bolduc, capucin, à Paris. Bibl. municipale du Mans, ms. 230.
TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 451
et mérite de retenir l'attention des lecteurs modernes.
Tous les ouvrages du P. Bolduc sont en latin. Ceux du
P. Benoît de Paris sont au contraire en francais.
*
+
Le P. Benoît de Paris (Laugeois) mourut au couvent de
Saint-Honoré le 8 juin 1689. IL avait vécu 57 ans en religion.
On possède de lui deux ouvrages. Le second, le plus petit et
le moins important (1), est comme une introduction à l'étude
de l'Ecriture-Sainte. L'auteur y expose en quinze chapitres
la méthode « infaillible » pour bien entendre les Ecritures,
le sens spirituel, mystique et moral de la Bible, la nécessité
de savoir la langue hébraïque, la nature de la prophétie ;
enfin 1l donne en résumé les idées-mères du Nouveau Tes-
tament. Sans doute, on ne dira plus avec le P. Benoît que
« l’hébraïque est la source de toutes les autres langues » ;
mais on reconnaîtra que son petit volume était scientifique,
qu'il était un fruit de la bonne méthode d'étude en Ecriture
Sainte. Îl eut l'approbation du P. Bernardin de Picquigny.
Le premier ouvrage du P. Benoît avait paru en 1675 (2).
C'était une concordance d’un genre particulier. L'auteur
essayait d'y montrer l'unité du Nouveau et de l'Ancien
Testament, de la doctrine et de la méthode des Prophètes,
de la loi de Moïse avec celle des apôtres de Ia loi de Grâce,
unité commencée dans la loi de nature, figurée dans les
ombres de la loi écrite, perfectionnée et accomplie depuis
Jésus-Christ dans la loi de Grâce pour l'éternité. Ces trois
lois elles-mêmes n'ont qu'une fin, l'Eglise, et qu’une même
doctrine, celle dont le Verbe fait chair est l'objet, le com-
mencement et la fin.
On trouve, avant la table du tome premier, un curieux
abrégé en latin de la grammaire hébraïque, en deux grands
tableaux disposés agréablement pour l'œil du lecteur.
(1) L'esprit de la religion ou l'abrese du livre de la science universelle des Saintes
£ceritures. À Paris. chez Robert Pcpie M. DC. LXXXVI, in-l2 de L1S p.
(2) La science universelle de l'Ecriture Sainte... Paris, chez Josse, Alliot et Pra-
lard, 2 tomes in-4°. Imprimés chez la VY* d'Antoine Chrestien et Charles Guillery.
— Hi publia aussi dans un autre genre, un Traité de polilique chrétienne contre
Machiavel, in-8& d'après Denis de Gènes (Brb1. cap.)
52 TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE
Il convient de ne pas confondre le P. Laugeois avec un
autre Laugeois, auteur d’une Concordance des principes et de
La doctrine de saint Paul..…., imprimée à Bouillon en 1772,
et réimprimée à Paris en 1777 (in-12, chez Durand). C'est
contre une traduction des psaumes, faite par ce dernier, que
s’élèvera l'abbé Ladvocat, dans son livre de 1763.
Un autre père, le P. Georges Godier d'Amiens, mort à
Saint-Honoré le 28 novembre 1661, est l’auteur d’un com-
mentaire des épitres de saint Paul. Ce commentaire est à la
fois exégétique, tropologique et anagogique ; il indique la
théologie positive, morale et mystique recélée dans les écrits
du grand apôtre des Gentils (1).
Du P. Henri de la Grange nous avons une /sagoge chrono-
logica (2) c'est-à-dire une table chronologique depuis l’origine
du monde jusqu’en 1620, utile particulièrement à ceux qui
veulent éclairer les obscurités de l’Ecriture sainte. Le pre-
mier volume traite des différentes méthodes d'échelonner les
dates, le second a trait uniquement à l'histoire.
Mentionnons encore pour mémoire Îles démonstrations
évangéliques tirées des évangiles des dimanches (3). C’est un
ouvrage fait en vue de la prédication, on y trouve des rai-
sonnements fortifiés par la théologie, les sciences, l’Ecriture,
les écrits dessaints livres etla philosophie.Il eut pour auteur
le P. Alphonse de Chartres, d'abord avocat au barreau de
Paris, puis capucin au couvent de Saint-Jacques, le 8 avril
1631, et gardien à Saint-Honoré. Il y mourut le 27 octobre
1687 (4). Il était né en 1597.
Le P. Barthélémy de La [Haye de Paris a également com-
posé une Erpositio tn epistolus B. Petri ADusiole. Lie d'a-
près Denys de Gènes.
(1) Trina -Pauli Theulogiu... seu omnigena in universas Apostoli epistolas com-
mentarta. Parisiis. 1659-1661. 3 vol. in fol.
(2) Parisiis. Buon. 1624 (ou 1626 d'après ilurter. Nomenclatorius litter. tom. !.
p. 14). On a aussi de lui une Octave du Saint-Sacrement, Paris, Buon, 1629, in-&.
(3; Demonstrationes Evangelicæ... Parisiis. Couterot 1663-1066, 2 vol. in-4°. On
a encore de lui un livre français traduit en italien sous le titre de La Fenir di Lu-
dovico Mancini, cise Exercisi dell Antma... Parisiis. Thierry, 1659, in-8° et une
édition incomplète des œuvres du P. Yves de Paris, éditée à Paris, chez Anglois.
160, 3 vol. in-fol.
(4) Bib. nat. F.fr. 25047. 11 ful aussi secrétaire du P. Martial de Paris, provincial ;
il se retira au Marais en 1Ü38, id.
TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 453
*
x +
L
Il faut quitter le XVII: siècle, le siècle de l’ascétisme, de
l'éloquence, et des études historiques, pour trouver chez nos
capucins de Paris des travaux de plus longue haleine.
Le premier auteur qui nous arrête au seuil de ce siècle est
le P. Bernardin de Piquigny. Le Journal du Marais (1) nous
trace à grands traits la biographie de ce religieux. Il était né
près d'Amiens en 1633. Il entra en religion en 1651, le 20 du
mois de mai, et il y vécut près d’une soixantaine d'années. Il
fut lecteur, professeur de philosophie et de théologie à Meu-
don et à Saint-Honoré, plusieurs fois gardien à Paris. Il re-
nonca à toute charge au chapitre de 1688 et se retira au Marais.
C’est là qu'il mourut subitement, au sortir de son confession
nal le 8 décembre 1709 l’année du grand hiver.
Le Mercure Galant dit de lai que « c'était un religieux d'un
vrai mérite, d'une piété rare, et d’une vertu solide et soutenue,
d’un air toujours modeste et majestueux qui le rendait éga-
lement modeste et respectable, et on peut dire que son Ordre
a perdu en sa personne un de ses meilleurs sujets, l'Eglise
un excellent théologien, et la République des lettres une de
ses meilleures plumes ». | |
. Cet éloge ne sent nullement le dithyrambe. Outre un livre
d’ascétisme qui suffirait déjà à le rendre glorieux (2),on doit à
cet auteur deux savants commentaires sur les épîtres de saint
Paul (3) et sur les Evangiles (4); les derniers commentaires,
(1) Bib. nat. n.a.f. fr. 4135. |
(2) Pratique efficace pour bien vivre et bien mourir... Paris.Coustellier, 1704,in-12.
— id. Paris. Lemercier,1715, in-12.— id. Nancy, Baltazard, in-16.— La vraie manière
de sanctifier sa vie pour la preparation à la mort... Paris. Le Clerc, 1839, in-12.
(3) Epist. B. Pauli Apost. triplex expositio... Parisis Anisson, 1703, in fol. — id.
Lugduni et Parisiis, 1833, 6 vol. in-]2. — id. Vesuntione et Parisiis. Outhenin-
Chalandre, 1338, 3 vol. in-8 — id. Paris. Méquignon, 1846, 3 vol. in-8°. — Des
traductions françaises ont été publiées à Paris chez Le Mercier. 1706, 3 vol. in-12;
— id. Paris. Méquignon, 180,1 vol. in-12 ; — id. Paris, Pierres,1739,3 vol. in-12 ; —
id. Besançon, Montarsolo, 1830, 2 vol. in-8° ; — id. Paris. Gauthier, 1833, 2 vol.
in-8° ; — id. Lyon. Périsse, 1833, 4 vol, in-12 : — id. Paris. Lacroix-Gauthier, 1837,
2 vol, in-8°: — id. Nevers. Pinet, 1839, 2 vol. in-12. -- Les traductions italiennes :
Venezia, Pitteri. 1734, 4 vol. in-12; — id. Venezia, 1762, 4 vol. in-12; — Napoli,
Gargiulo, 1824-1825, 4 vol. in-4° (le tom. IV à Naples, chez Vara); — Napoli, 1859,
2 vol. in-80. — Epist. ad Romanos... accedunt et observationes... per P. Michaelem
Hetzenauer a Zell..… ord. cap. OŒniponte, 1891, in-80.
(4) Tripler erpositio in... Evangel ia. Uutetiæ Parisiorum., Le Mercier 1726, in-
45% TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE
ouvrage posthume, furent publiés par les soins de son neveu
le P. Bernard d'Abbeville (1).
Tous les érudits connaissent le plan des travaux du P. Ber-
nardin.Il donne d’abord une analyse qui découvre l'ordre et la
liaison du texte, puis une paraphrase quiexpose en peu de mots
la pensée de l’apôtre, enfin un commentaire avec des notes
pour le dogme, pour la morale et pour les sentiments de piété.
Suivant le Journal de Trévou:x (février 1704) la « paraphrase
est précise et serrée; le commentaire est beaucoup plus
ample, etille devait ètre, on n'y a rien omis : point de digres-
sions inutiles ». Tout ce que les Pères et les anciens inter-
prètes ont trouvé d'excellent, s’y trouve recueilli et coor-
donné. La plupart des commentaires écrits jusque-là man-
quaient d'onction. {ls étaient secs, plus propres à instruire
qu'à toucher. « Le P. de Picquigny s'est proposé l'un et
l’autre, et il a réussi. » (id).
Le Pape Clément XI adressa ses compliments à l'auteur.
Peut-être le succès s’attacha-t-il aussi à l'exposition des
épiîtres de saint Paul, à cause des luttes récentes des Jansé-
nistes sur la grâce.
Dans le commentaire des Saints Evangiles, il ne convient
pas de chercher la pompe et l'apparence qui flattent, mais
bien la sûreté du jugement de l’expositeur, la finesse de son
esprit, Sa perspicacilé, son orthodoxie, sa piété douce et
persuasive. [l'est concis, sans trop de brièveté, simple sans
faiblesse, toujours égal, mais non parfois sans éloquence;:
son Style a de l’image, sa pense de [a force, son dévelop-
pement de l'érudition.
Aujourd’hui que les études scripturaires sont à l’ordre du
jour, il est à souhaiter qu'un ami des Saintes Lettres nous
donne une seconde édition des œuvres complètes du P. Ber-
nardin de Picquigny. L'édition Vivès est déjà ancienne. Le
texte en est imprimé trop fin. On gagnera du reste tout
avantage à faire mieux connaître le grand commentateur
des épitres de saint Paul que fut au commencement
du XVIII siècle le P. Bernardin de Picquigny (2).
fol.; — id. Parisiis. Vives, 1877. 3 vol. in-K°. Les Opera owmnia ont été publiés en
latin par M. l’abbé H. Dunand chez Vives à Paris IS0-1872,5 vol. in8°.
(1) Journal du Marais. Arch. nat. S. 3:00.
(2) Cf. Dict. de la Bibl. de Vigouroux, tom. 1. vol. 162.
TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 455
Il est actuellement plus connu que ses successeurs,les au-
teurs des Principes discutés. Un silence de mort s’est établi
autour du nom de ces derniers, mais bien sans raison. Ils
méritent en effet d'être lus avant d’être repoussés avec dédain.
C'est au couvent de Saint-Honoré en 1744, que s’établit la
Société des Etudes Orientales, plus connue sous le nom d’À-
cadémie Clémentine. Le dix-huitième siècle était une époque
toute imbue de plaisirs, de littérature et de creuse philoso-
phie. Et si nous n'avions que la théorie des milieux, chère
au positivisme de Taine, pour expliquer la naissance de
cette société, nous resterions fort embarrassés.
Elle continua pourtant, à sa manière, l’œuvre du P. Bol-
duc, du P. de la Grange et du P. Bernardin. M. Vigouroux
dans le tome premier de son Manuel Biblique (Paris, 1884),
ne fait pas mention de cette école. Au dix-huitième siècle,
le Pape faisait les éloges des œuvres de cette société.
Le fondateur de l'Académie Clémentine fut le P. Louis de
Poix. Né à Croix-Rault, petit village du canton de Poix, dans
l'arrondissement d'Amiens, le 18 octobre 1714, il s’appelait
dans le monde francois Dubois. Il revètit l'habit le 22 août
1736, et mourut à Saint-Honoré en 1782.
De bonne heure son gout se tourna aux études de l'Ecri-
ture Sainte et des langues grecque, hébraïque, et orientales,
et, en 1742, il concut le projet de se livrer tout entier et spé-
cialement à ce genre de travaux. Il communiqua à quelques-
uns de ses confrères l'idée de son plan. Cette confidence
lui attira des sympathies, et parmi ses collaborateurs, nous
citerons les PP. Jérôme d'Arras (1), Jean Baptiste de Bouil-
lon (2), Hugues de Paris (3), Claude (ou Claude Francois) de
(1) Martial Decoin, vêtu le 11 novembre 173$, à l’âge de 17 ans. Bib. Nat. n. a.
F. fr. 4952.
(2) Jean Gérard, né à Bertry (Nord) le 17 septembre 1723, vêtu le 6 novembre
1739, provincial de 1770 à 1773, resta attaché à la Révolution à l'église Saint-Roch,
et mourut pieusement le 3 octobre 1800. Le musée franciscain de Marseille possède
son portrait à l'huile qui a été gravé.
(3) Noël Ménager, vêtu le 4 septembre 1711, à l'âge de 19 ans, provincial en 1773,
élu second définiteur général le ? juin 1779, il se retira à Amiens le 17 mai 1782.
456 TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE
Paris (1), Sixte de Vesoul i2), Jean-Marie de Paris (3\, Séra-
phin de Paris (4), Bernard de Saint-Florentin (5).
De puissants protecteurs assurèrent leur patronage à la So-
ciété scripluraire du couvent de la rue Saint-Honoré, près
des Tuileries. Le duc d'Orléans, auteur lui-mème d’une tra-
duction des livres saints, se plut à encourager les capucins ;
il se chargea des frais d'impression ; mais la mort vint l’en-
lever trop tôt en 1752. Le comte Louis de Noailles (6), le
comte Le Voyer de Paulmy d’'Argenson (7), le chancelier d'A-
guesseau (8) accordèrent aux savants hébraïstes une bien-
veillance eflicace.
Le dauphin de France, le fils de Louis XV (9) permit qu'on
lui fit hommage des premières traductions qui parurent.
Un secours d’un autre Ordre, mais non moins réel, vint à
la Société de la part de l'abbé Guillaume de Villefroy (10).
C'est lui probablement qui attira vers les capucins hébraïsants
la sympathie du duc d'Orléans, dont il était le secrétaire.
A la Révolution, il émigra dans les Etats Pontificaux, revint à Amiens après la Per
et y mourut en IRON, pieusement.
(1) Clauds-Francois Noël, vétu le 12 mars 1741 à l’âge de 16 ans et 8 mois, défi-
nitceur provincial de 1368 à 1776.
2) Jean Paris né le 19 août 1736 à Montagney (Haute-Saône), vêtu le 27 septembre
1759. Il se retire à Rome, pendant la Révolution, y devient membre de l’Académie
des Arcades (cf. Memoires... par l'abbé d'Auribeau, p. 803). Quérard le confond
avec le P. Sixte de Marvaux, capucin de la province de Lorraine.
(3) Claude-Langlois né à Juvigny-sur-Marne en 17:39, vêtu en janvier 1357, mort
curé de Bennecourt (Scine-et-Oise) en 1807.
(4) -Claude-Robert Heurtault, d'abord lieutenant-civil au baïillage d'Issoudun, vêtu
le 12 octobre 1753, à l'âge de 35 ans. Il serait né d'après Quérard (Bibliogr. de la
France. Supercheries litter.), et d'après l'abbé Renaudet (Hist. du dioc. de Bourges,
ms. du Grand Séminaire de Bourges) le 15 avril 1717, à Issoudun. Quérard et l'abbé
Hurel (Les Orateurs sacres à la Cour de Louis XIV, tom. Il, p. 186) le confondent
avec un autre père Séraphin de Paris (Lemaire), mort le 10 septembre 1718 à l’âge de
SU ans et qui fut prédicatcur du roi.
(o} Edme Goudon, vêtu le 21 août 1713, à l'âge de 21 ans. Il a publié, sous le
voile de l’anonÿmat, Les Psaumes erpliques dans le sens propre ou le rapport des
psaumes à Jesus-Christ, Paris. Desprez, 1760, 2 vol. in-12.
(6) Né le 21 avril 1713, maréchal de France en 17175, mort à Saint-Germain le
22 aoùt 1793.
(7) Né le 16 août 1696, mort à Paris le 22 août 1764.
(8) Né à Limoges en 1668, mort le 9 février 1751.
(9) 1 était né le 7 septembre 1729, il mourut le 20) décembre 1765.
(10) Né en 15%, mort le 4 avril 1736. M. Vigouroux ne le cite pas non plus
dans le Manuel Biblique, tom. 1. Mem. — Cf. pour servir à l'hist. eccles. du XVIII.
siècle. 2° édit. Paris. Leclerc, tom. 1v, p. 377
TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 457
Il était aussi docteur en théologie, professeur d’hébreu au
collège royal et abbé de Blasimont. Ses conseils devinrent
la lumière de la société. [l les publia dans un livre intitulé
Lettres de M. l'abbé de *** à ses élèves pour servir d'introduc-
tion à l'intelligence des divines Ecritures et principalement
des livres prophétiques relativement à la langue orientale (1).
Le mérite de ces lettres fut l’objet de vives discussions
entre les savants, et donna lieu à diverses productions. Le
Journal de Verdun (février 1752, p. 84) publia par la plume
d’un ancien oratorien, Ch. Francois Le Roy, trente-deux
pages de Réflexions Théologiques sur le premier volume de
lettres. Un docteur de Sorbonne, Besoigne, publia aussi ses
Réflerions également théologiques sur les écrits de M. l'abbé
de V"" et de ses élèves, les jeunes Pères Capucins (2).
Le jésuite Feller publia ses pensées (3) ainsi qu’un autre,
Contant de la Malette, mort plus tard sur l'échafaud révo-
lutionnaire. |
Les capucins prirent la défense de leur maître, et la leur
propre. Îls faisaient paraître dès 1752 la Réponse aux critiques
de l’ancien oratorien (4), et plus tard une autre opposée aux
raisons de Feller. Hurter. dans son Nomenclator litterarius,
(IT, 339, 340) trouve cette réponse faible, comme l'était du
reste, à son avis, la doctrine scripturaire des capucins. Un
autre jésuite Andres, dit au contraire : « Jamais ilne s'était vu
une académie de personnes entièrement vouées à l'étude des
mœurs et des langues orientales et de tout ce qui peut contri-
buer à l'intelligence des divines écritures. Nous avons eu de
nos jours ce spectacle dans l’école du célèbre abbé de Ville-
froy, malheureusement morte, pour ainsi dire, en son berceau.
Dans le temps trop court de son existence, elle n’a pas laissé
de nous donner de savantes et solides dissertations sur le
double sens littéral des livres prophétiques, et d’autres utiles
productions qui nous faisaient espérer de nouveaux moyens
de comprendre les Saintes-Ecritures, et une nouvelle
manière de nous en servir pour convaincre les Juifs
(1) Paris, Collombat, 1751 et 1751. 2 vol.in-l2.
(2) Paris, Quillau, 1752, in-12.
(3) La Bibl. Soc. Jesu du P. de l'acker n’en oarle pas.
(4) Paris. Quillau, 1752, in-12, de 71 pages
458 TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE
et les incrédules, et faire triompher la religion » (1).
Il est assez probable que ni le jésuite Andres, ni le P. Hur-
ter ne se sont donné la peine de lire les écrits élaborés par
la Société des Etudes Orientales.
Les principales publications de la Société sont :
1° Les Principes discutés pour faciliter l'intelligence des
Livres prophétiques et spécialement des psaumes relativement
a la langue originale ; suivis de plusieurs dissertations sur
les lettres IT, III, IVet V de M. l'abbé de Villefroy, dans les-
quelles il est traité de la conduite de Dieu à l’égard de son
Eglise depuis le commencement du monde (2).
2° Psalmorum versio nova, e.r Hebraeo fonte, cum argumen-
is’ et notis, quibus dupler eorum sensus litteralis imo et mo-
ralis exprimuntur. Ab auctoribus operis cui titulus Principes
discutés... Paris. Hérissant, 1762, in-12, 4 et 406 et 2 pages.
2 bis. Nouvelle version des psaumes faites sur le terte hé-
breu, avec des arguments et des notes qui en développent le
double sens lütéral et le sens moral. Paris, Hérissant, 1762,
in-12 de 4-XLVIII-512 et 2 pages.
3° Essai sur le livre de Job. Paris, Hérissant, 1768, 2 vol.
in-12, 220 et #36 pages. Un mémoire de 217 pages sur lhis-
torique et la doctrine de la société est placé en tête du pre-
mier volume. Ce mémoire contient à la fin les traductions
latine et francaise des prières de Mersèes, patriarche des Ar-
méniens (31. |
4° L'Ecclésiaste de Salomon traduit de l'hébreu en latin el
en francais, avec des notes critiques, morales et historiques.
(1) Delle origine, del progresse, ete. di ogni letteratura. XAX. 113.
2) A Paris, chez Simon et chez Hérissint, 17551761. Quinze volumes in-1?. tom.
1 Paris, Hérissant, 1755 in-12 de XII-512 p. La dédicace est adressée au comte
d'Argenson, — tom. 11, 4S0 p. — tom. 111, 593 p. —tom. 1v. 491 p. plus deux
pages d'approbations des PP. Damase de Paris. Paris Saint-Honoré, 17 mai 1754;
Laurent de Réthel, id. mème date ; Séraphin de Capriculle, général, Rome, 21
septembre 1751: Dorothée de Paris, provincial, Paris, Saint-Honoré, 1° mai 1754.
— ton. v, 1598. SN et 2 pages, — tom vi. iv et 453 ct 3 payes, — tom. vit.
ATo p. — tom. vin, 170 et 2 pages, — tom. 1x. 1799, 426ct 2? pages, — tom. x.
06 et 3 pages, — tom. xi, 1361, 470 et 4 pages, — tom. xu1, 474 et 4 p. — tom.
xt, 13614, 436 p. — tom. x1v, 424 et 4 pages, tom. xv,‘#4et 101et 88 p
(3) On retrouve ces pièces dans les œuvres complètes du P. Ambroise de Lombez
édit. du P. François de Bénéjac.
TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 459
Paris, Hérissant, 1771 in-12. Les pages 429 à 462 contiennent
des réponses à quelques critiques.
5° Les prophéties d'Habacuc, traduites de l'hébreu en latin
et en français, précédées d'analyses qui en développent le
double sens littéral et le sens moral, et accompagnées de re-
marques et de notes chronologiques, géographiques, gramma-
ticales et critiques. Paris, Hérissant,1775,in-12,tom.I1, XLVIII
et 456 pages ; tom. IT, 468 pages.
5 Les Prophéties de Jérémie et de Baruck, traduites de l'hé-
breu et du grec, en latin et en français, précédés d'arguments
qui en développent le double sens littéral... Paris chez Simon,
Marigot et les Auteurs. 1780. 6 vol. in-12 (1).
7° Vie de sainte Claire par le P. Prudent de Faucogney (2).
Paris. Simon. 1782. in-12 de 6-LIV-2-490-10 pages.
& Lettres contre le docteur Kennicot sur la première édi-
tion du livre de sainte Claire.
On attribue spécialement au P. Sixte de Vesoul la traduc-
tiun de l'Ecclésiaste et une traduction de l’histoire de la pre-
mière croisade écrite en arménien par Mathieu d'Edesse. Ce
dernier ouvrage a dû rester au manuscrit, et vraisembla-
blement il est aujourd'hui perdu.
Après [a mort du P. Louis de Poix (1782), ce fut le P. Sixte
qui resta chargé de la correspondance de la Société avec les
savants. Dès 1770, 1l avait annoncé [a publication prochaine
d'un dictionnaire arménien, latin, français et itaiien qui n’a
jamais vu le jour, malgré la nouvelle annonce mise à la fin
du premier tome des Prophélies d'Habacuc en 1775 (p. 455).
Cet ouvrage, dont il faut regretter la perte, était le fruit des
travaux de plusieurs missionnaires restés longtemps dans
les pays où cette langue est en usage. On devait y trouver,
outre les mots usuels, tous les noms propres de la Bible, les
noms géographiques, les noms de personnes, de choses, des
poids, mesures, monnaies, et instruments. Une grammaire
arménienne, courte mais très claire, devait précéder cette
savante publication.
(1) Tom. 1, LXXVIIT — 2-123 — 5 pages — tom. 11, 916-4 pages — tom. 111, 484-4
— tom. 1v, 5084 p. — tom. v, 476 — 4 pages — tom., vi — 413 — 3 pages.
(2) C'est ce P. Prudent qui dis utait au bollandiste Berthod les prix de l’Acadé-
#60 TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE
Le principal auteur de ce dictionnaire dont le manuscrit
formait deux volumes in-folio, était le P. Gabriel de Villefor ;
ce Père avait habité la ville d'Alexandrie pendant trente
années au milieu de gens parlant l' arménien. Un prospectus
fut imprimé avec ce titre (1) : Prospectus dictionarit quinque
linguarum armenicae scilicet litteralis, armenicae vulgaris,
latinae , italicae nec non Gatllicae. On ÿ exposait, en quatre
paragraphes, les caractères de la langue, son utilité, sa
richesse, sa beauté et son utilité. Dès le 18 mai 1771 le
roi avait accepté la dédicace du livre et les approbations
avaient été accordées le 20 janvier 1770 par l'abbé de Ville-
froy, et le 8 juillet de la même année, par Lourdet le cen-
seur royal.
C'étaient les fonds qui faisaient défaut pour imprimer cette
œuvre etles hébraïsants comptaient en 1789 sur la générosité
de l’Assemblée Nationale.
Elle avait d’autres soucis.
Tout esprit impartial qui se veut donner la peine de par-
courir ces écrits, en particulier les Principes discutés, accor-
dera facilement qu'ils méritent de grands éloges. Aujour-
d'hui, peut-être, que la science hiblique s’est développée dans
une mesure extraordinaire, on leur reconnaîtra une moindre
valeur, et à bon droit. Il n’en reste pas moins qu'ils font
très bonne figure au milieu des travaux contemporains, de
ceux de Calmet, Lamy, Carrière et autres.
Les hébraïsants surtout s'étaient attachés aux principes qui
ont rendu si fructueux les efforts du XIX° siècle : le recours
au sens littéral, et à l'étude des langues originales.
Leur principal ouvrage se divise en cinq parties. La pre-
mière, la plus longue, qui remplit dix volumes, fait connaitre
le sens littéral des psaumes relativement à l’ancien Israël, et
relativement au Christ. La seconde partie est toute gramma-
ticale, elle examine la valeur des conjonctions, des proposi-
, tions et autres particules : la troisième traite des réticences
mie de Besançon. Cf. Abb$ Morcy. Les Cap. en Franche-Comte. Les PP. Louis de
Poix, Sixte de Vesoul, Jérôme d’Arras étaient membres de l'Académie des Arcades.
(1) Arch. nat. C. 198. n° 1533. 35 pièces dont lettre au président de l’Assemblée
Nationale, signée des PP. Jérôme d'Arras, Sixte de Vesoul et Gabriel de Villefor.
— Supplique pour présenter ce prospectus. — Prospectus... de VIT p. in-4°.
TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 461
qui sont à suppléer dans les psaumes, des analogies et autres
hébraïsmes. Plus spéciale, la quatrième partie étudie le
double sens littéral de certains passages de l'Ancien Testa-
ment et les citations des psaumes employées par les Evan-
giles ou les Epitres. La cinquième partie examine la science
de l’hébreu que possédaient les Juifs, elle étudie enfin les
ütres mis en tête de la plupart des psaumes.
La nécessité du sens spirituel pour l'édification des fidèles
avait prévalu jusque-là, et l’on s'était moins attaché au sens
httéral. Les capucins hébraïsants reprenaient la méthode
des Polyÿglottes, la méthode d'Origène, de Théodoret et de
sant Jérôme, le maître en Ecriture Sainte.
En fait, leurs travaux furent diversement appréciés. Le
P. Houbigant, oratorien, publia l'Eramen du Psautier fran-
cais des RR. PP. Capucins (1). D'après cet auteur, doué d’une
singulière imagination, correcteur plus tard, en 1783, du texte
original de la Bible, les hébraïsants n'auraient pas dû prendre
pour sujet ordinaire des psaumes les Juifs captifs et mal-
traités par les Chaldéens ; ils donnaient en conséquence une
fausse idée de la langue biblique, et 1ls en avaient ignoré le
génie propre. Cette critique épargnait du reste les Principes
discutés dont elle couvrait de‘fleurs la doctrine. Mais le
P. Houbigant perdit tout crédit par sa publication de 1784.
Un deses élèves, l’abbé Jean-Baptiste Ladvocat, professeur
de Sorbonne, était alors en train de faire la guerre à toutes
les traductions des psaumes. Il n’épargna pas celle des ca-
pucins (2). Il est à noter que six mois auparavant, le mème
auteur avait été chargé d'examiner le livre, et qu'il en avait
approuvé avec éloges la traduction incriminée (3).
Les capucins répondirent à ces attaques. On trouve à la
fin du tome XV de leur grand ouvrage une dissertation
scientifique où les auteurs se défendent pied à pied et vic-
torieusement. On les accusait d'admettre, sans raison, un
double sens littéral : or ce double sens, qui n’est autre que
(1) A la Haye et à Paris. Didot le jeune, 17614, 151 pages in-40.
(2) Jugement el vbservations sur les traductions des psaumes de M. Pluche et de
M. Gratien, et en particulier sur celle des RR. PP. Capucins et de M. Laugeois, à l'u-
sage des écoles de Sorbonne, Paris, Vincent, 1763, in-12.
(3) l’rencipes discutés, tom, xv. Reponse, p. 10.
v
162 ‘TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUK L'ÉCRITURE SAINTE
le sens historique et le sens prophétique, on le trouve in-
diqué et recu par Origène, Tertullien, saint Jean Chrysos-
tome, saint Basile, Clément d'Alexandrie, saint Auvustin,
saint Jérôme, Bonfrère, Salmeron, Corneille a Lapide, Cal-
met (1). Du reste, l'abbé Ladvocat reconnaissait lui-mème
que la traduction était édifiante, plus théologique que celle de
Laugeois, conforme aux principes discutés, que plusieurs en-
droits étaient traduits avec noblesse et majesté, surtout ceux
qui concernent ce Messie et les grandes vérités de dogme et de
morale de notre sante religion. Après un pareil éloge, la
critique peut-elle s'attacher à d'autre chose qu’à des détails ?
I plut à un étranger qui signait « M. de Saint-Paul » et
se qualifiait « ancien mousquetaire du roi, et membre de
l’Académie de Rouen », de se jeter dans la mèlée. Sa plume
fut violente et satyrique avec un air de gaieté.
à Ridentem dicere verum
Quis vetat (2)?
Il publia son appel du jugement rendu par M. l'abbé Lad-
vocal dans la cause où il s'est constitué juge de quatre tra-
ductions des psaumes (3). Etait-il bon, dans un combat tout
théorique, de tremper ses armes dans le vinaigre ?
En Italie, on fut plus pacifique. Les travaux sur Job,
dont la comparaison avec ceux de Bolduc sur le mème
sujet serait intéressante, le commentaire de l'Ecclésiaste,
furent traduits en italien par le P. Ferdinand de Varèse,
les Principes discutés par le P. Modeste de Monfilotranno
(13 tomes) et Mathieu de Lodi {6 tomes). On publia enfin le
Volgarizsamento dei Salmi facto dei Cappuccini della Socteta
Clementina de Parier. {4)
(1) Tom. xv. p. 3 de la Heponse. — Cf. tom.1. p. 250-354.
(2) Horace. sat. E.
(3) En France, 1563, in-12 de 2 p. La seconde édition, de 1703 également, n'est
peut-être pas autre chose que la premitre. Elle contient toutefois les Conclustons
sur l'appel du jugement rendu par M. l'abbé Ladvocat entre deux psautiers (31
pages) et l'Erplication de differents morceaux de lEcriture-Saïnte (164 pages) à
savoir : Danici, ch. IX. 21-27. — Isare. LXV. 20 et Gencs. I et I1. — Enfin une ob-
ser\ation sur la nature des esprits ou tutelligences.
(1) Torino. 1759. — Les autres traductions parurent à Macerata. 1789-1799.
TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUP. L'ÉCRITURE SAINTE 463
Le roi de Pologne, Stanislas, écrivit aux auteurs pour les
féliciter le 9 août 1762. (1)
Les Souverains Pontifes louèrent hautement l’œuvre du
P. Louis de Poix et de ses compagnons, en particulier
Benoît XIV par sa lettre du 9 avril 1755 {Luitteras vestras Pu-
risiis, datas 2? januarti), Clément XIV par son bref du
18 août 1760 (2) par ses lettres du 20 août 1760 (Soccetati ves-
trae), et du 22 juin 1762 (/?eddita sunt nobis); enfin par son
brel du 13 juillet 1763 (Alia duo praeclari operis), et sa lettre
du 12 décembre 1764 (Postrema quatuor).
Dans cette dernière marque d'encouragement, le Pape
déclare aux savants éditeurs que leur travail ne procurera
pas une médiocre gloire à l'Eglise. IL les exhorte, non à se
ralentir, mais à devenir plus ardents chaque jour, et il prie
Dieu de leur accorder la santé nécessaire à la production de
si grands travaux.
Enfin dans une lettre du 13 décembre 1775 (Reddidit nobis
dilectus Filius Ugo Provincialis vester et generalis Galliarum
definitor), Pie VI déclare qu'il a éprouvé un véritable plai-
sir à recevoir les fruits des travaux de l'Académie Clémen-
tine. [l approuve le plan que les auteurs ont dressé pour
défendre le texte des livres saints, et pour en constater la
pureté par des preuves aussi fortes que solides (3).
D’après l'eller, il faudrait ajouter à l’œuvre de la Société
hébraïque, les écrits ou du moins une partie des ouvrages
du P. Ambroise de Lombez, capucin de la province de
Guyenne.
C'est une affirmation exagérée. Les écrits attribués au
P. Ambroise sont parfaitement son œuvre personnelle. Le
P. Jérôme d'Arras publia seulement, en 1779, après la mort
du P. Ambroise, une œuvre posthume, le Traité de la joie chré-
lenne, et de plus, pour protester contre les déformations in-
troduites par les éditeurs, le P. Ambroise dut signer les
(1) Lettre datée de Lunéville. Elle est publiée dans l’Æssar sur Job, p. 178.
(2) Bull. cap. tom. vu. p. 304. Les autres lettres sont à la fin des tomes xv et
xvi des Principes diseutes. Voir aussi dans la Nouv, version des psaumes, p. 4H
unc lettre du cardinal Passionei. Rome, 16 juillet Lit.
(3) Les propheties d'IHabacuc. Paris 1735. tom. 11, double feuille intercalée entre
les pages 402 et 103.
A6 TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE
exemplaires du Traité de la pair intérieure, ou les faire apos-
tiller par le P. Louis de Poix qui signait mème parfois en
hébreu.
Mais là s'arrète la collaboration des hébraïsants avec l'é-
minent ascète que fut au XVIIT® siècle le P. Ambroise de Lom-
bez (1.
Ce qui est sûrement des Capucins de la rue Saint-Honoré,
c'est le projet et le mémoire conçus en 1765 et 1768. A ce
moment les auteurs des Principes discutés étaient au nombre
de douze. Patronés par le Pape, ils avaient reçus du public le
nom d'Académie Clémentine. Ys avaient achevé leur étude
des psaumes, et l’on n'en croirait par ses yeux si l’on n'avait
des textes précis, ils se préparaient à donner une nouvelle
édition de la Bible polvglotte d'Angleterre, publiée par Brian
Walton (1654-1657). Ils voulaient surtout la compléter, et lui
adjoindre les quatre ou cinq versions orientales qui lui font
défaut : la syriaque, l’éthiopienne, l'arménienne, l’ibérienne et
la copte. On voulait encore revoir la version arabe, recueillir
les restes du texte biblique persan, examiner à nouveau le Co-
de.x Alexandrinus (2), etréimprimer la version italique publiée
à Reims en 1743 par le bénédictin Sabatier. Œuvre immense
à laquelle trente-six religieux devaient consacrer leurs la-
beurs, partagés en quatre écoles : l’hébraïque, l’arménienne,
l'arabe et la siamoise. Ce n'étaient pas là des châteaux en Es-
pagne. Les provinces capucines de France auraient pu, sur
leurs 4000 ou 5000 religieux, trouver ces quelques sujets et
la bibliothèque du roi contenait déjà plus de 8000 volumes
orientaux (3).
Il fallait utiliser ces trésors. En 1768, le P. Louis de Poix
revint à la charge. Ses travaux n’avaient-ils pas recu l’ap-
probation de l'Ordre, les louanges de Benoît XIV en 1755?
Il fallait en venir à une institution plus concrète, et le savant
(1) Toutefois, les deux œuvres du P. Ambroise étaient cn vente chez les capu-
cins de Saint-Honoré, comme en témoignent les prospectus insérés dans les vo-
lumes des hébraïsants.
>; Aujourd'hui à Londres au British Muscum. |
(3: Ce mémoire de 1769 a été publié dans le Bull. de la soc. d'hist, de Parts
(juillet-août. IS92, p. 98-115.) De mème le projet de 176X. lis sont aux Arch. Nat -
G: 518-550. Voir aussi le premier volume sur Job. 1768 ; les 217 premières pages
exposent longuement le plan des capucins.
TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 465
initiateur des études bibliques proposa la création de la
Société royale des interprètes du sens littéral de l'Ecriture
Sainte, suivant les textes originaux et leurs versions orientales
sous la protection du roi. Les membres de cette Société, avec
un règlement à part, devaient jouir de l’exemption de la pré-
dication et des confessions, être libres de toute charge ou
supériorité.
Ces plans ne se trouvèrent jamais réalisés.
Le premier coup donné à la Société lui vint de la mort du
P. Louis de Poix (1782) et l’on ne vit jamais ni l'édition des
conciles, ni l'édition du P. Bernardin de Picquigny que les
savants s étaient promis de livrer au public. Au moins, leur
règlement de 1768 servit-il de base aux statuts de la Société
asiatique en 1822.
Avant de mourir, le P. Louis avait encore eu le temps
d'encourager l'abbé Proyart (1) et de lui fournir des ma-
tériaux pour son Histoire de Stanislas roi de Pologne. (Paris
1783. 2 vol. in-8°).
La Révolution dispersa ceux dont la mort n’avait pas fauché
l'existence. L'Assemblée du clergé de France les avait hono-
rés d’une gratification en 1787. Ils n’en purent jouir longue-
ment (2). Mais leur œuvre avait déjà produit ses fruits.
L'influence de la Société Hébraïque se fit sentir au loin.
Les protestants eux-mêmes éprouvèrent le besoin d'étudier
plus sérieusement l’Ecriture-Sainte. Et le théosophe Sve-
denborg (3), de Suède alla jusqu'à s'inspirer de la méthode
de nos hébraïsants.
Avant de clore cette série des Capucins de Paris qui se li-
vrèrent à l'étude de l’Ecriture Sainte, citons un dernier nom,
celui d'un religieux bien connu dans son temps, le P. Joly.
Dans le P. Joseph Romain Joly — tel était le nom dont il
signait ordinairement ses volumes — il y a de multiples côtés
(1) Né en Artois, en 1713, mort en INUI.
(2) Mém. pour servir à l'hist, de la persevulion française par l'abbé d'Auribeau.
Rome, 179,5, in-8. p. 372.
(3) Mort en 1772. Cf, Nouv. bivg. gen. Didot-Hæfer. v. Louis de Poix.
| E. F. VIII, — 30
466 TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE
à considérer. Il y a en lui l'imagination du poète, la flamme
ardente du missionnaire, la trempe d'esprit du savant, la plume
acerbe du polémiste. IL a laissé de nombreux écrits. Nous
n'en étudions ici qu'un seul.
Le P. Romain de Saint-Claude était né en 1715, dans ce
pays de Franche-Comté où les Capucins se sont développés
si merveilleusement. |
Son nom du monde était Joseph Joly. Il revètit l'habit le
18 mai 1732. Il quitta sa province vers 1754, vint à Paris, et
habita ensuite soit le couvent de la rue Saint-Jacques, soit
celui du Marais, pendant trente-deux années. C’est là qu'il
publia presque tous ses écrits. [ls lui valurent l'honneur
d'être nommé membre de l’Académie des Arcades.
Il édita en 1772 sa géographie sacrée. La seconde édition
de cet ouvrage, plus riche en faits et plus correcte, contient
de plus une table complète de la géographie sacrée, et l'his-
toire naturelle de l’Ecriture Sainte. Plus d’une vingtaine de
planches, 25 exactement, finement gravées sur cuivre, émbel-
lissent le volume.
La première partie se compose de dix-huit lettres, sans
compter une lettre préliminaire pour expliquer le voyage
d'Abraham de Chaldée en Chanaan, par la Mésopotamie. Les
lettres suivantes parlent du séjour du peuple juif au désert,
de la description de la marche des Hébreux, du tabernacle,
des sacrifices, du partage des douze tribus, de l’ancienne Jé-
rusalem, du Temple, de Ja musique du temple, de la Terre
Sainte depuis la captivité de Babylone, du patriarcat de Jéru-
salem, de la Jérusalem moderne et des voyages des apôtres,
notamment de saint Paul.
Dans la seconde partie, le lecteur désireux de se renseigner
sur les termes d'histoire naturelle employés dans la Bible,
trouve d'utiles indications sur les astres, les minéraux, les
métaux, les végétaux, fleurs, plantes, arbres ou arbrisseaux,
la manne, l’homme et ses diverses maladies, enfin les ani-
maux, bètes féroces ou reptiles, oiseaux, insectes et poissons.
Les planches sont des plus curieuses, etajoutent un grand
intérêt. On y voit en particulier, la carte du pays fréquenté
par les Patriarches (p. 6). la carte de la route des Israélites
en sortant d'Egypte, jusqu’au passage du Jourdain (p. 12), la
f
TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 467
carte de la tefre de Chanaan (p. 80), celle des douze tribus
(p. 103), celle de la Terre-Sainte depuis la captivité de Baby-
lone (p. 163), enfin la carte du voyage des apôtres (p. 200).
À la fin du volume, cinq planches sont consacrées aux vé-
gétaux, cinq aux animaux. On remarque, parmi les pre-
mières, le tamaris, le jonc marin, le génevrier, la menthe
et l'hysope, la lavande, la mandragore, et parmi les secondes,
la gazelle et le daim, l'ibis et le vautour ; le dragon éthio-
pien et la tête du poisson de Jonas ont moins de valeur.
Le livre entier est écrit d'un style sobre et châtié, tel
qu'il convient à un ouvrage scientifique. Nous ne pouvons
résister au désir de donner un petit échantillon de l'œuvre
mème de l’auteur. Parlant, à la page 285, de l'homme, il
s exprime en ces termes:
« [l n’est point de monstre que l’homme ne subjugue par
son adresse. Il arrète les éléphants dans les forèts de l'Inde ;
il surprend les lions et les tigres dans les filets ; il va, sur
un esquif, percer une baleine dans les mers du nord ; il at-
tire les oiseaux et les quadrupèdes les plus rusés dans ses
pièces. |
« C’est néanmoins le plus faible et le plus misérable. Les
animaux ont recu de la nature tout ce qui est nécessaire à
leur conservation ; ils n'empruntent rien pour se garantir du
froid. Les poissons sont couverts d’écailles, les quadrupèdes
ont une peau fourrée ; [es oiseaux sont revètus de plumes.
Il n'y a pas d'insecte si petit qui n'ait des armes pour attaquer
un ennemi ou pour se défendre : et dans quelques-uns, la
ruse supplée à leur défaut. Mais la nature n’a point donné de
défense à l'homme. »
Plus haut (p. 216) le mème auteur parle d’Ephèse et de
saint Jean : « Saint Jean, ayant quitté Jérusalem après le dé-
cès de la Mère de Dieu, se rendit à Ephèse. Il prit soin de
cette Eglise, après le martvre de saint Timothée, mais, la
trouvant déchue, il annonca sa décadence... On voit l’ac-
complissement de cette menace dans les ruines d’'Ephèse qui
n'est plus qu’un misérable village, habité par une trentaine
de familles grecques, qui se sont baraqués parmi de vieux
marbres, des morceaux de colonnes, d’architraves, de cha-
piteaux, de murailles abattues et les restes d'un bel acque-
468 TRAVAUX DES CAPUCINS DK PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE
duc. On y voit aussi la vieille église de saint Jean où l’on
descend par seize marches au bord desquelles il y avait une
fontaine qui est ruinée. M. le Bruyn a trouvé dans l’église de
belles colonnes de porphyre qui soutenaient une galerie su-
perbe qui est démolie : mais les deux dômes de l'église sub-
sistent encore et sont couverts de plomb. Les Turcs en ont
fait une mosquée. On fit voir un peu plus avant, à M. le Bruyn,
les fonts où saint Jean baptisait ; ils sont construits d’une
pierre de jaspe grise ; ils ont seize pieds de diamètre : ce
sont des marches circulaires par lesquelles on descendait
comme dans un bain. Il vit aussi la prison où saint Paul
avait été enfermé, composée de quatre chambres qui sont
faites de belles pierres de marbre : l'enceinte est quarrée ;
le bâtiment est sur une montagne. Quant aux débris du
temple de Dieu, ils sont hors d'Ephèse, au delà d’une plaine
agréable, au bord d'un marais et au pied d'une colline. »
Ces deux échantillons donnent une parfaite idée de la facon
de l’auteur.
Conjointement à l'étude de l'Ecriture Sainte chez les Capu-
cins de Paris, ne peut-on pas parler ici de l’école des jeunes
de langues établie par les mèmes Pères à Constantinople ?
Cette école — sans parler de la mission — compta une di-
zaine au moins de religieux parisiens, et l'un des plus cé-
lèbres fut avec le P. Romain de Paris, le P. Hyacinthe-Fran-
cois de RU mort à Constantinople le 16 janvier 1739 au
bout de 45 années de religion.
C'est aussi à Paris que l'on pensa tout d'abord à fonder
cette école, ou du moins une institution similaire, et l’on
peut dire que, si elle fut l'œuvre des capucins français, elle
recut un concours notable des capucins parisiens.
Au Chapitre provincial de 1610, tenu à Saint-Honoré, les vo-
eaux avaient accueilli favorablement la bulle de Paul V 4pos-
tolicae Sedis (1) du 28 septembre de cette année. La définition
nomma le P. Laurent (Lejeune)de Paris, professeur d’hébreu,
(1) Bull. cap. tom. VI, p 360. Bull. Pred, tom. V, fol. 676.
TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 469
le P. Lucien de Paris, professeur d'arabe, et le P. Barnabé
d'Amiens, professeur de grec. Mais tous ces beaux projets
s'évanouirent à cause des troubles, qui suivirent la mort du
roi Henri IV, arrivée cette mème année le 14 mai (1).
Un second essai eut lieu en 1621, cette fois en Orient. Le
8 avril, Marillacen fit part à l' ambassadeur de Constantinople
de Césy (2).
On reprit le projet en 1669. Il était cher au cœur de Louis
XIV. Son but était religieux, mais aussi politique. Il voulait
former des jeunes gens qui remplaceraient en qualité de
drogmans les Grecs employés au service de l’ambassade
française sur les côtes ottomanes. Il fit prendre en ce sens
deux arrêts à la Chambre de commerce en date du 18 no-
vembre 1669 et 31 octobre 1670. « Doresnavant les drogue-
mans etinterprètes des Echelles du Levant résidant à Cons-
tantinople ne pourroient s'immiscer à la fonction de leur
emploi s'ils n'étoient françois de nature ;.. que de trois ans
en trois ans (3) seroient envoyés aux dites Echelles de Cons-
tantinople et Smyrne six jeunes garcons de l’âge de neuf à
dix ans qui voudroient volontairement y aller et iceux remis
dans le couvent des capucins desdits lieux de Constanti-
nople et de Smyrne, pour y être élevés et instruits à la reli-
gion catholique, apostolique et romaine et à la connaissance
des langues, en sorte qu'on put s'en servir pour interpré-
ter lesdites langues. ».
La chambre de commerce de Marseille fut chargé de pour-
voir à l’entretien de cette école. En 1686, l'institution était en
plein exercice. Mais on ne voit pas que de France on y ait en-
voyé régulièrement les subsides promis. On avait concédé
300 1. par élève. IL fallut les réclamer plus d'une fois, en
1682 (4', en 1717, 1718, 1723, 1727, 1736 (5. Un corps de logis
spécial avait été construit et affecté à leur usage vers 1673 (6.
%
(1) Bibl. Mazar. ms. 2879. — Bibl. franc. ms. 91, p. 1496. — Bibl. Saint-Sulpice
à Paris, ms 181.
(2) Bull. de la soc. de l'hist. de France, 1891, p. 256.
(3) Chaqu eannée, d'après l'arrèt de 1610.
(4) Lettres et instrustions de Colbert. tom. IT, 2° partie, p. 218. — Lobineau. Hist.
de Paris, tora. IH, p. 1531).
‘5) Arch. de Saint-Louis de Péra. Série K
(6} Id. Série K. 4. ltequête à M. de Nointel.
470 TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE
Les élèves venaient du collège de Jésuites de Smyrne que
l’on envoyait tout d'abord à Louis-le-Grand à Paris (1). À cet
effet le roi avait fondé en 1700, douze bourses pour douze
enfants arméniens. Un des élèves à remarquer est ce Panta-
léon Xavier Locama, grec de nation, natif de Péra, qui n’est
autre probablement que l'aïeul maternel d'André Chénier.
Il dut avoir pour professeur à Péra le P. Hyacinthe de
Paris. C'est ce religieux qui obtint des améliorations pour
l'école des jeunes de langues. Le 26 décembre 1717, il écrivit
au Régent pour obtenir une augmentation de subsides (2).
Un arrèt du 7 juin 1718 fixa le nombre des enfants à douze et
leur pension à 350 livres, outre les 120 livres payables une
seule fois, lors de leur entrée, pour le trousseau. Le P. Hya-
cinthe s’adressa également au Conseil de la Marine dans le
même dessein.
En 1721, l’école recut sa constitution définitive, sous le
ministère Dubois. L'œuvre des Jésuites de Louis-le-Grand
n'était pas merveilleuse. Ceux qu'ils expédiaient à Constan-
tinople, ce n'était pas toujours les enfants ayant des « dispo-
sitions naturelles et nécessaires pour bien apprendre les
langues orientales ». En conséquence, on n’éleverait plus à
Paris d'enfants orientaux. Mais parmi les élèves francais, on
en entretiendrait dix qui partiraient aux Capucins après leur
rhétorique (3).
On songea dans le mème temps à imprimer une grammaire
francaise et turque et un dictionnaire pour l'instruction des
enfants. Le P. Hyacinthe ne put correspondre au désir du
marquis de Bonac ambassadeur, faute « de loisir et de santé »,
et la rédaction de ces travaux fut confiée à l'un des célèbres
orientalistes que Paris possédait alors, l'abbé Eusèbe Re-
naudot (#4).
On peut lire, dans le mémoire que cet abbé composa dans
la circonstance (5), l’opinion qu'il s’est fait de l'instruction
(1) P. Carayon. Relationsined. des missions de la C. de Jesus... dans le Levant.
P-. 280. — Emond. Hist. du collège Louis le Grand. Paris. 1815.
(2) Arch. Péra. K. 11 et suiv.
(3) Arrèt du 29 juillet 1720.
(4) 1648-1720.
() Bibl. nal. coll. Renaudot. vol. :32, f. 513-522. — Arch. de la marine. B' 31.
fol. 196-153. — Bull. de la Suc, de l'hist. de Paris. 1890. p. 99-112,
TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 471
donnée par les capucins. Sans étudier les langues à fond, et à
la manière des littérateurs, ils donnaient à leurs enfants une
connaissance pratique du langage et « ils méritent d'être
loués pour le soin qu'ils ont pris de leur instruction et de
leurs mœurs ».
L’abbé Renaudot mourut en 1720. On ne reprit son idée
qu'en 1787. Mais déjà l’école de Constantinople touchait à
sa ruine. Elle avait vécu, relativement prospère pendant trois
quarts de siècle, jusqu’à la Révolution ; elle avait fourni de
drogmans l'ambassade française. L'école des Jésuites de Paris,
se traina péniblement jusqu’en 1826. L'école des Langues
Orientales créée par l'ordonnance du 20 août 1833 la remplaça
avantageusement (1) et officiellement. Elle avait ouvert ses
premiers cours en 17906 à la bibliothèque nationale.
UBazp d'Alencon.
(1) Correspondant, 10 septembre 1881. — P. Arsène de Chatel, ist. de la latinite.
à Constantinople. ®% édition. Paris. Picard. 1S94. p. 308 et suiv. — Rapport du
P. Romain, de Paris, préfet des jeunes de langues, à la FTORAÇAREE en 1745. (Arch.
de S. Polycarpe à Smyrne).
UNE MISSION EN PHRYGIE
C'était en novembre 1898, deux jeunes missionnaires, an-
ciens élèves du séminaire des RR. PP. Capucins, partaient
pour un nouveau poste à ériger dans le Vicariat Apostolique
de l’Asie-Mineure.
Le train contourne l'extrémité du golfe de Smyrne et pé-
nètre dans la vallée du Guédiz-tchaï, l’ancien Hermus.
Bientôt l’on se trouve dans les plaines immenses de la Lydie;
là s’élevaient autrefois l’opulente cité de Sardes, la capitale
de Crésus, et plus à l’intérieur l'ancienne Philadelphie de
l’Apocalypse, aujourd'hui Ala-Chehir, la belle ville.
Pendant que les missionnaires font revivre dans leur
esprit le souvenir des splendeurs passées du royaume de
Lydie, le train continue toujours sa marche et pénètre dans
les montagnes qui séparent la Lydie de la Phrygie. L'on ne
voit plus que précipices et sommets escarpés et l'on n’entend
plus que le sifflement sinistre de la locomotive qui s'enfonce
dans une vingtaine de tunnels d’une longueur totale de
3853 mètres. Après un parcours de 286 km., l’on arrive enfin
à l'extrémité du plateau de la Phrygie, à 920 mètres d'altitude.
C'est là, au pied des derniers contreforts du Mourat-Dagh,
l’ancienne Dindymène de Phrygie, que se trouve la ville ac-
tuelle d'Ouchak, par 27°,5° de longitude est et 38°,41° de lati-
tude nord. Ouchak est une ville de 20.000 habitants environ,
musulmans pour les trois quarts. Les Grecs au nombre de
3000, ou à peu près, subissent avec peine le joug ou plutôt la
tyrannie musulmane. [ls sont turcophones, c’est-à-dire qu'ils
ont adopté la langue de leur dominateur, et avec sa langue,
ses mœurs et ses habitudes plus ou moins barbares. La jus-
tice divine a exaucé le désir de leurs pères lorsqu'ils criaient
dans leur révolte impie : « Plutôt le croissant que la tiare! »
Les Arméniens grégoriens sont à peine un millier. Les
quelques catholiques établis à Ouchak ne comptent pas dans
UNE MISSION EN PHRYGIE 473
la population. Notre ambition est de multiplier leur nombre
en ramenant à la foi des frères égarés. Mais le travail sera
diflicile, tant est profonde l'ignorance, si nombreux et invé-
térés sont les préjugés au fond des cœurs. Cependant Ou-
chak et tout le pays qui forme la nouvelle mission ont un
passé plein de dioire: ils forment aujourd’hui encore un pays
plein de richesses et de ressources naturelles. Mais le schisme
et après lui l’Iskam ont répandu partout leur manteau de té-
nèbres et de ruines ; les villes anciennes ont perdu jusqu’à
leur nom. Le travail du savant et de l'explorateur moderne
consiste à retrouver la trace de ces villes et de leur nom
dans lesinscriptions, les médailles, les débris de toute sorte
ensevelis sous la.terre des champs et au milieu des ronces
du buisson. | ;
Nous avons cru être agréable aux lecteurs francais en leur
disant un mot de cette contrée voisine, mais ignorée parce
qu'elle était restée jusqu'à ce jour impénétrable. À chaque
pas, sur notre chemin, nous rencontrerons ce qui fut une
gloire du monde païen ou du monde chrétien. Notre récit
ressemblera parfois à une sèche nomenclature,tant surgissent
nombreuses les villes autrefois célèbres, les églises autrefois
florissantes. Nous dirons d'abord les gloires profanes de notre
Phrygie, au temps où le monde était encore païen ; puis nous
énumérerons quelques-unes de ses gloires religieuses. Mais,
en commençant, exposons en quelques mots sa situation éco-
nomique actuelle.
*
# #
Le territoire du caza (sous-préfecture) d’'Ouchak fournit au
commerce le blé et l'orge, la vallonée, l’opium et divers
autres céréales. Mais la principale industrie du pays est
celle des tapis, dits tapis de Turquie ou tapis de Smyrne,
parce qu'ils s’exportent par cette dernière ville. Chaque mai-
son a son métier. Il se fait un roulement de fonds par se-
maine de près de 2.000 I. tq., soit environ 45.000 fr.
Administrativement Ouchak forme une sous-préfecture
(caza) assez importante avec une population de 80.000 habi-
tants dépendant du sandjak (préfecture) de Kutahia, du vi-
layet ou province de Brousse.
474 UNE MISSION EN PHRYGIE
Comme province religieuse Ouchak rentre dans la cir-
conscription du Vicariat Apostolique de l'Asie Mineure, dont
le titre est dévolu à l'Archevèque titulaire de Smyrne.
Au point de vue historique et géographique, Ouchak
rentre dans cette province centrale de l'Asie Mineure con-
nue sous le nom de Phrygie.
La Phrygie, comme on le sait, était autrefois enclavée entre
la Bithynie et la Galatie au nord, la Mysie, la Lydie et la
Carie à l'ouest, la Pamphylie et la Pisidie au sud, et enfin la
Cappadoce à l'est. Dans sa plus large acception, la Phrygie
comprenait également la Lycaonie et la Pisidie. Cette der-
nière province était souvent confondue avec la Phrygie
Parorée.
Le peuple phrygien, d'après l'opinion la plus probable
des historiens, serait originaire de la Macédoine ; il vint dans
les provinces centrales de l'Asie Mineure, avant la guerre
de Troie, sous la conduite d’un certain Midas. Connu en
Macédoine sous le nom de Brygès, il prit alors en Asie celui
de Phryges.
La divinité principalement en honneur chez les Phrygiens
était la déesse Cybèle, la mère des dieux, surnommée Din-
dymène. Ce surnom fut souvent donné à plusieurs mon-
tagnes, au sommet desquelles s'élevaientles temples de cette
déesse. Aujourd’hui encore une des plus grandes montagnes
du territoire d'Ouchak, le Mourat-Dagh, porte le nom de
Dindymène.
Le peuple phrygien fut un peuple troglodyte. IF sut creu-
ser les grandes falaises des montagnes de Phrygie pour y
établir ses demeures, ses temples et ses tombeaux. Ces
groltes qu’on rencontre par milliers, surtout dans le plateau
central de la Phrygie, sont restées le cachet particulier du
pays. Ce sont souvent des travaux gigantesques, et ils font
l'admiration des touristes modernes. Ces monuments de l'art
phrygien, de cette architecture taillée dans le roc, nous dit
Texier, monuments conservés dans les solitudes des mon-
tagnes, laissent dans l'esprit une idée confuse de la grandeur
d'un peuple oublié, qui n’a laissé sur la terre que l’em-
preinte de ses demeures et de ses tombeaux.
Pour nous, chrétiens et prètres catholiques, dans ces mo-
UNE MISSION EN PHRYGIE V'YEÉ
auments, il est un point qui nous touche encore plus que
leur architecture mème : ce sont les traces du culte chrétien
qu'ils conservent ; des croix gravées sur la pierre et d’autres
signes encore sont là pour attester qu'aux àges chrétiens,
soit par suite des persécutions, soit à cause de la grande
pauvreté du peuple, un grand nombre de familles vinrent
chercher un asile dans ces demeures souterraines.
JL est fort probable encore que les populations chrétiennes
ont dû s’y retirer au temps des invasions musulmanes.
Après l'extinction des dynasties nationales, l'empire de
Phrygie tomba entre les mains de Crésus, roi de Lydie. Plus
tard Cyrus mit fin au royaume de Crésus par la bataille de
Tymbrée en 548. Du temps des Perses, la Phrygie faisait
partie de la Satrapie de l'Hellespont.
Lors du partage de l'empire d'Alexandre, la Phrygie échut
à Antigone. Après la bataille d'Ipsus en 301, elle fut plusieurs
fois démembrée et enfin tomba au pouvoir des Romains.
La Phrygie, proprement dite, portait le nom de Grande
Phrygie ou Phrygie Hellespontique qui comprenait la Troade,
le nord de la Mysie, la Bithynie et une partie de la Galatie.
La partie de la Phrygie qui tauchait à la Bithynie portait le
nom d'Épictète ou ajoutée (au royaume de Pergame). La
partie occidentale s'appelait Phrygie pacatienne (pacatiana) du
nom d'un certain Pacatianus, préfet du prétoire en Orient
sous Constantin.
La Prygie Salutaire (salutaris), ainsi nommée à cause des
nombreuses sources d'eaux thermales,comprenait les régions
orientales. | |
Enfin la Phrygie Parorée (hors des limites) comprenait la
partie méridionale mal délimitée souvent confondue avec la
Pisidie.
Après la mort de Théodore le Grand (395), lors du par-
tage de l'empire romain, la Phrygie fit partie du dipcèse de
l'Asie de la préfecture d'Orient.
*
» +
La Phrygie, comme on le sait, recut le flambeau de la foi.
des mains de l’apôtre saint Paul lui-mème (Actes des Apôtres,
436 UNE MISSION EN PHRYGIE
passim). Elle ne tarda donc pas à devenir une partie impor-
tante de l’Église primitive. Les auteurs ecclésiastiques
parlent souvent des églises d'Asie (Smyrne et Lydie) et des
églises de Phrygie. Les martyrs de Lyon chargèrent S. Iré-
née de porter une lettre à leurs frères d’Asie et de Phrygie.
Les églises de Lyon et de Vienne y joignirent d’autres lettres
sur l’histoire des martyrs de ces deux Églises. Plusieurs
pensent que S. Irénée porta lui-mème ces lettres en Asie
par respect pour la volonté des martyrs (Bibliothèque por-
tative des Pères de l'Eglise par Tricalet).
Dès le premier siècle du christianisme, un vit s'ériger en
cette province un grand nombre d’églises rendues illustres
dans l'histoire ecclésiastique par le zèle, la sainteté et la
science de leurs pasteurs. Le Martyrologe romain cite le
nom de plusieurs saints et martyrs de la Phrygie : saint
Adaucus, originaire d'Italie, citoyen romain et questeur.
subitle martyre avec un grand nombre de ses compagnons;
sainte Ariadne martyrisée sous l'empereur Adrien; les
SS. martyrs Dionysius et Privatus ; S. Atticus et S. Hypatius,
confesseurs.
L'Oriens Christianus du P. le Quien, cité par les RR. PP.
Richard ct Giraud, mentionne le nom de 62 évèchés, dont
36 dans la Phrygie Pacatienne, sous la métropole de Lao-
dicée, et 26 dans la Phrygie Salutaire, sous la métropole de
Synnade. La plupart des titres de ces évèchés sont encore
de nos jours conférés par Rome aux évèques sans siège, ja-
dis dénommés in partibus infidelium. L'on peut voir le nom
de cesévèchés dans la Gerarchia Catholica ou annuaire pon-
tifical imprimé à Rome.
La géographie ancienne de la Phrygie est à peu près en-
tièrement reconstituée de nos jours, grâce aux recherches de
plusieurs touristes anglais et allemands et de diverses mis-
sions scientifiques envoyées en Phrygie. Nous connaissons
à peu près l'emplacement ancien de tous ces évêchés. Mal-
gré l'intérêt ecclésiastique qui pourrait ressortir d’une étude
complète sur tous les évèchés de Phrygie, nous nous borne-
rons à ne parler que d'Ouchak et à en énumérer les plus im-
portants.
La ville d'Ouchak occupe-t-elle l'emplacement d’une ville
[2
UNE MISSION EN PHRYGIE 477
ancienne ? Il paraît certain d’après les nombreux fragments
d'architecture en marbre blanc journellement extraits du sol,
qu Ouchak se trouve sur l'emplacement ou tout au moins
aux environs du site d’une ancienne ville.
D'aucuns voudraient assimiler Ouchak à l’ancienne Eucar-
pie de Phrygie, mais ce sentiment paraît erroné. Eucarpie
rentrait dans la circonscription de la Phrygie Salutaire, sous
la métropole de Synnade, et faisait partie de la Pentapole de
Phrygie, composée d'Eucarpia, de [iéropolis, d'Otrous, de
Stectorium et de Bruzos (près de Sandikli). C'est donc plus à
l'est qu'il faut chercher l'emplacement d’'Eucarpie. M. Georges
Radet ancien professeur de l’école francaise d'Athènes et au-
jourd’hui doyen de la faculté de Bordeaux, tranche la question
controversée sur Ouchak dans son Rapport sur une mission
scientifique en Phrygte. |
Deux textes épigraphiques, dit-il, recueillis par le capitaine
Callier, publiés par Reinach, démontrent qu'Ouchak est
l'ancienne Flaviopolis. Deux autres textes établissent avec
certitude que Téménothyre se trouve aux environs ou peut-
être sur l'emplacement mème d'Ouchak. Les monnaies qu'on
possède de cette ville ont, avec une double légende, Flavio-
polis au droit et Téménothyre au revers. Flaviopolis ne se-
rait donc qu'un surnom de Téménothyre. Il est possible que
les Téménothyréens aient déplacé leur chef-lieu à un autre
endroit et que depuis la ville ait conservé les deux noms. Ce
fait est commun dans l'histoire de la Phrygie. Nous le cons-
tatons dans Apamée Cibotos (aujourd'hui Diénair) qui remplaca
Célènes, dans Acroenos (Afion-Kara-Hissar) qui remplaca
Léontocéphale, et dans Griménothyræ (Giaour-Oren) qui fut
remplacée par Trajanapolis (Tcharichk-keui).
Quoi qu'il en soit Téménothyræ-Flaviopolis est citée par les
auteurs ecclésiastiques parmi les sièges épiscopaux de la
Phrygie pacatienne sous la métropole de Laodicée, au dio-
cèse d'Asie. On cite pour évêques de ce siège un certain
Mathias pour lequel Nunéchius, son métropolitain, souscrivit
au Concile de Chalcédoine en 451 et un certain Grégoire qui
assista et souscrivit au VII‘ concile général, le second de
Nicée en 787.
- Aujourd’hui Ouchak est le centre d’une mission qui s'é-
418 UNE MISSION EN PHRYGIE
tend sur près de 300 km. de chemin de fer, depuis Sardes,
l'ancienne capitale de la Lydie, jusqu'à Afion-Kara-Hissar
(Acroenos-Léontocéphale), près de l’ancienne Synnade de Ja
Phrvgie Salutaire. La Mission dirige également une école de
warcons. Il serait à désirer qu’on put en ériger une seconde
pour les filles complètement abandonnées, sans instruction
et sans éducation. : |
L'église de Laodicée, ‘aujourd'hui Eski-Hissar, près de
Dénizli) fut la métropole de la Phrygie pacatienne ; on la
trouve mentionnée parmi les sept églises de l'Apocalypse ;
saint Paul la cite dans son Epitre aux Colossiens ; saint Ar-
chippe, le compagnon de combats de l'Apôtre en recut, dit-
on, le gouvernement. Plus tard, un de ses évèques, saint Sa-
garis (VI octobre!, subit le martyre sous Marc-Aurèle. Saint
Artémon, prètre de cette même église, subit également le
martyre sous Dioclétien. Au 28 février, le Ménologe grec
mentionne le nom de Nymphas, un des premiers Pasteurs
de Laodicée. Nous connaissons le nom de 25 évêques de ce
siège.
L'église de Colosses (Honas), voisine de Laodicée, eut pour
évèque saint Epaphras. L'on connaît l’épître de saint Paul
aux Colossiens. Les martyrs Philémon et Appias étaient de
Colosses. Leur esclave Onésime devint plus tard évèque;
les uns le placent sur le siège d'Ephèse, les autres avec plus
de probabilité sur celui de Bérée. À l’époque du schisme,
l'évèque de Colosses, un certain Samuel, fut envoyé par
Photius à Rome, afin de gagner les bonnes gràces du Pape, et
fut ensuite récompensé du titre d'archevèque.
L'église de Jliérapolis (aujourd'hui Tamouk-Kalessi), vot-
sine également de Laodicée, est mentionnée par saint Paul,
dans son épitre aux Colossiens (IV, 13); dépendant à l’origine
de Laodicée, elle devint ensuite la métropole de la seconde
Phrygie pacatienne.
Cette église eut quelques évèques latins, parmi lesquels
on cite Antoine, de l'Ordre des Frères Mineurs vers 1346 et
un certain Etienne de Larolo du mème Ordre.
L'église d'Éuménia ‘Ichikli) fat gouvernée par saint Thra-
séas , énuméré par les auteurs ecclésiastiques parmi les
urandes lumieres de l'Asie. Ce saint évèque subit le mar-
UNE MISSION EN PHRYGIE 474
tyre sous Marc- Aurèle. On connaît le nom de cinq évèques
de cette église.
L'église d° Apamée Cibotos (l'ancienne Célènes, aujourd’hui
Dinatr) eut la gloire de donner plusieurs saints. On cite les
martyrs Caius et Alexandre (10 mars), S. Maxime d’Apa-
mée (30 octobre) et S. Acatius. Un de ses évèques du nom
de Théodule souscrivit au Testament de S. Grégoire de
Nazlanze.
Dans la Phrygie Salutaire, l’église métropole de Synnuade
(aujourd’hui Chouhoud-Ca Ar , près d'Afion-Kara-[lissar) fut
gouvernée par S. Agapet (24 mars) et S. Michel (23 mai); ce-
lui-cisouscrivit au VIl concile général, le deuxième de Nicée
en 787. Les Grecs honorent comme saint un autre évêque de
ce siège, Pausicacus d'Apamée, et en font mémoire le 13 mai.
Le Martyrologe cite au mois de juillet le nom des martyrs
Démocrites, Secundus et Dyonisius de Synnade.
L'église de Hiérapolis ou plutôt de Hiéropolis de la Phrygie
Salutaire (près de Sandikli), a souvent été confondue, à tort,
avec Hiérapolis de la Phrygie pacatienne, voisine de Lao-
dicée ; elle fut une des plus célèbres de la Phrygie. D’après
le Bréviaire Romain, l’apôtre S. Philippe, après sa mission
en Scythie, vint à Hiérapolis de Phrygie, où il fut attathé à la
croix et lapidé. L'évèque qui gouvernait alors cette église
était un certain Héros, chez qui se retira l'apôtre. Hiérapolis
eut encore pour pasteur S. Papias, contemporain de S. Po-
lycarpe et disciple.de saint Jean, puis saint Albercius I du
temps de l'empereur Antonin. Saint Abercius mourut à l'âge
de 72 ans après avoir lui-même désigné son successeur,
Abercius Il.
C'est au premier de ces Abercius que se rapporte la cé-
lèbre inscription, découverte par Rhamsay et connue sous le
nom d’épitaphe de saint Abercius. Elle est aujourd’hui à
Rome, où elle a été transportée à l'occasion du jubilé de
S. S. Léon XIII.
Saint Apollinaire, une des plus brillantes lumières du
second siècle, gouverna l'église de Hiéropolis et fit une
apologie du Christianisme, volumen insigne, selon S. Jé-
rôme, qu'il adressa à l'empereur Marc-Aurèle en 177. L'em-
pereur recut favorablement un ouvrage si solide et arrèta
LD UNE MISSION EN PHRYGIE
momentanément la fureur des persécutions. (Extrait de la
légende du Propre du diocèse de Smyrne, VI février). Cet
évèché subsista jusqu'au XV" siècle. Il est régi alors par des
évèques latins de l'ordre des Frères-Prêcheurs, de l'ordre des
Carmes et par trois évêques de l’ordre des Frères-Mineurs.
Ces trois derniers sont Jean II, nommé par Callixte III en
1456, — Usric, son successeur, — Vincent qui siégeait en
1490. (Cf. Richard et Giraud.)
L'Eglise de Polybotum(Bolavadin)fut gouvernée par S.Jean
le Thaumaturge.ÏIl combattit pour le culte des saintes images,
du temps de l'empereur Léon l'Isaurien.
L'Eglise de Mère /Merus), eut la gloire de donner au ciel
les martyrs Macédonius, Théodule et Tatanius qui subirent
le martyre du feu du temps de Julien l’Apostat. Le Martvro-
loge marque leur mémoire au 12 septembre.
L'Eglise de Cotyœum (Kutahia) a donné le martyr célèbre,
S. Mennas, originaire d'Egypte.
Héfélé, dans son /istoire des Conciles, parle d’un synode
entre l'an 157-172, tenu à Hiérapolis de Phrygie. S. Apolli-
naire présidait ce concile provincial au milieu de vingt-six de
ses collègues. On y condamna Montan et Maximille, les faux
prophètes, et Théodote le Corroyeur.
Entre l'an 343-381, il y eut un second synode à Laodicée
de la Phrygie pacatienne. On rédigea soixante canons ou or-
donnances ecclésiastiques {1).
Ces quelques détails historiques sufliront pour donner une
idée de la célébrité des Églises de Phrygie. Nobis enim qui
de illis nati sumus, à nous les descendants et les enfants de
ces saints évèques, pasteurs pleins de zèle et d'intelligence,
gloire des Eglises de Phrygie, à nous les frères de tous ces
nobles martyrs qui arrosèrent de leur sang ces terres con-
fiées à nos soins, incombe le devoir de chanter leurs travaux,
Sapientiam eorum narrent populi et laudes eorum nuntiet Ec-*
clesia (Eccl. 44); nous apprendrons au peuple à narrer leur
sagesse ct notre mère, la sainte Eglise, se réjouira en pro-
mulguant leurs louanges.
FRANCK DEPORTL,
Miss. Apost.
e T0:
(1) Héfclé, /istoire des Conciles.
UN PROBLÈME HISTORIQUE
‘L'ORIGINE DES CAGOTS
Il y a quelque temps, dans une paroisse du sud-ouest de
la France, nous fûmes vivement frappé de voir s'avancer,
pour porter la croix processionnelle, un jeune homme de
superbe carrure, vrai type du Nord, dont les yeux clairs, le
visage doux et les cheveux blonds contrastaient avec la phy-
sionomie générale des habitants de la contrée. « C'est un
Cagot, nous dit-on. Il y a cinquante ans, jamais cet hômme,
qui est d’ailleurs un des meilleurs chrétiens de la paroisse,
n'aurait osé s'approcher pour porter la croix dans une céré-
monie publique, jamais on ne le lui aurait permis. Les
préjugés populaires le tenaient à l'écart avec tous ceux.de sa
race, — Est-ce donc une race ? — Oui, mais une race de
parias, une race maudite, comme celle des Bohémiens. »
Notre curiosité était éveillée. De nombreux problèmes se
posaient aussitôt à notre esprit. Qu'était-ce que cette race ?
D'où vient-elle ? Quelle est son histoire ? Nous nous mimes à
interroger, à parcourir les lieux, à compulser les ouvrages,
qu'un haut personnage, savant distingué, voulut bien mettre
à notre disposition, et c'est le résultat de nos observations
que nous voudrions consigner ici.
De nombreux auteurs, entre autres, de Belleforest, et
Pierre de Marca ont parlé des Cagots, mais la plupart en se
copiant, ou se faisant les échos de la voix populaire et entas-
sant à leur sujet les erreurs les plus manifestes.
Il y a un peu plus de cinquante ans, un éminent professeur
de la Faculté des Lettres de Bordeaux, M. Francisque Michel,
publiait deux intéressants volumes sur les /?aces maudites de
la France et de l'Espagne, et relatait consciencieusement tout
E. F. — VIII. — 31
182 UN PROBLÈME HISTORIQUE
ce qui en avait été dit avant lui. Son livre (1), aujourd'hui
introuvable, est une mine précieuse, où l’on trouve compilé
tout ce qui a rapport aux Cagots. Bien que nous ne soyons
pas en tout de l'avis de ce savant historiographe, nous de-
vons dire que ses travaux nous ont été d’un grand secours
et ont abrégé singulièrement nos recherches personnelles.
D'où vient d’abord ce mot de Cagot ? L'étymologie va peut-
être fournir quelque lumière à l’histoire. M. Fräncisque
Michel déploie dans cette question une érudition extraordi-
naire. Il faudrait pour marcher sur ses traces, connaître toutes
les langues. Nous ne le suivrons donc pas dans ses inves-
tigations, d'autant plus que l’origine du mot paraît être assez
simple.
D'abord, ce n'est pas Cagot qu’on a écrit tout d’abord, mais
bien Caffos, qui veut dire lépreux. Ce mot se trouve pour la
première fois dans les fors de Navarre, dont la compilation
remonte à l'an 1074. Cafjos, dont les Gascons ont fait Gakets,
semble venir de cassatus, cassot, employé aussi pour dési-
gner ces malheureux rebuts de l’humanité.
Quant au mot Cagot, il peut venir du manteau spécial que
portaient les lépreux, et qu'on appelait Cagoule; de mème
qu'un autre de ses synonymes : capot, ou capin, vient comme
cape et capuchon, du latin caput. I] paraît bien, dans tous
les cas, que le mot de Cagot, employé pour désigner un faux
dévot ou hypocrite qui cache ses vices sous l'apparence de
la piété, vient du sac, ou cagoule, que portaient les pénitents.
Peut-ètre encore le mot de Cagot n'est-il qu'un terme
vulgaire et bas, que Le peuple aura inventé pour mieux mar-
quer le mépris et Le dégoût qu'il avait pour la classe de gens
qui nous occupe.
Les Basques les appelaient 4gotac, la Navarre los Agotes,
les Bretons les Caqueu.r. En d'autres lieux,1ls étaient nommés
simplement les ladres ou les lépreux, ou encore les Gézifs ou
Gézitains, à cause de Giézi, le Iépreux de l'Ecriture.
Si nous placons les Cagueux de Bretagne parmi les cagots,
c'est à cause de la similitude des noms, et aussi parce que ces
A) Histoire des Races maudites de la France et de l'Espagne, 2 vol.
Paris, Franck, 1847.
L'ORIGINE DES CAGOTS h83
malheureux furent l'objet au moyen âge des mêmes préven-
tions et qu’on usa à leur égard de la même conduite.
Il en est autrement des Marrans, ou Marrons de l’Au-
vergne, qui sont, le nom l'indique, d'anciens juifs ou des
maures convertis, et aussi des Coliberts de l’Aunis et de la
Saintonge, qui furent toujours tenus pour une race inférieure,
méprisée, mais contre laquelle on n’exerçait pas de sévices.
Nous croyons que ces Coliberts sont des restes de la popu-
lation lacustre primitive des bords de la Charente. D'un carac-
tère doux et timide, ils ont subi pacifiquement le joug des
vainqueurs, et continuant de s’adonner à la pêche et de vivre
sur le bord des eaux, le plus souvent esclaves de leurs sei-
gneurs, ils sont demeurés, par l'ignorance et la pauvreté,
dans une condition inférieure.
Les Cagots proprement dits habitent, outre le nord de
l'Espagne, Navarre et Guipuzcoa, tous les départements du
sud-ouest, jusqu'au Poitou et à la Bretagne. Dans beaucoup
de ces régions, on trouve encore la Font au Hont deus
Cagots; le Cam (champ) del Cagot; la font (fontaine) deus
Chrestias, le pont des Ladres, etc... Dans le langage vulgaire,
on parle encore avec mépris de la capotaille de tel lieu, et on
montre dans certaines villes la rue des Cagots, le quartier de
la Capoterie, etc.
Ces quartiers existent à Auch, à Eauze, à Condom. dans
le Gers.
D'après un arrêt du Parlement de Bordeaux, en 1578, il v
avait des cagots à Marmande et au Mas d’Agenais.
Ils formaient à Bordeaux une espèce de faubourg, et
avaient pour église Saint-Nicolas-des-Graves, appelé aussi
S. Nicolas des Gahets. L’archiprètré fut transporté ensuite à
Saint-Pierre de Gradignan, et s'appela d’un nom carac-
téristique, que l’on traduisait ainsi : archiprétré de Cernés,
mais qui voulait dire : «rchiprétré des galeux : archipresby-
teratus Sarnestu.
Il yavait des Cagots en Poitou, à l’extrémité de l'ile de
Maillezais, et en Bretagne, à Loudéac, Pontivy, et dans les
communes des environs de Saint-Brieuc. Un hameau près
de cette ville s'appelle encore la Caqguinerie, nom commun
à tous les lieux habités par les Caqueux. |
hR4 UN PROBLEME HISTORIQUE
Mais ce sont surtout les départements pyrénéens qui
abritent le plus grand nombre de Cagots.
À Aurignac et à Saint-Gaudens, on les appelait des Capins.
Une rue de cette dernière ville porte encore ce nom, une
ruelle des Cagots à Saint-Béat accuse aussi leur présence
en cette ville. Les Cagots ou Capots de Saint-Bertrand de
Comminges formaient une petite communauté.
Ils étaient plus nombreux à Montgaillard, Campan, Luz,
Lannemezan, Capvern, Hèches, Juillan, Ossun, Saint-Savin.
À Aucun, ils occupaient tout un hameau, ‘et envoyaient des
charpentiers dans toute la contrée. C'était la profession
qu'ils exercaient de préférence.
À Saint-Pé, un proverbe patois équivalant au nôtre : « Les
cordonniers sont les plus mal chaussés », disait en parlant
des Cagots charpentiers : « À la maison du Cagot, la gout-
tière. » [Is avaient dans cette ville, à une époque très reculée,
une. petite église à leur usage, appelée la Gleistate, et un
cimetière particulier au centre de la ville, au Patanquet.
C'est l'emplacement actuel de la chapelle des filles de la
Croix. Le hameau voisin de Réouilhès aurait été primitive-
ment habité par les Cagots.
On raconte même qu’à la suite d’une rixe avec les habi-
tants de Lourdes,les Cagots, en ayant tué un certain nombre,
se servirent de leurs têtes pour jouer aux boules sur la
place de Saint-Pé. Ils furent condamnés pour ce fait par le
Parlement de Toulouse,et subirent de cruelles représailles.
D'autresattribuèrentce méfait,quid’ailleurs n’est pas prouvé,
à la population entière de Saint-Pé. Peut-être aura-t-on
voulu s'en armer plus tard pour faire encore peser sur les
Cagots maudits de plus lourdes préventions.
A Lourdes, les Cagots habitaient, sur la rive droite du
ruisseau Lapaca, non loin de la gare actuelle, un petit vil-
lage qui porte encore leur nom.
De Lourdes à Pau, dans la belle vallée du Gave, iln ya
presque pas de village qui n'ait eu des Cagots. Ceux de Mon-
taut, près de Bétharram, auraient, dit-on, émigré à Toulouse,
et y auraient fondé le quartier de Wontaut.
Le pays basque, francais et espagnol, avait aussi un grand
nombre d'Agots ou Agotac.
L'ORIGINE DES CAGOTS 483
Ceux d’Espagne habitent surtout la vallée du Baztan, et
le village de Bozate. Quand M. Francisque Michel parcou-
rait ces contrées, pour y faire ses recherches, il devait
éviter de consulter directement les Cagots, pour ne pas in-
disposer les autres habitants du pays : « Ici, lui disait-on,
on ne parle pas à ces gens-là. »
Un seigneur de l'endroit, pris de pitié, avait voulu en
transporter une colonie dans une autre contrée d'Espagne,
où, inconnus, 1ls auraient pu se mêler à la population, mais
ils revinrent tous à leur village natal.
À Bayonne, il ne reste, comme souvenir des Cagots,
qu'une fontaine hors des murs de la ville, entre Lachepail-
let et Saint-Léon, qui, il y a quelques années, portait encore
leur nom.
Ils habitaient, à Biarritz, un quartier dit Gardague, et ils
étaient aussi à Anglet, Arcangues, Ustarritz, et tous les
lieux voisins, comme à Urt, à Espelette, à Hasparren, à
Saint-Jean-Pied-de-Port. À Saint-Palais et à Ascain, on
trouve encore l'Agot-carrica, ÂAgota-carrica, ou rue des
Cagots. |
La Soule, comme le Labourd, en a dans toutes ses par-
ties. À peine compterait-on une seule commune dans les
Basses, comme dans les Hautes-Pyrénées, où il ne s’en
trouve point.
Dans les Landes, la résidence principale des Cagots
était à Bezaudun, dans le canton d'Arjuxans. Il y avait à
Mont-de-Marsan un quartier des Gézits.
À Capbreton, les Cagots, appelés aussi Gahets ou Gézits,
habitaient le quartier dit de la Punte ou de la Pointe, et les
habitants les employaient à fixer les/sables par des haies d’a-
joncs ou à déblayer la rivière.Ils étaïent particulièrement nom-
breux dans les communes de Saint-Martin-de-Hinx, Sainte-
Marie-de-Gosse, Orx, Saubrigues et les environs, où
abondent encore aujourd’hui d’excellentes familles issues
de cette race.
Partout, pendant de longs siècles, ces malheureux sont
traités avec mépris et cruauté, sequestrés du reste des
humains.
Comme nous l’avons vu, on les confine dans un quartier,
486 UN PROBLÈME HITORIQUE
dans une rue, et on leur défend d'en sortir à certaines
heures, de paraître en public en certains lieux, de s'arrêter
dans les rues, ou de s’y montrer sans porter le signe dis-
tinctif qui les voue à l’exécration : un morceau de drap rouge
sur la poitrine, taillé en forme de pied d’oie.
Ils ont leur place à part, à l'église, tout au fond, derrière
les autres, ou dans une chapelle où ils sont le plus souvent
entassés dans un très petit espace. Pour y accéder, il ya
une porte spéciale pour eux, étroite et basse, avec un béni-
tier à leur usage.
Il leur est défendu sous peine d’être chassés de l'église
de prendre de l’eau bénite au bénitier commun, et quand il
n’y en a qu'un, on suspend auprès un bâton de bois, au bout
duquel on tend l’eau bénite aux Cagots.
Un Cagot du diocèse de Tarbes fut chassé honteusement
de l’église avec défense de n’y plus jamais entrer, parce
qu’il avait, par mégarde, touché un encensoir.
Dans une paroisse des Landes, quelques années avant la
Révolution, un Cagot s'étant aventuré jusqu'à prendre de
l'eau bénite au bénitier commun, se vit assailli par un ancien
soldat qui se tenait à l'affût, et qui, d’un coup de sabre, lui
trancha la main. Cette main fut clouée pour l'exemple, au-
dessus de la porte de l’église.
Dans une autre église, un jeune Cagot, doué d’une très
belle voix, crut pouvoir, sur l'invitation du curé sans doute,
quitter sa place pour aller s'asseoir au lutrin près des autres
jeunes gens, quand un homme robuste vint lc prendre et
l'expulser violemment, lui reprochant comme un crime son
origine cagote.
Ces préjugés et ces désirs de distinctions allaient si loin
qu'à Olesse (Basses-Pyrénées), on avait une manière spé-
ciale de sonner l’Angelus pour les Cagots, quelques instants
après l'Arngelus ordinaire. À Sauvagnon, on faisait la proces-
sion dominicale pour eux, autour de leur cimetière, après la
messe, tandis que la procession solennelle de la paroisse
avait eu lieu avant.
Les Cagots étaient, en effet, ordinairement exclus des pro-
cessions ; S'ils y assistaient en quelques lieux, on leur défen-
dait d'y porter des cierges. Ils ne pouvaient faire partie d’au-
L'ORIGINE DES CAGOTS. #87
cune confrérie. Toutefois, au XVIIT[° siècle, les abus s'intro-
duisant, et quelques supérieurs laïques de ces associations
devenant vénaux, on recevait quelquefois des Cagots, mais
en leur faisant payer des droits d'entrée exorbitants.
A Lucarret, on passait le pain bénit aux Cagots au bout
d’une longue fourchette de bois.
Jamais ils n’avaient le droit de venir à l’offrande au pied de
l'autel comme les autres fidèles, mais le prètre allait à eux
au fond de l’église. A Arbonne, tandis que les fidèles ordi.
naires baisaient la croix d'argent, on ne leur permettait à eux
que de baiser la croix d’une étole réservée à cet usage.
On prétendait les confiner dans certaines professions qu'ils
exerçaient d'ordinaire, et qui étaient réputées humiliantes.
Le plus souvent, ils étaient charpentiers ou bücherons, tisse-
rands, cordonniers. En Bretagne, les caqueux étaient cor-
diers. À Pau, les caqueux étaient ramoneurs, el à Lescun, la
charge de fossoyeur était héréditaire dans une de leurs fa-
milles.
Il est inutile d'ajouter que les non cagots ne contractaient
pas de mariage avec un individu de la race maudite. Il fal-
lait, pour passer par dessus ces préjugés, des circonstances
bien fortes, et encore s’exposait-on à soulever autour de soi
de terribles colères.C’est ainsi que vers la fin du XVIII- siècle,
l'abbé de Lurde intente un procès à son frère aîné, seigneur
de ce lieu, qui a épousé une Cagote, et ne prétend à rien
moins qu'à le dépouiller, à cause de cela, de tous ses droits
et privilèges, ce que le Parlement de Navarre ne voulut point
admettre.
Les Cagots étaient séparés du reste des chrétiens même
dans le champ du repos, comme si leurs cendres elles-mêmes
eussent pu souiller les morts de l’autre race. On les enseve-
lissait souvent dans un cimetière à part, ou bien dans un coin
spécial du cimetière commun. En plusieurs paroisses, ces
coins de cimetière, réputés infâmes, ont été plus tard affectés
aux protestants, aux suicidés, etc... À Claracq, localité des
Basses-Pyrénées, comme les précédentes que nous venons
de citer, on distinguait les tombes des Cagots en ce qu’elles
étaient plantées de houx, tandis qu’on mettait du buis sur
celles des autres chrétiens.
488 UN PROBLÈME HISTORIQUE
Mais quelle était la raison ou le prétexte de ces vexations,
pourquoi ces particularités qui choquent si vivement aujour-
d'hui nos instincts égalitaires et notre sens chrétien ?
C'est qu'on.croit ces pauvres Cagots infectés de tous les
vices, couverts de toutes les iniquités. On redoute leur con-
tact, parce qu’on les dit atteints d’une maladie mystérieuse,
d'une sorte de lèpre, signe de malédiction sur leur race ; et
les autorités qui les tiennent à l'écart se flattent de servir par
là les intérèts dont ils ont la garde et de prendre à bon droit
des mesures hygiéniques et salutaires.
Voilà pourquoi, en Béarn, on fait des pétitions pour les
empêcher de marcher nu-pieds dans les rues, et de commu-
uiquer ainsi aux autres leur ladrerie. Voilà pourquoi encore
on les oblige, à Cauterets, à ne se baigner qu'après tous les
autres et dans un lieu spécial.
L'imagination d’ailleurs se donne libre cours au sujet de
leur conformation physique et de leur prétendue maladie. A
cause du morceau de drap qui les fait reconnaitre, les uns
croient que leur peau forme sous l’aisselle gauche une véri-
table patte d'oie qui s'enfle, ainsi que leurs lèvres et leurs
glandes jugulaires quand souffle le vent du midi. D’autres
disent qu'ils ont le sang tellement chaud, qu'ils ne peuvent,
mème au plus fort de l'hiver, supporter la plus légère cou-
verture.
Les médecins célèbres comme Laurent Joubert et Am-
broise Paré lui-même tombent dans ces erreurs communes.
Le premier appelle le mal des Cagots une leucé générale.
« En ellet, leur véritable mal, dit-il, ce n’est pas l’éléphan-
tasis proprement dite, que l’on définit un chancre de tout
le corps, et qui provient uniquement de l’atrabile, par suite
de l'inflammation de toutes les humeurs ; ce n’est pas non
plus ce que les Grecs appellent lèpre, et qui n’est qu'une
affection de la peau, ni le mélas, sorte de vitilige. C'est dans
la pituite, que la Capoterie a sa source. Tout l'indique :
blancheur complète et toute de neige, absence de toute dé-
mangeaison, surface du corps égale et unie, et bouffissure
de la face. La seule chose qui fasse supposer qu'ils ne jouis-
sentpas d'une parfaite santé,c’est eur mauvaise haleine ; ce qui
provient de la facilité avec laquelle leur pituite se corrompt. »
L'ORIGINE DES CAGOTS 489
0
Ecoutons maintenant le père de la chirurgie moderne.
Paré explique qu'il y a deux sortes de lépreux, ceux qui sont
atteints extérieurement de la maladie, et les lépreux blancs,
ou Cagots, dont le mal est tout à l'extérieur « es visages
desquels bien que peu ou point des signes sus alleguez ap-
paraissent, si est-ce que telle ardeur et chaleur estrange leur
sort du corps, ce que, par expérience, j'ai veu : quelquefois
l’un d'iceux tenant en sa maison l’espace d'une heure une
pomme fresche, icelle après apparoissoit aussi aride et ridée
que si elle eust esté huict jours au soleil. Or, tels ladres sont
blancs et beaux, quasi comme le reste des hommes, etc. (1). »
Caxarnaut, huissier du conseil de Navarre, soutient la
même thèse pour faire repousser les revendications des
Cagots. « Ils sont maudits, dit-il avec une étrange assu-
rance, lépreux à l’intérieur et damnés, comme l'expérience
le démontre. » Et il ajoute : « La preuve que les Cagôts sont
Iépreux, infectés et maudits, c'est que mème les herbes qu'ils
foulent aux pieds se sèchent et perdent leur vertu naturelle ;
les pommes ou tout autre fruit qu'ils posent dans leurs
mains ou dans leur sein se pourrissent à l'instant même,
sans compter que sur leurs personnes et dans leurs maisons,
ils sentent mauvais comme des individus contaminés d’une
grave maladie. » |
Dans les environs de Pau, on leur attribuait encore des
accès de frénésie, ou délire, appelés la Cagoutille, auxquels
ils étaient en proie à certains jours, à la pleine lune, etc...
les ouvriers quittant leur travail, jetant leurs outils à tout
hasard, et faisant mille folies jusqu’à ce que l’accès fût passé.
Dans les Landes, on les croyait encore sorciers, et on les
empèchait d'approcher du berceau des enfants, s’imaginant
qu'ils pouvaient, par leur seul regard, leur communiquer
de terribles maladies, ou des infirmités incurables.
L'isolement dans lequel ils vivaient et la répulsion que
l’on avait pour eux leur faisaient attribuer toute sorte de mé-
faits, et tous les crimes dont les auteurs demeuraient in-
connus. C'est ainsi que la tradition met sur leur compte Îles
(1) Œuvres d'Ambroise Paré, Paris, Macé, 1607, 20: livre, chap. XI, p. 72.
Du pronostic de lèpre.
490 UN PROBLÈME HISTORIQUE
brigandages accomplis par une bande de nomades, réfugiés
au château de Mauvezin, près de Lannemezan, qui semblent
avoir été plutôt des bohémiens.
L'examen médical des Cagots fut fait, en 1600, sans aucune
prévention, par deux médecins de Toulouse, sur l’ordre du
Parlement de cette ville. Ils attestérent « avoir visité vingt-
deux personnes, dont un enfant de quatre mois, tous char-
pentiers ou menuisiers, soi-disant Cagots, et qu'après avoir
palpés, regardés exactement chacun à part, en tous les en-
droits de leur corps, par plusieurs et divers jours, et fait
saigner du bras droit, sauf l'enfant à cause de son bas-âge,
non plus que sa mère parce qu'elle étoit nourrice, lui ayant
fait néanmoins tirer du sang par ventouses appliquées sur
les épaules, observé et coulé le sang d’un chacun d'eux, et
avoir fait les preuves accoutumées, examiné les urines et dis-
couru diligemment sur tous les signes de ladite maladie, le
tout suivant les règles de l'art de médecine et chirurgie,
sans avoir omis aucune chose nécessaire pour porter un bon
et solide jugement en fait de si grande importance ; et pour
voir si les soupconnés ou quelques-uns d’entre eux étoient
atteints de ladrerie ou de quelque autre maladie qui y eùt
quelque aflinité, et qui par communication pût préjudicier
au public ou au particulier ; examiné aussi si les accusés
avoient quelque disposition ou inclination à ladite maladie;
le tout müreinent considéré par lesdits médecins et chirur-
giens, ils rapportèrent d'un commun accord par leur rela-
tion, qu'ils déclarotent avoir trouvé les vingt-deux personnes
dont il s'agit, toutes bien saines et nettes de leur corps,
exemptes de toutes autres maladies contagieuses, et sans
aucune disposition à des maladies qui dût les séparer de la
compagnie des autres hommes et personnes sains, etc. »
Si donc les Cagots avaient eu à l'origine quelque lèpre.
quelque maladie de peau, quelque vice de sang, justifiant
jusqu'à un certain point leur relégation, il n’en restait plus
de traces, au commencement du XVITI° siècle, et les Parle-
ments avaient raison de décréter la suppression des bar-
ricres, et la réhabilitation de la race maudite.
L'Eglise n'avait pas attendu jusque-là pour le faire. C'est elle
la première qui porta l'arrèt libérateur. Le Pape, par une
L'ORIGINE DES CAGOTS 491
bulle du 13 mai 1515, avait ordonné de traiter les Cagots
sur le mème pied que les autres chrétiens, et de faire cesser
les distinctions vexatoires auxquels ils étaient soumis même
dans les églises. Un chanoine de Pampelune, chargé de
l'exécution de la bulle, pour les Agots de Navarre, dut faire
appel au Parlement et au bras séculier pour imposer l’ordre
du Pape. Hélas ! les préjugés populaires étaient si enracinés
qu'il fallut lutter longtemps pour obtenir Faffranchissement
des parias, et plus d’une fois il fallut y renoncer.
Le mouvement était créé cependant, et durant tout le siècle
suivant, à la suite du Parlement de Navarre et de celui de
Toulouse, les arrêts, autrefois défavorables aux Cagots, leur
donnent raison et les rétablissent dans les droits de tous
les autres citoyens.
La Bretagne à son tour s'engage dans cette voie. Un avo-
cat célèbre, Pierre Hévin, plaide la cause des caqueux, et un
arrèt du parlement de Rennes du 20 mars 1681, déclare
« qu'il n’y a plus de lépreux, ladres ou caquins ». L'exécution
de cette ordonnance trouve bien des difficultés cependant,
témoin ce fait, qui se passe en 1716, à Planquenoual. Un
caqueux, Mathurin Rouault, vient de mourir, et on l’enterre
dans l’église pour marquer que les honneurs rendus aux
morts sont communs aux caqueux cet autres fidèles. La no-
blesse, pour aider le clergé à vaincre le préjugé, assiste
nombreuse aux funérailles. Mais le peuple réfractaire va, la
nuit, déterrer le cadavre, pour le porter au cimetière des Ca-
queux. La justice de Saint-Brieuc ordonne que le cadavre
soit de nouveau déterré, et on le sale, en attendant l'arrêt
définitif, qui est donné peu de jours après, pour réintégrer
le mort dans sa sépulture primitive à l'église.
A la mème époque, un curieux procès de ce genre qui se
‘déroule à Biarritz, nous montre à quelles résistances se
heurtaient les autorités favorables à la justice et à l’humanité.
« Un nommé Estienne Arnaud, dit un document con-
servé à la mairie, menuisier, de la race des Gotz, Quagotz,
Bisigotz, Astragotz et Gahetz », veut obtenir le droit d’exer-
cer les charges municipales, et de se placer à l’église dans
les galeries réservées aux hommes. Grand émoi, protesta-
tions des jurats et de la foule. Arnaud recourt aux magis-
92 UN PROBLÈME HISTORIQUE
trats, et obtient gain de cause. Le second jurat, Jean Petit de
Labat, assemble la population dans le lieu des assemblées
ordinaires, et tous unanimement le délèguent pour faire
appel et obtenir la cassation du jugement. Onne sait pas
quel fut le résultat final de cette démarche, mais tout porte à
croire que l’on fut, à Paris, aussi humain qu'en Labourd.
À la suite d'une rixe dans l'église pour empècher un autre
Cagot de se placer dans la fameuse galerie, un nouveau
procès est intenté, et se termine par un arrêt du Parlement,
du 9 juillet 1723, défendant d'injurier les Gahets, et les au-
torisant à prendre place dans les églises et dans les assem-
blées communales avec le reste du peuple, à exercer les
charges municipales, ete.
Partout des efforts sont faits pour détruire les préventions
populaires. Louis d’'Aiwnan du Sendat, archidiacre du Ma-
wnoac, faisant la visite de l’église de Guizerix, s'engage
bravement en sortant, sous la petite porte des Cagots, son
cortège n'ose reculer, le peuple entier le suit, et la porte
maudite w'inspire plus d'horreur.
M5" de Romagne, évèque de Tarbes, mort en 1768, ne craint
pas lui non plus, pour la première fois, d'élever des Cagots
à la cléricature et de leur conférer les saints Ordres.
La société chrétienne, on le voit, n’avait pas attendu la
Révolution de 1789, pour affranchir les parias.
C'était vraiment avec raison. Nous allons voir, en effet,
que les Cagots ne méritaient nullement d’être mis au ban
de l'humanité.
Les examens médicaux de Toulouse, en 1600, ont fait jus-
tice des préjugés au sujet de leur maladie. Il suflit de les
voir aujourd hui pour se rendre compte qu’au point de vue
moral et physique, ils ne sont en rien au-dessous des autres
hommes.
« La race cagote, dit M. Francisque Michel qui l’a longue-
ment étudiée, possède la force et le courage. C’est chez elle
qu'on trouve les hommes les plus intrépides et les plus en-
durcis aux fatigues. S'il s’agit d'une corvée dangereuse, les
Cagots sont les premiers requis, et ils marchent les premiers,
en bravant tous les périls; enfin, ils sont toujours chargés
des travaux les plus rudes, etils les exécutent avec succès. »
——_— _
L'ORIGINE DES CAGOTS #93
Trouve-t-on là les caractères d'une race dégénérée et malade ?
Quels sont les caractères qui les distinguent des PERS
lations indigènes ?
Si l’on en croit les Basques et les Landais, ils n’ont ni la
franchise, ni la vivacité particulière aux hommes de leur race.
« Au physique, disent-ils, ils ont presque tous les yeux gris
blancs, le nez camus, les lèvres un peu grosses, le lobe
auriculaire très court, et un air triste et peu expansif. »
« On remarque, dit M. Abadie, que les individus de cer-
taines familles ont la peau très blanche et les yeux gris, cir-
constances d'organisation qui s'expliquent par la prédomi-
nance du système lympathique, résultant d’une habitation
froide et humide.
À Hontanx et Perquie (Landes), on prétend qu'ils sont or-
dinairement de petite stature, qu'ils ont la physionomie
large et basse, les traits gros et saillants, les yeux en-
foncés et sans expression, le teint brun et olivätre. Du côté
de Dax, au contraire, ils sont de haute taille, et ont’le teint
roscet frais. A Lourdes, on remarquait qu'ils avaient le
buste long et les jambes courtes. Ailleurs ils se distin-
guaient par la grosseur de la tète. |
Le caractère spécial que l’on s'accorde un peu partout à
leur attribuer, c’est l'absence du lobe inférieur de l'oreille,
dont le pavillon vient brusquement se coller à la joue. Cette
particularité, nous l'avons vu nous-mème, se remarque, en
effet, chez quelques individus, mais 1l paraît qu'elle n'est pas
un signe exclusif.
Après avoir entendu ces témoignages contradictoires,
nous pouvons conclure avec un médecin compétent : «Je
défie qu’on distingue en rien les Cagots des autres habitants.
Comme ces derniers, ils présentent des teints et des traits
différents ; on en remarque de bien faits, de mal tournés,
de bons et de méchants, de riches et de pauvres, en un mot
les mêmes qualités physiques et morales. »
Tous ces caractères vont nous servir à étudier la mysté-
rieuse origine des Cagots. Nous avons posé les données du
problème. ‘Il faut maintenant tirer les conclusions.
Ést-il nécessaire d'exposer les mille systèmes des auteurs
à ce sujet? Ils ont fait des prodiges d'imagination, amonce-
a UN PROBLÈME HISTORIQUE
lant hypothèses sur hypothèses, sans jamais trouver une
solution, parce qu'ils la voulaient savante, originale et la
cherchaient dans le lointain, quand elle était bien simple et
tout près d'eux:
Nous avons étudié la question à notre tour, et nous croyons
l'avoir résolue. Réfutons cependant tout d’abord les princi-
pales opinions jusqu'ici en cours.
François de Belleforest, Commingeoiïis, le premier qui ait
parlé des Cagots, rapporte l'opinion populaire la plus com-
munément répandue, et qu'il ne sera pas nécessaire de dis-
cuter. « Les uns, dit-il, attribuent la maladie de ces hommes
à la malédiction donnée par Hélizée à Giézi, son serviteur,
et assurent que ce genre d'hommes sont de la race à laquelle
la lèpre de Naaman (selon le dit du prophète), doit adhérer
jusqu'à la fin du siècle. » Il approuve en conséquence la ré-
légation dont ce peuple est victime et ajoute qu'il y a une
preuve « que ce soit pour vray ceste race Giezite, et juisve
chrestienne par le commandement de quelque prince, laquelle
porte encore la pénitence du péché de leur chef. »
Cet auteur mentionne cependant une autre opinion, qui
sera reprise plus tard par Florimont de Rœmond, conseiller
au Parlement de Bordeaux, et finira, comme la première, par
acquérir aussi une certaine popularité. « D'autres disent que
ce sont les restes des Goths demeurez en Gascoigne : mais
c'est fort mal parlé, car la plus part des maisons d'Aquitaine
et d'Espaigne, voire les plus grandes, sont issues des Goths,
lesquels long temps avant le sarrasinesme avoyent receu
la religion catholique pour quitter l'Arrianisme. » Cette ré-
futation nous semble suflire, et nous ne nous arrèterons pas
davantage à l'argument tiré de la prétendue étymologie du
mot Cagot, que certains voudraient faire venir du patois
Ca got, ou chien goth. Outre que le nom de Goth n'était pas
communément dans la langue patoise, 1l n’aurait rien eu,
comme Île faii remarquer Belleforest, que de noble et de
wlorieux. Et puis cette appellation de Cagot est relativement
récente : on ne la trouve dans les documents qu'à partir de
1551. I serait bien étrange qu'on eût attendu si longtemps
pour donner à cette race un nom rappelant son origine.
Quant à la pièce de Biarritz, qui parle des « Gotz, Quagotz,
L'ORIGINE DES CAGOTS | 495
Bisigotz, Astragotz et Gahetz », outre qu’elle est récente et
réflète une opinion populaire sans base, elle accuse seule-
ment la préoccupation d’accumuler des épithètes malson-
nantes à l'adresse des maudits.
D'autres veulent que les Cagots soient des restes des
Arabes défaits à Poitiers par Charles Martel, qui, au lieu de
repasser les Pyrénées, seraient demeurés dans le sud-ouest
de la France en se faisant baptiser. Mais comment admettre
que les vainqueurs eussent laissé subsister sur leurs terres
les envahisseurs qu'ils avaient mis en déroute ? Les Arabes
d’ailleurs, traditionalistes par tempérament, vivant à l'écart
et repoussés des chrétiens, auraient conservé sinon leur re-
ligion, du moins quelque chose de leur langue ou de leurs
mœurs particulières.
C'était pourtant là l'opinion particulière d’un écrivain re-
marquable, Pierre de Marca: « On leur donna la vie, dit-il, en
faveur de leur conversion à la religion chrétienne, et néan-
moins on conserva tout entière en leur personne la haine de
la nation sarasinesque ; d'où vierrt le surnom de Gézitains,
la persuasion qu’ils sont ladres et la marque du pied d’oie. »
On ne verra pas bien en quoi la marque du pied d’oie prouve:
la descendance sarrazine. Le soupcon de lèpre s'explique
moins encore, non plus que le surnom de gézitain, et les dé-
veloppements que le savant prélat donne à sa thèse, malgré
l'abondance de l’érudition dont il les entoure, ne parviennent
pas à nous convaincre. Ses preuves se résument ainsi : « Les
Arabes d’Abdérame venus d'Espagne avaient eu le siège de
leur empire à Damas en Syrie. Or, Naaman, le lépreux de l'Ecri-
ture était aussi de Syrie ; donc on a considéré les Arabes comme
infectés de lèpre. » Toute réfutation nous semble inutile.
D'autres encore ont prétendu que les Cagots venaient des
Albigeois, et qu'on les avait tenus à l'écart en haine de l’hé-
résie, parce qu'ils étaient accusés de Ïa professer secrète-
ment. Or, l'hérésie étant considérée par les bons chrétiens
comme une lèpre morale, ceux-ci peu à peu en seraient venus
à les soupconner de lèpre véritable.
Cela ne ferait honneur ni au bon sens ni à la charité de ces
prétendus bons chrétiens. Un peuple toutentierne se trompe
pas de si grossière manière.
496 UN PROBLÈME HISTORIQUE
Pierre de Marca d’ailleurs réfute cette opinion, en faisantre-
marquer que les Albigeois « commencèrent à paroistre en
Languedoc environ l’an 1180et furentruinésl’an 1215, etnéan-
moins les Cagots estoyent reconnus sous le nom de chrétiens
dès l'an 1000, ainsi qu’on remarque dansle Chartulaire del’ab-
baye de Luc, et l’ancien for de Navarre qui fut complet du
temps du roi Sance Ramires environ l'an 1074 fait mention
de ces gens, sous le nom de gaffos. »
A la suite de tous les auteurs qui ont étudié la race mau-
dite, M. Francisque Michel a voulu donner une solution nou-
velle. Charlemagne ayant renoncé à poursuivre les Maures
d'Espagne et repassé les Pyrénées, vit venir après lui des
chrétiens espagnols et même des Arabes, cherchant dans les
Gaules un refuge contre les envahisseurs. On a leurs noms
et la teneur mème des concessions qui leur furent faites par
le grand Empereur, qui plusieurs fois s'employa activement
à les protéger. Les Cagots ne seraient autres que les descen-
dants de ces réfugiés.
Comment expliquer dans ce cas le soupçon de lèpre, si
enraciné et si général dans le peuple ? Si on veut dire encore
ici que l'on a transporté à la lèpre véritable ce qui avait trait
à la lèpre morale de l'hérésie, nous demeurons toujours en
face de cette énigme : l'erreur volontaire et la conspiration
de tout un peuple contre l’évidence. D'ailleurs, l'hérésie
arienne, dont on aurait pu soupconner ces réfugiés, était
depuis bien longtemps éteinte en Espagne à l'époque de
Charlemagne, et des chrétiens, persécutés à cause de leur
foi, venant chercher asile sur des terres chrétiennes, ne
pouvaient inspirer l'horreur et la répulsion que l'on éprouve
pour des hérétiques. Ce qui le montre encore, c'est que ces
familles de Cagots sont précisément, dans les plus anciens
documents, appelées du nom de chrétiens.
Il faut donc chercher une autre solution. Voici la nôtre.
Les Cagots ne sont autre chose que des gens dont le teint,
la complexion, le tempérament lymphatique paraissaient sus-
pects à une époque où la médecine était encore dans l'en-
fance. Quelque impureté de sang, quelque maladie de peau
faisaient redouter qu'ils eussent la lèpre. L'horreur qu'ins-
pirait ce mal, la crainte de le contracter faisaient prendre ces
L'ORIGINE DES CAGOTS h97
précautions, qui nous semblent aujourd'hui cruelles et bar-
bares, mais que le sentiment public exigeait alors, comme il
exige de nos jours, quand une épidémie éclate, le cordon
sanitaire. Guéris plus tard de leur infirmité, ils avaient con-
tinué d'inspirer la même défiance, on séparait donc de la so-
clété, non pas seulement les vrais lépreux, mais encore les
soupconnés de lèpre, et on distinguait les lépreux noirs et
les lépreux blancs, dont le mal, dit Ambroise Paré, ne pa-
raissait pas à l'extérieur.
Sans doute, il y avait une différence entre ces deux classes
d'hommes, et la séparation pour les seconds devenait moins
sévère. Ils n’en excitaient pas moins d'abord la compassion,
puis, comme les vrais lépreux, la répulsion et le dégoût.
Il paraît bien avéré, d’après le témoignage de Laurent Jou-
bert,et beaucoup detémoignages concordants de cette époque
d'actes et de documents divers, que les Cagots avaient dans
leur teintau moins une apparence de leucé, et sur la peau
des taches blanches repoussantes. De là vient à notre avis,
l'assimilation des Cagots aux Iépreux. De 1074 à 1551, où
paraît pour la première fois ce nom de Cagot, ils sont partout
désignés sous les mêmes noms que les lépreux : chrestias ou
chrétiens, ladres, Gézits ou gézitains (à cause de Giézi, le lé-
preux),nizels. Cependant on lesdistingue defait d'avec leslé-
preux proprement dits. Les mesures édictées contre eux, àune
époque chrétienne, ne peuvent s'expliquer que par là. Notons
aussi que nous ne trouvons jamais, dans cette première pé-
riode de leur histoire, la plus ancienne, celle qui devrait le
mieux nous éclairer sur leur origine, aucun nom, aucun fait
aucun détail qui indique une provenance étrangère ; jainais,
en particulier, on ne leur fait le reproche d’hérésie, jamais
on ne suspecte leur christianisme et leur orthodoxie. Cela
ne suffit-il pas à réfuter toutes les opinions précédemment
énoncées, et celle, en particulier qui voudrait qu'on les eut
accusés de lèpre, uniquement parce qu'ils étaient héré-
tiques ? Encore une fois, on ne peut expliquer que par une
maladie apparente ou réelle la relégation dont ils sont l'objet ;
caril est impossible de concevoir que des populations de
contrées diverses comme sont les Bretons et les Bordelais,
les Gascons et les Basques, les nobles et les vilains, les sa-
E. F. VIII. — +2
AT UN PROBLÈME HISTORIQUE
vants et les simples, le clergé et le peuple, adoptent une
mème ligne de conduite, et sous l'influence d’un préjugé
qu’il étaitfacile de dissiper, se rendenttous cruels et absurdes
de parti pris. Car il eût été cruel et absurde à la fois, de
traiter ces gens comme hérétiques sous le prétexte que leur
pères l’étaient autrefois, quand les curés, à l’envi, leur ren-
daient au contraire ce témoignage qu ils étaient chrétiens à la
manière de tous les autres fidèles, et que l’on ne surprenait
chez eux aucune pratique spéciale, aucune superstition.
Comment des préjugés uniquement basés sur une différence
de religion auraient-ils pu se conserver encore quand le
Béarn et l’Aquitaine, en grande partie, avaient embrassé le
Protestantisme ? |
L'erreur de ceux qui se sont occupés des Cagots a été de
vouloir à tout prix en faire une race particulière. Il eût fallu
d’abord se poser cette interrogation : Ont-ils les caractères
d’une race spéciale ? Les témoignages entendus, il faut
répondre : non. Ils ressemblent aux autres habitants des
contrées où ils vivent. S'il y a dans certaines localités un
type uniforme, distinct, ce sont les caractères d’une famille,
qui ont dù s’accentuer toujours de plus en plus, puisque les
Cagots nese mariaient qu'entre eux, mais ce ne sont pas les
caractères d’une race. S'ils sont plus généralement blonds,
s'ils ont le teint frais et rose, cela montre, comme le dit
M. Abadie, que leurs pères furent lymphatiques, soit que ce
füt leur maladie au commencement et l'affection qui les pré-
disposait à la lèpre, soit que la lymphe se soit développée
chez eux à la suite de leur relégation, de leurs souffrances,
des mariages entre parents. Il n’y a pas jusqu’au manque du
lobe auriculaire qui n'apporte une confirmation à notre thèse,
en accusant chez les Cagots la descendance des vrais
lépreux, chez qui les parties molles et charnues étaient les
premières attaquées et détruites.
Si les Cagots étaient une race part'culière, ils auraient
conservé, non seulement le type, mais encore des usages,
des mœurs, une langue, des restes d'un culte, comme Îles
Bohémiens et les autres peuplades transportées en terre
étrangère. Ils auraient conservé, maigré leur abjection, et
pour se consoler de cette abjection mème, quelque souve-
#
L'ORIGINE DES CAGOTS | 499
nir de leur passé. La fierté de la race se fût réveillée en eux
pour répondre au mépris dont ils étaient l’objet. Or l’histoire
nous les montre bien qu'intelligents, forts et actifs, toujours
tristementrésignés, sans que Jamais le sentiment patriotique
fasse explosion chez eux, sans que jamais se trahisse un
mouvement de révolte, un élan vigoureux vers l’indépen-
dance, sans qu’ils songent même à la vengeance.
Des individus d'une race spéciale seraient demeurés
réunis dans un mème lieu, ils se fussent groupés pour être
plus forts ; or, jamais on ne vit de leur part semblable tenta-
tive. Ils sont répandus un peu partout, et dans toutes les
localités, ils se considèrent, non conme des étrangers, mais
comme des indigènes fixés au sol sur lequel ils sont nés,
quelqu’ingrat qu'il soit pour eux. |
On nous objectera que, siles Cagots ne sont pas les débris
d’une race, on devra les retrouver partout, et non pas seu-
lement dans le sud-ouest ; car partout sans doute il y eut des
gens soupçonnés de lèpre, et on dut user en France du
moins dans toutes les provinces, au nord, au midi et à l’est,
de la même conduite à leur égard. |
Cela n’est pas sûr.LaFrance alors était divisée en provinces
avec des mœurs et des usages très différents, et il peut se
faire que les Cagots ne soient demeurés séparés du reste
de la population que dans les provinces où l’on avait usé à
leur égard d’une sévérité plus grande. Dans d’autres régions,
le préjugé étant moins enraciné, et l'expérience prouvant
qu’on pouvait sans danger fréquenter.ces pauvres gens, la’
séquestration avait pris fin en même temps que disparais-
saient les léproseries et les lépreux.
Peut-être aussi la maladie spéciale, l’altération du teint et
la couleur de la peau, qui avait été appelée la lèpre blanche,
lèpre intérieure, n'avait sévi que dans certains lieux ; ou bien
elle avait été ailleurs moins remarquée et n'avait pas pro-
voqué le soupcon de lèpre. Ceux qui en étaient atteints étaient
demeurés dès lors mèlés au reste de la population, qui dans
ces contrées, n’a pu même conserver le souvenir de ce mal.
Quoi qu’il en soit, nous voudrions pouvoir compulser l’his-
toire, si elle était faite, des léproseries du moyen âge. Nous
y trouverions certainement la confirmation pleine et entière
500 L'ORIGINE DES CAGOTS
de la thèse que nous croyons pouvoir avancer ici. Des cher-
cheurs plus heureux que nous la trouveront peut-ètre dans
l'étude des documents locaux.
Aujourd'hui, grâce à Dieu, les barrières derrière lesquelles
étaient relégués les Cagots sont tombées : partout, ils sont
entrés dans la vie ordinaire. On les reconnaît pourtant en-
core, par les caractères de famille, par les traditions locales,
qui sont tenaces dans les petits villages, et surtout par cer-
tains noms patronymiques qui leur sont particuliers, et qui
ne sont guère que des synonymes variés du mot lépreux.
Nous n'oserions pas dire cependant que tous les préjugés
à leur sujet ont disparu. On les croit encore vicieux, lascifs,
orgueilleux ; dans de nombreuses paroisses, les non cagots
éprouvent de grandes répugnances à s’allier à eux; les
enfants continuent à se jeter à la face comme la plus cruelle
injure le nom de Cagot ; et les familles, sous le manteau de
la cheminée, rappelant les histoires anciennes ou récentes,
entretiennent dans le secret leurs préventions et leurs
méfiances.
Les distinctions s’effacent cependant de lbs en plus, etil
est facile de prévoir le jour où elles auront complètement
disparu. On montrera encore, dansles vieilles églises, aux
archéologues de profession, la porte basse et le bénitier
réservé, mais le nom des Cagots ne sera plus qu’un souve-
nir. Nous avons rappelé la longue et lamentable histoire
de leurs misères, qui était déjà connue. Seul, le problème
de leur origine s'enveloppait d'épaisses ténèbres. Puissions-
nous avoir réussi à y jeter quelque lumière.
FR. Eunxestr-ManiE de Beaulieu.
O. M. C.
ÉTUDE SUR LA CORRESPONDANCE
DE
SAINT LÉONARD DE PORT-MAURICE
DIRECTION SPIRITUELLE.
Un des historiens de Saint-Léonard, le P. Salvator d’Orméa,
avait recueilli quatre-vingt-dix-huit lettres, échangées entre
le Saint et divers personnages, et les avait insérées dans l’é-
dition des œuvres complètes de ce dernier (1). Un autre Fran-
ciscain a tout récemment enrichi cette collection de quatre-
vingt-six missives adressées à une seule destinataire, dona
Hélène Briganté Colonna, noble dame romaine (2). Le texte
original italien fait partie des archives de saint Bonaventure.
Dans leur ensemble, elles offrent toutes les variétés du genre
épistolaire : simples avis, rapports diplomatiques, direction
spirituelle, questions dogmatiques. Nous n'étudierons icique
les matières qui ont trait à la direction spirituelle ou aux
questions doctrinales.
Chose étonnante ! Ce moine, si constamment absorbé par
les labeurs de l’apostolat, trouvait encore le moyen d’entre-
tenir un commerce épistolaire, non seulement avec ses su-
périeurs ou ses collègues, mais encore avec les sommités
sociales du temps, nobles dames, prélats, souverains, y com-
pris le chef de la catholicité. Il se plaint plus d’une fois dans
ses lettres que le temps lui manque; mais la charité l'emporte
sur la fatigue corporelle : il dérobe une heure au court som-
(1) V. Traduction Labis, t. ], p. 417-632. (Casterman, 1858.)
(2) Voir la traduction française : La Direction d'une äme, par le R. P. Jules
du Sacré-Cœur (Vanves, 1893). L'édition italienne renferme 86 lettres, dont
25 sans date, Pour ces dernières, le traducteur a rétabli l'ordre chronolo-
gique, que nous indiquerons dans nos références, en nous reportant à son
gracienx opuscule,
502 ÉTUDE SUR LA CORRESPONDANCE
meil qu'il s'accorde, et sait puiser dans son cœur et dans son
expérience les consolations ou les conseils sollicités de son
dévouement.
Les principaux destinataires sont trois dames : la reine
Marie-Clémentine, la duchesse Acquaviva Strozzi et dona
Hélène Colonna, toutes les trois de résidence à Rome ou dans
les environs. Trois belles figures qu'illumine d’un vif rayon
de lumière l’auréole de l'apôtre franciscain.
Marie-Clémentine descendait d'une race de héros, celle des
Sobieski de Pologne. Elle avait épousé Jacques TITI d’An-
vleterre, prince réfugié à Rome, et qui avait vainement tenté
de recouvrer le trône de ses pères. Elle fut prématurément
emportée par la mort, vers l’âge de trente ans, le 18 jan-
vier 1735, laissant derrière elle deux fils, Charles et Henri,
avec qui devait s’éteindre l'illustre et infortunée famille des
Stuarts. Notre bienheureux ne tarit pas en éloges sur le
compte de cette princesse « dont Rome ne cesse de pleurer
la perte, déclare-t-il dans un de ses opuscules (1). D'une
piété peu commune, elle faisait ses délices d'assister, chaque
matin, àautant de messes qu'elle le pouvait. À la voir im-
mobile, à wenoux sur le pavé, sans coussin, sans appui, on
l’eût prise pour l'ange de la prière. Et chez elle, quel désir
de se nourrir chaque jour du Pain des anges! Quelle fan
insatiable, et que de larmes pour obtenir cette faveur ! Elle
se mourait de langueur, parce que son cœur se tenait cons-
tamment là où était l'objet de son amour! Dieu ne permit
pas cependant que ses vœux fussent exaucés, sans doute
afin d'élever son amour jusqu'à l’héroïsme, disons mieux,
afin de faire d'elle une martyre d'amour; car, à mon avis,
c'est ce refus qui accéléra le dénouement fatal, et j’en ai la
preuve dans la dernière lettre qu'elle m'écrivit, presque
mourante. Ce qu'il y a de certain, c'est que si on lui refusa
la communion fréquente, on ne lui en enleva pas le mérite.
Privée des doux épanchements de la communion sacramen-
telle, elle y suppléait par la communion spirituelle, qu'elle
renouvelait, non seulement à chaque messe qu'elle enténdait,,
mais mille et mille fois par jour, avec un contentement
intérieur inexprimable. »
(1) Le Trésor caché, Œuvres complètes, t. 11, p. 481.
DE SAINT LÉONARD DE PORT-MAURICE 503
« Je ne crois pas, dit-il ailleurs, qu’il me soit jamais donné
de rencontrer un cœur aussi détaché du monde et de toutes
les grandeurs terrestres. Je n'ai pas éprouvé une douleur
aussi vive à la mort de mes proches qu’à celle de la reine.
Elle m'avait ouvert le livre de son cœur, et je connaissais
les trésors de grâce que le ciel y avait déposés. Le monde
admire ses qualités extérieures, sa vie pénitente, sa modes-
tie, son goût pour la retraite, sa conduite exemplaire; mais
le Frère Léonard admire par-dessus tout ses vertus inté-
rieures, son détachement absolu des créatures, son calme
sous les coups du Dieu qui la crucifiait. Pour nous, effor-
cons-nous d'aimer Dieu comme elle l’a aimé ; laissons tout,
pour tout retrouver en lui, et approprions-nous la devise de
la reine : Quod æternum non est, nihil est: Ce qui n’est pas
éternel, n’est rien (1). »
Le zélé directeur laisse ainsi tomber, en passant et d’une
main discrète, quelques lueurs sur le visage transficuré de
la fille des Sobieski,; 1l ajoute qu'elle se plaisait à confec-
tionner des orneménts pour les églises pauvres, et que son
exemple entraina les dames de l'aristocratie romaine. Mais il
ne nous dit pas enquoises conseils contribuèrent à l’éclo-
sion ou à l'épanouissement de toutes ces beautés morales,
et nous ne le saurons jamais ; car, sur ses instances pres-
santes, toutes les lettres échangtes entre la reine et lui
furent brülées (2). I regretta plus tard cet acte de prudence
excessive, et nous le regrettons plus vivement encore que
lui.
Nous serons plus heureux avec une autre de ses Philo-
thées, la duchesse Acquaviva Strozzi, confidente de la prin-
cesse Marie-Clémentine, peut-être une de ses dames d’hon-
neur, et sœur du cardinal Acquaviva, cardinal-protecteur de
la congrégation des Bonaventurins. Nous possédons dix-
huitdes lettres de direction spirituelle qui lui sont adressées ;
elles vont de l'année 1733 à 1747. C'est un écrin rempli de
perles précieuses. Le cœur du Saint s’y épanche tout à l'aise,
sans autre art qu'un immense amour des âmes. Avec quelle
émotion attendrie 1l rappelle à la duchesse le souvenir de
(1) Correspondance, t. I, lettres 15° et 16°, p. #43.
(2) /b., lettres, 16° et 18°.
504 ÉTUDE SUR LA CORRESPONDANCE
celle qu’ils pleurent également! Avec quel soin paternel il
cherche à allumer dans son cœur la flamme du zèle qui le
consume lui-mème !
« Je vous écris, lui dit-il, comme je le faisais avec notre
bonne reine. Les honneurs qu’on lui a rendus adoucissent
la peine que je ressens de sa perte. Il faut maintenant que
vous et moi nous profitions des beaux exemples de foi qu’elle
nous lègue en héritage. — Je voudrais vous voir devenir
une sainte, parce que Dieu a de grands desseins sur vous.
N’allez pas les contrecarrer par la tiédeur, mais montrez-
vous docile aux inspirations de la grâce. — Aidez-moi de
temps à autre à gagner des âmes. Imitez la bonne reine, qui
faisait la missionnaire et offrait au Père Eternel le sang de
son divin Fils, afin que ma parole püt aller au cœur de mes
auditeurs. De quatre heures à six, je croise le fer avec les
puissances infernales. Unissez-vous à moi : élevez votre
cœur vers Dieu, aux mêmes heures; offrez-lui le sang de
son adorable Fils; et vous voilà missionnaire à peu de
frais (1). » Fu
Ailleurs, il lui définit la sainteté et l’incite fortement au
combat, à la vigilance, aux efforts énergiques, à l'espérance,
à la résignation. « Ne cherchez que Dieu et ce qui plaît à
Dieu ; dirigez toutes vos actions vers cette fin, et vous aurez
trouvé le secret de la sainteté (2). — Les épreuves sont la
voie royale de la sainteté (3). — Habituez-vous à adorer les
dispositions de la divine Providence dans les petites croix
intérieures ou extérieures qu’elle vous envoie chaque jour.
Acceptez ces croix, pressez-les dans vos mains : ce sont au-
tant de trésors. Tenez-vous unie au Cœur de Jésus; là est
la source de tout bien ; là vous puiserez la paix, cette paix
ineffable qui est l’avant-goût des joies du Paradis (4). »
La duchesse se plaint-elle de ses défaillances et des re-
prises du vieil homme ? Le sage directeur se hâte de la ras-
surer et de ranimer son courage par une pensée de foi. « Vos
faiblesses ne doivent pas ètre pour vous un motif de décou-
(1) Correspondance, lettres 16€ et 21°.
(2) 1b., lettre 21e.
(3) 1b., lettre 7e.
(+) Zb., lettre 298,
DE SAINT LÉONARD DE PORT-MAURICE 505
ragement ; elles doivent plutôt vous exciter à la reconnais-
sance envers le Maitre suprême, puisqu'il ne laisse pas de
vous combler de ses bienfaits (1). »
Est-elle en proie aux désolations intérieures, à ces an-
goisses dont les plus grands saints ne sont pas exempts? Il
lui répond sur un ton de familiarité mêlé de finesse : « Ces
aridités et distractions vous sont plus nécessaires que le pain
de chaque jour. Dieu veut que vous les ayez. Sans elles,
vous seriez une vaniteuse, une dévote pleine de suffisance,
qui lui causerait mille dégoûts. Grâce à elles, au contraire,
vous marchez la tête basse ; vous vous reconnaissez pour ce
que vous êtes, et vous parvenez d'autant plus à plaire à Dieu
que vous vous déplaisez davantage à vous-même (2). »
Le découragement et la défiance paralysaient tous les
efforts de la duchesse. Le Saint le lui reproche doucement,
et lui indique le remède à y opposer. « Dilatez votre cœur!
Les cœurs rétrécis par la défiance ne lui plaisent pas ; car ces
craintes, ces inquiétudes proviennent d’un manque de lu-
mière et de notions inexactes. Dieu est amour. Connaissant
la fragilité de notre nature, il compatit à nos imperfections,
surtout lorsqu'elles ne sont pas pleinement volontaires. Il
chérit les cœurs saintement téméraires, qui non seulement
espèrent, mais en qui déborde l'espérance dans ses miséri-
cordes infinies; et puisque la défiance est la source empoi-
sonnée de vos sécheresses, opposez-y hardiment un cœur
dilaté par la confiance. Dieu est le souverain Bien ; aimez-le
avec la partie supérieure de l’Âme, qui n’est pas assujettie
aux sens, mais se règle d’après la raison, et persuadez-vous
bien qu'on lui procure plus de gloire par un seul acte de Îa
volonté, réglé sur les lumières de la foi, que par cent actes
fondés sur la tendresse sensible, qui est toujours mélangée
de quelque sentiment d’amour-propre, à peine aperçu (3). »
Ne croit-on pas entendre saint François de Sales! C'est la
même doctrine sûre et réconfortante, sous un ton plus sévère
‘et avec un langage moins imagé. Le Franciscain ressemble
à l'aimable évèque de Genève par la rectitude du jugement;
(1) Correspondance, lettre 26°,
(2) 1b., lettre 27e, p. 468.
(3) /6., lettre 27e, p. 168.
506 ÉTUDE SUR LA CORRESPONDANCE
il lui ressemble aussi par la délicatesse des sentiments et la
noblesse des motifs surnaturels qui le dirigent en tout. A la
mort du cardinal Acquaviva (1747), 1l s'empresse d'écrire à
la duchesse : « J'accours vous exprimer la part que je prends
au deuil qui vient de vous frapper dans la personne de votre
frère ; j'accours en mème temps vous consoler, par la pensée
que sa longue maladie, supportée avec tant de résignation,
est un gage manifeste du salut de son âme. » C'est sur cette
épitre que se fermé la correspondance avec dona Strozzi.
Hélène Colonna est la troisième fille spirituelle de saint Léo-
nard. Nous la connaissons un peu mieux que la précédente.
Après treize années de mariage, elle devenait veuve le 9 avril
1729. Elle comptait une trentaine d'années à peine ! Elle avait
six filles, dont trois moururent à la fleur de l’âge ; la vocation
et l'établissement des autres lui causèrent, comme à toute
mère, bien des tourments. Elle habitait ordinairement Tivoli,
où l'apôtre franciscain vint prècher une mission pendant l'A-
vent de 1730. Elle alla l'entendre, et, se sentant touchée de la
grâce, lui manifesta son intention de n'avoir plus désormais
d'autre époux que le Christ. 11 l'encouragea à persévérer dans
sa résolution, la soutint de ses conseils et continua, par de
nombreuses lettres, le bien qu'il avait commencé de vive voix.
Elle lui survécut de quinze ans, et le Frère Diégo nous af-
firme qu'elle mourut en odeur de sainteté, à Assise, aupres
du tombeau de saint Francois (2).
D'un style sobre et ferme, ce qui est le cachet du Saint, les
épitres dont elle fut l'heureuse destinataire se distinguent
des autres, ce nous semble, par plus d’onction et de suavité.
Au reste, elles tendent au mème but : la réforme intérieure
et l'esprit de sacrifice. Nous y respirons comme un parfum
du Calvaire.
En tête de ses missives, le Bienheureux inscrit cette
franche déclaration, qui résume tout son programme : « Je
ne veux pas seulement que vous sauviez votre àme ; Je veux
que vous deveniez une sainte. Préparez-vous à courber la tête,
(1) Correspondance, lettre 699.
(2) Summarium, p. 586 ; — et P. Jules du Sacré-Cœur, Hélène Colonna,
Préface.
DE SAINT LÉONARD DE PORT-MAURICE 507
4
et tout s’arrangera (1). » Il ne se contente pas seulement de
tracer le programme ; il aide la noble veuve à le réaliser;
et avec quel dévouement! Nous soupconnons, d’après ses
réponses, que dona Colonna était une âme ardente, aux ma-
nières hautaines, au caractère indompté. Il la reprend, l'é-
claire sur ses défauts et lui apprend l'art des arts, qui est de
se vaincre soi-mème et d’aimer Dieu. C'est un petit cours
d’ascétisme, qu’elle provoque par ses demandes et dont
nous dessinerons les grandes lignes.
Au début, il lui écrit : « Soyez humble, aimez Dieu, dé-
tachez-vous des créatures, et vous serez sûre de ne pas vous
tromper. Quant aux imaginations qui se présentent à l'esprit,
elles ne constituent un péché que par suite de l'adhésion de
l'intelligence et de la délectation de la volonté. Autrement,
il n’y a aucuñe faute ; il y a mème du mérite, si l’on sup-
porte cet ennui pour l'amour de Dieu. En conséquence ne
vous inquiétez pas; mais, tout doucement, sans trouble, dé-
tachez votre pensée de ces folles imaginations (2). Tout le
mal vient de vos passions, vives et immortifiées. Il ne suf-
fit pas de soumettre le corps ; ce n'est là que le premier
degré de la perfection. Il faut aller plus loin et discipliner
aussi ces passions qui nous enlèvent la paix et nous dé-
tournent de la présence de Die (3). »
Les tribulations se multiplient, les infirmités s’aggravent,
avec le poids des années. Le Bienheureux ne se contente pas
d'y compatir et d'adresser à sa Philothée de banales conso-
lations ; 1l lui explique le mystère de la douleur. « La plus
grande marque que le Très-Hlaut puisse donner de l'amour
qu'il porte à une âme, c’est de la tenir sur la croix; et les
croix les plus méritoires sont celles qu'il choisit pour nous,
et non celles que nous choisissons de notre propre chef.
Tenez-vous donc dans une entière résignation et dans la
- paix du cœurset vous acquerrez par là, avec de grands mé-
rites, une belle place dans le Paradis (4). » Et un peu plus
loin : « Les autres compatissent à vos douleurs; moi, je m'en
(1) Hélène Colunna, lettre 4e.
(2) /b., lettre 2°.
(3) Z6., lettre 3e,
(4) 1b., lettre 21e.
508 ÉTUDE SUR LA CORRESPONDANCE
réjouis avec vous, parce que je vois que par là le Seigneur
dompte votre tempérament. Croyez-moi, une once de souf-
france ou d'humiliation vaut mieux que cent livres de jouis-
sances sensibles ou d’applaudissements(1).—-Les souffrances
intérieures et extérieures sont le bois qui entretient le feu
de l'amour divin (2).— Sainte Thérèse s’écriait fréquemment :
Ou souffrir ou mourir. Pour vous, voici la devise qui vous
convient : Souffrir et aimer... Priez pour moi, comme je
prie pour vous. Vive Jésus ! Que Dieu vous bénisse (3). »
Souffrir et aimer, aimer surtout, aimer toujours davantage :
ces deux mots résument tout l’enseignement des maitres
sur la purification progressive des puissances de l'âme et
ses ascensions vers Dieu. Le reste n’est qu’un moyen. Aussi
le Bienheureux prie-t-il sa Philothée de modérer ses pé-
nitences corporelles, et l’engage-t-il à tournér tous ses ef-
forts, d’abord vers la réforme intérieure, ensuite vers l’ac-
quisition des biens qui ne périssent pas. « Apportez le plus
grand soin, ajoute-t-il, à conserver trois sortes de pureté;
la pureté de l'äme, par la détestation de tout péché; la pureté
du cœur, en ne cherchant en toutes choses que la sainte vo-
lonté de Dieu; et la pureté de la conscience, une pureté an-
gélique (4). »
Les dernières missives roulent sur la charité divine. Elles
sont riches de doctrine et étincellent de beautés littéraires,
quoique l’auteuf ne les recherche pas. « Notre plus proche
parent, écrit-il à dona Colonna, est notre grand Dieu, envers
qui nous avons des obligations infinies. Ne tenez compte
que de lui ; tout le reste est moins qu’un grain de sable (5).
Aimez Notre-Seigneur, aimez-le à votre manière ; aimez-le
passionnément, sans mesure. Je ne voudrais pas que ce fut
un amour efféminé, consistant dans les larmes et les affec-
tions sensibles, mais un amour pur, jailli du cœur et procé-
dant des vives lumières de la foi, qui nous fait comprendre
combien grandes sont la beauté, la bonté, la sainteté de Dieu,
(1) Hélène Colonna, lettres 18% et 23e,
(2) /b., lettre 33e.
(3) /b., lettre 71°,
(4) /b., lettre 64e.
(5) /b., lettres 474 et 63°.
D! SAINT LÉONARD DE PORT-MAURICE 509
et comment elles méritent d'être aimées par des cœurs in-
finis. Cet amour a quatre degrés : l'amour de complaisance,
qui contemple et savoure l'infini des perfections de Dieu;
l'amour de bienveillance, qui souhaite que Dieu soit connu
et aimé de toutes les créatures : l'amour de préférence, qui
place Dieu au premier rang, au-dessus de toutes les créatures
possibles ou imaginables ; enfin l'amour douloureux, c'est-
à-dire la vraie contrition.. Vous voyez que je vous ai trai-
tée en grand; je vous ai écrit un in-folio, mais à la hâte et
bien rapidement ; car le temps me manque. Que Dieu vous
bénisse (1). »
On peut rapprocher de ces lettres une épitre adressée aux
habitants de Fabriano, à l’occasion de ces tremblements de
terre si fréquents en Italie : « Ah! Fils bien aimés, de quelle
amertume mon cœur à été rempli, en apprenant que votre
ville vient d’être en butte aux coups de la colère divine ?
Consolez-vous, cependant, au milieu de vos malheurs ; car
les désastres eussent été beaucoup plus considérables, si
l’auguste Mère de Dieu et mon patron saint Vincent Ferrier
n'avaient retenu le bras du Sauveur... Que ce châtiment serve
à vous faire comprendre qu'il existe un juge équitable et
que ce juge suprême, quoique la miséricorde par essence,
ne rencontrant devant lui que des esprits révoltés, finit
par permettre à la justice de suivre son cours... Combien
de fois n’avez-vous pas profané la maison de Dieu ? Faut-il
donc s'étonner que dans son juste courroux, il ait jeté
par terre vos maisons avec la sienne ? Ayez confiance,
malgré tout, dans sa bonté infinie, et soyez assurés que, si
vous joignez l’amendèment au repentir,il vous pardonnera.
Et comme je vous porte dans mon cœur, je pleure devant
Dieu, et veux m'offrir comme victime aux coups de sa jus-
tice, en le conjurant de décharger ses foudres sur moi et de
vous pardonner (2). » |
Dans sa prédication, le Bienheureux nous est apparu sous
un aspect sévère. C'était Fambassadeur de Dieu chargé de
(1) Hélène Colonna, lettres 63° et 75°. La 75e est très remarquable, Nous
ne faisons qu'aualyser succinctement la doctrine du Bienheurcux sur les quatre
degrés de l'amour divin,
(2) Œuvres complètes, 1. T, lettre 36°,
D 10 ÉTUDE SUR LA CORRESPONDANCE DE SAINT LEONARD
réveiller les peuples assoupis ; il lui fallait bien tonner contre
les vices de ses contemporains et gémir sur leur endurcis-
sement! Sa correspondance nous le dépeint tel qu'il était
dans sa vie intime, tel que nous aimons à nous le représen-
ter, guide sùr et dévoué, mystique profond mais opposé
aux folles rêveries, cœur ouvert, ami fidèle, s’associant à
toutes les joies, compatissant à tous les deuils, et, par-dessus
tout, saint et sanctifiant, entrainant les autres à sa suite vers
les cimes du Calvaire. C'est par là qu’il dépasse infiniment
les philosophes de l'antiquité et nos humanistes modernes :
il relève, il guérit, il console, à la différence de ces rhéteurs
qui ne nous servent, sous des périodes sonores, que des
théories creuses sur l'instabilité des choses, quand ils ne
prèchent pas directement le fatalisme ou la désespérance.
Fr. LéoPpozp de Chérancé,
O. M. C.
POSSIBILITÉ
OU
IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
DERNIER ARTICLE (1)
L'opinion qui soutient l'impossibilité de la création éternelle
du monde est la plus probable (Suite).
Les preuves qu'on peut faire valoir pour prouver l’impos-
sibilité d’une multitude ou d’un nombre actuellement infini,
sont nombreuses ; nous n’en dirons que quelques mots.
Qu'on veuille bien ne point perdre de vue le mot actu, mar-
quant l'existence des éléments qui composent la multitude,
non dans l’ordre de la possibilité (de facon à exclure la réa-
lisation), mais dans l'ordre de l'existence réelle : c’est-à-dire
réalisée ou réalisable ; ce mot est d'une importance capitale :
en le négligeant on s'expose à ne pas saisir la portée des
arguments, et à accepter comme vérités plausibles les so-
phismes proposés en faveur de la sentence adverse. Nous
disons donc :
Une multitude ou un nombre actuellement infini répugne
intrinsèquement (2).
(1) Voir la livraison d'octobre 1902.
(2) « On arrive... à des conclusions qui choqueraient la raison, s'il s’agis-
sait d'objets réels, de boules, et d'infinis actuels, Concevons un damier qui
s'étende à l'infini à droite et avant, et supposons que les cases du bord in-
férieur renferment chacune une boule. On prouve riwoureusement et d'une
manière très élégante, qu'avec ces boules on peut remplir tous les casiers
du damier. C'est mème pour cela qu'on ditque ces deux ensembles sont
équivalents ; ils peuvent être appliqués l’un sur l’autre. On dira : quoi d'é-
tonnant ? Cette rangée inférieure est un canal inépuisable, il est naturel qu'il
512 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
En effet : |. Le nombre, comme son concepte l'indique,
est une chose collective, puisqu'il signifie une collection,
sinon faite, au moins possible ; or toute notion collective
est nécessairement finie, puisqu'elle peut ètre mesurée par
les choses individuelles dont elle est la collection. Donc,
de par son concept, le nombre est essentiellement fini.
IT. Toute quantité est nombrable, c’est-à-dire, peut être
surpassée et pour ainsi dire épuisée ; mais l'infini actu ne
‘ peut en aucune facon être surpassé. En conséquence, un
aombre infini implique contradiction.
III. Tout nombre, de par son concept, est capable d'aug-
mentation dans la même espèce ; mais ce qui est infini actu
dans une espèce donnée, est ce qu'il y a de plus grand dans
cette espèce ; on ne saurait rien imaginer de supérieur à lui,
car, Si quelque chose le surpassait, il ne serait plus infini,
mais il aurait sa limite au point mème où l'autre quantité lui
devient supérieure.
IV. Tout nombre s'obtient, soit par addition, soustraction;
multiplication ou division d’un mombre fini ; or, par aucune
de ces voies on ne peut obtenir un nombre qui ne puisse
être surpassé par un autre ; donc un nombre infini implique
contradiction (1).
V. « Toute multitude existant réellement a une nature
spécifique et déterminée, car elle est déterminée et classi-
fiée par le nombre. Or le nombre ou la multitude mesurée
par l'unité est nécessairement finie (2). Donc toute multitude
réelle et concrète est nécessairement finie.
puisse inonder la surface entière. Oui, si on ÿ puise indéfiniment des mètres
cubes, en ouvrant ses écluses, on couvrira une surface indéfiniment grande
du damier, Mais si tout est actualisé, on arrive à une contradiction ontolo-
gique.. » (P. Poulain, S. J. Etudes... Août 1897.)
(1) Cf. Pesch. (op. cit. 1. I, disp. IV, sect. 1), pour les arguments déve-
loppés en faveur de notre thèse.
(2) Dupont. Thèses de métaphysique générale, 1h. Cln.1. — « Omnen
multitudinem oportet esse in aliqua specie multitudinis. Species autem mul-
titudinis sunt secundum species numerorum, Nulla autem species numeri est
infinita ; quia quilibet numerus est multitudo mensurata per unum. » (D. Tb.
Summa 1, 97, art. 4). — « I s'agit d'établir la thèse... pour une multitude
infinie d'événements passés, par exemple, pour la suite d'états différents
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 513
VI. Une multitude contient des unités distinctesentre elles:
séparons-en quelques unités, celles qui restent, seront-elles
finies ou infinies ? si elles sont infinies, l'infini pourrait
croitre dans le même ordre ; si elles sont finies, leur total
ne pourra être infini {{).
On pourrait augmenter de beaucoup la série de ces
preuves (2).Nousne le ferons pas.Mais la conclusion s'impose:
on ne peut admettre sans contradiction la possibilité d’une
qu'aurait subis notre univers ;.. supposons que chaque événement eüt été
accompagné de la production d'une étoile, nous aurions maintenant une in-
finité d'étoiles coexistantes, ce qui cest impossible. Ceux qui croient à la pos-
sibilité des multitudes infinies, y sont toujours amenés, ce me semble, par
un raisonnement confus que l’on pourrait ainsi formuler : une multitude
d'objets peut être réalisée simultanément, si chaque objet satisfait aux con-
ditions suivantes : d’être possible en lui-mème, de ne pas trouver dans les
autres d’obstacle à son existence. Or, dans une multitude infinie de boules
ou d'étoiles, les objets se trouvent dans ce cas, pourvu qu’on adopte cer-
taines distances et dimensions. Donc... Ce raisonnement, à première vue,
semble très simple, lumineux. Mais la majeure est fausse, Il faut une condi-
tion de plus, c'est qu'il y ait une ou plusieurs causes capables de produire
ces objets, et qu’elles soient en nombre fini ; sans quoi il yÿ aurait pétition
de principe. Or, si la mineure aborde cette question, on se trouve en face
de problèmes fort difficiles. Il me suffit de le constater, pour montrer que
le raisonnement ci-dessus n’a pas la simplicité lumineuse qu'on lui attri-
buait. » (P. Poulain, Etudes... Août 1897.)
(1) Cfr. Scot. Métaph. 1, V. Sum.unic. cap. XIII, no 102; ad rem Mastrius :
Possent infinitæ multitudini plures et plures unitates detrahi; cum enim
cas produxerit Deus, utique etiam destruere potest ; sed ex alia parte
id non videtur fieri posse ; nam ablatis decem vel centum unitatibus, vel
quæ remanent sunt finitæ, vel infinitæ ; si primum, ergo totus numerus
finitus erit ; si secundum, cum illud residuum esset pars numeri pra
cedentis. ergo pars erit æqualis toti, et totum non majus sua: parte. »
(Curs. Philos.t. x, disp. 10, q. 3,n. #5); S. Bonav. IT sent., dist. {, p. 1,
a, q.1 ; Scot. métaph. IX, sum. #, cap. 3. n. 82.
(2) Implicat omne infinitum categorematicum tam in essentia, quam in ma-
guitudine, multitudine, intensione, aut quacumque alia perfectione : P. Gcr-
vasius Brisacensis, O. Cap. Cursus Philosophicus Phys. tract. 5, q. 3, a 8.
— V. Tongiorgi : Ontolog. t, HI, c. I, a. 4 ; Palmicri, Ontol. cap. IV, th.
XXIX ; Zigliara, op. cit. Ontologia, 1, 11, cap. II, a. 5. — Ommis creatura
habet esse finitum et limitatum : S. Bonaventura, sent, 1, d. 8, p. 2, a. unic.,
q. 2. — « Deus non potest producere iufinitum actu, neque secundum ma-
gnitudinem, neque secundum multitudinem, ergo nec secundum durationem ;
est enim in his tribus eadem ratio impossibilitatis scilicet infinitum aliquid
actu completo jam sumptum esse... (Estius, II sent., dist, 4, $ Xl).
E. F. NII. — 33
LA
514 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
multitude actuellement infinie. L'infini, dans le vrai sens du
mot exclut nécessairement la multitude et l'étendue ; on ne
peut lui assigner des degrés de perfections finies ; il est un,
indivisible et absolument simple. |
Les adversaires de cette thèse et de cette conclusion ap-
portent à leur tour des arguments pour montrer la possibilité
d'une multitude actuellement infinie; nous n'examinerons
pas ces preuves en détail ; qu'il nous suffise de remarquer
que toutes pèchent en un mème point, savoir : au lieu de prou-
ver la possibilité d’une multitude infinie «actu », elles éta-
blissent la possibilité d'une multitude infinie « potentia »,
de l’indéfini, ce que tout le monde admet, et ce qui n'est pas
en question ici.
D’autres croicnt pouvoir établir leur opinion en posant
comme thèse ce qui n’est en réalité qu’une hypothèse. Ainsi,
M. Nys nous dit : « Supposez une ligne placée devant vous,
‘ s'étendant à l'infini à droite et à gauche... » Mais c’est là
une hypothèse irréalisable : la ligne peut s'étendre indé-
finiment, mais elle ne peut avoir une étendue « actu » in
finie. Que si l'on voulait faire malgré tout cette supposi-
on, il faudrait, au préalable, prouver sa non-répugnance,
en réfutant les arguments qui la démontrent.
« Qu'importe-t-il' à la génération présente, dit ailleurs
M. Nys, de ne compter que quelques milliers de devancières.
ou d’être le terme de générations sans fin d’ailleurs disparues ?
— Îl lui importe qu'il répugne de supposer des générations
sans fin disparues ; car si cela était, on aurait une multitude
actuellement infinie, chose contradictoire, comme nous l'a-
vons démontré. |
« Ainsi, conclut le savant auteur, tombe un premier re-
proche que l’on a coutume de faire à la multitude infinie,
et qui consiste à ne lui reconnaitre qu'un caractère essentiel
lement indéterminé. » — Nous ne reconnaissons absolument
pas un caractère indéterminé à la multitude infinie, mais un
caractère bien nettement tranché; et c’est précisément à
cause de cela que nous disons que la multitude actu infinie
répuwne. |
Comment peut-on dire si « d'un passé sans commence-
ment nous dirigeons notre marche vers le présent? » S'il n°Y
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 315
a pas eu de commencement, à quel moment a-t-on commencé
à diriger sa marche ? Où est le point de départ? (1).
M. Le professeur Nys s'efforce de démontrer qu'un infini
peut être plus grand qu'un autre; il apporte à l'appui l'ar-
gument d’Esser (2) : « représentons-nous deux roues dont
l’une est plus grande que l’autre, roulant à l'infini avec une
égale vitesse. À raison de son moindre diamètre, la plus
petite fera plus de tours que l’autre. Mais toutes les deux
roulent sans fin. Direz-vous que la course de l’une est moins
infinie que la course de l’autre ? » — Non seulement nous di-
rions que l’une course est moins infinie que l'autre, mais
bien plus, qu'aucune de ces courses n’est infinie : toutes les
deux sont finies et limitées « actu », ou infinies potentia, en
d'autres mots, elles sont indéfinies ; l’une est simplement
plus grande que l’autre. Du reste, la première démonstration
à établir serait de prouver qu'une course infinie est possible,
ainsi que pour les nombres infinis, etc... (3)
« Enfin une dernière propriété de la multitude infinie,
c'est de ne renfermer que des parties finies ». — Ne disons
rien de cet infini contenant des constituants finis. Ces par-
ties en quel nombre sont-elles ? En nombre infini probable-
ment; mais celui-ci est-il possible ? Il faudrait réfuter les
preuves par lesquelles nous avons établi l'absurdité qu'im-
plique pareille assertion. Nous admettons que les mouve-
ments pris individuellement sont finis et limités, mais nous
nions qu’au moyen de ces mouvements, quelque nombreux
qu’on les suppose, on puisse obtenir une infinité actuelle de
(1) Que parle-t-on de passage, de traversée, au regard de la durée éter-
nelle ? Qu'est-ce qu'une traversée sans point de départ ? Comment concevoir
un passage sans deux extrèmes ? (R. P. Sertillanges, Revue Thomiste, no-
vembre 1897.)
(2) Esser : Die Lehre des Heil. Thomas von Aquino über die Müglichkeit
einer Anfanglusen Schüpfung. Münster. Aschendorff, 1895.
(3) M. Nys semble citer la Som. Théol. 12, p. q. XIV, a. 12 où saint Tho-
mas parlerait en faveur de la possibilité d'une multitude actuellement infinie.
Si telle a été l'intention du docte philosophe, il nous semble qu'il s’est mé-
pris singulièrement ; car, à l'endroit marqué, le saint docteur parle de l'in-
fini au sens large du mot, d'un indéfini ; il s'agit en effet des « cogitationes
cordium entium intellectualium, quæ semper extitura sunt ac proinde infinite
imultiplicabuntur. »
516 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
mouvements. C'est en eflet à cela qu'il faut toujours revenir.
M. Nys critique la portée d'un argument de saint Bo-
naventure, {in 11 Sent. d. 1, p.1) et de Jean de Saint-Thomas
(Phil. nat. 1° p. q. xx1vV, art. 2). Passe encore que l'argument
de saint Bonaventure, pris en soi, ne soit pas valable ; mais
qu'on veuille remarquer que le docteur séraphique argumente
ex absurdo necessario admittendo, et il a parfaitement raison
de tirer de ce principe, quoique absurde, d’autres absurdités.
Enfin, il s'attaque à l'argument que proposent certains
adversaires de l'opinion thomiste, notamment que l'éternité
du monde conduirait logiquement à la négation de la créa-
tion, puisque, disent-ils, dans l'hypothèse d'un monde éter-
nel, la série des générations animales aussi bien que celle
des plantes serait sans premier terme, c’est-à-dire infinie.
Or, si réellement tous les termes de cette série illimitée
ont été engendrés successivement, il serait impossible d'en
trouver un qui ait été produit immédiatement par l'acte divin
créateur ; or, l'être, pour qu'il puisse ètre dit créé dans le
vrai sens du mot, doit avoir reçu immédiatement de Dieu la
totalité de son existence concrète er nihilo sut et subjectr.
À cet argument M. Nys répond très bien et avec raison :
«_ pour rapporter à la création, considérée comme cause pri-
mordiale, le monde actuel des êtres vivants, il suffit évidem-
ment que chaque espèce de plantes ou d'animaux dérive
d'un couple directement créé par Dieu; ce couple doit être
éternel si l’on admet l'hypothèse d’un monde sans commen-
cement ; sinon la série de ses descendants ayant pris som
cours dans le temps serait forcément limitée. Mais que con-
clure de là ? Que l’ensemble des êtres engendrés de chaque
espèce a un premier terme et se trouve ainsi limité et fini?
Oui, si le couple originel n'est pas éternel; non, si lui-
mème na pas eu de commencement. » — C'est fort bien
raisonné ; seulement on voudrait bien voir prouvée la pos-
sibilité de la création ab æterno de ce premier couple ; c'est
à cela que se ramène la question. En outre, on n'affirmerait
pas gratuitement que la série des ètres engendrés a eu ur
commencement, car une série infinie implique contradiction ;
et quand il s'agit de génération matérielle, la génération 5€
fait nécessairement dans le temps, puisque l'être engendran €
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 517
1
doit être antérieur dans le temps à l'être engendré.
Les arguments que nous avons fournis jusqu'ici ne s’ap-
pliquent qu'aux êtres successifs, abstraction faite des êtres
permanents. Indépendamment de ceux-ci, les preuves que
nous avons données démontrent la thèse : que la création
éternelle du monde actuel est impossible, car tout être créé,
quel qu'il soit, est soumis à une succession quelconque, ainsi
que nous l'avons montré plus haut. Cependant, pour mettre
plus encore en relief les conséquences inadmissibles qui
découlent de la thèse adverse, examinons quels sont ses
rapports avec les être permanents.
B. — ÊTRES PERMANENTS.
Nous est-il permis d'appliquer ici les mêmes raisons, qui
nous faisaient rejeter la création éternelle des êtres succes-
sifs ? Nous ne craignons pas de l’affirmer, et notre assertion
vise principalement la troisième de nos preuves. Qu'il s’a-
gisse en effet, de créatures successives ou d'êtres perma-
nents, aussi longtemps que c'est la créature qui est en jeu,
se pose la question de la possibilité d’une multitude actuel-
lement infinie. Supposons une créature, douée au plus haut
point des perfections les plus nobles, sa capacité de per-
fection sera-t-elle comblée ? Non. Elle est créature, et par
conséquent finie, limitée, et dès lors il y aura toujours
quelque perfection ou quelque degré de perfection qui lui
fera défaut. Supposé donc que cette créature éternelle (elle
est telle, par hypothèse) recoive régulièrement, à chaque ré-
volution d'un siècle, une perfection nouvelle : qui ne voit
que cette créature est successive, puisqu'elle est d'abord en
puissance par rapport à la perfection qu'elle recevra, poten-
tialité à laquelle succède pour elle la possession réelle ?
Quoique successive, cette créature est supposée infinie;
donc, infinie sera la multitude de ses perfections, et partant
nous tombons sous la portée du troisième argument (1).
e
(1) « Si Deus ab æterno potuit aliquam creare substantiam, potuit deinceps
quando volebat condere novas. Suppone ergo, Deum ab æterno singula hora
creasse aliquam rem permanentem et nune usque conservatam, haberemus
518 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
Ecoutons à ce ce sujet, le P. Evangéliste de Saint-Béat, ord.
cap., dans l'étude qu’il a consacrée à la question qui nous
occupe (1): « Il nous paraît certain que les mèmes argu-
ments par lesquels on réfute la possibilité d'une. création
éternelle pour les êtres successifs, ont une égale eflicacité
quant aux ètres permanents ; par conséquent ceux qui ad-
mettent une répugnance intrinsèque dans la production éter-
nelle de choses successives, doivent également la trouver
dans la création éternelle de choses incorruptibles. Une telle
conclusion sans doute ne sourira pas beaucoup à plusieurs ;
elle nous paraît cependant assez manifeste. En effet, étant
donnée la production éternelle de choses permanentes, on
se trouve par le fait même en présence d'une multitude ac-
tuellement infinie, sinon réellement existante, du moins en
puissance d'exister. Car si Dieu a pu créer de toute éternité,
à plus forte raison il l'a pu pendant la durée éternelle jus-
qu à présent.
Or, de l’aveu mème des adversaires, de toute éternité jus-
qu'au moment présent, il y a une durée infinie. Donc Dieu
pendant cette durée infinie a pu créer infiniment, c'est-à-dire,
produire une multitude actuellement infinie d'êtres. Tout
est clair. La conséquence est tellement évidente, qu'elle n'a
pas besoin de preuve. Car, si quelque être successif, par le
fait de sa création «h æterno, est sujet à des modifications et
des successions actuellement infinies, qui voudrait, dans la
mème hypothèse, refuser à Dieu la faculté de produire un
nombre infini actu d'ètres permanents ? Et en effet, comme
le fait très bien remarquer P. Hilaire, Ord. cap., dans sa
Théologie Universelle, t. IT : « Peu importe, quant au nombre
,
modo infinitam multitudinem rerum actualiter existentium,quod, teste sancto
Thoma, repugnat (Sum. Theol, I, q. vit, a. 4). Atqui in hac infinita multi-
tudine est aliqua res determinata existens ab æterno, secus nulla hora ab
&terno elapsa esset, quod destrueret hypothesim (et non potuit esse nisi
un, nam si essent plures, cessent simul creata, quia creatio unius rei post
aliam importat tempus et existendi initium)., Atqui repugnat hoc: nam tlunc
res creata secundà horà, ergo quæ jam non esset æterna et cæteræ omnes
sequentes distarent tantum una hora ab æterna re, quod absurdum est, »
(Van Hoonacker, De rerum creatione ex nihilo.)
(1) De Neressaria temporaneitate creaturæ, ad mentem doctoris sera-
phici sancti Bonaventuræ. €. 1
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 519
des multipliés, que les choses soient multipliées per se ou
per accidens ; car si la multiplication est faite (ou a pu être
faite) de toute éternité, elle a sans doute été faite infiniment
et par conséquent il en soute (ou 1l peut en résulter) un
nombre infini. »
De là découle le corollaire suivant : aucune créature, la
plus parfaite mème, n'a pu être créée de toute éternité. La
raison en est qu'autrement il existerait ou il pourrait exister
une multitude infinie, actuellement telle. Or « l’opinion
commune suivie en général, après saint Thomas, saint Bona-
venture, Scot, Suarez, par les docteurs de toute école sou-
tient qu’un infini « actu » répugne pleinement. » Lossada.
(Voir Philos. Lacens. T. I, 1. Il, disp. IV, sect. I.)
On peut démontrer apodictiquement qu'aucune chose
permanente ne peut être créée de toute éternité. En effet, si
une créature permanente était produite «ab æterno, cette créa-
ture 1° serait en même temps éternelle a parte post actu, el
non éternelle a parte post actu ; et 2° elle ne pourrait être
annihilée par Dieu ; autant de choses qui sont absurdes.
Prouvons la première partie de notre affirmation et notam-
ment que cette créature serait et ne serait pas éternelle à
parte post actu :
Tout ce qui est éternel a parte ante actu doit nécessaire-
ment être éternel a parte post actu. Or, d’après les adver-
saires, la créature dont nous parlons serait éternelle a parte
_ante actu, donc aussi a parte post. Mais il est absolument
certain et recu par tous, qu'aucune créature n'est éternelle
a parte post actu : car, dit saint Thomas, præsens est termi-
nus præteriti. Donc, une et même créature en même temps
serait et ne serait pas éternelle actu... ce qui répugne.
Quant à savoir, si une créature éternelle a parte ante actu
ne pourrait pas être annibhilée par Dieu, cette conclusion est
évidente et doit absolument ètre admise, efnous ne pouvons
assez nous étonner de ce que Billuart puisse dire : « Le
monde pourra cependant, après une durée infinie, être anni-
hilé dans quelqu'instant du temps » (Sum. de Deo Creat.).
Vraiment, pour ce qui me regarde, je ne sais comment
concilier cette phrase avec la saine raison. Il est en effet
difficile à comprendre comment une durée infinie puisse
520 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
finir; comment une durée infinie puisse être limitée; com-
ment une durée non terminée puisse ètre terminée. Nous
concluons donc à bon droit de ce second chef d’argumen-
tation, qu'aucune chose permanente ne peut ètre créée de
toute éternité. (Id., ibid, c. 1) (1).
(1) M. Van Hoonacker, op. cit., part du concept de temps pour prouver
qu’on ne peut admettre l'hypothèse de la possibilité d'une création éternelle
« quoad res quæ in esse suo permanent et sola duratione succedunt. Infinita
igitur multitudo partium æqualium temporis v. g. horarum vel dierum jam
decurrerunt. De essentia temporis est ut partes ejus quæcumque determi-
nentur aliquando præsentes sint singulæ unaque post alteram ; atqui si
tempus æternum, sequitur esse instantia præterita quæ nuuquam fuerunt
præsentia. De natura enim instantis præsentis est ut possit considerari
tanquam primum præ serie instantium subsequentium, adeo ut inde a quo-
cumque instanti vel a quacumque hora præsenti possint ab intelligentia
coexisteuti dinumerari horæ vel instantia sibi succedentia, quantumcumque
multitudine succedere supponantur : nam illud totum numeratur et gignitur
ex distincta additione uuitatum. Sed repugnat intrinsece ut denumeratio ins-
titui potuerit horarum inde ab æterno sibi succedentium seu multitudinis
horarum infinitæ : quod enim est dinumerabile est divisionibus quantitativis
æqualiter factis exhauribile, quod est negatio infinitatis. Et ex alia parte,
siomnes horæ fucrunt aliquando præsentes, possumus instituere denumera-
tionem.» — M. Nys, op. cit. tâche de détruire la portée de cette preuve : « Cette
argumentation, dit-il, est très habilement présentée. Elle a mème un incon-
testable mérite : celui d'avoir parfaitement mis en relief les caractères essen-
ticls d'une multitude infinie. Mais c'est aussi le seul, croyons-nous. Tout
instant passé, dites-vous, a été présent, et tout présent est le point initial
d'une série consécutive nécessairement finie | Parfait, mais quelle conclu-
sion logique en découle-t-il ? Deux seulement, mais aussi logiques l’une que
l'autre, à savoir : 1) si le nombre des instants passés est fini, la durée du
monde l'est au même titre, ou mieux : le temps a commencé et ne peut avoir
qu'une durée limitée. 2) Si cette multitude d'instants est infinie, le temps
l'est aussi, mais ne renferme que des parties individuellement finies. Toute
partie déterminée, quelle qu’elle soit, peut donc être considérée comme le
point de départ d'une série limitée « a parte post ». Mais, comme il n'est
aucun instant qui n'ait son devancier, il est métaphysiquement impossible
de retrouver un instant qui soit, d’une manière absolue, le premier de toutes
les séries consécutives et qui puisse, à ce titre, limiter le temps « a parte
aute ».—Nous ne discuterons pas la valeur de l'argument présenté par M. Van
Hoouacker ; nous remarquerons seulement que la réponse qu'y donne M. Nys,
est inacceptable, puisque sa réfutation part d’une hypothèse inadmissible,
à savoir : la possibilité d’une multitude d'instants actuellement infinie ; en
outre, toutes les parties prises individuellement étant limitées, comment
leur somme peut-elle être infinie ?
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 521
Après avoir examiné différents arguments en faveur de la
thèse que nous étudions, il nous reste à jeter un coup d’œil
rapide sur les principales difficultés, qu’on a coutume de sou-
lever contre elle. Nous en avons rencontré plusieurs déjà,
mais 1l en reste quelques autres dont la solution est requise
pour complèter cette étude.
OBJECTIONS
I. Au sujet de l'interprétation des textes des saints Pères.
Lorsque les Pères prouvent la divinité de Jésus-Christ, de
par son existence ab æterno, par opposition à la créature,
ils entendent lui attribuer l'existence ab æterno d'une ma-
nière non participée, ce qui n'exclut pas pour la créature
l'existence ab æterno participée. |
— Nous répondons que cette explication de la doctrine des
Pères est en tout point arbitraire,sansfondement,et va à l’en-
contre du texte [ui-mème qui refuse aux créatures, d’une fa-
con absolue et sans distinction, l'existence éternelle, pour ne
l’attribuer qu’à Dieu ; de ce que le Verbe existe de toute
éternité (simplement et non de telle façon), ils concluent har-
diment et sans plus de détours, à sa divinité, puisque l'éter-
nité ne peut convenir à une créature.
IL. Objection générale contre l'inpossibilité de la créa-
tion du monde. La cséation éternelle du monde ne répugne
ni du côté de Dieu, ni du coté de la créature, ni du côté de
l’acte créateur. Or, c'est d'une de ces trois causes que
proviendrait l'impossibilité. Donc la création éternelle du
monde n'est pas impossible. On prouve ainsi la majeure :
Elle ne répugne pas du côté de Dieu; puisque Dieu existe
de toute éternité, il a toujours eu la puissance créatrice; de
toute éternité, il aurait donc pu exercer ce pouvoir, comme
il l’a fait réellement dans le temps.
Elle ne répugne pas du côté du monde ou de la créature ;
comme les créatures sont par elles-mèmes indifférentes à
l'existence ou à la non-existence, elles sont également indif-
férentes à la durée de leur être, éternelle ou temporelle :
la durée d’un être ne change pas sa noture ; la créature donc
522 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
n’en resterait pas moins un être contingent ; en outre, pour
qu’une chose soit effet, il n’est pas requis que sa cause le pré-
cède d’une priorité de temps, mais la priorité de nature suffit.
Elle ne répugnepas du côté de lacréation ou l'acte créateur;
car la création étant instantanée, il n'est pas requis que la
chose créée soit faite post nihilum, mais il suffit qu’elle soit
produite er nikilo. Si l'acte était successif comme tout mou-
vement ou changement sensible, il impliquerait certes la
condition de temps et son effet serait nécessairement dans
le temps.
— Nous nions que les parties de la majeure soient vraies,
et nous disons que la possibilité d’une création éternelle
répugne, et de la part de Dieu, et de la part de la créature,
et de la part de l'acte créateur. Voici nos preuves.
Il répugne du côté de Dieu. Nous l’avons dit déjà : la puis-
sance de Dieu n’est ici qu'indirectement en cause. Si la
création du monde ab æterno implique contradiction, Dieu
ne pourra pas la faire (1).
Or, qu'il y ait contradiction à ce que le monde soit créé de
toute éternité, nous l’avons montré, et il serait par trop plai-
sant d’insister davantage, après les preuves que nous avons
fournies (2). |
Il ya en outre répugnance de la part de la création elle-
mème, car l'acte créateur indique de la part de l'être créé,
la réception de l’existence; or cette réception à laquelle
l'ètre créé se distingue du néant, dénote dans la chose créée
un commencement d'existence, ce qui exclut l'éternité (3).
(4) « Quamvis etiam aliquo modo dici possit, implicare ex parte Dei, cu-
jus potentia non ad impossibilia sed ad possibilia terminatur. » (Gerv. Bris.
C. Phil. Phys. p. IL.)
(2) « Creatura potest esse æterna ex parte post, quia hoc non tollit ra-
tionem creaturæ, scilicet productum esse, cum semper prius habucrit non
esse quam esse sui ». (Idem.)
(3) Quibuscumque verborum cavillationibus omissis, quando dicitur de
aliqua creatura quod habceat esse non ex aliquo, nonne bæc est negatio to-
talis illius in momento quo producitur, ex quo proinde sequitur novitas
essendi eJusmodi creaturæ ? — Verum equidem est in creatione-actione nul-
lam dari mutationem ; est aliter dicendum de creatione-passione, ut probat
S. Bonaventura, (II sent. dist. IL. p, 1, a. 3, q. 2). — Præterea, nullum sf-
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 523
.
Et qu’on n'’insiste pas en disant que la créature est possible
de toute éternité, puisque sa possibilité n’a jamais commenté,
etque partant elle aurait pu exister de toute éternité. La créa-
ture a été éternellement possible pour exister dans le temps,
mais elle n’a jamais été possible pour exister éternellement.
Mais, dira-t-on encore, un effet peut être en même temps
que sa cause, comme cela est pour'la lumière du soleil;
donc, puisque Dieu existe «b æterno, pourquoi ne pourrait-il
pas avoir un effet créé ab æterno ? Si le feu était éternel, dit
saint Augustin (1. 6. de Trinit, c. I), l'éclat causé par le feu
lui serait co-éternel.
Que rien n'empèche qu'un effet créé existe en mème
temps que sa cause créée, nous nous garderons bien de
le révoquer en doute; mais nous ne pouvons admettre,
qu'un effet créé puisse commencer à être avec sa cause
incréée!' Qui ne voit la contradiction ? Quant aux paroles
de saint Augustin, le grand Docteur parle hypothétique-
ment et part d'une hypothèse irréalisable : si par impos-
sible, dit-il, le feu était éternel, son éclat le serait aussi.
De là, quelle conclusion peut-on tirer contre notre thèse ? (1)
N’aboutirait-on pas au même résultat en disant, si une
chimère était un animal, elle serait vivante? Qui osera
conclure : donc la chimère est un animal vivant ?
Et qu'on ne dise pas : ilest logique de tirer un argument
d'une hypothèse impossible. — C'est permis si l'argument
ne présuppose pas ce quiest à prouver; mais, s’il présuppose
établi et prouvé ce qui est en question, la preuve est essen-
tiellement viciée, et sa conclusion sera sans force. (2).
ferri potest exemplum alicujus rei productæ, quæ cum sit totaliter diversa
a suo principio, ii natura duntaxat posterior sit... » (P. Evangelista à
S. Beato, op. cit, c. V, 3).
(1) Bien plus, des physiciens affirment que l'effet du feu, son action d'é-
clairer, de chauffer, est « tempore » postéricur à sa cause. Dès lors, quel-
que soit le sens du texte pris dans saint Augustin, il ne saurait en aucune
facon ébranler notre thèse,
(2) « S. Thomas putat mundum ab :æterno non posse creari, non posse
demonstrari, et sic arguit : veritas mundi non potest demonstrationem ac-
cipercex parte ipsius mundi: demonstrationis enim principium est quod
quid est. Unumquodque autem, secundum rationem suæ spcciei abstrahit
ab hic et nunc. — Resp. Mundus creatus est obnoxius «uccessioni, hoc
024 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL
°
IT. Tout ce qui ne s oppose pas à la limitation ne répugne
pas à la créature ; or, une durée éternelle ne s'oppose pas à
la limitation, puisqu’une chose temporelle peut posséder la
même, voire une plus grande perfection qu’une chose éter-
nelle. Donc il ne répugne pas que la créature existe de
toute éternité. |
—_ L'argument pèche par sa mineure. Puisque la durée ne
dit autre chose que la persévérance de l’ètre dans son exis-
tence, en disant durée éternelle, on exprime une existence
qui n'a pas eu d'instant initial, ce qu'on ne peut dire d'une
chose tirée du néant. Est-il permis, à un moment donné, de
dire d'une existence éternelle : voici qu’elle est produite
maintenant ? Evidemment non; donc la durée éternelle est,
de par sa nature, opposée à la propriété essentielle d’un
être créé. Et il est bien vrai qu’elle surpasse la finité essen-
tielle à toute créature. oo .
D'autre part, un être temporel ne peut égaler en perfections
un ètre éternel, car la perfeclion d’un être croît en mesure
de sa durée en ce sens,que si l’existence constitue une perfec-
tion, la persévérance dans l'existence en constitue une aussi
au même titre; mais que dit une durée éternelle, sinon
quelque chose de plus parfait qu'une durée temporelle ?
IV. I ne répugne pas d’admettre une multitude actu infi-
nie; dès lors il ne peut répugner de ce chef que le monde
créé ab æterno soit possible. Et en effet, dit-on, ce qui est
evideus est, Atqui, hoc posito, nego demonstrationis principium esse 16 quod
quid est ipsius rei creatæ. Demonstratio enim cfficax deducitur ex natura
durationis successivæ rei inhærentis ; ergo non necessario sumitur ut de-
moustrationis principium illud quod exigit S. Thomas, scilicet considera-
tio naturæ rei quatenus abstrahit ab hic et nunc. Econtra præcise ex statu
quæstionis consideranda est res, non prout ab hic et nunc abstrahit, sed
prout illi subjacet : principium ergo demonstrationis crit 16 quod quid est
non rei per se spectatæ sed ipsius durationis successivæ. Quo posito conce-
dimus +6 quod quid est durationis successivæ, seu naturam durationis suc-
cessivæ non postulare ut res ipsi subjecta existat nunc potius quam tunc,
adeoque numquam non potuisse aliquid a Deo creari; at contendimus to
quod quid est, seu naturam rei successivæ postulare ut res ipsi subjecta ha-
buerit aliquod existendi initium, adeoque numquam non poluisse rem hu-
jusmodi a Deo ‘ercari priusquam de facto creata fuerit ». (Van Hoonacker.
op. cit.)
POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 525
possible en puissance est possible en acte; vous avouez
vous-même qu'une multitude infinie en puissance est par-
faitement possible, partant une multitude actuellement infi-
nie peut être admise.
— Une distinction bien simple fait voir aisément le défaut
de ce raisonnement. Saint Thomas a serré le bon sens, quand
il a dit (P.I, q. VII, À. IV) : toute chose est réduite en acte,
non pas d'une manière quelconque, mais toujours d'une façon
conforme à sa nature propre. Ainsi, par exemple, un jour est
réduiten acte, non pas de sorte qu'il soit tout entier actualisé
en même temps, (parce que la nature du jour ne souffre pas
cette simultanéité) mais bien d’une manière successive. De
même, l’infinité d’une multitude en puissance est réduite en
acte, non pas de facon à exister toute à la fois, mais de telle
sorte qu'elle soit actualisée successivement, en ce sens
qu'une multitude donnée peut ètre augmentée indéfiniment.
Faut-il insister davantage sur la différence infranchissable
qui sépare l'infini ën actu de l'infini potentiel ? Ne l’avons-
nous pas suffisamment montré dans les pages qui pré-
cèdent ? (1)
On objecte encore, que Dieu peut produire tout ce qui
est possible ; or, s'il créait tout ce qui est possible, il pro-
duirait quelque chose d’infini ; donc l'infini ne répugne pas.
En d'autres termes : Dieu peut produire au moment présent
tout ce qu'il peut produire successivement ; or, il peut pro-
duire successivement un nombre infini d'êtres, 1l le peut
donc aussi au moment actuel. Nous demandons si Dieu
peut produire le contradictoire ? Non sans doute! Or, les
possibles ne peuvent être actualisés que successivement,
En conséquence, le nombre des possibles réalisés sera
toujours et nécessairement fini, hic et nunc, mais on pourra
l'augmenter indéfiniment (2).
(1) « Quidquid est in potentia, adduci potest ad actum. Atqui infiuitum est
in potentia. Ego adduci ad actum potest. — Resp.Distinguo majorem: quid-
quid est in potentia, adduci potest ad actum sive complete sive incomplete,
concedo majorem ; complete, subdistinguo : si est in potentia consummabili .
seu ad actum perfectum, concedo majorem; sin est in potentia inconsumma-
bili, seu ad actum imperfectum, nego majorem, » — Pesch, Philos, Natur.
libr. I, disp. 4, sect. 1, n #20.
(2) Quod objicitur de possibili, quod potest poni, dicendum quod est pos-
526 POSSIBILITE OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÊTERNEL
De plus, il est souverainement absurde de prétendre que
Dieu peut faire simultanément tout ce qu'il peut créer ; car
toutes les créatures, que nous supposons, étant produites,
Dieu pourra-t-il en créer d'autres ? L'affirmative fait crouler
l'hypothèse ; la négative serait un blasphème, car on assigne-
rait des limites à la toute-puissance de Dieu.
V. I ne répugne pas d'admettre la possibilité d’une multi-
tude actuellement infinie, puisque de fait elle existe dans
l'intelligence divine. La science de Dieu étant infinie, il
connait exactement ic et nunc tous les possibles : il a éga-
lement présents devant lui tous les actes, que les créatures
poseront durant l'éternité; or, ces possibles et ces actes
constituent évidemment une multitude infinie. |
— Cette objection n’est pas aussi solide qu'elle paraît à pre-
mière vue. Remarquons, au préalable, que les avis se par-
tagent quant à la question de savoir si l'infini existe dans l'in-
tellisence divine. Plusieurs soutiennent l’affirmative, tels :
saint Thomas, qui dit : « unde concedo simpliciter, Deum
cognoscere actu infinita absolute. » (Quæst. disp. de Veritate,
q. 2,art. 9 ; Summatheol.T,q.14, art.12 ; Contra Gentes, 1.1, c.
69 ; Quodlib. 1. 3, q. 3); saint Bonaventure : 7 Sent., dist.
35. q. 5 et dist. 39, art. 1, q. 3. D’après le cardinal Franzelin
(De Deo Uno), telle serait aussi la doctrine de tous les anciens
théologiens. La sentence négative toutefois ne manque
pas d'adhérents ; ainsi, Mastrius (disp. 10, q. 6), Valentia,
Aversa et beaucoup d'autres prétendent que mème dans l'in-
telligence divine les objets connus ne forment qu'un infini
syncatégorématique et jamais un infini « actu », de sorte
qu'on ne pourrait jamais dire avec vérité que Dieu connait
des infinis, des multitudes actuellement infinies.
/
sibile a potentia inlinita, et possibile secundum potentiam finitam. Possibile
secundum potentiam finitam potest poni, quia omuino potest esse ad actum
reducta ; sed possibile secundum poteutiam infinitam non potest pont, quia
semper est in reducendo, et numquam in rcductum esse. Ad illud quod
objicitur quod À appelletur omne creabile ; esto, Quod quaerit, utrum À sit
finitum vel infinitum; dico quod infiuitum, sed non est infinitum s°tu, sed
potentia ; et ideo non sequitur quod si Deus possit A, quod possit in actu
intinitum. Et si dicatur : ponatur quod Deus faciat À (idest omnia quæ sunt
possibilia) dicendum quod non est possibile, ratione praedicta ». (S. Bona-
veutura : Î sent., dist, 49, art. unic ,q. 3, ad. # et 5).
| |
. POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 597
Nous ne nous occuperons pas davantage de cette contro-
verse ; pas n'est besoin non plus, croyons-nous, de recou-
rir aux solutions, très embrouillées parfois, proposées par
certains auteurs. À notre avis, une considération bien simple
peut faire tomber la difficulté.
Oui, la science de Dieu est infinie. Seulement, à cause de
l'incapacité de l'esprit humain, pour scruter jusqu’au fond
. les choses divines, peut-on légitimement en inférer toujours
que cette science possède telle ou telle qualité ? Non, si cette
propriété ne contribue pas à la perfection de la science divine.
Notons bien que la connaissance ne change pas la nature
des choses, et que l'infinité de la science de Dieu ne conduit
pas à des absurdités. Il n’est donc pas permis de raisonner de
la sorte «a priort : Dieu connaît de telle facon, donc cette ma-
nière de connaître est une perfection possible.Il faudrait com-
mencer par prouver le conséquent et non pas raisonner à re-
bours ; il faudrait dire : ilexiste dans l'intelligence divihe une
multitude actuellement infinie, donc celle-ci est possible.
Mais, celle-ci n’existera dans l'intelligence divine, que si elle
peut exister. Or, nous avons suffisamment démontré, croyons-
nous, qu'une multitude actuellement infinie ne peut pas être
admise, d'où il suit qu’elle n’existe ni ne peut exister dans
l'intelligence de Dieu (1).
Telles sont, dessinées à grands traits, les principales dif-
ficultés qu'on objecte contre notre thèse : « L'opinion, qui
admet l'impossibilité de la création du monde ab æterno, est
non seulement la plus commune, meis aussi la plus pro-
bable ».
Avons-nous exagéré en formulant notre thèse ? Les preuves
que nous avons fournies dicteront la réponse au lecteur.
Un dernier mot. L'opinion de saint Bonaventure, eu égard
à ses éléments intrinsèques, est établie sur des bases iné-
branlables ; mise en rapport avec l'économie de la créa-
tion, comparée à cet ordre admirable qui régit l'univers,
elle est rayonnante de beauté. Pour qui l’admet, le cri de
l’orateur sacré jaillit sans effort : Dieu seul est grand! (2)
(1) On peut consulter utilement au sujet de cette question, le R. P. Pesch,
S. J., Philos. Natur.1. 1, disp. 1v, sect. 1.
(2) « .… On nous a objecté que, d'après saint Thomas, la nécessité d'un
5,28 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITE DU MONDE ÉTERNEL
Lui seul est l’Être, la Vie, l'Éternel, la Toute-Puissance. La
créature n'est qu'impuissance et néant! son nom est Vanité;
son propre la Faiblesse'! Qu'elle règne ou qu'elle serve;
qu’elle commande en prince ou obéisse en esclave ; qu’elle
éblouisse par le factice éclat d'une gloire empruntée ou
qu’elle croupisse dans l'ombre ; qu’elle s'élève contre Dieu
ou qu'elle rampe devant l'homme, jamais elle ne pourra
montrer le moindre bien qui lui appartienne en propre et
dont elle n’ait à rendre compte à personne. De quoi peut-elle
se glorifier? Qu'elle remonte les générations, elle touche
au néant. Pauvre barque ballottée par la tempête, chaque
récif qu'elle approche, chaque vague qui l’assaille lui sont
menaces de mort; sans trève il faut qu'elle tende les bras
et prie Dieu de lui conserver cette existence dont la durée
est si précaire! O homme, d’où vient ton arrogance ? Tu
n’es que le débiteur insolvable du Dieu éternel!
Source inépuisable de bonté et de perfections, Dieu a dai-
gné nous tendre les bras, et nous promettre la pleine jouis-
sance de tout bien, si nous voulons chercher sa vérité (1).
P. CHRYSOSTOME, de Calmpthout.
S. T. L. lecteur de théologie, min. cap. pr. Belg.
Dieu est beaucoup plus manifeste, dans la supposition de la durée limitée
du monde. Cette remarque du saint docteur est l'évidence même. À qui
admet le commencement de toutes choses, rien n’est plus facile que de dé-
montrer Dieu... » (P. Sertillanges. « La preuve de l'existence de Dieu el
l'éternité du monde », Revue Thomiste, septembre 1897).
(1) D. Bon. : II sent, XLIV, dub.3.et dist. 37, p. 7, a. 7, q. 1.
(
BULLETIN D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE
La LÉGENDE DoRÉE DU B. JACQUES DE VORAGINE, traduite du
latin d'après les plus anciens manuscrits, avec une intro-
duction, des notes et uñ index alphabétique par Téodor
de Wyzewa. — Paris, Perrin, 1992, in-16 de XXVIII-748
pages.
Ce livre est une vie des saints pour presque tous les jours de l’année.
Avez-vous vu les fresques de Flandrin à Saint-Vincent-de-Paul de
Paris ? C’est cette angélique et merveilleuse défilade de bienheureux
que nous remettent en mémoire les légendes écrites avec une plume
d'or — et non de fer — parle B. Jacques de Voragine. Il y a un charme
infini à les regarder, ces théories peintes sur le mur comme celles qui
s envolent à chaque page du livre, parce que toutes deux, elles ont la
même beauté, le même reflet brillant, les mêmes défauts aussi. Toutes
les figures se ressemblent en effet, comme tous les saints du dominicain
ont un air de famille.
La Légende Dorée fut le livre d'oreiller de nos pieux ancêtres.
Croyaient-ils à toutes ces histoires dont quelques-unes en vérité sont
véritablement des contes à faire dormir debout ? Non, sans doute. Ft
leur foi, plus robuste que ne l'est la nôtre, avait d’autres fondements.
Toutelois, ils trouvaient et nous aussi nous trouvons dans ces récits
un parfum qui nous enivre, qui rend notre âme plus belle et plus
forte et plus généreuse. Le lecteur distinguait le faux du vrai, et il
restait encore assez de vérité dans ces pages à lire (legenda) pour
faire aimer tous ces admirables: saints.
Le traducteur à bien fait de retrancher les chapitres interpolés.
Nous lui savons gré pourtant d'avoir fait grâce à saint François (p.561)
et à sainte Elisabeth (p. 629). Peut-être certaines expressions auraient-
elles pu être traduites moins crûment, « Le latin dans les mots brave
l'honnêteté », mais au lecteur français, plein de bon goût, la candeur
naive et pudique des mots et des pensées ne déplait pas.
| E. F. VII. — 34
530 BULLETIN D'HISTOIRE ECCLÉSIATIQUE
Une dernière réflexion : n'aurait-il pas été à propos de discerner dans
les récits de Jacques de Voragine, les passages puisés à des sources
sûres et authentiques ? Etablir le texte de Légende Dorée, c'est bien ;
en discuter la valeur, ce serait mieux encore. Cette étude critique reste
malheureusement à faire. Elle serait pourtant loin d'être sans utilité.
Aussi nous espérons qu'un hagiographe patient passera un jour au
crible la Legenda aurea, et séparera l'ivraie du bon grain.
Fr. Usazp d'Alençon.
*
sv
SAINT BoxirAcE (680-755), par G. Kurth, professeur à l'Uni-
versité de Liège (coll. Les Saints). Paris, Lecoffre, 1902, 2 fr.
Cet ouvrage bien documenté, sans affecter des formes trop savantes,
fait revivre une grande figure trop ignorée, peut-être. de beaucoup de
lecteurs. |
D'abord, c'est le moine pieux et savant, tel que savait le former
l'Eglise anglo-saxonne du VIT* siècle. À trente ans, Winfrid est devenu
le moine missionnaire : en l’'envoyant prêcher aux idolâtres de la Ger-
manie, le pape Grégoire lui a donné le nom de Boniface (bon visage)
et en effet, devant le saint, les mœurs des premiers néophytes de-
viennent plus chrétiennes, les payens ouvrent les yeux à la lumière de
la foi, des églises se construisent, des monastères s'élèvent, des évèchés
se fondent : car le moine est devenu l'évêque et il a reçu le pallium
archiépiscopal.
Le légat du Souverain Pontife n'avait pas seulement à veiller à
l'organisation et au développement de l'Eglise naissante de Germanie,
il devait établir en Bavière la hiérarchie métropolitaine, travailler à la
réforme de l'Eglise franque, la tirer du chaos dans lequel elle était
tombée et la débarrasser des principaux abus dont elle souffrait.
Pour achever et consolider son œuvre en Allemagne, le saint arche-
vêque crée l'abbaye de Fulda qui sera le séminaire des missions de Ger-
manie, l'asile de la science sacrée et de la piété.
Après avoir raconté ces événements, M. G. Kurth. dans le cha-
pitre intitulé : La correspondance de snint Boniface, nous introduit dans
la vieintime du saint ; nous revenons ensuite à l'archevêque de Mayence,
libre des travaux de l'évangélisation en terre païenne, mais tout entier
aux sollieitudes et aux labeurs d'un ministère entravé de toute part, à
une époque où tout un passé s'écroule et où lui-même consacrera la
BULLETIN D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE 531
+
déchéance de la race du grand Clovis en sacrant le chef de la seconde
dynastie.
Dans un dernier chapitre : Le Martyre, nous revoyons le saint se
faisant de nouveau apôtre et missionnaire pour achever la conquête
évangélique de la France, et couronnant par un glorieux et fécond mar-
tyre les grandes œuvres de sa vie si bien remplie. |
En parcourant le livre de M. Kurth, l'on admire ce que peut la foi
dans les hommes, et, en fermant ce livre, l'on reste sous l'impression
d’un grand et réconfortant spectacle, d'une jouissance dont il serait in-
juste de ne pas savoir gré à l’auteur. |
| Fr. Rémi De BouLzicourr.
*
+ +
L'EGLISE ET LA CONQUÈTE DE L'ANGLETERRE. LANFRANC, moine
bénédictin, conseiller politique de Guillaume le Conqué-
rant, par M. l’abbé Elie Longuemarre, ancien élève de
l'Ecole des Hautes-Etudes. Caen, chez Jouan, et Paris,
Champion, 1902 petit in-8°, de XIX-225 pages.
Si la figure de Lanfranc s'éclipse un peu derrière le profil de saint
Anselme qui du reste ne fut que son élève et son successeur, il ya
tout de même plaisir et utilité à étudier la vie de ce grand moine du
XI°* siècle, successivement abbé du Bec, abbé de l'abbaye aux hommes
à Caen, archevêque de Canterbury, réformateur du clergé d'Angleterre
conseiller politique du Normand Guillaume Le Conquérant. Il est une
des personnifications de son époque, et l’on aime à s'imprégner de la
lumière rayonnante qui jaillit de ce héros.
Le travail de M. L. est excellent et consciencieux. L'auteur a con-
sulté tous les documents utiles. Une excellente bibliographie placée
en tête et à la fin du volume en fait foi. Peut-être un érudit pourrait-
il ajouter quelques nouvelles références, par exemple la Revue histo-
rique, 1881, tome XXX,p. 329-382, le Dictionary of national biography,
1892, tome XXXII, p. 89. Dans le cours du volume, du reste, le lec-
teur s'aperçoit que M. L. connaît d'autres travaux relatifs à son sujet
qui ne sont pas mentionnés dans la première bibliographie.
Îl est à noter que Bérenger ne se contenta pas de parler contre Lan-
franc. Il écrivit contre lui. Son plaidoyer a été édité pour la première
fois à Berlin. En voici le titre complet : Berengarii Turonensis quae
\
532 BULLETIN D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE
supersunt Lam edita quam incdita typis expressa moderante Augusto
Neandro, theol, dr. et prof. in univ. Berol. consist. reg. ass. cet. Tom. I.
Berengarti Turonensis de Sacra Coena adversus Lanfrancum liber pos-
terior e codice Guelfcrbytano primum ediderunt A.F. et F. TH. Vis-
cher. Gum appendice emendationum e cod. ms. Berolini, 1834. Haude
et Spener (in-8° de VIIT-200 p., plus 12 p. non numérotées). Cf. Rev.
des quest. hist. juillet 1876, p. 115 et suiv.
Cet acte de Lanfranc d'avoir préservé la Normandie des erreurs de
Bérenger ‘Cf. B. Hauréau, et non Ilarréau, p. 194) n'est pas un des
moindres fleurons de sa couronne ‘
La vie de Lanfranc par le chantre Milon Crespin et la chronique-
journal du candide Eadmer — le Salimbene des Bénédictins — semblent
être les bases principales du livre de M. L. On le lira avec beaucoup
d'intérêt, même après la biographie écrite par M. Crozals en 1877.
Fr. Usazp d'Alençon.
M Lovuis D'AQuiN évèque de Séez (1667-1710) par M. l'abbé
L. V. Dumaine, vicaire général de Séez. Paris, Vicet Amat,
1902, grand in-8° de X-692 pages, avec 22 planches.
Dans sa lettre à l'auteur, M8" Bardel fait justement remarquer que
ce volume est « un livre de patiente et large érudition, un livre ‘de
critique historique dont les pages nous montrent dans sa pleine lu-
mière une grande figure d évêque qui resta trop longtemps voilée, et
un livre de doctrine où l'auteur est amené par son sujet à toucher les
points les plus importants du dogme de la grâce. » C'est aussi « l’his-
toire d'une âme » et non d'une âme vulgaire.
Né le 20 mai 1667, à Paris, presque sur les marches d'un trône, le
jeune Louis d'Aquin a pour marraine la reine elle-même et pour par-
rain le prince de Condé. Îl est le neuvième enfant du médecin du roi.
il compte dans sa parenté le fameux linguiste Philippe d'Aquin, et
naturellement on le destine à embrasser une carrière ecclésiastique.
Un cadet de grande famille n'avait guère alors autre chose à faire. Il
est nommé à dix ans abbé de Saint-Serge et de Saint-Bach d'Angers
(le 2 septembre 1678) au lieu et place de son frère Antoine, devient plus
tard agent général du clergé, reçoit la consécration épiscopale en
1698, et se trouve, dès la veille de son sacre, évêque sans évêché, parce
BULLETIN D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE 533
que son oncle Luc, quia démissionné en sa faveur, retire sa parole
et veut garder son siège de Fréjus.
Cet événement valut à la ville de Sées la possession d’un prélat dis-
tingué, pieux, tout entier à sa charge.
Et l’auteur nous fait suivre son héros, peu mélé d’ailleurs à la vie
publique ; nous l’accompagnons ainsi dans ses voyages aux conciles
provinciaux, à la Trappe près de l’abbé de Rancé; nous participons à
l'administration de l'évêque, à ses soucis au sujet de l'enseignement
et de l'éducation, à ses visites dans le diocèse, chez les religieux, dans
les hospices. En 1705, Fénelon l'accuse de jansénisme, (Cf. Œuvres,
édit. Feller, tom. XII, p. 596). Louis d'Aquin-avait défendu de mettre
au bas d'une statue de la sainte Vierge cette inscription : #lagellrn
Jansenistarum! L'esprit conciliant qu'il était n'aimait pas voir se
greffer sur les querelles de doctrines des questions de personnes.
Or dans le cas présent, il ne s'agissait pas de condamner l'erreur,
Et M. D. n'a pas de peine à venger l'évêque qui n’était ni Janséniste,
ni quiétiste, mais bien catholique de la plus belle eau. Pourtant, on
ne peut nier qu’il ait eu trop de sympathies pour quelques jansénistes.
Et c'est là la raison des racontars fidèlement recueillis par le P. Léo-
nard de Sainte-Catherine, la raison de la brouille de l'évêque avec cer-
tains jésuites.
C'était d'ailleurs un digne homme, un lettré et un artiste. C'était
aussi un timide, un délicat, une âme candide, cependant virile etforte.
On sent même en lui l'homme facilement porté à la violence. Les ti-
mides sont ainsi faits qu'ils deviennent autoritaires quand ils veulent
sortir de leur réserve habituelle. Mais peut-être, à cette époque, un
évêque pouvait-il gouverner ses prêtres avec une verge de fer.
On lit vite et avec intérêt les vingt-et-un chapitres consacrés à cette
biographie. Ils sont pleins de détails, et le lecteur sent que ce volume
a été écrit con amore, que l'auteur na voulu faire grâce d'aucun ren-
seignement, d'aucune anecdote. Et il a eu raison. Même au chapitre
septième, il eut pu ajouter les relations de l'évêque de Sées avec Île
collège fondé à Angers en 1424, à l'hôtel de Bueil, en vertu d'un tes-
tament du G. Langlois, autre évêque de Sées, daté de 1404. Alexandre
Sennegon en avait été le chapelain au moins de 1694 à 1697. Tout n'al-
lait pas à souhait dans ce collège, à la fin du XVII: siècle.
En 1709 le 1° août, Louis d'Aquin donne commission à François
Babin (1651-1734) pour le visiter. L'évèque dans ce document prend
le titre de superior collesii de Breil in nniversttate andesuvensi, L'acte
534 BULLETIN D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE
est daté de Sées, in palatio nostro, (bib. d'Angers, cat. Lemarchand,
ms. 1030, f. 94). Dans la supplique qui motiva, sans doute, cette dé-
marche épiscopale, le sieur Jean-Baptiste Durand, estime qu'il ya
40001. de réparations tant au collège qu'aux maisons du bas de la
cour ; la closerie du petit Bueil doit être rebâtie à neuf et replantée
de vignes. La dime de Martigné-sous-Daon, arrentée 22 1. au curé de
la paroisse, n'est jamais versée ; il y a une taxe sur le collège de 13001
à raison du sixième denier, etc. Enfin le doyen et les autres priuci-
paux des autres collèges, surtout celui de l'Oratoire, usurpent les droits
du principal du collège de Bueil depuis 1699.
L'enquête se fit, mais le collège ne devint guère plus prospère. Il
était disparu dès avant la Révolution, ou du moins on ne trouve plus
de trace de son existence. Ce ne fut pas la faute de l'évèque d'Aquin. Il
était très zélé pour les écoles et les collèges. Les règlements qu'il
publia (M6 L. d'Aquin, p. 297, 298) en font foi; ils sont dignes d ètre
notés spécialement. |
C'est le 17 mai 1710 que M de Sées passa de cette vie à une meil-
leure. Il n'avait que 43 ans. Le gardien des capucins d'Alençon, le
P. Benoît de Rouen, prononça son éloge funèbre (in-12 de 44 pages,
Alençon, Augereau, 1710). | |
Les sources les plus autoriséesgpnt fourni à l'auteur la trame de son
récit : la bibliothèque nationale (indiquée quelquefois par distraction
sous le nom d'archives nationales notamment p. 27, 29, 246, 518, 520),
les archives du Vatican, d'Alençon, de l'évêché de Sées, et surtout le
manuscrit de Sennegon que M. D. suit pas à pas. Mais est-il bien
certain que Marguerite de Lorraine soit quelquefois venae à Angers
(p. 406)? C'est à la cour d'Aix que son grand-père l'éleva j'1squ'en juillet
1480. Au ch. XF, n'y a-t-il pas aussi confusion à propos des Clarisses
entre les converses de l'intérieur, et les converses de l'extérieur. Ce
sont là des détails. Quant à la bibliothèque de Ms' d'Aquin, M. D. cor-
rige avec raison Odolant-Desnos. Cette bibliothèque resta en etfet à
l'évêché de Sées jusqu'en 1730. A cette date, elle fut recueillie, au moins
en partie, par l'évêque de Grenoble (Cat. des manuscrits des bibl. de
France. Paris, Plon, tom. VII) Jean de Caulet, en particulier acheta
plusieurs manuscrits. Le catalogue de la bibliothèque de MF de Turgot
qui contenait les livres de son prédécesseur, fut publié en 1730 par .
Gabriel Martin (Paris, in-12),
D'après une note manuscrite, conservée sur l’exemplaire de l'{mago
de Rancé de la Bibliothèque nationale (L n* 46955. Réserve), ce
BULLETIN D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE 535
même ouvrage fut imprimé en français seulement, « la même année
[1701], même format, mêmes caractères, 27 pages ».
Le portrait de l'abbé de la Trappe sous forme d'épitaphe est posté-
rieur à l’/mago. Il a pour titre : Récit abrégé des principales circons-
tances de la vie et de la mort de M. de Rancé, abbé de lu Trappe en
forme d'épitaphe pour étre mis en trois tables autour d'un oratoire qui
est sur sa tombe... À Rouen, chez François Vaultier, rue aux Juifs.
M. DCC. IV. Avec permission, in-8° de 36 pages. L'approbation est
d'Auvray, pénitencier de Rouen et datée du 5 juillet 1704. (Bib. nat.
L. n° 16961).
Il est à noter aussi que la relation de la mort de l'abbé de Rancé
n'est pas une peinture fidèle de cet événement. Le P. Dorothée qui
assista continuellement son supérieur, en conteste l'exactitude. (Arch.
nat. L. 744, n° 1.)
La bibliothèque de Rouen contient enfin plusieurs serments des
évèques de Sées, en particulier de Louis d'Aquin (1699). Ms. 1405
(Y. 27) p. 193-230.
L'importance particulière du livre de M. Dumaine, et cette impor-
tance est très remarquable, c'est de montrer pièces en main quel est
à cette époque (1698-1710) l’état spirituel d’un diocèse en France.
M. D. a fouillé, avec une patience digne d'éloges, les papiers de l’évé-
ché de Sées, et c'est une véritable gerbe d'érudition qu'il en a rap-
portée : relations de l'évêque avec ses prêtres et ses communautés, des
ecclésiastiques avec les populations, pratiques religieuses des fidèles,
usages des paroisses, fréquentation des sacremenuts, confréries de cha-
rité et de dévotion, liturgie, piété, bienfaisance, tous ces points et
d'autres encore sont éclaircis et développés, et l'écrivain futur qui
voudra exposer l’histoire de la piété trouvera là plus d'un utile ren-
seignement. . |
De nombreuses gravures enrichissent le volume, entre autres, deux
portraits de Louis d'Aquin, et des vues d'Alençon, de Sées, d'Argen-
gentan et de Falaise.
Fr. UpBazp d'Alencon.
A TRAVERS LES REVUES
DERNIÈRE NOTE SUR LE SAINT-SUAIRE — ARGUMENT
DÉCISIF — LES CONGRÉGATIONS EN FRANCE — DÉ-
CRETS LITURGIQUES.
Depuis la fameuse photographie du Suaire de Turin faite en 1898
par le chevalier Pia, depuis surtout la publication du livre de M. Vignon,
les articles, concernant l'authenticité de la célèbre relique, ne cessent
de succéder aux articles, les livres aux livres. Et l’efflorescence de
toute cette littérature sindonnienne {qu'on me passe ce néologisme\ a
son point de départ dans le fait photographique lui-même, dans le fa-
meux négatif, de M. Pia : le suaire a donné comme épreuve une image
plus nette, plus blanche, plus vraie, disait-on, que le positif mème,
comment expliquer ce miracle,.cette merveille de physique ? Les uns,
avec M.Loth, on s'en souvient, firent intervenir la main toute puissante
de Dieu ; ce fut la première solution, Depuis le livre de M. Vignon,
tous les tenants de l'authenticité s'étaient ralliés à l'explication du sa-
vant préparateur de la Sorbone.
Persounen'eut l'idée, sinaturelle pourtant, de metre en doute /a réalité
même du fameux négatif. Seules les Etudes Franciscaines eurent cette
prudence ou plutôt cette audace. En juin 1901 elles exposaient, par la
plume de M. Lajoie, comment un négatif peut se transformer en positif
durant l'opération photographique même par surexposition ; c'est-à-dire
Lorsque le temps de pose a été trop prolongé. Cette hypothèse semblait
pouvoir s'appliquer au cas de M. Pia, puisque la pose avait duré 20
minutes.
En juillet dernier, nous avions apporté dans les mêmes Etudes Fran-
ciscaines un document établissant le bien fondé de l'hypothèse de
L
M. Lajoie ; et nous avions insisté à notre tour sur les fantaisies (1) aux-
(1) Cette expression a eu Île tort de scandaliser le rédacteur de l'Amnt du
Clergé, partisan, malgré et contre tout, de l'authenticité. Ilest vrai qu'il
déclare ingénument ne rien connaître aux choses de science. Cela lui
donne, nous en conveuons, plus de liberté pour frapper à droite et à gauche
sur {OuS Ceux qui n'oul pas sa sereine confiauce.
A TRAVERS LES REVUES 53/
quelles se laissent aller parfois les photographes et la photographie.
Il y a quelques jours, en parcourant un livre nouveau : Le Saint-
Suaire de Turin et la photographie du Christ, par M. Santini de Riols,
nous avons découvert un autre document, décisif celui-là, qui établit la
vérité de notre thèse. Nous avons publié ce document avec les conclu-
sions quis'en dégagent, dans l'Echo du Merveilleux (1 novembre der-
nier). Nous en reproduisons ici un court extrait afin de tenir nos lec- :
teurs au courant de cette dernière phase de la discussion,
Dans notre article de juillet, nous disions que la fausseté du prétendu
négatif serait suffisamment démontrée s il était établi que, sur le suaire,
la main gauche du Christ repose sur la droite. Et pour établir ce fait,
nous avions apporté le témoignage des Clarisses, dans la description
qu'elles nous ont laissée de cette relique en 15:34.
« Mais les documents ne sont pas comme le bon vin (1) ; en veillis-
sant ils perdent de leur valeur aux yeux d'un grand nombre, Or la des-
cription des Clarisses date de trois siècles et demi. Peut-on s'y lier
encore. Et puis le suaire n'aurait-il pas été par hasard photographié à
l'envers ? La doublure cousue par les Clarisses et renouvelée par une
princesse de Savoie au siècle dernier s'opposait bien un peu à pareille
hypothèse ; mais cette solution parut cependant préférable, et M. Cho-
pin (2), approuvé par M. U. Chevalier, se hâta de la faire sienne dans
une brochure : Le suaire de Turin photographié à l'envers.
Un moyen bien simple de résoudre toutes ces difficultés existait
assurément. C'était de voir sur le suaire lui-même si la main gauche
est vraiment croisée sur la droite.
Nous le demandions à la fin de notre article cité plus haut.
Hélas ! on sait que la Maison de Savoie se refuse obstinément à tout
examen. M. Vignon, appuyé des recommandations de M. Waldeck-
Rousseau lui-même, paraît-il, a vu sa demande rejetée. Beaucoup en-
core ont regardé cette réserve comme uu aveu, mais on aurait voulu
une preuve par les faits.
Enfin cette preuve par les faits, nous la possédons, c'est le document
suivant, c'est-à-dire la description attentive du suaire faite au moment.
de l'ostension mêime de 1898 et par conséquent au moment où Île
suaire a été photographié.
(1) Nous donnons ici Le texte paru dans l'Echo du merveilleux.
(2) Dans L'Echo du Merveilleux nous avons à tort attribué cette explication
à M. de Mely. Celui-ci a composé Le Saint Suaire de Turin est-il authen-
tique ? chez Poussiel sue,
538 À TRAVERS LES REVURFS
Cette description, faite d'après un examen minutieux, scientifique,
ne laisse plus subsister aucun doute ; et elle est d'autant plus impar-
tiale qu'elle a été donnée au moment où le problème actuel n'existait
pas encore, et par un partisan de l'authenticité.
Voilà le passage de la description qui nous concerne :
« Les empreintes du corps, dit ce témoin oculaire de l’ostension de
1898 (1), sont tracées entraits légers, de couleur brune tirant sur le
rouge ; mais, si on y fixe attentivement les yeux en S'aidant d'un micros-
cope, en regardant de différents côtés, à des heures différentes et sous
une lumière différente aussi, on peut les apercevoir sans peine... Au
côté se voit la plaie de la lance... Le bras gauche est replié sur le droit :
les mains croisées, non pas placées l'une sur l’autre, descendant jusqu'en
bas du ventre et les plaies y apparaissent nettement. »
À cette description nous n'ajoutons point de commentaires ; elle dis-
pense de tout examen postérieur du suaire lui-même. Cet examen
d'ailleurs serait moins concluant ; car, diraient les gens défiants, de-
puis 1898, n'aurait-on pas eu le temps de retourner l'image pour faire
apparaître le bras droit recouvrant le gauche, selon les besoins de la
cause ?
Concluons : Sur le suaire photographié, la main gauche est posée sur
la droite. Dans le prétendu négatif la même disposition est observée,
Donc ce prétendu négatif est une fable, il est un positif vrai et authen-
tique (2). |
Erreur donc le livre de M. Loth, basé sur la réalité de ce prétendu
négatif ; erreur le livre de M. Vignon, erreurs tant de livres et articles
appuyés sur le mème point de départ.
(1) Semaine religieuse de Se:nt-Dié, 1898, p. 86.
(2) Les partisans du suaire photographié à l'envers diront peut-être main-
tenant que c'est la photogravure qui a été faite à l'envers. Et ils trouveront
‘ dans cette distraction de l’ouvrier l'explication du flou, des tons indécis de
l'image, Une erreur de ce genre suffirait, nous le savons, à expliquer l'inter-
version de la droite et de la gauche. Si en eflet vous regardez un cliché à
l'envers, vous y verrez les mèmes tons de l'image, mais les côtés symé-
triques seront intervertis.
Cette solution ne saurait ètre appliquée ici pour plusieurs raisons : d'a-
bord on ne peut attribuer gratuitement une telle distraction à l’ouvrier ;
ensuite comment justifier {a méme distraction chez tous ceux qui ont fait la
méme reproduction? Enfin les positifs donnent par contre-épreuve la garan-
tie que le fac-simile du cliché est exact: ils présentent avec lui eu effet
toutes Îles Oppositions voulues de tonus el de, symétrie.
À TRAVERS LES REVUES 539
La cause de toutes ges erreurs c'est la photographie, l'infaillible, la
véridique photographie. C'est elle qui a joué ‘ce’ vilain tour à tant
d'auteurs et de savants.
Puisque fable il y a au-dessous de toutes ces discussions, tirons-en
la morale : |
Quand on vous présentera un fait d'apparence merveilleuse à expli-
quer, avant de chercher une interprétation et une solution, commencez
par constater la vérité du fait lui-même, de peur qu'il ne soit erreur ou
mensonge. oo
On s'est beaucoup moqué de ces docteurs du Moyen-Age, qui insti-
tuèrent maintes discussions savantes pour expliquer la présence d’une
dent d'or qui avait poussé, assurait-on, à la mâchoire d'un nouveau-
né. Après de longs débats, quelqu'un eut la fantaisie d'aller vérifier le
fait ; il trouva que la dent d'or était une fable.
Notre temps de rigoureuse observation, de minutieuse critique et
d'analyse scientifique n'aura désormais rien à envier au Moyen-Age.
*
+ »
Au mois de mai dernier, le 28, Léon XIIT, dans son zèle infatigable,
a voulu élever encore une fois la voix. Dans une encyclique, De sunc-
tissimä Eucharistiä, après avoir rappelé les encouragements prodi-
gués, pendant son pontificat, aux zélateurs du culte eucharistique
instituts, confréries, congrès, choix de saint Pascal Baylon comme
patron, il expose avec une grande hauteur de doctrine les bienfaits qui
découlent de l’adorable Sacrement de l'autel. Il est la source de la vie
pour l’homme et la société, il estle miracle des miracles, il est le re-
mède des passions, le gage de la résurrection future, par lui s'allume
la charité, par lui s'établit l'égalité, et le lien de l'unité entre les
hommes. Îl recrée les âmes souffrantes elles-mêmes au milieu des
flammes expiatrices. Après cet exposé, le Souverain Pontife convie
tous les fidèles à recourir à cette source de vie et il s’afflige de la voir
trop désertée. 11 termine en invitant les pasteurs et les fidèles à renou-
veler leur ardeur et à étendre de plus en plus le culte eucharistique.
Le 30 octobre, à l'occasion de l'institution de la Commission des
Etudes bibliques, le Saint-Père a publié une nouvelle Encyclique, où
il donne ses directions aux membres de cette Commission. Il re-
commande spécialement l'étude de la philologie, des langues orien-
tales, des anciennes formes de l'écriture et des anciens textes: il veut
540 À TRAVERS LES REVUES
qu'on subordonne les conclusions de l'herméneutique et de la critique
modernes aux enseignements traditionnels de l'Eglise ; il demande que
toutes les découvertes scientifiques, susceptibles d’apporter quelque
lumière pour l'interprétation des Livres-Saints, soient recueillis avec
soin. Nous reviendrons sur cet important document dans nos prochaine
articles d’Écriture-Sainte.
Parmi les événements concernant l'Eglise de France, le plus remar-
quable est la courageuse pétition des 74 évêques de ce pays adressée
aux députés et sénateurs en faveur des Congrégations. Cinq seulement,
tout en faisant, de leur côté, des démarches personnelles pour la même
cause, se sont abstenus de signer cette adresse collective. Cette lettre
a été déférée au Conseil d'Etat. Mer Touchet, évêque d'Orléans, en a
pris occasion pour adresser à ses juges sa défense publique, où il se
justifie, avec une magnifique éloquence, de toute infraction aux lois de
sa patrie. La Commission chargée d'examiner les dossiers des Congré-
gations, qui ont posé leur demande, a été nommée le 30 octobre ; elle
compte 35 membres, tous de la gauche ; elle a élu pour président
Buisson et pour secrétaire Rabier.
Ilest inutile d'exprimer ici nos préoccupations et nos craintes. Mais
au moment où nous préparions ces notes, l'Eglise nous faisait lire au
bréviaire l'Evangile du 4° dimanche après l'Epiphanie, renvoyé pour
le 2 novembre, C'est le récit où saint Mathieu montre les apôtres dans
unc barque avec le Sauveur. Îls sont assaillis par une tempête au
milieu de la mer. Et Jésus dormait, ipse vero dormiebat.. Les disciples
courent vite à leur Maître, et ils l'éveillent : Seigneur, sauvez-nou:.
nous périssons, Et Jésus se lève, il commande à la tempête, et les flots
s apaisent. Nous avons fait de ces paroles une application bien natu-
relle à nos épreuves présentes. Nous n'attendons point un miracle
aussi prompt. Îl y aura sur notre petite barque des voiles déchirées,
des mats brisés, le petit butin pris à la pêche après de longs efforts
sera rendu aux flots. Mais nous ne doutons point du salut final, car
nous avons appelé le Maître à notre secours. Il s'éveillera sans nul
doute ; mais il a sou heure.
En attendant nous continuerons de prier et surtout de nous montrer
dociles à toute parole qui sortira de la bouche de notre Chef. Au dire
du Sauveur, en effet, c'est moins l'homme de prière que l’homme d o-
béissance, de discipline qui obtient victoire, et mérite de trouver
entrée et de garder sa place dans le royaume de Dieu, qui est
l'Eglise.
A TRAVERS LES REVUES sal
*
CE
Plusieurs décrets intéressants ont été rendus par la Congrégation
des Rites. Occupons-nous d'abord des causes de Béatification et de
canonisation :
Le 18 mars 1902 un décret constate la validité du procès apostolique
et de non cultu dans la cause de nos martyrs d'Abyssinie, Agathange
et Cassien.
Le 17-19 juin de cette année, un autre décret, approuvé par leS.
Pontife, a autorisé la reprise de la cause de Canonisation du B. Félix
de Nicosie.
Le 22 avril précédent avait été désignée également la Commission
pour l'introduction de la cause des martyrs du Tonquin, Jérôme Her-
mosilla, Valentin Berrio-Ochoa, Pierre Almato de l'Ordre de Saint-
Dominique, et Joseph Khang, indigène.
Le même jour a été rendu un décret pour la confirmation du culte de
la servante de Dieu, Eurosie, vierge et martyre, qui vécut en Espagne
au VIII siècle.
Un décret semblable a été rendu le même jour en faveur de la ser-
vante de Dieu Hève, récluse de Liège au XIIT° siècle. |
Le 17 juin un autre décret semblable a été accordé en l'honneur de
22 évêques et de 3 abbés de la primitive Irlande ; Ve sont : Albert,
Asicus, Carthagus, 2 Colman, Conleth, Declan, Edan, Eugène, Facha-
nan, Fedlimin, Finbarre, Flannan, Jarlath, Kiran, Laserian, Macani-
sius, Macartin, Muredach, Natheus, et Otteron, évêques ; Coemgenus,
Congallus et Finian, abbés.
Le même jour a été formulé le décret d'introduction de la cause de
Béatification ou déclaration du martyre pour les 8 missionnaires jé
suites, mis à mort en haine de la foi en Abyssinie au XVII° siècle. Ce
sont les PP. Apolinaire de Almeida, évêque, Ilyacinthe Franceschi,
François Ruiz, Abraham de Georgiis, Gaspar Paez, Jean Pereira, Louis
Cardeira et Bruno Bruni, prêtres tous les sept.
Décrets liturgiques ct réponses. — Le 18 avril 1902 la S. Congréga-
tion a répondu sur une question exposée devant elle qu'à la messe
avec encens, selon le rite des capucins, un simple clerc pouvait remplir
le rôle d’assistant et encenser le chœur, sans pouvoir toutefois essuyer
le calice. |
Le 28 avril 1902 a été rendu un important décret concernant les
messes des morts, nous allons le transcrire tout entier.
542 A TRAVERS LES REVUES
EL. — Privilegium circa missas de Requie concessum sacellis sepul-
chreti ex decreto n. 3903 (1) diei 8 junii 1896 et ecclesiæ vel oratorio
publico ac principali ipsius sepulchreti ex decreto n. 3944 (2) die
12 janv. 1897 ad 1°®, favetne etiam sacellis, ecclesiis et oratoriis pu-
blicis sepulchreti in quo olim cadavera sepeliebantur, quod sepul-
chretum tamen hodie quacumque ex causa derelictum est ita ut defuncti
in co non amplius sepeliri soleant ?
[TL — Præfatum privilegium favetne etiam ecclesiæ parochiali, que
circum Jacens habet cæmeterium, quum in casu ecclesia parochialis
revera evaserit ecclesia sepulcreti ?
I. — In anniversariis stricte sumptis laïcorum quæ fundata sunt
extra diem vere anniversariam ab obitu vel depositione, potestne sumi
Oratio « Deus indulgentiarum Domine ? »
VS. 0 GS & He . Le 4 à D
V. — In ecclesiis ad chorum non obligatis plures missas habenti-
bus in die commemorationis Omnium Fidelium Defunctorum, debetne
esse una saltem Missa cum cantu de commemoratione Omnium Fide-
lium Defunetorum, an omnes possunt esse lectæ ?
VI. — Quænam Missa de Requie sumenda est in ecclesiis unam
tantum Missam habentibus, quando in die Commemorationis Omnium
Fidelium Defunctorum occurrit alicujus defuncti dies depositionis ?
VII. — Ex Decreto n. 3944 diei 12 jan. 1897 ad 3, et 3 Apr. 1900
ad 3et-iin una Ficen., missæ privatæ die vel pro die obitus seu depo-
sitionis in ecclesiis et oratoriis publicis fieri permittuntur, si in iisdem
etiam fiat funus cum missa exequiali cum cantu servatis servandis.
Quæritur : an funus cum Missa exequiali in cantu fieri debeat etiamin
oratoriis semipublieis, ut fieri. inibi possint præfatæ Missæ lectæ de
Requie ?
VII. — Juxta præfatum Decretum diei 3 Apr. ad. 3 et4in una
Vicen. in oratorits privatis Missæ, quæ ibidem legi permittuntur Po$
(1) Voici ce décret : In quolibet sacello sepulchreti rite erecto et erigendo.
missas quæ celebrari permettuntur posse esse de requie diebus non impt-
ditis a festo duplici {æ vol 2% classis,a dominicis aliisque festis de prættpto
servandis, nec non a feriis vigiliis, octavisque privilegiatis.
(2) Voici ce décret : Privilegium circa missas lectas de requie, ex detreto
concessum (n° 3903 ibi supra) sacellis scpulchreti, favet sive Eccles 1? vel
oratorio publico ac principali ipsius sepulchreti, sive aliis ecclesis® vel
capellis extra cæmeterium subter quas ad legitimam distantiam alicujus
defuncti cadaver quiescit,
ou
À TRAVERS LES REVUES 543
sunt esse de Requie præsente cadavere in domo. Quæritur : Utrum hæc
præsentia intelligenda sit de præsentia non solum physica sed etiam
morali in domo quatenus ex gravi causa ex. gr. ob contagiosum mor-
bum-cadaver vetatur haberi in domo ? | |
IX. — Ex decreto generali N° 3755 diei 2 Dec. 1891 Missam exe-
quialem solemnem impediunt Festa duplicia 1. classis solemniora, sive
universalis Écclesiæ sive Ecclesiarum particularium ex præcepto Ru-
bricarum recolenda. Quæritur : Utrum hæc ultima verba intelligenda
sint tantum de Festis fori recolendis cum feriatione ex parte fidelium vel
etiam de Festis chori sine feritatione qualia sunt. e. g. anniversarium
Dedicationis propriæ ecclesiæ, Festum patroni regionis, diæcesis aut
loci, quæ non ubique recoluntur a populo ? |
X. -- Quæritur : Utrum Missa de Requie cum cantu, quæ ex præfato
decreto generali N° 3755 ad HIT, « celebrari potest pro prima tantum
vice post obitum vel ejus acceptum a locis dissitis nuntium die, quæ
prima occurrat non impedita a Festo 1 et 2 classis vel Festo de præ-
cepto », cantari possit Feria IV Cinerum, Vigiliis Nativitatis Domini e!
Pentecostes Feria IV, V, VI et Sabbato infra octavas Paschatis et Pen-
tecostes, quum licet hæ dies neque Festa sint de præcepto neque Ri-
tum { vel 2 classis haheant, excludunt tamen eadem Duplicia 1 classis.
XI. — Quæritur : 4. An in Missis de Requie, ;quæ, abstrahendo a
Missa exequiali solemni aliisque occasione hujus lectis, in semidupli-
cibus et simplicibus occurrentibus ab obitu usque ad depositionem
alicujus fiunt cum vel sine cantu, adhibendum sit idem formulare ac
in die obitus seu depositionis. — 2. An idem dicendum sit etiam
respectu Missarum quæ celebrantur in biduo post factam ob gravem
causam sepulturam, si occurrat semiduplex vel simplex ?
XII. — In decreto no 3822 diei 3 apr. 1894, disponitur « at dum
corpus Episcopi diæcesani defuncti, suis indutum vestibus, in propriæ
ædis aula majori publice et solemniter Jjacet expositum, Missæ in suf-
fragium animæ ejus per totum mane celebrari valeant is omnibus ser-
vatis, etc. » Queritur : An hæc dispositio necessario intelligi debeat
de Missis de Requie pro Defuncto Episcopo diæcesano inibi celebran-
dis, idque, nullo habito respectu ritus aut solemnitatis diei, quæ cele-
brantur, sive sit duplex majus aut minus sive classicum vel Festum
solemne ?
XII. — Expositio Sanctissimi Sacramenti publica seu solemnis
quæ fit de licentia ordinarii potestne fieri etiam cum pyxide collocanda
in throno tabernaculi ?
EU A TRAVERS LES REVUES
XIV. — Expositio Sanctissimi Sacramenti privata, et minus so-
lemnis, quæ fit cum pyxide intra tabernaculum, ostiolo patefacto, si sit
permanens et ex causa publica impeditne Missas de Requie ?
XV. — Sacerdos obligatus sive ex fundatione, sive ex stipendios
accepto ad celebrandam Missam pro uno vel pluribus defunctis satis-
fecitne suæ obligationi applicando pro iisdem defunctis Missam officio
diei conformem in semi duplicibus aliisque diebus Missas quotidianis
de Requie permittentibus, vel tenetur dictis diebus celebrare Missam
de Requie, etiamsi fundator vel dans eleemosynam, Missam de Requie
expresse non postulaverit nec Missa celebranda sit in altari privilegiato ?
Sacra porro Rituum Congregatio, ad relationem subscripti secretarii
exquisita sententia commissionis liturgicæ, omnibusque accurate per-
pensis, rescribendum censuit.
Ad I. Negative.
Ad II. Negative.
Ad III. Affirmative.
Ad V. Missam in cantu de commem. Omn. fid. defunct., in casu,
non esse præscriptam.
Ad VI. Missa erit ut in die obitus.
Ad VII. Negative in casu.
Ad VIII. Affirmative, juxta Decretum 3903 diei 8 junii 1896.
Ad IX. Negative ad primam partem;
Affirmative ad secundam, quoad festa localia solemniora.
Ad X. Negative in omnibus, juxta Decr. gen. n° 3922 diei 30 junii
1896. $ LIT, n° 2. |
Ad XI. Ad 1%" et 2%* adhibeatur missa ut in die obitus, seu deposi-
| tionis. |
Ad XII. Missæ lectæ, in casu, permittantur ad normam Decreti
n° 3903, diei 8, junii 1896.
Ad XIII. Negative juxta decreta.
Ad XIV. Affirmative, in casu juxta Decretum n° 2390 Versavien,
7 mail 1786, ad 4.
Ad XV. Detur Decretuim n° 4031 Plurium Diæcesium 13 junii 1899
ad IV (4).
Atque ita rescripsit die 28 Aprilis 1902.
D. Cann. FERRATA, Præf.
(1) Dubium IV. Sacerdos cui erogatur eleemosyna ad celebrandam missam
pro uno vel pluribüs defunetis, aut votivam in honorem alicujus mysterii,
Beatæ Mariæ Virgins vel sancti, satisfacitne obligationi suæ missam fa-
cleudo officio contormem eum aliunde petitam missam ritus diei non per-
mittat, dummodo applicet juxta intentionem dantis eleemosynam ? Ad IV,
« Atfirmative, sed consultins est ut quantum fiecri possit, intentioni elcemo-
Synam erogantis satisfiat per missain vel de Requie vel votivam, »
CR LE CA
ntemeileqennemenamme apuamens vues nn ride = om w
.
À TRAVERS LES REVUES 945
Le décret suivant a interdit de se servir du gaz sur l’autel pour les
illuminations.
Novarcen,
Usus invaluit in diæcesi Novarcensi ut super Altaribus una cum can-
delis ex cera confectis lumina er gaz accendantur ad majorem splen-
dorem obtinendum. Dubitans porro hodiernus Episcopus Novarcen;
utrum id liceat, à Sacra Rituum Congregatione exquisivit :
« An super Altari præter candelas ex cera tolerari possit ut habeatur
etiam illuminatio ex gaz, vel an usus prædictus prohiberi debeat ? »
Sacra vero eadem Congregatio, ad relationem subscripti Secretarii,
‘ejusdem modi dubio rescribere censuit :
Negative ad primam parte ; Affirmative ad secundam.
Atque ita declaravit et rescripsit, Die 8 martii 1879.
Ita reperitur in Actis et Regestis secretariæ sacrorum Rituum Con-
gregationis. In fidem. etc. |
Ex cadem secretaria, die 16 maii 1902.
Le même jour l'usage de la lumière électrique sur l'autel a été
également prohibé. |
Le 7 mai 1902 une autre réponse très intéressante pour les con-
grégations de femmes à été donnée. |
Le décret du 6 août 1737 avait prescrit, pour l'exercice public du
chemin de la croix, que le peuple resterait à sa place et‘ que le prêtre
accompagné des clercs suivrait seul le parcours des stations. L'année
dernière, le 27 février 1901, la Congrégation avait déclaré que dans les
maisons religieuses d'hommes un des frères pouvait remplir le rôle du
prêtre et des clercs et présider le chemin de la croix en suivant les
stations au nom de la communauté. Le 7 mai dernier cette faveur à été
étendue aux congrégations de femmes. Voici le texte de cette réponse.
« An loco unius ex fratribus, in domibus religiosarum, una ex
Sororibus circumire ac sistere in qualibet statione suetasque preces
recitare valeat.
S. Congregatio, audito unius ex consultoribus voto, respondit :
4 ffirmutive.
Le 27 mai 1901 ont été accordées de nouveau les sanctions ou vali-
dations nécessaires pour toutes les érections de chemin de croix faites
invalidement par suite de l'inobservance des règles essentielles con-
Cernant cette érection. Cette validation porte sur les érections inva-
lides faites depuis 1894. La période septennaire précédente avait été
Pareillement validée. Les personnes qui auraient fait leurs dévotion:
devant de tels chemins de croix invalidement érigés, ne perdront
donc pas leurs indulgences.
F. HiLaire de Barenton.
E. Fe, VI. = 35
BIBLIOGRAPHIE
Nota. — L'Œuvre de Saint-François d'Assise se charge de procurer tous les
ouvrages édilés à Paris et annoncés dans les comptes rendus des Études
Franciscaines.
\
Mar n'Huzsr, Nouveaux mélanges oratoires, tomes lIIT et IV,
Paris, Poussielgue, rue Cassette, 15.
« Vous assistez à un grand spectacle », disait un jour Ms d'Hulst à
des jeunes gens, « vous voyez l'esprit humain pousser toujours plus
loin ses conquêtes partielles ; mais à mesure qu'il s'étend par l'analyse,
un vagueinstinct l’avertit de se recueillir par la synthèse. » (TIT, p.252).
À ce travail de concentration des principes peu d'hommes auront,
en ce siècle, autant coopéré que lui.
Gentilhomme d'une rare distinction, M* d'Hulst eut, comme prêtre,
l'intelligence des besoins intellectuels de son temps. Il fut, pendant
39 ans, le Moïse de la jeunesse pensante du Paris chrétien.
Lacordaire avait voulu baptiser la Liberté. M®' d'Hulst entreprit de
baptiser la Science. Le cri de Gœthe mourant servirait bien de devise
à ses œuvres oratoires : « De la lumière, encore de la lumière ! »
Les volumes IIl et IV des Nouveaur Mélanges ne sont pas pour di-
minuer l'opinion qu'on avait du conférencier de Notre-Dame.
Où trouver plus d'ampleur, plus de clarté, de précision, de sou-
plesse ? Langue incomparable où l’on ne sait qu'admirer le plus ou de
la justesse impeccable ou de l'expression ou de la hauteur constante et
presque irrespirable de l’idée. Le Recteur de l'Institut catholique est
à coup sûr un écrivain de marque : « ab ungue leonem », A-t-il aussi
puissamment le souffle oratoire, le « pectus quod disertos facit »?
« L'éloquence, disait Lacordaire, est fille de la passion. »
Ne cherchez donc pas en M“ d'Hulst les ardeurs et les fièvres de
l'inspiration, de l'impétuosité des géniales envolées, des bonds su-.
perbes d'une âme incapable de se contenir. La flamme peut manquer
x ses discours, la lumière y resplendit à jet continu. On y trouve rare-
ment la passion, — celle qui crie, celle qui houillonne, — celle de
l'oratcur entin.,
BIBLIOGRAPHIE 547
La mantelletta, correcte et sans manches, du péripatétisme chrétien
n'a jamais eu le prestigieux éclat de la toge dominicaine drapant magni-
fiquement la Liberté. Ms d'Hulst est avant tout un écrivain, un docteur.
[l appartient par sa mentalité, par sa méthode, par son style à cette
élite intellectuelle des Bautain et des Freppel dont la postérité lira et
appréciera les écrits avec le charme grandissant d’un criticisme impar-
tial et satisfait.
Au témoignage de ceux que sa parole a fait vibrer, Lacordaire,
comme les vrais orateurs, perd à la lecture ce qu'ajoutait à son verbe
brûlant le magnétisme du regard, de la voix et du geste.
Par contre, M" d'Hülst apparaît dans ses livres avec toute la gran-
deur de son fertile et merveilleux talent. La loi des antinomies régit
les orateurs et les écrivains, comme elle régit la flamme et la lumière.
Quiveut sentir la chaleur, se rapproche de la fournaise ; mais qui veut
admirer l'apothéose du soleil au mont Blanc s'éloigne : le recul est né-
cessaire à sa contemplation.
L'éloquence de M: d'Fulst est froide,saine splendide commeles Alpes.
— « Le style, c'est l'homme ». Sa plume a la trempe, léclat, l'élasti-
cité d'une lame de Tolède.
Infatigable épée, bien en main, au service opiniâtre dela philosophie,
du patriotisme, de la foi. « Le style c'est l'homme ». Et l'homme ici
est la droiture même, l'atticisme afliné de la race, la science loyale et
sérieuse sous la maitrise d’une foi profonde, vivace, prosélytique.
Aussi le beau « cette splendeur du vrai » ne jaillit point dans les œuvres
de Mr d'Hulst,du choc de la passion sur l'âme ; il monte plutôt du fond
des choses, il résulte de la grandeur et du nombre des idées. L'âme
trouve sa sérénité dans sa hauteur.
La large manière historique de M Freppel revit, chez M6° d'IHulst,
dans le panégyrique de saint Denis. Athènes, Rome, Lutèce : en trois
coups d'ailes, l'aigle de la synthèse traverse tout le ciel, d'un bout à
l'autre de l'horizon.
Le discours du Centenaire des massacres de septembre est une
admirable étude sur le rôle du clergé pendant la Révolution. Par une
exception saisissante, celui de laconsécration del'église de Loigny bat la
charge d'enthousiasme qui fit à certains moments frissonner l'auditoire.
Me° d’Hulst aime, comme M#r Pie, ce maitre d'art du sens accom-
modatice des Saintes Ecritures, à jeter des clartés bibliques dans la
mêlée des événements qui président aux destinées des sociétés et des
individus.
b48 BIBLIOGRAPHIE
Avec un rare bonheur d'adaptation herméneutique, il sait relever
la louange posthume des vies les moins extraordinaires. Lisez l'orai-
son funèbre de Mf' de Briey, le discours prononcé au service de
M. le Rebours, vous aurez une claire vue du procédé apologétique de
l'éminent prélat.
Parlerai-je des six homélies sur la messe du Saint-Esprit ? Elles
ont le fini de camées artistiquement ciselés.
Primesautières au premier chef, d'autres allocutions dénoncent une
merveilleuse facilité d'improvisation.
Plusieurs discours de distribution de prix ont des pétillements de
vin de Champagne. L'esprit part et ruisselle. Quel commentaire sagace
et inattendu du mot de Lafontaine : « Ne t'attends qu'à toi seul. »
— Quelle délicatesse dans l'art d'aimer les conseils. « L'usage, ce
tyran qui m'oblige de parler, veut encore que je vous donne des con-
seils ! Quelle vanité ! Qu'est-ce que les conseils, sinon de l'expérience
mise en bouteilles ? Elle peut servir à ceux qui l'ont recueilli ; mais
quand ils la versent aux autres, ceux-ci, la plupart du temps, se
défient de la drogue et refusent de la boire. » (p. 105 t. IV.)
— Quelle finesse dans la ‘substitution de l'exorde insinuant à l'exorde
er abrupto des discours aux étudiants catholiques de Bruxelles ! (p. 21.)
« Nous vivons dans un temps de révolution. Toutes les règles sont
méconnues. Ne lisais-je pas hier un recueil de pensées qui contient
des vers de 14 pieds et au-delà. Il paraît que c'est très beau, parce
que c'est révolutionnaire. Eh bien, moi aussi, je veux être révolution-
naire, Au lieu de remercier les aimables organisateurs de cette réunion;
je veux tout d’abord éclater contre eux en reproches. »
— Et cette instantanée du reportage contemporain (p. 131) : « On le
surprend au moment où il va se mettre à table, au moment où il prend.
son chapeau pour sortir. Que pensez-vous du bi-métallisme ? — Rien,
Monsieur. — Alors, il me faut votre opinion sur l'antisémitisme. — Je
ne veux point vous la dire. — Vous ne refuserez pas du moins un
éclaircissement sur Paris port de mer, ou sur l'école des poètes symbo-
listes, ou sur les engrais chimiques, ou sur la mission de Jeanne d’Arc.
— De guerre lasse, notre homme laisse échapper quelques apophtegmes
et il fait bien, car un prisonuier a toujours le droit de payer sa rançon.
Le reporter fixe à la hâte sur son calpin ce qu'il a pu saisir d'une expo-
sition mal venue. Il l'embrouille encore, grâce à sa totale ignorance
du sujet. Quelques heures après, l'interview flambloie dans les
colonnes du Journal ! et voila le lecteur bien renseigné ».
BIBLIOGRAPHIE 549
Ne dirait-on pas du La Bruyère ?
— Finissons par cette mordante ironie :
« Le lecteur ! Ah! c'est lui surtout qu'il faut plaindre. Le malheu-
reux ! Îl ne peut se soustraire à l'obsession de la feuille à un sou qu'on
lui crie aux oreilles, qu'on lui met dans la main. Il en achète une, il en
achète dix, il les lit comme si elles contenaient quelque chose, et,
quand il les a lues, il ne sait rien, mais il est saturé de mots, enflé et
pas nourri, comme serait un affamé à qui, en guise d'aliments, on au-
rait fait avaler plusieurs hectolitres de mousse de bière. » (p. 132.)
La causticité de l'écrivain est toujours de bon aloi Et, sur sa plume
le castigat ridendo mores ne laisse pas d’être aristocratique.
Même, lorsqu'il sert « des radis et des noisettes » (p. 120), Ms d'Hulst
met le grand couvert et tire des armoires la vaisselle plate.
Les « amateurs de viande creuse » (p. 109) seront effrayés de l'a-
bondance d'idées fortes et pleines contenues dans ces deux volumes.
: Les petits-neveux de M. Homais, ignorants vantards la science, s'en-
liseront fatalement, « intolérants et aveugles » (p. 297), sur tous les
terrains où Me d'Hulst poursuit « l'alliance féconde du savoir humain
qui déchiffre l'énigme de l'univers, et du témoignage divin qui nous
révèle par delà le domaine de l'expérience le secret de nos origines et
celui de nos destinées. »
Mais les hommes sérieux trouveront ici, avec le haut enseignement
de la raison catholique, le rayonnement d’une des plus belles intelli-
gences d'un des plus nobles cœurs du XIX* siècle. [ls appliqueront aux
nouveaur mélanges oratoires de M5" d'Ilulst ce vers du poète :
« C’est avoir profité que de savoir s’y plaire. »
P. Léon.
RÉPERTOIRE BIBLIOGRAPHIQUE DES AUTEURS ET DES OUVRAGES
CONTEMPORAINS DE LANGUE FRANÇAISE OU LATINE, Suivi d’une
table méthodique d’après l’ordre des connaissances, par
l'abbé Elie Blanc, professeur de philosophie aux Univer-
sités catholiques de Lyon, avec la collaboration de M. Iu-
gues Vaganay, bibliothécaire des mêmes Facultés. Chez
Vic et Amat, Paris, prix : 6 francs. |
Avoir un répertoire complet et pratique de toutes les productions de
l'esprit en France, durant ces dernières années, quel trésor ne serait-
550 BIBLIOGRAPHIE
pas pour le travailleur et surtout pour l'écrivain perdu en province
loin des bibliothèques des grandes villes. Beaucoup en effet aimeraient
à écrire, à se faire les collaborateurs des journaux et revues ; un plus
grand nombre encore aimerait à approfondir certaines parties des
sciences pour lesquelles ils ont un spécial attrait. Maïs aux uns comme
aux autres il est nécessaire de connaitre les ouvrages les plus récents
écrits sur les matières d'étude qu'ils ont choisies. Le livre de M. Elie
Blanc leur en donnera le moyen. Il faut le reconnaitre, ce livre ne si-
gnale point tout ce qui a paru en ces dernières années sur toutes ma-
tières. Il ne s'agissait pas en effet de rééditer Lorenz, ou un manuel
des libraires quelconque.
L'auteur a fait un choix spécialement approprié au public lettré chez
les catholiques. Cet ouvrage serait un bon:guide pour composer la
bibliothèque d'un grand établissement d'enseignement chrétien ; et il
serait, à peu près, le catalogue de la bibliothèque dont M. Vagonay est
le directeur, que nous n'en serions pas surpris. Du reste, dans la
préface, il est donné comme source bibliographique à une grande
publication que va entreprendre l'auteur sous le titre de Somme
des connaissances humaines, Encyclopédie chrétienne et francaise
du XX° siècle.
Exposons en deux mots le contenu du livre : deux pages sont con-
sacrées à donner l'adresse des principaux libraires ; ensuite une pre-
mière partie de 35 pages indique les principales revues avec leurs prix,
et l'adresse de leur éditeur. La seconde partie est la plus considérable
(près de 400 pages) ; là sont rangés par ordre alphabétique d'auteurs,
les ouvrages jugés dignes de mention. Enfin une table méthodique,
dressée par ordre des matières, signale de nouveau les mêmes ouvrages
avec renvoi à la liste précédente.
Nous ne doutons pas que le public qui travaille et étudie ne fasse un
bon accueil au livre de M. l'abbé Blanc. Ce livre est un service rendu
à tous.
F. HiLaire pe B.
*
+ ss
h
CORRESPONDANCE DE MG Gay, Lettres de Direction spiri-
tuelle. Paris, Oudin, 1902.
On a recueilli de tout ternps la correspondance privée des écrivains
et des hommes célèbres. Les œuvres destinées au public laissent voilé
nécessairement tout un côté du caractère : la correspondance jette un
BIBLIOGRAPHIE . b51
peu de lumière de ce côté là ; elle dévoile l’intime de l’âme. Quand cette
correspondance est celle d’un prêtre chargé de diriger une conscience,
il y a plus : elle n'est pas seulement un miroir où nous contemplons
les traits intimes d'un génie, elle est encore un tableau tracé de la main
de ce génie lui-même pour servir de modèle, un tableau que nous
devons recopier en notre âme ; et ve tableau est plus précis, nous pou-
vons le dire, que celui à nous présenté par l’enseignement public de la
doctrine chrétienne. | | |
L'enseignement lancé du haut de la chaire tombe sur les fidiles pris
en bloc. Il doit ètre assez général pour s'accommoder à tous les états
d'âme. L'enseignement contenu dans une lettre de direction, s'adresse
à une personne particulière, prise dans un état particulier : il est né-
cessairement plus détaillé, plus adapté. |
Lorsque cet enseignement est donné par un homme de haute valeur
intellectuélle, par un prêtre à la piété profonde, on fait bien de le re-
cueillir : il pourra éclairer les âmes. |
Les lettres de MS Gay, aujourd’hui publiées, s'adressent, dit la Pré-
face du livre, à trois personnes de type très différent : « La première
est une convertie ; mais jusque dans les jours d’égarement, elle avait
su garder, avec la dignité, une grande élévation d'âme, un. esprit
curieux, raisonneur ; en même temps, cœur ardent et généreux. »
« La deuxième est une femme du monde, pleine de bonne Wolonté
et d’élan, mais dout les belles qualités sont amoindries par une certaine
mollesse qui lui rend plus difficile le travail humble et persévérant
de la sanctification ». « La troisième eût souhaité de se consacrer à
Dieu dans l'état religieux. La délicatesse de sa santé ayant mis
obstacle à ses desseins, elle vécut dans le monde de la vie mystique
du Carmel, »
Au fond de toutes ces lettres, qui forment un gros volume de 446
pages in-8°, on retrouve la thèse mystique de M# Gay : « La vie chré-
tienne est le mystère de la vie de Jésus-Christ en nous, et de nous
en lui, » Mais cette thèse ne reste pas dans le vague ; elle se traduit
en chaque lettre par un conseil pratique, positif. Je cite :
« Chaque jour mettez-vous au travail ; reprenant sous l'œil de Dieu
votre tâche. Renouvelez les résolutions prises et les promesses faites,
puis souvenez-vous dans la Journée des engagements du matin. Le soir
voyez si vous y avez été fidèle... Toute cette discipline est utile jus-
qu'à être presque nécessaire. » |
On pourrait reconstituer, avec les 200 lettres contenues dansle volume,
552 BIBLIOGRAPHIE
tout un traité de spiritualité. Je note au hasard deux passages : l’un sur
le travail, l’autre sur l’oraison.
À une mère de famille il écrit: « Ai-je besoin de vous dire
que vous me faites grande joie en vous montrant à moi, occupée de
votre ménage, et régulièrement donnée à vos enfants. Vous n’imaginez
pas comme j'aime à vous voir ainsi, raccommodant des. vêtements et
rangeant des armoires... Le travail est la loi de notre vie... »
À la même, il écrit sur l'orafson: Soyez très libre dans votre ma-
nière de traiter avec Dieu. Tout ce qui est méthode, sujet, texte écrit,
tout cela n’est qu'un moyen pour l'oraison : ce n'est pas l'oraison elle-
même.. L'oraison est toute d'union à Dieu dans le cœur à cœur avec
Dieu. Plus vous y serez simple et enfant, mieux cela vaudra. »
On le voit, la mystique de Mf Gay que l'on traite si facilement de
vague, de nuageuse, sait se traduire en conseils pratiques. Ceux
qui n'en voudraient pas croire ces trop courtes citations, pourront s'en
convaincre à la lecture des lettres spirituelles de la correspondance.
F. Dirrupoxxé.
Le R. P. Hucozin DE Dourzexs ou la Vie d’un Frère Mineur
missionnaire en Chine au XIX°"* siècle, par L. de Kerval.
Vanves près Paris. Vic et Amat, Paris.
Le P. Hugolin est avant tout l'homme du devoir. Un jour de vacances,
il s'enfuit de la maison paternelle pour étudier sa vocation dans un cou-
vent d'Amiens. Devenu Frère Mineur, il sent bientôt le désir d'aller
porter la foi aux nations infidèles, et il part pour la Chine où il meurt
au bout de 12 années consacrées aux durs travaux de l’apostolat. C'était
une nature franche, énergique, qu'aucune épreuve ne pouvait abattre.
[l laisse le souvenir d'un zélé missionnaire et d'un vrai Frère Mineur.
Le rôle de l’auteur s’est borné, pour ainsi dire, à reproduire Îles
lettres du P. Hugolin. Simples remarques : les 80 pages d'appendices
ne paraissent-elles pas trop considérables pour un livre de cette
dimension ? — On aurait bien fait de corriger les quelques fautes de
noms échappées dans le travail intitulé Les Frères Mineurs et le
Drotestantisme.
l. FuLGENcE.
BIBLIOGRAPHIE 5.6
Li
+
- ÜN SAINT 4 LA FIN DU xiIX*® SIÈCLE. Vie et Vertus de Pierre
Lopez des Frères Mineurs, 1816-1898, par l'abbé Martelli.
Cet ouvrage prouve qu'il y aencore des saints, à ces bonnes genhs
qui s’en vont, dodelinant de la tête en étouffant un soupir de pitié et de
commisération sur notre temps. Si, d'après MS° Dupanloup, le pre-
mier devoir d'un hagiographe est d'aimer son saint, nul plus que l'au-
teur n'était à même de nous donner la Vie du P. Lopez dont il fut un
des nombreux pénitents. Le lecteur, après avoir lu l'ouvrage, s’aper-
cevra facilement que, bien qu'écrit avec amour « cecy est un livre de
de bonne foy ». Ce qui fait l’intérêt de ce volume, c'est, hélas ! sa trop
grande actualité. Chassé d’Espagne, chassé d'Italie, le P. Lopez,
meurt en exil. Les causes qui amènent l'expulsion des religieux
de ces deux pays sont bien étudiées, elles sont d'ailleurs toujours
les mêmes, produisant, la logique le veut, toujours les mêmes effets.
Une simple réflexion : plus la pierre précieuse est belle, plus le
Joaillier s'efforce, en la sertissant, de ne pas en surcharger la monture
et de ne pas l’alourdir d'ornements superflus. |
M. Martelli a oublié d'employer ce petit artifice. En littérature,
comme en bijouterie, le bon goût n’est pas à dédaigner.
F., P:
vs»
LA ROYAUTÉ DU CŒUR ET LA DOUCEUR CHRÉTIENNE par l'abbé
Lenfant, missionnaire diocésain. Paris, Poussielgue, 1902.
La douceur est une vertu ignorée entre toutes, « l’homme du monde
la regarde comme une faiblesse, quelquefois même comme une lâcheté, :
la plupart des chrétiens la tiennent surtout pour une qualité heu-
reuse due au tempérament et aux circonstances. » Une tendance mo-
derne la relègue parmi les vertus secondaires, « c’est une vertu passive
qui a fait-son temps »... Le pieux auteur de cet ouvrage, prêtre dis-
tingué du clergé de Paris, a voulu réagir contre ces opinions erronées
et nous donne un aperçu exact de la nature et des bienfaits de la dou-
ceur chrétienne. Îl fallait pour cette œuvre,le cœur d'un sain} François
de Sales, la plume élégante de Fénelon et la doctrine de Bossuet.
Nous ne pensons pas exagérer en affirmant que M. Lenfant a emprunté
554 BIBLIOGRAPHIE
=
quelques-unes de leurs grâces à ces grands maîtres de la vie spirituelle.
Dans une série de tableaux successifs, il nous montre sous des types
anciens et contemporains, le cœur humain le même dans tousles siècles,
dans tous les milieux, victime de lacolère et de ses emportements. Que
d'exemples frappants apparaissent tour à tour à nos yeux ! La fureur
de Louis XIV et de Philippe d'Orléans, celle de Napoléon! et de tant
d'autres, victimesde leurs passions, ne servent d'ombre et de repoussoir,
que pour mieux mettre en lumière la beauté des âmes douces jusqu'à
l'héroïsme : saint Vincent de Paul, saint François de Sales, Pie VIT,
Jeanne d'Arc. L'auteur, en terminant, devient méthodique. Pour vaincre
notre nature et parvenir à la douceur chrétienne il faut, dit-il, procéder
avec courage, avec constance, avec confiance en Dieu. Après s'être
nourrie d'une lecture si substantielle, l'âme chrétienne se sentira ré-
confortée, encouragée à continuer le travail de sa perfection et ce sera,
pensons-nous, la plus grande consolation du prétre qui a composé
cet ouvrage.
F. THÉOoTIME.
UN CARÈME APOLOGÉTIQUE SUR LES DOGMES FONDAMENTAUX.
Sujets et plans de sermons, par M. l'abbé C. Denis, direc-
teur des Annales de Philosophie chrétienne. Brochure
in-12 de 72 pages. Bureau des Ann. de Phil. chr., 33,
boul. Saint-Marcel, Paris.
Bonne application des principes de l'auteur en matière d'apologé-
tique. On pense, aux Annales de philosophie chrétienne, que la vérité
chrétienne doit, pour pénétrer dans les âmes, se modeler aux formes
scientifiques de la pensée moderne. C’est poursuivre dans le domaine
spéculatif ce que cherche à réaliser dans le domaine de l’action notre
vaillant Père Ludovic de Besse. Ici on voudrait que la charité, pour
atteindre les masses, revêtit les formes sociales des œuvres écono-
miques ; là on voudrait que la foi, pour toucher l'élite, s'offrit à nos
contemporains sous des formules scientifiques. Aussi dans ce Carême
parle-t-on chrétien en termès tout modernes.
Félicitons l'auteur de quitter quelquefois les labeurs de la pensée
pour mettre son beau talent au service de la chaire.
Fr Gr. DE T.
BIBLIOGRAPHIE 555
*
+ +
HEUREUX LES CŒURS PURS ou Ja Chastelé parfaite, à l'usage
_des religieux et des fidèles, par l'abbé Berthier, mission-
naire de la Salette. Paris, Maison de la Bonne Presse, 1902.
Le R. P. Berthier, prêtre de la Salette, a voulu exposer dans cet.
ouvrage la vérité doctrinale sur la chasteté parfaite d'après la sainte
Ecriture, les Pères et les Docteurs de l'Eglise. Il faut rechercher dans
cette œuvre moins la beauté littéraire et la richesse de l'expression que
la force de la doctrine.
L'ouvrage est ainsi divisé : I. La virginité d'après les saintes
Ecritures, les Pères, les saints Docteurs. II. Les œuvres de la chasteté
parfaite. [1[. Les moyens de couserver la sainte vertu. Un des plus
grands mérites de l’auteur, ce nous semble, est d'avoir enchâssé, sem-
blables aux pierres précieuses d’un ostensoir, de nombreuses citations
des Pères dont le brillant éclat rejaillit sur la doctrine elle-même.
Ajouterons-nous que quelques-uns de ces extraits, tels que da vision
de saint Grégoire de Nazianze, la lettre de saint Hilaire de Poitiers à
une vierge, nous paraissent de vrais chefs-d'œuvre littéraires ?
Bien des âmes trouveront dans cet ouvrage un secours et une force ;.
prêtres, religieux, âmes fidèles vivant dans le monde, s y inspireront
d'une grande générosité, d'un amour plus ardent pour Notre-Seigneur
Jésus-Christ que l'Eglise nous représente s'avancant au milieu des lis
et des vierges.
Fr. TUHEOTIME.
LA
s »
LES CATHOLIQUES BELGES ET LA QUESTION OUVRIÈRE EN BEL-
GIQUE, par Ch. Beyaert un vol. in-12 de 154 pages. — Le-
thielleux. Paris.
Ce petit volume documenté, anecdotique, écrit avec conviction et
avec cœur, est, selon la juste remarque du R.P. de Pascal, qui en a
composé la préface, « un excellent échantillon de la saine et pratique
« littérature populaire, qui fait malheureusement trop défaut aux
« peuples de la langue française ».
M. Beyaert le dit fort bieu, ce ne sont pas les rêves socialistes qui
amélioreront le sort des ouvriers, mais Les œuvres économiques lentes
356 BIBLIOGRAPHIE
et progressives, — caisses d'épargne, sociétés de secours mutuels,
maisons ouvrières, caisses de pensions, — la tempérance et le retour
aux idées et aux pratiques chrétiennes.
À la doctrine, se joignent les faits et les actes législatifs. L'œuvre
sociale du parti catholique en Belgique est résumée en ces pages suc-
cinctes et vivantes. On y voit, avec une évidence lumineuse, ce que la
foi inspire aux amis du peuple, et les lois sages que l'auteur se
plait à mettre sous nos yeux resteront l'éternel honneur des chré-
tiens de ce petit pays, qui sait comprendre la liberté.
Fr. Raysonn.
ACTION INTELLECTUELLE ET POLITIQUE DE LEON XIII EN FRANCE,
par le R.P. Janvier des FF. Prècheurs. Un vol. in-12 de 134
pages. — Paris, Lecoffre.
Que n'a-t-on pas dit déjà de l'action intellectuelle et politique de
Léon XIII en France ? Les revues et les journaux catholiques et dissi-
dents ont commenté les encycliques et enregistré à l'occasion ce qu'ils
appellent, suivant leurs nuances, les succès et les revers de la papauté.
Le R. P. Janvier à cru devoir unir sa voix à tant de voix célèbres.
Il se contente toutefois de tracer un tableau très clair et très précis de
l'influence pontificale dans notre pays. Les paroles, les écrits, les
faits, tout y est jugé avec une sage modération. À notre avis, on na
rien publié de plus lumineux et de plus sensé sur l'intervention qui a
si profondément et sans raison troublé les catholiques. Ceux qui ne
veulent pas voir sont aveugles, mais leur aveuglement n'est-il pas une
_ faute ?
Fr. Raymono.
UNE RETRAITE À DES PRÈTRES ÉDUCATEURS, par le R. P. Lam-
bert, Missionnaire Apostolique. — Paris, Lethielleux, 1902.
Les prêtres qui se consacrent à l'enseignement religieux ont un mi-
nistère spécial, différent du ministère paroissial. Îl est plus diflicile,
peut-être, il demande plus de précision, une abnégation constante et
un dévouement coutinuel. C'est, dirons-nous, une œuvre sacerdotale
BIBLIOGRAPHIE 557
d'artiste : il faut former l’âme d'un enfant, la travailler, la ciseler selon
l'exemplaire du Christ.
Il était utile de consacrer à ces prêtres éducateurs un ouvrage écrit à
leur intention et pour leur servir à l'époque de la retraite annuelle. Le
R. P. Lambert divise son travail en deux parties : l’une se rapporte à la
sanctification du prêtre lui-même, l'autre à la sanctification du prêtre
éducateur. |
Ce livre est bien écrit, rempli de pensées et de vues exactes sur
l’enseignement religieux et sur le rôle sublime du prêtre éducateur.
Peut-être l'auteur aurait-il pu s'étendre un peu plus sur certaines diffi-
cultés inhérentes à l'enseignement et à l'éducation de la jeunesse, car,
remarquons-le, l'ouvrage est un livre de retraite, d'examen sur les
obstacles à la perfection sacerdotale. Mais c'est là un détail racheté
par l’ensemble et le mérite réel de l'ouvrage. Aussi croyons-nous que
cette retraite sera d'un grand secours aux auxiliaires du Seigneur dans
la formation de la jeunesse chrétienne.
Fr. THÉOTIME.
Prières Du MATIN ET Du Soir en usage chezles FF. Minéurs-
Capucins. Œuvre Saint-François. Paris, 5, rue de Îa
Santé, XIIIe, 1 vol. in-16 carré, O0 fr. 60, franco O fr. 73.
Dans la plupart des diocèses, les fidèles ont l'habitude de réciter,
matin et soir, ces belles prières dans lesquelles le pieux Fénelon à
fait passer tout son cœur et toute son âme religieuse. Ces prières,
comme beaucoup d'autres analogues, nous dit le R. P. Etienne, ne
sont-elles pas trop belles, trop humainement soignées, trop intellec-
tuelles ?
Pourquoi les pieux fidèles, les enfants dévoués de saint François
d'Assise ne varieraient-ils pas de temps en temps leur manière de
prier, et n'employeraient-ils pas leurs oraîsons liturgiques si anciennes
et si vénérables. Pourquoi ne pas s'essayer à manier des armes d'une
force supérieure ?
Pendant de longues années nos anciens Pères les ont prononcées
avec ferveur ; nous Îles récitons encore après Matines dans le silence
de la nuit, et le soir, avant d'aller prendre notre repos, n'avons-nous
pas senti nos âmes monter vers le Seigneur et s'enflammer d'amour
dans ces invocations à la Vierge Marie et aux Saints, dans ces tou-
558 | BIBLIOGRAPHIE
chants appels à la miséricorde divine ? Ne sont-elles pas d’une surna-
turelle beauté. Ne sont-elles pas surtout des prières liturgiques ? Les
pieux fidèles qui consentiront à emprunter aux enfants de saint Fran-
çois leur prière quotidienne sentiront dans leurs âmes une force plus
grande, une union à Dieu plus intime. Aussi félicitons-nous le
R. P. Etienne de la pensée sacerdotale et apostolique qui l'a guidé,
en nous donnant ce petit opuscule.
Fr. THéOTIME.
*
# +
Les ETUDES FRANCISCAINES ont encore recu :
P&TiT MISSEL séraphico-romain français latin précédé d'une expli-
cation de la liturgie ecclésiastique et suivi d'un petit sacramentaire
à l'usage des fidèles, Vanves. — Vic et Amat. Paris, 1902. in-32 de
XXI1-622 pages. Relié.
RECUEIL DE CHANTS pour les retraites de Saint-François. Maison du
Tiers-Ordre, 29, avenue Seymour. Montréal, 1900, in-32 de VIT-153-
31° pages, relié.
CaANTUS vaRit {romano seraphici] in usu apud nostrates ab origine
ordinis aliaque carmica in decursu sæculorum pie usu parta. Romæ.
Tornaci. Parisiis. Typis societatis S. Joannis Evangelistæ Desclée.
Lefebvre et soc. s. d. 1902; in-8° de XXXIV-376 et 10 pages.
Cuaxrs usuELs des Frères Mineurs de France, publiés avec l'au-
torisation des TT. RR. PP. provinciaux. Parisiis. Romæ. Desclée. s.
d. [19021 in-32 de 56 p.
Prières du matin et du soir en usage chez les FF. MM. Capucins de
Saint-François d'Assise. Reims. Impr. de l'Archevècheé. Paris. Librai-
rie Saint-François. 1902. in-16 de VI-61 pages.
TursEs quas.… pro gradu licentiati in S. Theologia in universi-
tate catholica in oppido Sovaniensi... publice propugnabit... P. Chry-
sostomus Van Gool, ex Calmpthout presbyter ordinis fratrum mino-
rum capucinorum provinciæ belgicæ... die V mensis Julii hora XVI
anno MCMI, Lovanii. Linthout, in-$ de 10 pages. |
THESES quas.. pro gradu licentiati in S. Theologia... publice pro-
pugnabit... Pr. Evaristus Brunin, ex sancti Genesii, presbyter ordinis
fratvum minorum capucinorum, provinéiæ belgicæ... die XXVTIT men-
sis 6 junii hora [V, anno MCMTI. Lovanii. Linthout. in-8° de 10 p.
PROBLÈME ANCIEN, SOLUTION NOUVELLE. Pourquoi Dieu s'est-il fait
homme, par le P. Hilaire de Bareuton, O. M. C. Extrait des Etudes
E Re Sn
BIBLIOGRAPHIE 559
Franciscaines. 1903. Œuvre Saint-François, 5, rue de la Santé. Paris.
in-8° de 40 pages. Prix : 1 franc
. SERAPH. DOCT. S. BoxAvENTUR« Tractatus de præparatione ad mis-
sam adiectis pro commoditate sacerdotum precibus ante et post cele-
brationem. Nova editio augmentata. Ad Claras Aquas. Ex typ. Collegii
Bonaventuræ, 1902, in-32 de 127 p. relié. |
LA PRATIQUE Du CHEMIN DE LA Croix spécialement dédié aux Ter-
liaires par le Père Léopold Quimot, des Frères mineurs. Tamines. Du-
culot-Roulin. 1902. in-32 de VII-264 p. relié. |
LE SAINT SACRIFICE DE LA MESSE d'après le Père Cochem et quelques
auteurs contemporains. Lille. Œuvre. Saint-Charles Borromée, (1901)
in-16. de 48p. Prix 0.20. |
Dig ÜEBuNG beR DRkRI « AVE Maria »... von P. Joh. Baptist O,
Cap.., auf Munsch des verfassers ins deutsche übersatst von P. Isidor
Schinitt O. Cap. Altotting, 1902, in-32 de 32 p.
LA LÉGENDE DB SAINT FRaANçÇois dite des Trois Compagnons. À pro-
pus d'une nouvelle traduction de cette légende. Extrait des Etudes
Franciscaines. Paris. Œuvre de Saint-François d'Assise, 5, rue de la
Santé, Paris, 1902, in-8° de 41 pages.
DocuMENTA ANTIQUA FRANCISCANA edidit F. Leonardus Lemmens,
O. F, M. Pars. IIT. Extractiones de legenda antiqua. Ad Claras Aquas
(Quaracchi) ex typ. Collegii S. Bonav. 1902, in-16 de 77 pages.
Prix 1 franc,
HISTOIRE D'UN TROUPEAU sous le directoire par F. Uzureau, direc-
teur de l'Anjou historique. Angers. Germain et Graxsin, 1902, in-#°
de 7 pages.
Les ANGevixs et la famille royale à la fin de l’ancien régime, par le
mème. Angers. Siraudeau 1902, in-8° de 60 pages. |
ANCIENNE ACADÉMIE D'ANGERS. Les travaux présentés aux séances.
— Membres titulaires et associés (1685-1793) — Angers. Germain et
Grassin, 1902 in-8°. Deux broch. de 74 et 34 pages.
Les Fizes DE LA CHARITÉ D'ANGERS pendant la Révolution. Martyre
des sœnrs Marie-Anne et Odile par le même. Angers. Siraudeau, 1902,
in 4° de 11-63 pages.
UN CAPUCIN DU TEMPS DE LA RÉVOLUTION ET DU PREMIER EMPIRE. Le
P. Anaclet de Beaumotte par le P. Ubald d'Alençon. Paris. Œuvre de
saint François, 5, rue de la Santé, 1902, in-8° de 12 pages.
L'Aame Des CLocues par le P. Léon, capucin, Paris. Impr. Mersch,
1902, in-8° de 32 pages.
560 BIBLIOGRAPHIE
1902. Tax Micmac LNoG TLEI PONANEOIMGEOEI OIGATIGAN. Listigo-
tjcoei patliasoogoomg oetjitmeg R F. superior Ste-Anne de Resti
gouche P. Q. (parle P Pacifique, capucin)in-8° de 38 pages avec une
carte du pays micmac en deux couleurs.
POCHETTE DU CONSCRIT FRANÇAIS, 8° édition. Lyon, Vitte, broch. de
62 p., 0,20. Remise par nombre.
LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT par Lucien Le Foyer, avocat à la Cour
d'appel de Paris. Paris, Giard et Brière, 1901, broch. de 32 p.
Prix : 0,30.
VALEUR HISTORIQUE DE L'EVANGILE au point de vue de la science et de
la critique moderne (Coll. de lApologétique populaire) par le R. P. Lo-
diel, S. J. Paris, Bonne Presse, broch. de 44 p. Prix, 0,25.
Œuvres cuotsies DB S. AuGusrix : Les Confessions. Texte latin et
traduction française et commentaires, par M. l'abbé Pihan, ancien vi-
caire général. 4 vol. in-12 de 350 p. environ. Chaque vol 1. fr., port
en sus (0,60 en colis postal pour les 4).
Le Tiers Ornre DE SaINT-François. Lille, Bergès, in-32, de
215 p.
Le Sacré-Cœun. L'amour. La Souffrance. L'Appel.à la France.
Discours prononcé le vendredi, 6 juin 1902. Fête du Sacré-Cœur dans
la chapelle de la Visitation à Paray-le-Monial, par M. l'abbé G. Simon,
vicaire général de Luçon, 1902, Paris, Téqui, 0,60. Remises pour la
Propagande.
PREMIER APOSTOLAT DE L'ABBÉ MERMILLOD EN FRANCE, par Mr L.
Baunard. (Extr. de la Revue de Lille. juillet 1902). Paris, Sueur-
Charruey, in-8° de 22 pages.
CUM LICENTIA SUPERIORUM
[MPRIMATUR :
Robertus a Valle Guidonis,
Pic. Prov. O. M. Cap.
Le Gérant :
Cnanzes-Josepn BAULES.
Vannes. — finprimerie LAFOLYE, 2 place des Lices.
SOIT LOUÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST TOUJOURS !
LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE
ET LES
DERNIÈRES DÉCOUVERTES
Suite (1)
Dans leur fascicule du 20 novembre dernier,les Etudes con-
tiennent un article de M. A. Condamin, La Bible et l’Assy-
riologie. C’est un aperçu sommaire des avantages que l'exé-
gèse peut retirer des découvertes dernières. Au milieu de
remarques, d’ailleurs fort justes pour la plupart, et fort in-
téressantes, il en est une qui touche plus directement notre
sujet : « Celui qui, le premier, additionna les chiffres des gé-
néalogies patriarcales et autres nombres épars dans les livres
de l'Ancien Testament, a, sans le savoir, rendu à la chrono-.
logie autant qu'à l'éxégèse un bien mauvais service. Ce sys-
tème artificiel de chronologie prétendue biblique, bâti à l’aide
de pièces disparates, insuffisantes, parfois mal conservées
et souvent mal comprises, est aujourd'hui ruiné définitive-
ment, abandonné par les savants catholiques. Des éxégètes
bien connus pour leur zèle à défendre les traditions, comme
M. Vigouroux et le P. J. Brucker, sont d'accord pour lui
préférer la chronologie assyro-babylonienne. »
Ce jugement contient certaines parties de vérité ; mais
nous ne saurions y souscrire dans son intégrité. Il nous
semble renfermer en effet une sorte de paralogisme. Nous
allons le réduire à la forme syllogistique, afin d'en mieux
faire ressortir le caractère spécieux :
Les systèmes chronologiques construits aux siècles
passés avec les éléments contenus dans la Bible sont aujour-
d'hui reconnus inexacts et sont rejetés par l’ensemble des
exégètes ; donc il faut renoncer à chercher dans la Bible une
(1) Voir la livraison d'octobre 1902.
E. F. — VIIT. — 36
562 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE
chronologie quelconque ; donc la Bible n’a pas les éléments
d'une chronologie, et on peut, à la suite des meilleurs exé
gètes modernes, pour compter les années, s’en tenir unique-
ment aux computs assyriens et chaldéens.
C'est bien là, ce nous semble, le sens de la théorie du
docte professeur de l'Université catholique de Lyon. Du
reste, il précise encore sa pensée dans les dernières lignes
de son article en insinuant que l’histoire n'est pas objet de
l'inspiration divine : « L'Eglise, interprète infaillible des
Ecritures en matière de foi et de morale,laisse se produire li-
brement,dansles questions historiques,toute exégèse quires-
pecte le dogme de l'inspiration etles enseignements de la foi.»
Le vice de ce raisonnement vient de ce qu’on s’obstine à
ne pas faire une distinction entre la chronologie biblique (ou
les éléments de chronologie contenus dans la Bible) et les
systèmes humains construits avec ces éléments plus ou
moins bien interprétés. Ceux-ci peuvent ètre erronés et1le
sont certainement, mais,conclure de leur fausseté à l’absence
de chronologie biblique, c'est tirer des prémisses une con-
clusion qu'elles ne contiennent pas.
La fausseté des systèmes imaginés par les chronologistes
chrétiens ne prouve donc pas l’absence de chronologie bi-
blique.
Mais est-ce que les chronologies rivales de la Chaldée ou
de l'Egypte, est-ce que les découvertes modernes ne con-
tiendraient pas des arguments décisifs contre la chronolo-
gie biblique elle-même ? Ces chiffres et ces dates, répandus
cà et là dans le texte sacré, ne se trouveraient-ils en con-
tradiction avec d'autres données certaines, récemment mises
au Jour ? Et en ce cas la prudence et la sincérité ne comman-
deraient-elles pas de les abandonner, comme on abandonne
une forteresse ruinée impossible à défendre ?
« Pour appuyer ses remarques, M. Conda min fait appel à
l'autorité du P. Scheil: « Je n'hésite pas, dit le savant do-
minicain, en parlant des découvertes assyro-chaldéennes, à
dater la fondation du temple de Bel et les premières cons-
tructions de Nippur de 6000 à 7000 avant Jésus-Christ et
peut-être mème plus tôt. » — « Les plus anciens textes
découverts à Suse, écrit le même Père, sont certainement
\
\
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 563
antérieurs à 4.000 ans avant Jésus-Christ, comme il ressort
du caractère de l'écriture. »
Ces textes archaïques ont été trouvés à 15 mètres de pro-
fondeur, et ils recouvrent d’autres ruines descendant à 20
mètres au-dessous. Quelle doit ètre l’ancienneté de ces as-
sises ! conclut M. de Morgan.
Disons, pour toute réponse, que ces affirmations lancées
sans hésiter, reposent sur le témoignage de Nabonid reculant
la date de Sargon I à l’année 3.200 avant lui. Nous avons dit
ce qu il fallait | penser de cette affirmation. Nous ne sommes
pas opposé systématiquement à admettre la haute antiquité
de l’homme ; mais, pour former nos convictions, nous vou-
drions des raisons et non de simples affirmations.
Jusqu'à présent, nous ne croyons point que rien ne nous
oblige à retrancher quoi que ce soit du texte sacré. Le mo-
ment de lui donner une interprétation définitive n’est pas
encore certes arrivé; mais aucune découverte certaine n'a
pu jusqu'à ce jour le trouver en défaut. Nous allons le mon-
trer en commencant par l’Assyrie et la Chaldée. |
Les chiffres employés par les Juifs et par les Chaldéens
pour exprimer la durée des premiers âges ont donné lieu
aux interprétations les plus diverses et les plus curieuses.
Ils pourraient être cités avec avantage comme un spécimen
des merveilleuses propriétés dont jouissent certainsnombres.
Comme plusieurs se sont laissé séduire par ces étranges
propriétés, nous ‘allons commencer par les exposer et les
faire connaître. Ensuite nous tirerons les conclusions qui
nous paraîitront les plus vraisemblables.
1° Nous avons vu, dans notre précédent article (1), les au-
teurs chrétiens de l'Eglise grecque appliquer le principe de
l’année préhistorique plus courte que 12 mois, pour expli-
quer la prétendue antiquité des peuples de Babylone et de
l'Egypte. Deux apologistes modernes ont repris cette thèse
(1) Etudes Franciscaines, octobre 1092.
56% | LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE
sur des bases nouvelles et sont arrivés à des résultats cu-
rieux. Nous les exposerons en peu de mots.
D’après l’abbé Chevalier (1), suivi par l'abbé Dumax (2), l’an-
née préhistorique chez les Hébreux et les Chaldéens n'aurait
compté que sept mois lunaires. Pour comprendre cette propo-
sition, il convient de faire une remarque préliminaire. Etymo-
logiquement lè mot année ne signifie pas espace de temps
déterminé, mais retour périodique, cycle, cercle. C’est le
sens du mot hébreu senah et du chaldéen et de l’assyrien,
senat, santu. Le latin annus, de la même racine qu'annulus,
rappelle la même image. L'année marquait le retour des
mèmes saisons, et surtout, à l’origine, le retour des mèmes
fêtes religieuses. Or chez les Chaldéens et chez tous Îles
descendants d'Héber le nombre sept mesurait toutes les
périodes importantes. Il mesurait surtout le temps : sept
jours formaient la semaine ; sept semaines achevées rame-
naient les fêtes des semaines ou des offrandes, la Pentecôte ;
le septième mois, la fête des Tabernacles clôturait, à son tour,
la série des fètes religieuses. D’après les deux auteurs cités
plus haut, cette clôture des fètes religieuses, le septième mois,
prescrite par Moïse, serait un mémorial de l'ancienne année
de sept mois, usitée avant l’Exode. Enfin chaque septième
année,et chaque année après sept semaines d'années ou après
49 ans, étaient des années de repos, des années sabbatiques.
Cette hypothèse a été appliquée à l'interprétation des
chiffres d'années concernant les périodes préhistoriques et
elle a donné des résultats certainement remarquables. Nous
en citerons quelques exemples : ;
On sait quelle énorme divergence existe entre les chiffres
cités par les Septante, le texte hébreu, et le texte samaritain.
Pour compter les années depuis la création jusqu’à Tharé,
les Septante donnent 3308 ans ; l’hébreu, 1878; le Samaritain,
2278. Orle chiffre des Septante, interprété comme année de 7
mois lunaires, donne à peu près 1878 ; le samaritain se compose
de deux éléments : les années d'avant le déluge, 1356, et les
(1) L'Année religieuse dans la famille d'Abraham.
(2) Révision et reconstitution de la chronologie biblique et profane des
premiers äges du monde,
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 565
années après le déluge, 922. Or, si l’on prend les années anté-
diluviennes pour des années solaires, et les années postdilu-
viennes pour des années lunaires de sept mois, après avoir
réduit celles-ci en années solaires (922 années lunaires, 522
années solaires), on obtient approximativement le total du
texte hébreu 1878.
La supposition d’une année lunaire de 7 mois permet donc
d'expliquer la divergence des textes authentiques de l’Ecri-
ture. Nous n'avons pas besoin de le faire remarquer, l'ac-
cord, au lieu de se faire avec le texte hébreu, pourrait tout
aussi bien s'établir à l'inverse. Il faudrait supposer alors
que les rédacteurs du texte hébreu et du texte samaritain,
possédant les chiffres des Septante ont cru à tort se trouver
en présence d'années lunaires de sept mois, et ont commis
la faute de les réduire en années solaires.
Un autre exemple : on a beaucoup reproché aux Chaldéens
le chiffre qu'ils ont donné pour exprimer le cycle de la pré-
cession des équinoxes (1), soit 43.200 ans. Or ce chiffre, inter-
prété en années de sept mois lunaires, donne 24.429 années
solaires, chiffre admis comme _exact jusqu'au siècle dernier.
Enfin l’hypothèse d'années lunaires de 7 mois aide à inter-
préter beaucoup de dates concernant les événements accom-
plis dans la famille d'Abraham avant l'Exode. Mais nous ne
pouvons nous étendre sur ce sujet. Il nous faut maintenant ré-
(1) Pour comprendre ce qu'on entend par la précession des équinoxes, il
faut savoir qu'en astronomie on distingue deux sortes d'années : l’année tro-
pique et l’année sidérale. La première est le temps qui s'écoule entre deux
équinoxes de printemps ou d'automne ; ce temps est de 365 jours 2,423, il
règle l'année de notre calendrier. Aux équinoxes l'équateur regarde le soleil
_ perpendiculairement. — L'année sidérale est le temps que met le soleil pour
faire sa révolution annuelle autour de la terre et revenir non pas sur Ja
mème perpendiculaire à l'équateur, mais en face de la mème étoile, ou au
même point du ciel par rapport à la terre. Or quand chaque année, le soleil
revient, à l’équinoxc de printemps, sur la même verticale à l'équateur, il
n'occupe pas exactement le même point du ciel que l’année précédente, il n'y
est pas encore arrivé, il en est séparé par un angle de 50”2, qu'il mettra
0, j. 0144 soit 2’ 1” à parcourir. L'équinoxe précède donc l’année tropique,
c'est ce qu'on appelle la précession des équinoxes. Cette précession dépend
d’un mouvement conique que l'axe de la terre accomplit autour de son éclip-
tique, et qui achève un tour en 26.000 ans.
»
566 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE
soudre le problème de la valeur du sar. Cette étude va confir-
mer encore l’hypothèse des années lunaires à courte période.
2° Nous venons de parler du chiffre qui, chezles Chaldéens,
exprimait le cycle de la précession des équinoxes. Il servit
de point de départ chez les Chaldéens pour la fixation de
leurs fameuses mesures préhistoriques, le sar, le ner et le
sosse. Ecoutons M. Lenormant : « Le grand cycle de 43.200
ans, dit-il, étant dans leur opinion celui de la précession des
équinoxes, était regardé comme un jour de la vie de luni-
vers ; il se divisait donc en 12 sars ou heures cosmiques de
3.600 ans, dont chacun comprenait 6 nères de 600 ans ; le
nère à son tour se subdivisait en 10 sosses ou minutes cos-
miques, composées chacune de 60 ans, et l’année ordinaire
se trouvait être ainsi la seconde de la grande période chro-
nologique. » (1)
D'après M. Lenormant, comme d'après Bérose et la plu-
part des auteurs anciens, le sar était donc la 12° partie des
43.200 ans exprimant la période appelée précession des
équinoxes. Mais ce n’était là qu'un des sars employés en
ces âges reculés, il en existait un autre bien plus important
et bien plus usité ; c'est celui qui marquait le cycle des
éclipses lunaires et solaires. Nul ne l’ignore, chez les anciens
l'astronomie était intimement liée à l’histoire. En Chine le
tribunal d’astronomie était une dépendance du tribunal char-
gé de rédiger les fastes du royaume ; et le rôle principal
_ des astronomes était la prévision des éclipses. Une erreur,
une omission dans leurs calculs entrainait pour eux parfois
la peine capitale. On était donc parvenu de bonne heure à
fixer la période des éclipses, et cette période s'appelait sar,
en grec saros, d’un mot qui signifie lune en langue sémi-
tique. « Les anciens, écrit L. Barré dans la Grande Encyclo-
pédie (2), ne possédaient ni Tables de la lune ni Tables du so-
leil et ne pouvaient calculer à l'avance les éclipses qui de-
vaient arriver. Une observation suivie des éclipses leur ap-
prit que ces phénomènes se reproduisent de la même ma-
(1) Manuel d'histoire ancienne, 11 p. 175 et suiv.
(2) Au mot éclipse.
FT LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 56/
nière et dans le mème ordre après une période nommée Sa-
ros, embrassant 6585 jours 1/3 ou 18 ans 11 jours ».
_ Ce sar, facile à découvrir d’une manière empirique, et im-
portant à cause des phénomènes qu'il réglait, fut connu bien
avant l’autre. Mais plus tard, quand fut découvert le sar so-
laire, on oublia le premier. Ou plutôt, sans doute, le désir
de rehausser l’antiquité de sa nation porta Bérose à traduire
ses sars historiques en périodes solaires plutôt qu'en .cycles
lunaires. Les écrivains, veñus dans la suite, n’ont pas su, par
ignorance, relever l’erreur ou le mensonge de l'historien de
Babylone ; et les modernes eux-mêmes, partisans, comme on
le sait, des gros chiffres en fait de chronologie, ont adopté
les mêmes calculs. Mais si les uns et les autres avaient été
plus attentifs, ils auraient trouvé chez les anciens eux-mêmes,
des auteurs capables d’éclairer leur bonne foi. Suidas en ef-
fet, traduisant en années vulgaires les 120 sars de Bérose,
donne le chiffre de 2222. C'est la traduction à peu près exacte
en sars lunaires ; 120 sars lunaires donnent en effet 2164 ans.
Les chiffres exprimant la valeur du sar, que nous venons
de donner, sont les chiffres vrais ; mais il est probable que
les anciens ne les connurent pas avec cette exactitude, nous
savons en effet qu'ils se trompaient de temps en temps dans
la prévision des éclipses. D'un autre côté, quelle était exac-
tement la longueur de l'année vulgaire au moment où les
Chaldéens comptaient par sars ? On ne saurait le dire avec
certitude.
Toutes ces raisons expliquent pourquoi les chiffres des
Babyloniens ne coïncident pas exactement avec ceux de la
Bible : du reste le nombre 120 montre clairement qu’ils ont
voulu donner un chiffre rond plutôt qu’un chiffre exact.
Mettons maintenant en parallèle les chiffres exprimant la
période antédiluvienne d’après les Septante et les chiffres
des Chaldéens interprétés selon la nouvelle méthode des sars
lunaires :
Septante. . . . . . 2256 ans (variante) 2242.
Suidas. . . . . . . 2222
Calcul des sars lunaires. 2164
3° À la période des éclipses lunaires en est attachée une
568 LA CHRONOLOGIE RIBLIQUE
autre, appelée révolution nodale ou synodique, elle compte
18 ans 2/3. Elle exprime la rétrogradation des nœuds de la
lune autour de l'écliptique. Ce phénomène, dans la vie dé
notre satellite, joue un rôle semblable à la rétrogradation
des points équinoxiaux par rapport à la terre. C’est la pré-
cession des nœuds de la lune. Les Chaldéens, d'après les abbés
Chevalier et Dumax, auraient pris pour mesure de leur sar
cette période plus scientifique. S'il en était ainsi, leur calcul
se rapprocherait davantage encore de celui des Septante. Il
donnerait en effet 2240 ans et une fraction. Mais peut-on sup-
poser tant de science aux Chaldéens des âges préhistoriques?
4° Que représentent, chez les mêmes peuples, les 34.080 an-
nées de la période postdiluvienne ? Il est difficile de l’établir
avec certitude. Mais évidemment nous devons les traduire en
périodes lunaires. D'après M. Lenormant, le ner est la sirième
partie dusar,etle sosse est la dixième partie du ner. M. Cheva-
lier fait de ces années chaldéenneslasixième partie du sosse ;
elles représentent la soixantième partie du ner et dès lors
la 360° partie du sar. C'était un degré du grand cercle, me-
surant le temps. Cette estimation est plus conforme au génie
des peuples primitifs et surtout des Babyloniens, chez qui
le temps comme l’espace se comptaient en multiples de 6.
Les Chinois n'avaient-ils pas leur siècle composé de la pé-
riode de soirante années ?
Cette nouvelle mesure de l’année préhistorique donne une
interprétation assez plausible, en apparence des chiffres chal-
déens. L'année étant la 360° partie de 18 ans 03 ou 6571 jours)
vaut 18]. 1/4 environ. Or, 18 j. 1/4 multipliés par les 34.080 pé-
riodes donnent 621960 jours ou 1704 années solaires. Ce chiffre
ajouté aux 2450 ans de l’époque historique donne un total de
4,154 ans pour la période qui s'étend du déluge à l’ère chré-
tienne. Telle est la solution des abbés Chevalier et Dumax.
Ce résultat a le malheur de ne s'accorder avec aucune des
données bibliques. Etcomme, d’un autre côté, il s'appuie sur
une interprétation fantaisiste de l’année babylonienne pré-
historique, nous ne voyons aucune raison de l’adopter. Nous
préférons la sincérité dela plupart des assyriologues avouant
leur ignorance au sujet de la valeur de ces chiffres. « Un to-
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 569
tal de 33.091 ans, écrit M. Robiou, est attribué à l'en-
semble des règnes de la dynastie de Nemrod », et 1l ajoute :
« Evidemment il ne.faut pas essayer de ramener à la vrai-
semblance ces fabuleuses traditions des annales chal-
déennes (1) ». |
M. Maspéro (2) est du mème avis que M. Robiou. D'après
lui,il ne faut pas essayer de ramener à la vraisemblance la du-
rée de la première dynastie babylonienne. J. Oppert dans la
Grande encyclopédie (3) voit dans ces calculs, des combinai-
sons astronomiques. [l établit à sa manière, et en altérant les
uns et les autres, l'identité des nombres fournis par Bérose
et ceux de la Bibleetil conclut : « Cette communauté d'origine
des deux chronologies hébraique et chaldéenne prouve Île
manque de chronologie véritable chez les deux peuples. Cela
démontre que tous les calculs donnés par la Bible sont fictifs
et que la tradition des six mille ans de l'existence du monde
repose sur un système arithmétique basé sur des chiffres
astronomiques. »
5° Les remarques de M. Oppert sur les chiffres d'années
de l’époque antédiluvienne méritent une mention spéciale.
Il accepte le comput des textes hébreux soit 1656 jusqu’au
déluge exclusivement, et 1657 ans, le déluge compris.
Or ces 1656 ans (plus exactement 1657) font 86.400 se-
maines. Mais ce nombre 86.400 exprime la somme des se-
condes contenues dans un jour (60>=<60><24—86. 400).
Il est donc évident, conclut-il, que ce nombre de 1656 ans
n'a pas un caractère historique, mais n'a qu’une valeur pu-
rement astronomique.
De plus, étudiant le détail de ces chiffres, M. Oppert a
reconnu par des signes non équivoques leur caractère arti-
ficiel. Voici le tableau curieux dressé par lui et extrait de sa
brochure : La Chronologie de la Genèse.
(1) Les Assyriens et les Chaldéens, p. 66. et 67.
(2) Histoire ancienne, ch. 1v, p. 164-165.
(3) Article Babylone.
570 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE
Liste des Patriarckhes.
Adam. . . 130
Seth. . . 105
Enosh. . . 90} 460 — 23 x 20, ou 24.000 semaines.
Keïnen. . . 70
Mahalalel . 65
Yéred. . . 162 ù
Hénoch . . 659 414 — 23 %X 18 onu 21.600 semaines.
Mathusalem. 187
Lémech. . 1821/ …: . |
Noé. . . . 6001 782 = 23 x 34 ou 40.800 semaines.
Tortaz. . . 1656 —= 23 X 72 ou 86.400 semaines.
« On voit que la période du milieu, ou de 414 ans, ou de
21.600 semaines, est le quart de 1.656 ans.
Le nombre 21.600 est 6 x 60 X 60.
Les dix rois Chaldéens avant le déluge sont :
Alorus 10 — 36.000 ans
Alaparus 3 — 10.800 | 39,609 ans—18.720 lustres à 5ans.
Anménon 13 — 46.000
Amelon 12 _— 43.200
Amelagarus 18 — 64.800 | 108.000 ans—21.600 lustres
Daonus 10 — 56.000
Edoranchus 18 — 64.800 ans
= mn 230.400=46.000 lustres
Otiarles 8 — 28.800
Xisuthrus 18 _— 64.800
Torar. 120 432.000 ans 86.400 lustres
« Comme on le voit la période du milieu est ici, comme dans
le système juif, le quart du total. Pour la première période,
la divergence entre les deux systèmes provient de ce que le
nombre de 24.000 lustres ou 120.000 ans, n'aurait pas été di-
visible par 3.600 c'est-à-dire par le nombre du sar qui en
est l'expression dans le comput babylonien. Mais cette diffé-
rence importe peu et a pu être modifiée dans l’un des
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTFS | 571
autres systèmes chaldéens. Il se peut aussi que le mode in-
diqué par Bérose ne soit pas celui qui servit de prototype
aux Juifs. mais que ceux-ci aient imité l’un des autres sys-
tèmes, peu différents d’ailleurs et se ressemblant tous par
ce trait caractéristique que la période du milieu absorbe le
quart du total.
« 11 résulte de ce qui précède que les 1656 ans de la Genèse
ne représentent pas un intervalle historique, mais sont le ré-
sultat d'une réduction en années du nombre de 86.400 lustres
du système chaldéen dont nous avons connaissance et dont
la réalité nous est révélée par une très grande série de
données.
« Voilà donc l'énigme résolue en ce qui concerneles temps
antédiluviens. »
Pour interpréter les années postdiluviennes de la Genèse
et des livres chaldéens, le mème M. Oppert (1) fait inter-
venir le cycle sothiaque de 1460 ans et le cycle lunaire de
1805 ans. Le premier, comme nous le verrons plus tard,
était célèbre en Egypte, le second servait à marquer le re-
tour périodique des éclipses.
Les temps mythiques chaldéens, d’après le savant Assy-
riologue, comptent 39.180 ans et non pas 34.080. Ils finissent
en 2.517 avant J.-C. Ils se composent de
12 périodes catholiques de 17.520 ans ou 292 sars
12 — lunaires de 21.660 ans ou 361 —
ToTaz 12 — du phénix de 39.180 ans ou 613 sars
L'usage de compter par période astronomique aurait per-
sisté durant la période historique elle-même. Retranchez
1805 ans (cycle lunaire) de 2.517, date la plus reculée de
la période historique, vous arrivez à l’an 712. date à laquelle
Sargon place la fin d’un cycle lunaire.
Les Hébreux, toujours d’après M. Oppert, auraient adopté
ces chiffres des Chaldéens en les réduisant au soixantième.
39.180 divisés par 60 donnent en effet 653; or 653 exprime le
nombre d'années qui s’écoulèrent depuis le déluge jusqu’à
la mort de Joseph.
(1) La Chronologie de la Genèse.
579 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE
Voici le détail :
PREMIÈRE PÉRIODE.
Arpaxad naquit après le déluge 2 ans
Schelah naquit après son père 35 —
Eber — | — 30 —
Peleg — — 34 —
Reou — — 30 —
Seroug — — 32 —
Nakor — — 30 —
Terah — — 29 —
Abraham — — 70 —
292 ans
SECONDE PÉRIODE.
Abraham est plus âgé qu’Isaac de 100 ans
Isaac — que Jacobde 60 —
Jacob — que Josephde 91 —
Joseph meurt âgé de 371 ans
Les Hébreux ont donc traduit en années les sars chaldéens
des deux périodes sothiaque et lunaire.
Nous ne pouvons nier que cet exposé de M. Oppert
n'insinue fortement le caractère artificiel des deux chro-
nologies chaldéenne et hébraïque. Le hasard, à la ri-
gueur , aidé de quelques corruptions de chiffres, suffirait
peut-être à rendre compte de ce caractère si étrangement
astronomique qui les discrédite. Mais nous voulons bien les
tenir pour suspectes. Que faudra-t-il en conclure ? La non-
authenticité des chiffres bibliques? Nullement; mais on y
verra la preuve de la non-intégrité du texte hébreu, et on
reconnaîtra la nécessité de s'en tenir au texte des Septante.
Le texte des Septante en effet, bien différent des deux
autres, présente des chiffres qui ne peuvent s'adapter à au-
cune application astronomique. LesJuifs, aux temps de la ca-
bale, les auraient donc corrompus par esprit d'imitation, pour
donner à leur antique chronologie le caractère astronomique
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES
573
dont les peuples voisins avaient décoré leurs propres an-
nales. Cette corruption du texte hébreu n’a pas échappé à
l'Eglise. Le Nouveau Testament et les anciens Pères ne
se servirent jamais que de la version des Septante.
Le tableau suivant va montrer comment s’est opérée la
corruption des chiffres dans les trois textes anciens de la
AGE DES PATRIARCHES
à la naissance de leur fils.
Bible :
| SEPT.
Adam....... RP 230
Delhi ns hein idees 205
Enos......... ds so... 190
Cainans Stunt | 470
Mahalaleel.,.,..,......... 165
Jared nt ua tie 162
Enoch,..... is etes 165
Mathusalem >.
Heidi ton 167
. Lamech:.... ra see nie 188
Noé......... OR 50°?
Sem. .... sions iris : 100
| 2261
Deux ans après le déluge ou } 2944
Arphaxad.....,.... Re 135
Cana. méss less Sue 130
Daleniinn escorte 6 130
Eber...,...... oies 134
Shaleg...,...... ses pieds nid 130
Res. roses 132
DAFUB rss iscsss te Ses as 130
79
Nahor ......... ses ) 179
Tétah: ns. suiséausess: : 70
Abram quitte Haran....... 75
1145
Toraz..... ses 1225
HE8R.
130
105
90
SAMAR.
130
105
90
70
70
62
65
67
AGF DES PATRIARCHES
à leur mort.
SEPT.
930
912
905
910
895
962
Hisn.
930
912
905
910
895
962
369
969
SAMAR.
930
912
905
910
895
837
369
720
653
950
600
Il y a donc eu corruption des chiffres, et cette corruption
doit être imputée au texte hébreu. Les combinaisons astro-
nomiques, auxquelles elle aboutit, prouvent même qu'elle a
574 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE
été intentionnelle. Le travail de M. Oppert aura servi à éta-
blir cette vérité ; mais il ne démontre pas la non-authenti-
cité des chiffres vrais conservés par les Septante. Sa solu-
tion, plus encore que toutes les autres que nous avons étu-
diées, doit donc être rejetée.
Toutes ces fausses solutions, tous ces aveux d’impuissance
viennent, selon nous, d'une mème cause; les auteurs ont
cherché la réponse au problème dans un système sorti tout
entier de leur imagination, alors qu'il fallait en puiser les
éléments dans la tradition elle-mème. Qu'on se rapporte à
nos principes exposés plus haut et l’on y trouvera la clef de
l'énigme. Et ce sont les historiens des premiers siècles,
paiens et chrétiens, qui nous la présentent. Eusèbe, Pano-
dore, Annian, Eudoxe, Varron, Pline, Diodore, Plutarque,
Censorin, etc. 1), ne nous ont-ils pas attesté que l’année,
aux premiers temps de l'humanité, était lunaire, qui tamen
lunares sunt nempe menstrui ? Il faut donc, croyons-nous,
dans ces 34. 080 années, voir des mois lunaires. Et, en effet,
par cette interprétation nous obtenons une concordance très
remarquable avec les chiffres bibliques : 34.080 mois lunaires
donnent 1160 années solaires. Et ajoutez ces 1160 aux 2450
de la période historique babylonienne,vous arrivez au chiffre
3610. C'est, à 6 ans près celui des Septante, 3616. On ne peut
demander plus d'exactitude. Le petit écart montre même que
les deux chiffres n'ont pas été puisés aux mêmes sources
ou que le premier a été léy;èrement altéré, d’après des préoc-
cupations astronomiques.
Il nous reste à dire un mot de la période, qui précède la
création de l'homme. Bérose l'estime à 1.680.000 ans. Ce
chiffre si extraordinaire va nous fournir d'une facon très
inattendue une nouvelle et admirable concordance avec les
données bibliques. Il donne en effet exactement les sept
jours génésiaques de la création, exprimés en heures mul-
tipliées par 10.000. Sept jours en effet comptent 168 heures.
Les Chaldéens ont donc connu la tradition des sept jours de
la création, mais ils en ont fait des jours époques, comme
les commentateurs du XIX° siècle ; dans ces jours époques,
chaque heure durait 10.000 ans.
(1) Voir plus haut.
”
_. = Re =
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 576
Nous terminons là ce second article. :La prochaine fois
nous aborderons la chronologie égyptienne. C'est elle qui
reste la suprème ressource des adversaires de nos saints
Livres. Nous venons de voir les historiens de Babylone, de
la Chine et des Indes venant de rendre hommage à la véra-
cité, et à l'exactitude des calculs bibliques. Il a suffi de les
lire avec attention et d'entendre leurs paroles dans le sens
qu'ils leur ont donné eux-mèmes, dans le sens traditionnel.
Nous ferons le mème travail pour le pays des Pharaons ; et
la terre qui, dans tous les siècles, se montra, vis-à-vis du
peuple de Dieu et de l'Eglise catholique, en des alternances
mystérieuses et providentielles d’hostilité et de faveur, de
haine et d'amour, viendra à son tour, par la voix de ses his-
toriens, de ses papyrus antiques et de ses monuments, té-
moigner de son accord parfait avec le texte de nos Livres
inspirés.
(A suivre.) FR. HILAIRE DE BARENTON.
DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES
La matière que nous voudrions traiter est très importante.
Que si nous en parlons aujourd’hui, c'est à la demande de
quelques-uns de nos confrères. La charité nous défendait de
leur refuser ce service. Le lecteur nous pardonnera, peut-
être mème qu'il nous saura gré, de présenter notre opinion
en toute simplicité et confiance ; « Mihil admittatur sine suf-
ficienti ratione », disait l’ancienne et la bonne philosophie.
Puisque la matière est avant tout canonique, c'est aux déci-
sions du Saint-Siège que nous nous sommes adressé tout
d’abord. Là où elles faisaient défaut, nous avons consulté
les théologiens et les hommes compétents, à condition toute-
fois de ne rien admettre qui ne füt étayé de preuves raison-
nables et solides.
Nul esprit de discorde ne nous a poussé à écrire ces
quelques pages, mais uniquement un grand désir de la vé-
rité quelle qu’elle soit, sous l’égide infaillible de notre Mère
la Sainte Eglise.
Dans le cours de cette étude, nous aurons à juger des opi-
nions contraires à la nôtre : nous désirons et nous espérons
le faire avec le plus profond respectet la plus grande charité.
Quels sont les principes qui régissent la matière, et com-
ment faut-il les appliquer ? C’est à quoi nous tâcherons de
répondre dans les lignes, qui suivent.
[
Dans la session XXV*, chap. X°{(1}, le Concile de Trente,
parlant des Religieuses à vœux solennels, a décrété comme
suit : « Outre le confesseur ordinaire, l'évêque et les autres
(1) De Regul. : « Præter ordinarium confessarium, alius extraordinarius ab
episcopo, et aliis superioribus bis aut ter in anno offeratur, qui omnium confes-
sivnes audire debent ».
DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 577
Supérieurs doivent présenter deux ou trois fois par anun
Confesseur extraordinaire, qui doit entendre les confessions
de toutes. »
La raison de ce Décret, selon Benoit XIV (1), « n'est autre,
sinon que l'expérience a suffisamment prouvé, qu'il y avait
des Religieuses qui ne pouvaient se résoudre en aucune façon,
à confesser certains péchés a leur Confesseur ordinaire.
Aussi il ne nous reste qu'à exhorter instamment nos Véné-
rables Frères les EÉvèques, afin que, quoique le Concile de
Trente parle seulement des Religieuses cloitrées, ils observent
cependant la même règle, tant avec les autres Religieuses, qui,
tout en n'étant pas soumises 4 la clôture, vivent en commu-
nauté, qu'avec les autres Congrégations ou Conservatoires (2)
de femmes ou de filles, toutes les fois que celles-ci ou celles-la
ont un seul confesseur ordinaire désigné par les Supérieurs.»
Ainsi donc le Droit commun requiert pour toutes les Re-
ligieuses, quelle que soit la nature de leur Institut, un con-
fesseur ordinaire, et deux ou trois fois par an un confesseur
extraordinaire. |
Le confesseur ordinaire ne peut être nommé par la commu-
nauté elle-même, à moins que celle-ci n’en ait obtenu le droit
par privilège apostolique (3), ou qu'elle ne l'ait acquis par
coutume (4).
Si les Religieuses sont immédiatement soumises à l'Ordi-
{1) Bulla « Pastoralis curæ », du 5 uoût 1748 : a Quod quidem non alia de causa
præscriptum fuit, quan quin satis constubut nonnullas uliquando Moniales esse,
quæ nulla ratione adduci possunt, ut aliquod peccatum suum ordinario Confessu-
rio confiteantur... Nec uliud nobis hac in re addendum superest, nisi, ut venerabi-
les Fratres nostros Ecclesiurum Antistites enixe hortemur, ut, quamvis Tridentina
Synodus de solis claustralibus Monialibus in præmisso decreto loquatur, nibilomi-
nus eamdem disciplinæ formain observent, tum cum aliis Monialibus, quæ licet
clausuræg legibus minime «udstrictæ sint, in communitate tamen vivunt, quam
cum aliarum quarumcumque Mulierum, aut Puellarum C«tibus, seu Conservato-
riis, quoties tam ïillæ, quain istæ, unicum ordinarium Paænitentiæ Ministrum «
Superioribus designatuim habeunt. » (Bull. Bened. t. vi, p. 189 sq., édit. Mechliniæ).
(2) Battandier (Guide canonique, p. 116, n. 143, 2° edit.) appelle les conserva-
loires : ouvroirs, pensionnats, Selon les Analecta Juris Pontificit (Livr. XXI, col.
89, n. 26 et col. 105), on entend pur conservatoires les couvents où il y a un pen-
sionnat pour l'éducation du sexe ; on donne aussi ce nom en Italie aux commu-
nautés des Religieuses qui ne font pas de vœux solennels.
(3) Cf. Lucidi, De Visttatione SS. Liminum,t. WU, p. 170, n. 147, ed, 22,
(4) Lucidi, tbid., p. 169, n. 146.
E, F, VIII — 3°
978 DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES
naire ou au Saint-Siège, lanomination du Confesseurordinaire
revient à l’Evèque du diocèse dans lequel est situé le monas-
tère (1).
Si les Religieuses dépendent directement des Réguliers,
la nomination du confesseur ordinaire appartient au Supé-
rieur Régulier (2).
Mais, nul n’ignore, dit Lucidi (3), que la nomination ou la
députation d'un Confesseur diffère de l’approbation que les
Pères du Concile de Trente (sess. XXIII, cap. 15, de Reform.)
exigent tant des Séculiers que des Réguliers et qui doit leur
être accordée, soit par l'Evèque , soit par quelqu'un ayant
une juridiction quasi-épiscopale, pour qu'ils puissent con-
férer validement le sacrement de Pénitence. Or, dit Gré-
goire XV (4): « Confessores… sive regulares sive seculares
quomodocumque exempti, tam ordinarii quam extraordinarii,
ad confessiones Monialium, etiam Regularibus subjectarum
audiendas, nullatenus deputari valeant, nisi prius ab Epis-
copo Diæcesano idonet judicentur, et approbationem, quæ
gratis concedatur, obtineant. »
Il s'ensuit :
1° Que si les Religieuses, pour une des causes indiquées
plus haut, ont la faculté de choisir leur Confesseur ordinaire,
c’est toujours à condition qu'il soit approuvé par l’Evèque (5).
2° Aussi le Confesseur ordinaire, nommé par un Prélat
Régulier, doit ètre approuvé par l’'Evèque du Diocèse dans
lequel est situé le couvent des Religieuses (6). Aucune cou-
tume contraire ne peut le libérer de cette obligation (7).
3 Telle est la nécessité de cette approbation, que même
si elle avait été injustement refusée à un confesseur, celui-ci
ne pourrait pas encore entendre les confessions des reli-
gieuses (8).
(1) Tamburin., De Jure Abbat., t. IV, disp. XVI, q. Il, n. 1; Lucidi, op. cit.,
p. 169, n. 145.
(2) Cf. P. Fiat., Prælect. Jur. Regul., t. W, p. 208, q. 3, R.3° édit. 2, et auctores
bidem citatos.
(3) Op. cit., p. 169, n. 145.
(4) Const. « Znscrutabili Dei, » 5 febr. 1622 (Bu. Rom. t. V, P. V, p. 2).
(5) Lucidi, op. cit., p. 170, n. 147; Piat, op. ctt., p. 208, q. #,R. 1°.
(6) Const. Znscrutabtli Grég. XV, 6 5, etc. Cf. Piat, loc. cit. R. 20.
(7) Const. « Aposlolici ministerit » Innocentii XIII, etc. Cf. Piat, 1. c.
(3) Passerini, De hominum statibus, q. 187, art. 1, n. 819 sq.; Piat, 1. c., R. 3°.
La
DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 579
De plus : il ne suffit pas d’être approuvé pour entendre
les confessions des personnes séculières, mais il faut une
approbation spéciale. Ainsi l’a déclaré la S. Congrégation
du Concile (1) et les Souverains Pontifes ont confirmé cette
doctrine (2). Le confesseur approuvé pour les religieuses
d'un monastère désigné ne peut se permettre d’entendre
les confessions des sœurs d’un autre couvent (3).
. Quant à la juridiction du confesseur, elle est conférée dif-
féremment d’après que les religieuses sont exemptes de
l'autorité ordinaire de l’Evèque ou ne le sont pas (4).
Si elles sont exemptes, ou bien elles sont soumises immé-
diatement à l'autorité du Saint-Siège, et alors l’Evêque con-
fère juridiction comme délégué apostolique (5); ou bien
elles sont soumises à des religieux, et en ce cas c’est le Su-
périeur régulier qui possède et donne juridiction (6). — Si
elles ne sont pas exemptes, l’Evèque confère juridiction en
vertu de son pouvoir ordinaire (7).
L'Eglise, toujours sage dans son administration, décrété a
pour des motifs spéciaux que le confesseur ordinaire était
nommé pour trois ans, et qu'il ne pourrait être confirmé pour
un autre triennat sans permission du Saint-Siège (8). Ce
temps, d’ailleurs, ne pourra non plus être abrégé (9), à moins
(1) Ad 1X. « Regulares generaliter ab Episcopo approbatos ad confessiones
personarum sæcularium audiendas, nequuquain censeri upprobatos ad audiendas
confessiones Monalium sibi subjectarum, sed egere quoad hoc speciali Episcopi
upprobatione, » {Bull. Rom.,t. V, P. V, p. 4). Item die 7 Junii et 2 Augusti 1755
ad XI(S. C. C.,t. XXIV, p. 65 et 86).
{2) Clemens X, Const. Superna, $ k (Bull. Rom. t. VII, p. 311).
(3) S. C. C, ad X, (B.R. V, V, 4). Item S. CG. C.,t. XXIV, p. b5 et 86. — Cle-
mens X, Const. Superuna, $ & (B. R.t. VII, p. 31).
(4) Nouv. Revue Theol., t. XXX, p 498.
(5) Cf. Conc. Trid. sess. XXV, c. 9, de Regul, — S. Alph. VI, n. 577.
(6) Nouv. Revue Theol., ibid.
(7) Ibid. p. 499.
(8) S. C. Ep. et Reg. 4 maiïi 1696, apud Mattheucci, 0. E. XIL, 7. — « Sed cum
aliquando ex peculiuribus rerum adjunctis evenire possit, ut confirmatio ad aliud
triennium non solum utilis, sed necessaria sit, hinc eadem S. C., audito Ordinario
et Sanctimonialibus capitulariter per secreta suffragia in casibus capitularibus
confirmationem indulget ad secundum, ac etiam ad tertium triennium, ea tamen
conditione, ut pro confirmatione ud secundum triennium consensus duurum ex
tribus partibus Monialium concurrat; et pro confirmatione ad tertium triennium
vmnium consensus accedat. Ita Bizarri, p. 126.
(9) S. C. Ep. et Reg. 4 maii 16956 apud Matth., loc, cit.
580 DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES
que les constitutions du confesseur régulier ne prescrivent
un temps plus court (1). |
Les religieuses à vœux solennels qui sont en voyage ou
séjournent légitimement hors de leur couvent, peuvent se
confesser à tout prêtre approuvé pour les fidèles. Car la
Constitution Inscrutabili de Grégoire XV ne requiert l’ap-
probation spéciale que pour entendre les religieuses qui
sont actuellement dans la clôture (2). Ainsi du reste l’a fait
déclarer Pie IX par la sacrée Congrégation des Evêques et
Réguliers :
« Aliquando Moniales aut sanitatis causa, aut ob aliud mo-
tivum ad breve tempus facultatem e monasterio exeundi ob-
tinent, retento habitu. Quaeritur an tunc possint confessio-
nem instituere apud confessarium ab Episcopo approbatum
pro utroque sexu, quamvis approbatus non sit pro Mo-
nalibus ? »
« Sanctissimus in audientia habita die 27 augusti 1852,
mandavit rescribi :
Affirmative, durante mora extra monasterium (3). »
Quant au confesseur extraordinaire, quoique le Concile
de Trente dise seulement qu'on doit l'appeler deux ou trois
fois par an, il n’est pas toutefois défendu par là d'y recourir
davantage (4).
Benoît XIV (5) cite trois cas dans lesquels il est permis
d'accorder à une religieuse en particulier un confesseur ex-
traordinaire :
a) Quand elle est en danger de mort et qu’elle demande
un confesseur qui ne soit pas le pénitencier ordinaire du
couvent. |
b) Quand une sœur qui n’est ni malade, ni en danger de
mort, par faiblesse d'âme, refuse obstinément de s’adresser
au confesseur ordinaire.
c) Enfin quand une sœur, qui n’est ni malade, ni ne refuse
le confesseur ordinaire, demande de temps en temps la per-
(1) CF. Lucidi, op. cit., p. 170, n. 148; Piat. loc. cit., p. 212, q. 8, KR. 1°.
(2) Nouv. Revue Théol., t. XXX, p. 500.
(3) Apud Bizzarri, p. 141,
(4) Piat. op. cit., p. 216, q. 1, R. 2, et auctores ibid. cit.
(5) Const. « Pastoralis curæ » (B. B., t. VI, p. 190).
DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 581
mission de s'adresser à un autre pour la paix de son âme et
pour progresser davantage dans la perfection.
À lire le décret du Concile de Trente, il paraît que toutes
les religieuses sont obligées à se confesser au confesseur
extraordinaire. Cependant les auteurs enseignent commu-
nément (1) qu’elles n’y sont pas tenues. Cette manière de
voir fut approuvée par la Sacrée Congrégation du Concile, le
26 octobre 1580 (2), et plus tard par Benoît XIV (3). Celui-ci
toutefois, afin d'empècher les soupçons et les médisances,
prescrivit que toutes les religieuses étaient tenues de se
présenter au confesseur extraordinaire, soit pour se confes-
ser si cela leur plaisait, soit pour recevoir des conseils sa-
lutaires en dehors de la confession sacramentelle (4).
Tel est le droit commun. Mais, de l'avis des théologiens,
il concerne premièrement et principalement les seules reli-
gieuses à vœux solennels, qui observent la clôture papale (5).
Or, en Belgique et en France (si l’on excepte la Savoie et le
comté de Nice), il n’y a pas de religieuses à vœux solen-
nels (6). Dès lors, la question pratique pour nous est de sa-
voir comment les principes que nous venons d'exposer
doivent s'appliquer aux religieuses de nos contrées, et en
général à toutes les sœurs à vœux simples n'ayant pas la.
clôture papale. C’est la question difficile que nous voudrions
traiter avec la clarté et l’ampleur qu'elle comporte.
Il
De l'avis de tous les théologienæ cités plus haut (note 5),
la Bulle /nscrutabili ne les concerne pas. Mais, généralement,
ilfautune approbation spéciale pour les entendre {dans leurs
couvents\(7), ou bien parce que le Saint-Siège en a ainsi dis-
(1) Cf, Piat, op. cit., p. 221, q. 7, R. 1°, et auctores ibid. cit.”
(2) Pallott., Moniales, SI, n. 29. “
(3) Cit. Const. « Pastoralis curæ ».
(4) Ibidem.
(5) Nouv. Revue Théol., loc. cit., Il Monitore Ecclestastico, t. XII, p. 457;
Piatus Mont., op. cit., passim ; Genicot, Theol. Mor, Instit., t. II, p. 361, edit. 3*;
Lehmkuhl, t. 11, n. 399, edit. 98 » uliique.
(6) Cf. Piat, op. cit., t. I, p. 13, q. 9.
(7) Nous ajoutons ces mots « dans leurs couvents » on en trouvera la raison
plus loin. |
582 | DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES
posé en approuvant la règle, ou bien parce que les évêques,
selon le désir de la Sacrée Congrégation des Évèques et Ré-
guliers (1), mettent cette restriction dans l'approbation
qu’ils donnent pour les fidèles (2) ou l'ont statué par des
lois diocésaines.
Ce Confesseur approuvé ne peut, lui non plus, être main-
tenu au-delà du triennat.Au 29 janvier 1847,la Sacrée Congré-
gation des Evêques et Réguliers répondit au doute suivant :
« 3. Les Confesseurs ordinaires des conservatoires et mo-
nastères doivent-ils être changés tous les trois ans, même
lorsque ces femmes vivant dans ces conservatoires, n'étant
pas retenues toujours dans le même endroit, telles que les
Sœurs de charité servant dans les hôpitaux, sont de temps
en temps envoyées d’une maison et d’un endroit, à un autre
couvent et dans une autre localité ? » — Il fut répondu : «Oui,
et la Sacrée Congrégation concède à l’Ordinaire actuel la
faculté de confirmer le Confesseur pour une ou deux fois
seulement, selon qu'il lé jugera prudent, observant toutefois
ce qui doit étre observé (3). »
Quant à ce qui regarde le Confesseur extraordinaire, Jes
Sœurs à vœux simples jouissent-elles de la même faculté que
les Religieuses cloîtrées, à vœux solennels ? La Sacrée Con-
grégation des Evèêques et Réguliers a décidé le 27 septembre
1861 : Circa Confessarium ertraordinarium, observandæ sunt
præscriptiones sacri Concilii Tridentini et Const. Benedicti XIV
quæ incipit « PASTORALIS CURE », tdeoque non semel tantum
in anno prædictus Confessarius advocandus erit, sed saltem bis
aut ter in anno, et si opus erit etiam plurtes (4). »
(1) Cf. Lebmkubl, L. c.
(2) Bucceroni, /nstit. Theol. Mor., t. I, n. 793: Sabetti, Comp. Theol. Mor.,
n. 778, q. 2: Nouv. Revue Thool., 1. c.
(3) «3. An confessarii ordinarii conservatorium singulis trienniis mutandi sint,
etsi feminx in conservatoriis degentes, cum non sint stabilitate loci impeditæ,
identidem præsertim sorores charitatis hospitalitatibus inservientes passim de una
domo et loco in alium locum et domum transferantur ? » — Resp. : « Affrmative,
et S. C. concedit actuali Episcopo facultatem confirmandi confessarium semel aut
bis tantum, pro sua prudentia, servatis tamen servandis ». (Bizzarri, p 126 ; Lucidi,
t. [1, p. 175, n. 161). — Le P. Piat ajoute en note (op. cit.,t. 11, 213, n. 1) : « Jam
a medio sæculi XVII eadem S. Congregatio banc regulam mandaverat conservato-
riorum confessariis applicari. Ita 18 mart. 1649 et 25 juni 1655, apud Lucidi,
t. Il, p. 175, n. 162. — Cf. Anal. Jur. Pont., vol. 1X, p. 545 sq.
(4) Zitelli, Apparat. Jur. Eccles., p. 363, not. (1}, edit. 28.
DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 583
Nous avons vu plus haut la décision prise par la Sacrée
Congrégation des Evêques et Réguliers à l'égard des Reli-
gieuses à vœux solennels, par laquelle elle leur permet, lors-
qu'elles voyagent ou lorsqu'elles sont légitimement hors de
leur couvent, de se confesser à tout prètre approuvé pour
les fidèles. Les Religieuses à vœux simples peuvent-elles user
de cette concession ?
Nous n’en doutons pas. Tel est d’ailleurs le sentiment d’un
grand nombre dethéologiens de renom : Ballerini (1), d'An-
nibale (2), Bucceroni (3), Genicot (4), et des principales Re-
vues de théologie, telles : les Analecta Ecclesiastica (5), la
Nouvelle Revue théologique (6), Il Monitore Ecclesiastico (7),
l’Arnerican Ecclesiastical Review (8), etc.
Que l’on ne dise pas, écrit le rédacteur du Mouilore Eccle-
siastico, que dans le Décret cité il est simplement question
des Religieuses soumises à la clôture, et non pas des Sœurs
qui en sont exemptes ; car, s’il y a diversité entre elles, celle-
ci est tout en faveur des dernières, vu qu’elles n’ont pas plus
d'obligations que les premières, et à cause de cela elles
peuvent, avec plus de raison, jouir des concessions faites aux
Religieuses cloîtrées.
I] ne faut pas non plus que le séjour hors de leur monastère
soit de longue durée, car, dit le P. Genicot (9), cette longue
absence du couvent n'arrive que rarement et à bien peu de
sœurs ; de plus, l'équité défend, alors que le texte de la loi
n’est pas formel, de statuer une discipline plus sévère pour
les Religieuses improprement dites, que pour les autres.
On objectera, peut-être, que le Décret vise le cas des reli-
gieuses qui ne séjournent pas dans la communauté, et n’y
passent pas la nuit. Nous répondons avec un éminent théolo-
gien (10) : les religieuses sortant de leur couvent ad breve
(1) Gury-Ball., Comp. Theol. Mor., t. 11, n. 379, not. 32.
(2) Surnemula Theol. Mor., III, n. 374.
(3) Instit. Theol. Mor., 1, n. 793.
(&) Instit. Theol. Mor., I, 540, II.
(5) 1898, p. 226.
(6) Tome XXX, p. b01.
(7 Tome XII, p. 460.
(8) Tome XVII, p. 216.
(9) Op. cit. ibid.
(10) Le card. Gennari apud Il Monit. Eccles., I. c.. p. 460.
58 DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES
tempus ne cessent de faire partie de leur communauté ; il est
parlé. dans le Décret des sœurs qui, pour une cause juste
« obtinent veniam egrediendi ad breve tempus ex earum mo-
nasterio. » Le breve tempus peut très bien s'entendre, soit
d’une journée entière , soit d’une demie journée, comme il
arrive aux sœurs non cloîtrées. =
D'ailleurs, par rapport à la question qui nous occupe, il
existe déjà une législation en règle. Voici d'abord un Décret
qui prouve implicitement notre assertion :
On a demandé : « Dans certaines paroisses, surtout ru-
rales, il réside deux, ou trois, tout au plus quatre sœurs de
ces congrégations (qui, en dehors de la clôture, se livrent à
des œuvres de charité publique), s’occupant de l’éducation
des jeunes filles. Or, ces sœurs vivant en communauté et
sans clôture, n’ont pas d’oratoire privé, mais fréquentent
l’église paroissiale comme les autres fidèles, y assistent à la
messe et aux autres offices, recevant les sacrements de la
Pénitence et de l’'Eucharistie ; de plus, ces sœurs changent
souvent de paroisse, d’après la volonté de leur Supérieure
générale. Or, faut-il appliquer dans ces circonstances la dis-
position juridique touchant le changement triennal des con-
fesseurs, surtout, vu que dans ces paroisses, 1l n’y a qu'un
seul prêtre, c’est-à-dire, le curé? » — La S. Congrégation
des Evèques et Réguliers répondit le 22 avril 1872 : « Les
sœurs dont il est question peuvent se confesser en dehors de
leur propre résidence à tout confesseur approuvé par
l’Evéque (1). »
Il en résulte que les religieuses extra piam domum,
(1) Collectan. S. C. de Prop. Fide, n. #33. Voici le texte latin : « In multis pa-
ræciis, præsertim ruralibus, adsunt duæ, vel tres, et vix quatuor prædictarum
Congregationum (quæ extra clausuram operibus charitatis externis addicuntur)}
sorores, puellarum educationi inservientes. Porro illæ sorores communiter, sed
extra clausuram degentes, non habent sacellum privatum, sed ecclesiam paro-
chialem, sicut ceteri frequentant, ibidem Missæ et ceteris Officiis assistentes, sa-
cramenta tum Pœnitentiæ tum Eucharistiæ recipientes ; illæ insuper sorores sæ-
pius de parochia in aliam transeunt, secundum Superiorissæ generalis voluntatem.
Porro num in hisce circum stantiis applicanda sit juris dispositio circa trienna-
lem confessariorum mutationem; præsertim cum in hisce Paræciis unus tantum
adsit presbyter, nempe parochus? » — Resp. : « Sorores de quibus agitur posse
peragere extra piam propriam domum sacramentalem confessionem penes quem-
curmque confessarium ab ordinario approbatum ».
DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 585
peuvent se confesser à tout confesseur approuvé par l'Ordi-
naire. Sans doute, il est dit dans le postulatum que ces sœurs
n'ont pas d’oratoire propre dans la maison qu'elles habitent,
et que c’est pour cela qu’elles doivent se confesser au curé,
unique confesseur de l’endroit, mais, dans la réponse, il est
déclaré absolument que ces sœurs, en dehors de leur cou-
vent, peuvent prendre le confesseur qui leur plaît, pourvu
qu’il soit généralement approuvé (1). |
D'ailleurs voici une décision récente qui confirme pleine-
ment notre opinion. Nous la transcrivons textuellement des
Analecta Ecclesiastica (2), auxquelles on ne peut dénier
l'exactitude en ces matières :
« Statuta Archidiœcesis Mechliniensis et Diæcesis Tor-
nacensis hæc habent :
1° Nemo, præter confessarium tum ordinarium, tum ex-
traordinarium, sacramentalem confessionem religiosarum
quarumcumque in communitate viventium, in monasterio
valide excipere potest absque prævia ordinarii facultate.
2° Monialium quæ per aliquot dies extra monasterium
versantur, confessiones audire potest in ecclesiis, etc.,
quilibet confessarius pro utroque sexu approbatus.
Ita, ad litteram Statuta Tornacensia, Mechliniensia autem
fere idem sonant, nisi quod, in altero articulo, pro per ali-
quot dies, ponunt ad tempus.
His positis.
Titius ab Episcopo Tornacensi litteras accipit. quibus ap-
probatur ad confessiones excipiendas personarum utriusque
sexus, non tamen religiosarum. Dum in publica Ecclesia
confessarii munere defungitur, fidelibus reliquis se adjun-
git soror quædam, ut aiunt, pertinens ad communitatem
civitatis in qua Titius excipit confessiones, sed ad horam
egressa e suo monasterio ad aliquod negotium componen-
(1) Cf. Il Monitore Ecclesiastico, loc. cit. ; Bucceroni, op. cit., n. 793. — Le
P. Lehmkubl (/oc. cit., not. 1) restreint la portée de ce Décret en disant : « in au-
gustioribus oppidis, », mais le texte ne comporte pas cette restriction : in muliis
paræciis, præsertim ruralibus. Vu surtout la réponse, nous croyons qu'il est plus
conforme à la décision de la S. G., que partout où les sœurs se confessent hors de
leur couvent, elles peuvent s'adresser à tout prètre approuvé par l'Evêque.
(2) 1902, p. 173.
586 DU CONFESSEUR DES RELIGIRUSES
dum. In pluribus entm Institutis, integrum est Superiorissæ
facultatem facere exeundi per diem. Titius, audita confes-
sione, absolvit sororem illam.
Postea autem dubitare cœpit utrum valide impertierit
absolutionem, an contra, defectu jurisdictionis, nulla sit
hæc absolutio. Cum autem hujusmodi casus facile iterari
possint, et, pro valore vel nullitate talis sacramentalis ju-
dicii, variare debeat officium inquirendi de conditione Re-
ligiosarum quæ in ecclesia publica accesserint ad confessa-
rium, ideo suppliciter (Orator) adit Eminentiam Vestram,
quatenus dubium sequens solvere dignetur :
Utrum Titius in casu valide absolverit prædictam reli-
giosam, an caruerit requisita jurisdictione ?
Quod si invalide absolverit, quomodo se in posterum
gerere debeat si inter pϾnitentes animadverterit monialem,
id est, qua cura interrogare debeat de adjunctis in quibus
versetur accedens soror ? »
Sacra Pœnitentiaria ad prxæmissa respondet : Ratione
habita prioris statuti, Titium valide absolvisse : quoad in-
terrogationes vero faciendas, nisi prudens suspicio subo-
riatur quod pœnitentem illicite apud ipsum confiteatur,
posse confessarium a supradictis interrogationibus abstinere.
Datum Romzæ, in S. Pœnitentiaria, die 7 februarii 1901. »
On le voit donc, la confession d’une sœur, sortie de son
couvent pour une heure seulement, est valide.
De plus, pour ce qui regarde le changement triennal du
confesseur ordinaire, la Sacrée Congrégation des Evèques
et Réguliers, de l'avis de Sa Sainteté, répondit ainsi le 20
juillet 1875, à l’Archevèque du district de l’Oregon : « Afin
d'enlever pour toujours toute incertitude, la même Sacrée
Congrégation informe l’Archevèque, que, si les sœurs ou
filles de Charité de Saint-Vincent-de-Paul, qui, par coutume
ou par obligation se confessent au curé, vont le trouver soit
dans l'Eglise paroissiale soit dans une autre, alors il n'y a
lieu d'appliquer la défense faite aux confesseurs de prolon:-
ger au-delà du triennat leur oflice de confesseurs des Reli-
gieuses, vu que cette défense n'est portée que pour les Con-
fesseurs ordinaires, qui, pour entendre les confessions se
DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 587
rendent dans les couvents, conservatoires et autres demeures
où des femmes habitent en communauté (1). »
Il suit aussi de ces décisions que l’'Evèque ne doit pas ins-
tituer pour ces sœurs, n'ayant pas d’oratoire à elles, un con-
fesseur ordinaire et extraordinaire (2).
Mais, dira-t-on, la sœur, s’autorisant de ces décisions et
s'adressant à un confesseur de son propre choix, n’élude-t-
elle pas la loi qui prescrit un seul confesseur ordinaire ?
« Rappelons-nous d’abord, répond le Cardinal Gennari (3),
que cette loi prescrivant un confesseur ordinaire unique n’est
pas certaine, au moins pour les Instituts à vœux simples (4).
Remarquons en outre, que l'Eglise est plus soucieuse de
l'intégrité de la confession, que de la direction spirituelle
s’obtenant au moyen d'un confesseur unique. La première
est requise de nécessité de moyen ; la seconde tout au plus
n’est que de nécessité de précepte. Négliger l'intégrité de
la confession, c’est porter la ruine dans l'âme, tandis que
l’omission de la direction spirituelle n’amènerait tout au plus
qu’un degré moindre de perfection. On n’obvie à la nécessité
de la première qu’en sauvegardant Îa liberté de choisir un
confesseur ; on peut satisfaire à la seconde par bien d'autres
moyens externes, surtout par la vigilance et le zèle prudent
des Supérieures. C’est pourquoi l'Eglise ne pouvait pas ne
(1) « À rimmovcre poi l’incertezza che tuttora rimaneva nell'animo di M. l'Arci-
vescovo di S. Francesco giovera fargli considerare che ove le suore o figlie della
carita di S. Vincenzo de Paoli della sua Diocesi abbiano l’abitudine o debhano
confessarsi dal Parroco, accedendovi nella sua chiesa parrochiale o in altra publica
chiesa, non è questo il caso in cui ë applicabile la inibizione data ai confessori di
proseguire al di la del triennio, mentre la medesima è inflitta unicamente ai con-
fessori ordinari che si recano ad ascoltare le confessioni nei monasteri, conser-
vatori ed altri luoghi ove convivono donne in forma di communits. » (Collect.
8. C. de Prop. Fide, n. 436. Voir aussi n. 437).
(2) /! Monit. Eccles., t. XI, p. 462.
(3) {bidem, p. 461.
(4) D'ailleurs, puisque dans sa Bulle « /nscrutabili x Grégoire XV ne parle que
des #Mortales au sens strict, c'est-à-dire, ayant les vœux solennels et observant la
clôture papale, un confesseur qui ne serait pas spécialement approuvé pour les
religieuses, absoudrait validement les sœurs à vœux simples à l'intérieur du
couvent, à moins que les statuts diocésains exigent e-rpressement cette approbation
« AD VALIDITATEM. » De plus, cette approbation ne peut être requise que pour
absoudre validement les religieuses « tatra monasterium. « (Voir 1! Monitore
Eccles.,t. XII, p. 458).
988 DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES
pas approuver qu'une sœur, non soumise à la clôture, ayant
au couvent un Confesseur ordinaire, mais ayant quitté son
monastère,seconfessât dans une nécessité spéciale à un con-
fesseur approuvé pro utroque sexu.
Mais que doit faire le Confesseur, si les statuts synodaux
de son Diocèse exigent uneapprobation spéciale, même pour
absoudre les Religieuses, qui, s’autorisant des décisions Ro-
maines, veulent se confesser à lui hors du couvent ?
« Les Confesseurs, dit une Revue américaine bien connue
pour son orthodoxie (1), qui ont la faculté ordinaire d’en-
tendre les confessions..., ont le droit de recevoir dans leurs
églises tous les pénitents qui se présentent à eux. Donc aussi
les Religieuses sans distinction ainsi qu’il appert d’une dé-
claration du Saint-Siège. »
Ici la Revue cite le Décret de la Sacrée Congrégation des
Evèques et Réguliers du 27 août 1852 et du 22 avril 1872.
Nous nous rallions à son avis, et nous nous appuyons en
outre sur la récente décision du 7 février 1901. « Habita ra-
tione prioris staluti, Titium valide absolvisse, répond la S.
Pénitencerie. Or, ce premier statut ne fait que répondre au
vœu du Saint-Siège, exhortant les Evèques à exiger une ap-
probation spéciale pour confesser les Religieuses dans leur
couvent. Remarquons que le second statut exigeait que les
Religieuses eussent quitté le couvent per aliquot dies. Or,
. celle qui se présentait à Titius n’était sortie que ad horam.
De là, en partie, provenaient ses doutes. La S. Pénitencerie
dans sa réponse ne fait pas même mention de ce second
statut,mais répond absolument: «eu égard » au premier statut,
qui est selon l’esprit de l'Eglise, la confession a été valide.
D'ailleurs, continue la Revue Américaine, nous ne pou-
vons admettre qu’un Evèque puisse légitimement priver tout
son clergé de l’exercice partial d’une faculté qui est univer-
sellé, puisqu'elle est couverte par l'autorité du Saint-Siège ;
l'Ordinaire peut se réserver à l’occasion et pour des motifs
légitimes le droit d'absoudre dans des cas spéciaux et réser-
vés, mais un cas réservé diffère essentiellement d'une pro-
hibition affectant le droit du Confesseur quant à la person-
(1) American Ecclestastical Review, t. XVI], p. 216.
DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 589
nalité et l’état de vie, alors que le cas réservé requiert le
fait de péchés graves. C'est comme si l'Evêque défendait
d’absoudre les fidèles, non pas à cause de certains péchés,
mais à cause de la couleur de leur teint ou de leur natio-
nalité, etc. »
En effet, puisque Rome confère aux Religieuses, lors-
qu’elles sont hors de leur couvent, le droit de se confesser
à tout prêtre généralement approuvé par l’Evèque pro utro-
que sexu, elle confère ipso facto à tout prètre ayant cette ap-
probation générale le pouvoir de donner l’absolution à la
Religieuse qui se présente. Pareilles décisions rentrent
dans le Droit commun. Or, les lois des Evèêques doivent ètre
conformes aux lois universelles de l'Eglise. Elles ne peuvent
nullement être portées à l’encontre du droit de l'Eglise uni-
verselle. De là, les Evèques ne peuvent défendre ce qui est
expressément et indubitablement permis par le droit univer-
sel (à moins qu’ils n’en aient reçu un pouvoir exprès) ({).
Benoît XIV a tracé une règle parfaitement applicable à notre
cas : « Quemadmodum inferiori non licet legem abrogare a
* Superiore latam, ita nec privilegiis derogare cuipiam a Supe-
riore concessis (2). »
Ecoutons encore ce que dit à ce sujet, une savante Revue
romaine, les Analecta Juris Pontificit (3): « Cela posé, (le
Décret du 27 août 1852), il semble que tout confesseur ap-
prouvé peut entendre validement en confession les personnes
qui se présentent à son confessionnal (4). N'ayant pas le droit
de demander leur nom et leur profession, supposé qu’elles
n'aient pas à s accuser de fautes qui se rapportent à cette
profession, comment pourra-t-il savoir que ce sont des sœurs
appartenant à une communauté, et non des personnes sécu-
lières ? Il me semble impossible, dès lors, que l’Ordinaire
prive de la juridiction, par rapport aux sœurs des commu-
nautés, les Confesseurs qu'il approuve pour entendre les
confessions des deux sexes. Toute défense que peuvent faire
les Ordinaires des lieux pour le cas spécial que nous envi-
(1) Cf. Aichner, Comp. Juris Ecclestastici, p. 493, édit, 9.
(2) De Synod. Diæces., 1. IX, ec. XV, n. I.
(3) Série 1X, page 582.
(4) Ce point d'ailleurs vient d'être confirmé par le récent décret du 7 février 1901.
390 DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES
sageons, doit donc s'entendre de la licéité et non dela validité
des confessions; ce sera un point de règle pour les
sœurs dont nous parlons, et jamais le retrait de la juri-
diction du confesseur... Lorsqu'un prêtre est approuvé
généralement pour confesser les femmes, 1l serait absurde
de vouloir obliger ce confesseur à s'assurer si les per-
sonnes qui se présentent à son tribunal, appartiennent
ou non à une catégorie de pénitentes à l'égard desquelles il
n'a pas des pouvoirs. Il peut se présenter des cas où des
sœurs, qui doivent confesser des fautes communes, ont de
bonnes raisons pour ne pas se faire connaître. En un mot,
les sœurs dont nous parlons doivent être traitées comme les
séculiers ; les lois spéciales concernant les Religieuses ne
les regardent pas, et chacune peut individuellement aller se
confesser validement dans les églises publiques à tout prètre
approuvé pour confesser les femmes. »
Pesons bien les motifs qui poussaient Benoît XIV à étendre
le Décret du Concile de Trente à tous les instituts des Reli-
gieux, de quelque nature qu'ils fussent : « propterea quod
multi infirmi et imbecilles animo reperiuntur, qui potius eli-
gerent sine sacramentalt expiatione ex hac vita migrare, quam
ipsa peccata certo alien: sacerdoti a superiore designato ape-
rire (1). » Hélas ! une triste expérience est là qui le prouve :
même de nos jours, malgré le bénéfice du Confesseur ex-
traordinaire, des sacrilèges se commettent encore, par le
manque de liberté dans le choix du Confesseur. Nous le vou-
lons bien, la Supérieure doit être facile à accorder un Confes-
seur extraordinaire aux Religieuses qui le demandent(2); mais
on ne peut nier que, même dans nos couvents, il se trouve
de ces mystères ambulants qui préfèrent se ronger le cœur
plutôt que de demander à leurs Supérieures la moindre
chose qui pût causer du soupcon. Faux prétexte, dira-t-on !
sans doute, mais il existe et met quantité d'âmes sur la
pente de la perdition. Qu'il soit détruit, ou que l'on sauve-
garde la liberté! Or, nous demandons aux hommes d’ex-
périence laquelle des deux alternatives est plus facile et
plus actuellement pratique ? Etrange anomalie ! Il se trou-
(1) Const. « Pastoralis curæ ».
(2) Voir le Décret « Quemadmodum » S. C. Ep. et Reg., 17 déc. 1890.
DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 591
verait que dans cet état religieux où les moyens de salut
doivent se trouvèr en abondance, l'on soit moins pourvu
que les personnes du monde qui, elles au moins, peuvent
se choisir de temps en temps un confesseur en qui elles ont
toute confiance.
Aussi, nous souscrivons volontiers aux paroles de la nou-
velle Revue Théologique (1). « Nous n'’hésitons pas à le
dire, ce serait un abus de pouvoir d’exiger d’une manière
générale, l’approbation spéciale pour toutes les religieuses
qui demeurent un temps considérable hors du couvent. »
Mais, nous ne suivrons pas la docte Revue quand elle dit :
« Il semble donc bien que les évèques gardent le droit de
restreindre la juridiction du confesseur pour ces cas (de
sorties faciles et fréquentes). »
Alors nous appliquerions la règle tracée par la S. Péni-
tencerie : « Quoad interrogationes factendas, nisi prudens
suspicio suboriatur, quod penitens illicite apud ipsum confi-
teatur, posse confessarium a supradictis interrogationibus
abstinere. »
D’après cette doctrine, il faut distinguer entre l'acte illi-
cite de la religieuseet celui que pourrait poser le confesseur.
Sans doute, l’évèque a le droit et le devoir de prévenir
les abus et d'empêcher qu'on ne rende illusoire la loi du
confesseur ordinaire et unique. Mais de là à exiger une ap-
probation spéciale pour tous les confesseurs, il y a loin.
Autre chose est l'usage que l’on fait de la concession et-
autre en est l'abus. Jusqu'à preuve rigoureuse du contraire,
nous tenons que la religieuse peut toujours en user d’une fa-
con raisonnable et que le confesseur peut toujours l’absou-
dre. Aussi bien les moyens ne manquent pas de prévenir les
abus, sans que l’on doive craindre les conséquences funestes
qu’entrainerait la restriction générale de la juridiction. Ce
serait, par exemple, de retenir plus souvent à la maison la
sœur que l'on sait abuser de son droit, ou bien de lui ad-
joindre une compagne quand elle sort. Oui, si elle s’adres-
sait à chaque sortie fréquente à un même confesseur, celui-
ci pourrait l'absoudre validement, mais il se rendrait par là
(1) Tome XXX, p. 502.
592 DU CONFESSEUR DES RELIGIRUSES
le complice de la religieuse, l’aidant à transgresser ses
constitutions. Dès lors, ce serait-là un motif suffisant pour
l’évêque de restreindre la juridiction de ce confesseur par-
ticulier. Que si la religieuse papillonne d’un confessionnal
à un autre, elle abuse de sa liberté accordée et devrait être
punie, mais chacun de ses confesseurs, n'étant pas obligé à
la questionner, pourrait l'absoudre licitement.
En effet, en admettant la restriction posée par la nouvelle
Revue Théologique, on force la lettre des Décrets de 1852,
1875 et de 1901.
C’est pourquoi, nous faisons nôtres les sages paroles de
Ferrari (1) : « Si vero Moniales (seu quæcumque sorores re-
ligiosæ) extra proprium monasterium (seu domum) coûfessa-
rilos quoscumque adeant in Ecclesiis seu publicis oratoriis
fidelium confessiones audientes, audiri et absolvi possunt,
sed moneri debent ne id faciant, saltem ordinarie (2), absque
Superiorum licentia. » |
Telle est, croyons-nous, la vérité. L'abus seul des conces-
sions doit être défendu, mais de façon à ne pas en interdire
l'usage. Tout prètre approuvé par l'Ordinaire pro'utroque
sexu peut licitement et validement absoudre une religieuse
qui, éloignée de son couvent, se présente à lui dans une
église ou oratoire public. Cette sentence est plus conforme,
selon nous, à l'esprit et à la lettre de la loi : nous espérons
- lavoir prouvé.
F. M.T.
(1) De Statu Religioso commentarium, # 90, p. 238,
(2) C'est-à-dire, d'après le Décret de la S. Pénitencerie, cité plus haut: « Si
prudens suspicio suboriatur, quod pæœnitensillicite apud ipsum confiteatur, »
PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE
CIMABUÉ ET GIOTTO.
Il y a, dans la vie parisienne, peu d'instants plus séduisants
que ceux qu'il est donné de passer au Louvre, le dimanche
matin, par une claire journée d'hiver. Les salles sont dé-
barrassées des tabourets et des chevalets qui les encombrent
pendant la semaine, les copistes ont fui; on peut, sans
crainte de déranger ou de paraître importun, s’approcher
des toiles, s’en éloigner, venir, revenir, prendre son point
de vue, examiner et méditer à son aise. Le publicest discret,
peu nombreux ; les remarques ne se font qu'à mi-voix et sont
souvent justes, quelquefois fines ; quelque chose comme un
parfum d’art semble flotter dans l'air. De temps en temps
seulement un gros bruit de pas ébranle le parquet ; c’est un
professeur qui passe, entouré de ses élèves. Il parle, et ce
n’est pas un mince sujet d'intérèt que d'étudier, sur les
jeunes visages qui l'entourent, l'effet de ses paroles.
‘ Au milieu de cette assistance presque recueillie, ne serait-
il pas possible d'aller à la recherche du Pauvre d'Assise ?
S'il est vrai, comme on le répète, qu'il a rempli le monde, ne
le trouverons-nous pas, même ici? Dans cetimmense amas de
richesses artistiques, aucune n'aurait-elle été inspirée par
lui ? Aucun de ces génies quiont glorifié l’œuvre de Dieu
sur leurs toiles ne se serait-il échauflfé à son foyer d’amour ?
Dans ce parterre de fleurs merveilleuses aucune n’aurait-elle
été nourrie de sa rosée ?
Souvent nous allons bien loin, par les chemins enchan-
teurs de l'Italie, étudier l’action du Père des Mineurs sur les
arts. Nous gravissons le sentier abrupt qui de la Portioncule,
conduit à Assise, nous entrons, le cœur délicieusement ému,
E. F. — VIII. — 58.
394 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE
dans la sombre et magnifique Basilique et, au milieu des
mouvements qui nous agitent, qui nous secouent comme
une mer démontée, nous sentons naître confusément, se
développer et grandir la conviction que la Triple Eglise,
construite sur le tombeau du Saint, est le phare lumineux
de la peinture italienne, d'où elle a éclairé le monde.
Rechercher, sur les bords de la Seine, au Louvre, le di-
manche matin, au milieu de ce public affiné, les rayons épars
de cette lumière franciscaine, les considérer un à un, voir
d'où ils sont partis, le chemin qu'ils ont suivi pour venir
jusqu’à nous, les comparer entre eux, vérifier s'ils ont pàli
et se demander pourquoi; s’efforcer de dégager la person-
nalité des artistes qui ont fixé cette lumière sur la toile ; puis,
rentrer en soi-même et constater avec bonheur que, par leur
intermédiaire, elle nous éclaire et nous échauffe encore, se-
rait-ce donc faire œuvre vaine ?
Cette œuvre, nous venons convier les lecteurs de cette
revue à la faire. Car, les quelques pages qui suivent ne
sont qu'une esquisse du grand livre que l’on pourrait écrire
sur le sujet qui nous occupe.
Peu de noms ont jeté, dans l’histoire de la peinture, un
plus vif éclat que celui de Giotto. Il y parut, à la fin du
treizième siècle, comme un Titan créateur. Un admirable
artiste cependant, Cimabué, l'avait précédé. Entrons dans
la Salle des Primitifs pour saluer ce patriarche de la Peinture.
En face de nous, si nous sommes entrés par la grande
Galerie, voici sa Madone aux Anges. Elle fut peinte vers
1270, soit quarante-cinq ans environ après la mort de saint
Francois. De loin, le tableau ressemble à une icone russe,
en apparence du moins, car ainsi que le remarque T. Gau-
tier, les têtes encastrées dans leurs épais nimbes d’or ont
déjà une aspiration à la vie. « La Vierge, continue ce critique,
ouvrant de grands yeux fixes comme les Mères de Dieu
wrecques, en habits d'impératrice, assise sur un trône, tient
sur ses genoux un Enfant Jésus un peu hagard, qui fait le
este de bénir. Des anges nimbés d'or et régulièrement
superposés accompagnent le trone nageant dans l'atmos-
phere dorée de la peinture primitive. Il Yen a trois de chaque
coté... Cela est étrange, barbare et farouche... »
PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE .595
Si vous regardez longuement la peinture, peu à peu vous
sentirez que sous cette enveloppe étrange, barbare et fa-
rouche, froide et morte, un travail mystérieux s'opère, que,
sous sa glace, une eau limpide et tiède commence à couler,
qu'une vie obscure s’agite sous ces formes figées. Et, si
vous voulez savoir où ce ruisselet de vie a pris sa source,
ouvrez Vasari et cherchez d’où nous vient ce tableau.
Voici ce que vous y lirez : « Cimabué fit pour l'église
Saint-François, à Pise, un grand tableau représentant l’image
de Notre-Dame avec l’Enfant-Jésus à son cou et un grand
nombre d’anges autour d'elle ; le tout sur un fonds d'or.
Cimabué recut des Pisans pour cet ouvrage beaucoup d'’é-
loges et une riche récompense. »
Ainsi donc Cimabué peignit le tableau que nous avons
sous les yeux, pour les enfants de saint Francois et, dès
notre premier pas au Louvre, nous ÿ trouvons notre Père
-vénéré ; et nous soinmes en droit de nous demander si ce
n'est pas le souflle ardent de son amour qui a réchauflé
l'atmosphère, fondu la glace et fait renaître la vie.
N'est-ce pas à celui que Bossuet appelait l'amant le plus
éperdu de la Pauvreté que nous devons ce renouveau ? N'y
a-t-il pas entre ses doctrines généreuses et la résurrection de
l'art les relations de cause à effet ? Le désintéressement, qu’il
pratiquait et prèchait, n'a-t-1l pas produit ce miracle ?
Sans crainte de nous tromper et d'une facon générale, nous
pouvons formuler en axiome que l'amour exagéré de la pos-
session et le pessimisme ne vont pas l’un sans l’autre.
Pour établir cette thèse, il faudrait, à une époque où le
détachement était inconnu, — avant l'apparition du Christia-
nisme par conséquent, — choisir, dans un peuple ennemi de
l'hypocrisie, une âme d’élite qui ait aimé passionnément la
richesse, qui ne s'en soit pas cachée, et y étudier les ravages
qu’elle y fit Hésiode remplit ces conditions. Il vivait plu-
sieurs siècles avant notre ère, alors que l'épanouissement du
Christianisme n’avail pas fait lever, dans les âmes mème les
plus incrovantes, une moisson de sentiments délicats qui
déroutent l'analvse et [a compliquent. Il aïmait franchement,
àprement, brutalement, la terre et l'argent, Aucune conve-
nance sociale, aucune influence de milieu ne le portaient à
596 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE
dissimuler. Aussi pourrions-nous, à travers les vagues trans-
parentes de sa poésie, voir dans son cœur comme au fond
d’une eau claire, le monstre de la richesse exercer ses ra-
vages, et par les étapes habituelles : orgueil, impatiences,
méfiance, soucis, crainte, désenchantement, tristesse, le me-
ner au plus affreux pessimisme. |
En ne prenant dans son œuvre que ce qui peut servir à
éclairer notre sujet, nous voyons le désenchantement pro-
duit par l’amour excessif de la possession, lui dicter des
maximes comme celle-ci : « La terre est pleine de maux, et la
mer en est pleine! »(1) et lui inspirer la prédiction suivante :
« Bientôt le père ne sera plus un père pour ses enfants, les
fils ne seront plus des fils, l'hôte reniera lhospitalité, les
amis trahiront l'amitié. Les vieux parents seront méprisés
par leurs enfants. Il n'y aura nulle pitié, nulle justice, ni
bonnes actions ; mais on respectera l’homme violent et inique.
Ni équité, ni pudeur. Oh! si je ne vivais pas dans cette gé-
nération des hommes! Si plutôt j'étais mort auparavant! »
Cherche-t-il un mythe pour personnifier la condition hu-
maine, il trouvera celui de Pandore qui, levant le couvercle
du grand vase où Jupiter avait enfermé, avec l'Espérance,
tous les maux, répandit ceux-ci sur les hommes ; seule
l'Espérance resta dans le vase, arrêtée sur les bords, et elle
ne s'envola pas : Pandore avait refermé le couvercle ; et c'est
ainsi que le monde est un abime de maux sans espoir ! S'il
parle de l'hiver, il en fera cette sombre et prodigieuse des-
cription : « Du fond de la Thrace, le vent du nord s’élance
sur la vaste mer; un rugissement remplit la terre et les
forêts ; les chènes à la cime élevée et les sapins touffus,
saisis par lui dans les gorges de la montagne tombent sur
le sol ; la clameur immense de la forèt monte vers le ciel.
Les bêtes féroces sont épouvantées et même celles dont les
poils sont épais ramènent leur queue sous [eur ventre, mais
le froid traverse leurs poils épais et resserre leur poitrine.
Il pénètre le cuir du bœuf et même la peau de la chèvre
velue. Et la force du vent du nord courbe le vieillard, pen-
(1) Je me sers de la traduction Leconte de Lisle, en me permettant de la
modifier lorsque le sens ou la clarté de la phrase paraissent l’exiger.
PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUYRE 597
dant l’hiver, dans sa maison, quand le poulpe, au fond des
mers, se ronge les pieds dans sa froide demeure et ses
tristes retraites, car le soleil ne lui montre aucune nourri-
ture qu'il puisse saisir. Et alors, les bètes cornues ou sans
cornes, S’enfuient en grinçant des dents par les taillis épais.
Et celles qui habitent des repaires secrets et les cavernes
pierreuses cherchent cà et là des abris, semblables à un
homme à trois pieds (1) dont les épaules sont rompues et
qui courbe la tète. Telles, les bêtes se traînent, évitant la
blanche neige ».
C'est dans un état d'esprit semblable, produit par les
mèmes causes, que se trouvait le monde lorsque saint Fran-
çois parut. Le pessimisme était général; il semblait avoir
envahi la religion elle-même. On ne se peignait le Christ, le
Divin consolateur, que sous la forme terrifiante du J uge'Su-
prême, élendant la main pour punir.
Cimabué peignit l'amour. On vit alors la Vierge sévère
adoucir son regard, saisir d’un geste tendre ce fils qu'au-
paravant elle n’osait pas toucher, l’attirer vers elle, le serrer
dans ses bras maternels, l'installer sur ses genoux et dire à
tous : « Venez à moi, n'ayez plus peur ! » La peinture restait
triste, mais elle devenait pitoyable aux misères humaines.
Le peuple cria au miracle ! Il faut lire dans Vasari l’émo-
tion que produisit cette révolution dans l’art lorsque Cima-
bué, quarante ans après la mort de saint Francois, peignit
sa vierge destinée à Santa Maria Novella. Les grands de
Florence ne quittaient pas son atelier situé au milieu des
jardins qui avoisinaient alors la Porta San Piero et lorsque
le roi Charles d'Anjou traversa la ville, au milieu des fêtes
qui furent données en son honneur, on le conduisit à l’atelier
de peinture. Le tableau qu'il peignait semblait tellement au-
dessus de tout ce qui avait été vu jusqu'alors que tous lès
hommes et toutes les femmes de Florence, disent les chro-
niqueurs, y accompagnèrent le roi en grande pompe. La joie
des voisins du peintre, à la vue de ce spectacle, fut si vive
qu’ils donnèrent à leur quartier le nom de : Borgo Allegri
— bourg d’allégresse — qu’il porte encore aujourd’hui. Et
(1) À un vieillard appuyé sur son bâton.
598 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE
\
Lei
lorsque le tableau fut achevé, on le porta de l'atelier à l'église
à laquelle il était destiné, en grande pompe, avec trompettes,
et en procession solennelle.
Faut-il s'étonner de cet enthousiasme ? Nullement. Si nous
voyions un mort tout à coup lever les bras et s’efforcer de
sourire, resterions-nous froids? Certes la Vierge de Cimabué
exprime encore ses sentiments d'une manière timide et
gauche, mais c’est, — Taine l’a finement remarqué, — la pre-
mière phrase balbutiée et confuse d'un muet qui vient de
recouvrer la parole ; et il y a, malgré tout, entre l'art byzan-
tin et celui de Cimabué la différence qui sépare un mort d’un
vivant.
Le tableau que nous avons sous les yeux est donc véné-
rable à plus d’un titre : Il est le plus ancien que possède le
Louvre ; — il a été peint pour le couvent des Frères Mineurs
de Pise qui, avec ceux d'Assise, de Sienne et de Florence
formait le plus beau joyau de la couronne de l'Ordre en
Italie ; — son inspiration est puisée au grand courant d'amour
que le séraphin d’Assise avait déchainé sur l'Italie et il la
fixe pour la première fois aux yeux étonnés des peuples ; —
enfin il introduit dans l’histoire de la peinture un mouve-
ment qui n'avait pas été vu encore, ce geste si simple et si
maternel par lequel la Vierge-Mère saisit de sa main longue
et fine la jambe grèle de son divin Fils.
Nous sommes loin des rigueurs des siècles précédents et
de leur dureté! L'amour divin a fait son entrée dans l’art ;
bientôt la joie va l’y suivre. Déjà elle a pénétré les cœurs.
Les Fioretti, sans être tout à fait de cette époque, nous en
ont conservé l'esprit. La nature commence à enchanter,
même dans ses rigueurs. Le fameux chapitre du Bonheur
Parfait, dans le livre que je vicns de citer, nous en donne la
plus délicate des preuves.
Cette lumière de la joie illumina d'une manière toute spé-
ciale le génie d’un peintre dont le nom n’a, depuis, été éclip-
sé par aucun, même des plus grands, et qu’il faut placer,
pour ses dons merveilleux, au-dessus de tous les autres, à
côté de Raphaël, — je veux parler de Giotto. Devant nous,
sur le mème panneau que la Vierge de Cimabué, et à sa
wauche, en voici une œuvre, représentant, danssa partie prin-
PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 599
cipale, saint François recevant les Stigmates et, à la prédelle,
trois petits tableaux, la vision du pape Innocent II], l'appro-
bation de la règle et le sermon aux oiseaux. Il fut peint vers
la fin du XIII siècle, soixante-quinze ans environ après la
mort du saint, pour ce même couvent de Saint-François à
Pise auquel Cimabué avait destiné sa Madone. « A peine
arrivé à Florence, nous dit Vasari, Giotto peignit avec un
soin extrême pour l'envoyer à Pise, un tableau représentant
saint Francois au milieu des affreux rochers de l’Alverne.
En effet, outre un paysage rempli d'arbres et de rochers,
choses nouvelles pour l’époque, on remarque, dans l'attitude
expressive de saint François agenouillé, recevant les Stig-
mates, un ardent désir de les recevoir et un amourinfini pour
Jésus-Christ qui, apparaissant dans le ciel sous la forme d’un
Séraphin, exauce les prières du saint. Sa ferveur est si bien
exprimée qu'on ne peut rien imaginer de mieux. Au-dessus
du mème tableau se trouvent trois sujets tirés de la vie du
mème saint François. Ce tableau, qu’on voit aujourd'hui à
Saint-François de Pise sur un pilier voisin du maître-autel,
est tenu en grande vénération comme ouvrage d’un si grand
homme et fut cause que les Pisans qui venaient de finir les
constructions du Campo-Santo, donnèrent à Giotto la pein-
ture d’une partie de la facade antérieure. »
Après la Madone de Cimabué ce tableau est le plus ancien
du Louvre. Il fut peint par l’artiste sur une première couche
de couleur rose, ce qui donne à la peinture une teinte claire,
tandis que la couche verte sur laquelle travaillait Cimabué,
à l'exemple des byzantins, donnait à ses figures un aspect
blafard et cadavérique. Ce simple détail en dit long déjà sur
la révolution qui s’était produite dans les esprits. Il possède
encore, dans son cadre moderne, sa bordure antique, dans
laquelle on peut lire, au milieu d’ornements roses enche-
vêtrés, ces mots « Opus Jocti Florentini ». Un peu plus haut
sont deux fois répétées les armes du donateur.
Le tableau représente, avons-nous dit, dans sa partie prin-
cipale, saint François recevant les Stigmates. Avant de l’é-
tudier, rappelons d’abord les faits. Pour écarter tout soup-
con de parti pris j en emprunte le récit à un protestant.
Oa le sait, deux ans environ avant sa mort, saint Francois
600 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE
se retira sur le sommet de l’Alverne :'« La vallée supérieure
de l’Arno, dit M. Sabatier, forme, au centre même de l'Italie,
un pays à part, le Casentin, qui, durant des siècles a vécu de
sa vie propre, un peu comme une île au milieu de l’Océan.
Le fleuve en sort au sud par un étroit défilé... Sur ses bords,
la végétation est toute méridionale ; l'olivier et le mürier se
marient avec la vigne. Sur les premières pentes sont des
champs de blé coupés par des prairies ; puis viennent les
châtaigniers et les chènes ; plus haut encore, le pin, l’épi-
céa, le mélèze, et enfin le rocher nu. Parmitoutes les cimes,
il en est une qui attire particulièrement l'attention ; au lieu
d'avoir un sommet arrondi et comme comprimé, elle se
dresse svelte, fière, isolée, c'est l’Alverne. On dirait une
immense pierre tombée du ciel ; c’est en effet un bloc erra-
tique, posé là un peu comme une arche de Noé pétrifiée au
sommet du mont Ararat... Cette montagne a été pour Fran-
çois tout à la fois son Thabor et son Calvaire. Il s’y trouva
encore plus absorbé que de coutume par son ardent désir
de souffrir pour Jésus et avec lui... La vision du Crucifié
s’emparait d'autant mieux de toutes ses facultés, qu’on ap-
prochait de l’Exaltation de la Sainte-Croix (14 septembre
1224)... François redoublait ses jeünes et ses prières, tout
transformé en Jésus par amour et par compassion, dit une
des légendes. Il passa la nuit qui précéda la fète seul, en
oraison, non loin de l’ermitage. Le matin venu, il eut une
vision. Dans les chauds rayons de soleil levant qui, après le
froid de la nuit, venait ranimer son corps, il distingua tout-
à-coup une forme étrange. Un séraphin, les ailes éployées,
volait vers lui des confins de l'horizon et l’inondait de vo-
luptés indicibles. Au centre de la vision apparaissait une
croix, et le séraphin était cloué sur elle. Quand la vision dis-
parut, il sentit aux délices du premier moment se méler de
poignantes douleurs. Bouleversé jusqu’au plus profond
de son ête, il cherchait anxieusement le sens de tout
cela, lorsqu'il aperçut sur son corps les stigmates du
Crucifié. »
Maintenant que nous connaissons l'événement que l'artiste
voulait peindre, nous pouvons regarder avec fruit le ta-
bleau. Comme nous sommes loin de tout ce qui a été ima-
PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 601
giné, dessiné, peint, senti jusqu’à présent! les liens tradi-
tionnels sont rompus; l’art, qui ne représentait que des
Christs et des Vierges, a étendu ses limites aux confins de
la nature, c'est-à-dire à l'infini ; ila suivi le même chemin,
parcouru les mêmes étapes que l'âme même des peuples ;
sous l'empire des mêmes influences providentielles il a
passé d’un pôle à l’autre du monde moral, de la vue pessi-
miste des choses à la contemplation attendrie et infiniment
aimante des œuvres de Dieu. Il a changé de pivot ; il repose
sur l'amour après avoir reposé sur la crainte servile ; après
avoir haleté anxieusement, l’âme se dilate dans la joie.
Ce changement, nul ne l’a senti plus finement, ne l’a per-
sonnifié plus puissamment que Giotto. Il avait une de ces
âmes de cristal que toute lumière pénètre, que le moindre
choc fait vibrer. Son œil saisissait le contour des choses et
sa main les fixait avec une précision merveilleuse ; et,
comme rien de ce qui existe ne le laissait indifférent, il de-
vina et ébaucha tout ce que les siècles futurs devaient réa-
liser dans le domaine de la peinture. |
Il n’est ici qu'au commencement de son développement ;
il respecte encore les fonds d’or de la peinture byzantine, et
cépendant c’est une scène réelle qu'il s'efforce de peindre.
Voici, sur notre gauche, la cime svelte, fière, isolée, dont
parle M. Sabatier, l'immense pierre tombée du ciel; voilà
des arbres, déjà dessinés correctement par un peintre qui
sait voir. Deux cellules sont là, celles du saint et de ses com-
pagnons ; l’une d'elles ressemble singulièrement à ce que
devait être la Portioncule dans son état primitif, avant les
modifications qu’elle a subies ; sa porte est ouverte et à
l’intérieur on devine vaguement un autel drapé de rouge et
au mur de gauche, dans l'ombre, une Vierge sur fonds d'or,
seule, sans son Divin Enfant. Ces petits édifices manquent
de proportion, mais quelle peinture admirable que celle de
saint François ! À genoux, les bras étendus, dans sa robe de
bure, la poitrine légèrement rejetée en arrière, comme il est
juste le mouvement par lequel le saint semble vouloir échap-
per aux flèches divines, et cependant quelle ferveur en même
temps dans le regard et quel ardent désir de s’unir plus in-
timement au crucifié ! que de luttes aussi dans le froncement
602 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE -
du front ! Malgré ses hésitations, les rayons d'or partent des
mains du Séraphin et vont ouvrir aux pieds, aux mains et
au flanc du Saint des plaies saignantes, y mettre ce que je
pourrais appeler les sceaux divins de la Passion, faire de
lui un être d'exception, élevé au-dessus de l'humanité,
« le Stigmatisé ».
Si j'osais, après ces réflexions d'un ordre plus général,
relever quelques détails techniques, je ferais remarquer
combien les pieds et les mains sont déjà dessinés, avec
quelle netteté le corps se devine sous les beaux plis du froc,
combien, dans la tète, est ferme l’ossature qui porteles chairs.
Le paysage est plus faible, et cependant c’est par ce rocher
et ces arbres que la nature a fait définitivement irruption
dans l’art ; il n’est qu’un balbutiement de génie.
Des que, de l'admiration nous passons à la réflexion,
une question se pose, passionnante, devant notre esprit :
« De ce chef-d'œuvre, Giotto a-t-il entendu faire un portrait ?
A-t-il voulu, comme il lui était probablement loisible de
le faire, utiliser les documents qu'il avait sous les yeux
pour évoquer l'apparence extérieure, les traits mêmes du
Patriarche ? Saint François était-il, dans la vie réelle à
l'Alverne, à la Portioncule, à Assise, tel qu'il est là devant
nous ? »
À cette question je vais essayer de répondre en prenant
pour guide Thode dont je ne ferai guère que traduire et
résumer l'opinion.
Lorsque, le 3 octobre 1226, saint Francois mourut, le
désir de se rappeler ses traits vénérés s’empara de l'Italie.
Car, plus nous aimons la pensée, la doctrine, l'âme d'un
homme, plus nous éprouvons le besoin de nous Île repré-
senter dans son attitude extérieure. Nous ne croyons le con-
naître réellement qu’à ce prix. Et, soit dit en passant, si
nous parlons si souvent de la nuit obscure du moyen âge,
n'est-ce pas en partie parce que nous n'y distinguons ses
génies qu’à travers des parchemins jaunis ? Il en irait tout
autrement si nous avions d'eux des portraits, des bustes
vivants. L'expérience en est facile à faire : quelles lumières
ne projette pas sur l’âme de Scipion, le buste en bronze,
massif et chauve, que nous en avons ; sur celle de Néron,
PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 603
son front bas et ignoble; sur celle de Corbulon, son profil
d'oiseau de proie inquiet! Comprendrions-nous Condé,
sans ses bustes ? |
En ce qui concerne le grand Patriarche, le désir de se
remémorer ses traits était d'autant plus vif que sa personne
faisait partie de sa prédication. Pendant quinze ans qu'il
avait parcouru l'Italie, 1l avait enchanté les foules par son
humilité, sa gaîté, sa douceur, sa pauvreté. Il y était l’homme
le plus populaire de son temps. Il était comme l'ami person-
nel et très cher de tous ces humbles. Sa doctrine, à leurs
yeux, faisait corps avec sa personne. Ils étaient incapables
de l’en séparer et tenaient à conserver le souvenir de l’une
aussi bien que les bienfaits de l'autre. _.
Ce désir s’accrut encore lorsque, deux ans à peine après
sa mort, il fut mis sur les autels.
Les artistes s’efforcèrent donc de reproduire ses traits. Y
réussirent-ils tout à fait ? Non car la tâche était au-dessus de
leurs forces. I1 ne leur était pas possible de résoudre ainsi,
sans préparation, un des problèmes les plus difficiles de l’art;
mais ils s'y essayèrent. Leurs portraits ne furent que des
effigies schématiques, si j'ose m'exprimer ainsi. Qu’im-
porte ? Dans leur désir de reproduire la douce figure de
l'Assisiate, ils avaient fait renaître l’art, mort depuis long-
temps, du portrait.
Entre Conxolus qui, dit-on, du vivant mème du saint, pei-
gnit le Père des Mineurs sur les murs de Sacro-Speco de
Subiaco, sans auréole, sans les Stigmates même, avec cette
simple indication : « Frater Franciscus » — jusqu’à Cimabué,
— tous les artistes cherchèrent plus ou moins à se rappro-
cher de la réalité de cette figure populaire. En fut-il de
mème de Giotto ?
Un simple coup d'œil sur notre tableau nous permet de
répondre : Non! De parti-pris Giotto abandonne la tradition
primitive pour ne peindre dans chaque scène que le senti-
ment qui la domine : l'humilité du saint, ou son amour de
la nature, ou sa piété passionnée, ou l'élan de son cœur vers
le malheur, ou ses ravissements. Il le peint, comme :1l pein-
drait en saint Jean-Baptiste le prophète aëcétique, en saint
Jérôme la vieillesse pensive et pénitente, en saint Sébastien
604 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE
la jeune souffrance corporelle, en saint Georges le courage
guerrier inspiré par Dieu. Mais il ne songe pas à faire un
portrait.
La scène des stigmates telle qu’elle est devant nous sufli-
rait pour nous en convaincre. Regardons la figure forte et
pleine du saint, son corps robuste, la belle santé qui l’anime.
Puis, demandons-nous ce qu’il était, même avant les maux
qui l’accablèrent dans les dernières années de sa vie. Tho-
mas de Spalato le vit prêcher sur la place publique de Bo-
logne le 15 août 1220 et voici ce qu’il dit de lui : « Son vête-
ment était misérable, sa personne d'apparence méprisable, et
sa figure point belle. » « I] était maigre, nous dit à son tour
Thomas de Celano, la figure allongée, les jambes faibles. »
Le Saint lui-même ne se compare-t-il pas à une chétive petite
poule noire ? S'il était ainsi en santé, que devait-il en être
de lui après son Ascension à l’Alverne, lorsque malade,
miné par les fièvres et les fatigues, déjà presqu neube il
eut monté au Thabor par le chemin du Calvaire ?
Giotto néglige tous ces détails pour ne peindre qu’une
chose, mais elle est sublime : l’union la plus intime du plus
tendre des Saints avec Jésus crucifié.
Toujours il agissait ainsi. Voici l'approbation de la règle,
l’un des trois tableaux de la prédelle. Ce qui nous frappe
tout d’abord, c’est l'importance considérable qu'il y a don-
née aux quatre frères placés au premier rang, ou plutôt, leur
importance unique. Des autres on n’aperçoit que le sommet
de la tête, ils ne sont là que pour former perspective, ils
n'existent pas.
A chacun, au contraire, des quatre frères en question, il a
donné une physionomie bien marquée, une personnalité
déterminée, de chacun il semble avoir voulu faire quelqu'un.
Il n’a pas peint, dirait-on, quatrereligieux quelconques, mais
des hommes qui ont vécu, qu’il a connus, sinon personnel-
lement, du moins par ouï dire, des hommes que d’autres ont
vus et dont ils lui ont parlé, dont ils lui ont fait le portrait,
des hommes enfin dont il s’était créé une idée précise, net-
tement délimitée. Il semble qu’il a voulu qu’en les regardant
nous puissions dire : c’est frère un tel ou un tel. Il semble
mème qu'il nous invite à mettreun nom sur leur figure. Ces
PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 605
quatre frères sont-ils donc des portraits ? De qui ? Pouvons-
nous retrouver leurs noms ?
Si l’on réfléchit que Giotto a vécu avec les contemporains
des compagnons de saint François ; qu’il a peint sous leurs
yeux et pour ainsi dire sous leur direction ; que Frère Léon,
le disciple chéri de saint François, celui qu'il appelait par
excellence la petite brebis de Dieu, n'était mort, à la Por-
tioncule même, que le 15 novembre 1271 ; que frère Rufin
ne l’avait précédé que bien peu dans la tombe ; que « frère »
Jacqueline de Settesoli vivait encore à Assise vers la fin de
l'année 1273, qu'il avait par conséquent en mains tous les élé-
ments voulus pour permettre une reconstitution de leur per-
sonnalité ; vous vous dites qu’il a dû peindre des portraits, et
que les quatre frères qui sont là, au premier rang, mis en si
belle lumière, sont les quatre grands disciples : frère Léon,
— frère Bernard de Quintavalle, — frère Massée, — et frère
Egide, — dont l'artiste a reproduit fidèlement les traits.
Vous vous dites tout cela et... vous vous trompez ; dans ce
tableau Partiste n’a peint qu'une chose : l'attention passion-
née. Le drame est là, dans ces regards ardents avec lesquels
le pape regarde cette troupe .de mendiants qui va sauver
l'Église, et ceux-ci le Pontife qui leur octroie la vie. Le
drame est là, et il émeut, plus peut-être que ne le feraient de
minutieux portraits. Car, au lieu de peindre ce qui est péris-
sable en nous, il a peint ce qui est immortel, la flamme de
l'esprit.
Toujours Giotto a agi ainsi. Regardez le tableau repré-
sentant leSermon au.r oiseaux : penché vers eux avec une
indicible tendresse, le bon saint étend la main, ouvre la
bouche et parle. Ce qu'il leur dit, nous le savons : il les
engage à louer Dieu, à cause des beaux et chauds plu-
mages dont il les a vêtus, à cause des jolis paysages qu'il
déroule sous leurs ailes au cours de leurs voyages aériens ;
à cause des fleuves et des fontaines, des montagnes et
des vallées qui sont à eux; des nids moelleux qu'il leur
permet d'assembler, des soins qu'il prend d'eux parce qu’ils
ne savent ni filer ni coudre, parce qu'ils ne récoltent nine
_sèment. Et les bons oiseaux écoutent, les gros plus digne-
ment, les petits ouvrant le bec pour mieux entendre ; tous at-
#
606 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE
tentifs, quelques-uns, comme l’échassier, à droite, contrits et
les yeux à terre. [ls sont là bien gentiment,en rang, comme à
l'église, deux à deux, mari et femme ; un coq, celui du vil-
lage probablement, les domine de toute son importance ; il
tend le cou vers le prédicateur en dressant sa crète et rou-
lant son petit œil rond de la façon la plus réjouissante ; tan-
dis qu'à l’autre bout, tout aux pieds du Saint, un petit moi-
neau solitaire boit éperdüment ses paroles. Le gros de la
troupe est formé d’une lourde paire de canards gris flanquée
de pies , de corbeaux, de chardonnerets et, se profilant en
noir sur l'horizon doré, les retardataires — il y en a par-
tout — viennent prendre place au sermon (1).
Cette petite scène charmante — d'une grâce si franciscaine
— nous permettra mieux que toute autre de mesurer le che-
min parcouru. Qu'on songe seulement à ceci : que soixante-
quinze ans auparavant le monde était encore plongé dans
une nuit six fois séculaire pendant laquelle on n'avait peint
que des Vierges mortes et des Christs menaçants !
C’est un intérêt tout différent qu’éveille le troisième
tableau de la prédelle : la Vision du pape Innocent III. Rap-
pelons-en d’abord le sujet.
Francois était allé à Rome avec ses premiers disciples
demander au Pontife alors régnant l'approbation de leur
règle de vie. Quand il l’eut exposée « Monseigneur le Pape,
dit le vieux biographe (2), fut très-surpris; d'autant plus
qu'avant l’arrivée du bienheureux François, il avait vu en
songe l'Eglise Saint-Jean-de-Latran menacer ruine et un
religieux, d'apparence faible et misérable, la supporter sur
son dos. À son réveil, effrayé et étonné, il avait cherché,.
avec tout son discernement et toute sa sagesse, à com-
prendre ce que signifiait cette vision. »
Ce qu’elle signifiait, nous le savons : l'Eglise penchait
vers sa ruine. Francois était destiné à l'en arracher.
L'embarras de Giotto pour traduire par des lignes et des
couleurs cet événement semble avoir été bien grand. Il ne
(1) CF. dans la Légende durée (trad. de Féodor de W yzewa, Paris, Perrin,
1902) la légende consacrée à sunt Francois.
(2) Trois Compasnons, traduction Arvède Barine,
PROMENADES FRANCISUAINES AU LOUVRE 697
pouvait en être autrement, si l'on songe que la peinture était
encore à son aurore, que tout était à créer. Comment d'ail-
leurs faire entendre au public que ce Pontife endormi, a,
dans son sommeil, tel ou tel songe ? |
Pour comprendre le parti auquel le peintre s'arrêta, une
parenthèse est nécessaire. Peut-être la ferons-nous un peu
plus longue que ne l’exigerait strictement le sujet, mais, ne
sommes-nous pas en promenade et, à ce titre, libres de faire
un peu l'école buissonnière ? |
Il y avait, dans l'âme de François, bien des côtés qui, tous,
eurent sur le développement des lettres et des arts une in-
fluence considérable, mais qui tous n'ont pas été étudiés avec
le mème soin : son naturisme, sa tendresse pour toutes les
créatures, son admiration émue pour l’œuvre de Dieu, sa
joyeuse confiance en lui, sa tendre piété pour la Passion de
Notre-Seigneur, sa vie morale, etc.
C'est à lui que, dans le domaine des arts plastiques, nous
devons le grand nombre de crucifix qui furent peints après
sa mort. Ce fut lui qui poussa les peintres à dérouler, sur
les murs des églises d'Italie, en longues fresques, l'histoire
de la Passion. :
Dans le domaine des lettres 1l donne naissance à un nombre
imposant de Laudes, en dialecte ombrien, ayant la Passion
pour sujet. |
Ce n'étaient encore que des dialogues alternés que des
Confrères ou Compagnies, formées spécialement dans ce
but, récitaient publiquement jusque dans les plus petites
villes. Les évêques et le clergé les encourageaient, leur
fournissaient subsides, costumes, laudesi ou chanteurs,
sans compter la salle de spectacle, c'est-à-dire l'église. Et
aux grands jours de fête, le peuple se rassemblait autour
d'eux pour entendre ces touchants dialogues entre le Christ,
sa Mère etses disciples.
Vers. l’époque où Giotto peignait notre tableau, Pltalie
tressaillait sous le coup d'une émotion, facile à comprendre
pour quiconque sait combien les manifestations scéniques
remuent la foule, et combien la Passion de N.-S. hantait
alors les esprits et les cœurs : un poète, dont nous ignorons
le nom, venait de faire représenter deux véritables drames
608 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE
sur le sujet de la Passion, les fameuses Devozioni du Jeudi-
Saint et du Vendredi-Saint. Des vieilles Laudes ombriennes,
c'est-à-dire du culte franciscain pour la Passion de N.-S., le
drame venait de jaillir avec ses efforts irrésistibles sur la
foule et tout le prestige de sa mise en scène.
Ne nous occupons que de la Devozsione du Jeudi-Saint,
qui seule se rattache à notre tableau.
Elle se jouait sur une scène représentant, d’un côté, Jé-
rusalem personnifiée par son temple, de l’autre la maison de
Marthe et de Madeleine, formée d’un simple toit de char-
pente peinte portant sur quatre colonnes de bois et fermée,
en guise de murs, par des rideaux, dont nous expliquerons
tout-à-l’heure l'usage.
Au moment où le spectacle commence, la Vierge Marie
sort de la maison et se rend à la rencontre de son divin Fils
qui vient de quitter les portes de Jérusalem avec ses apôtres.
Elle l’embrasse et, sous l'empire d’un triste pressentiment,
le prie de ne plus rentrer à Jérusalem. « Il faut obéir au Père »,
lui est-il répondu; il l'embrasse une seconde fois et entre
avec elle dans la con: Aussitôt on fait glisser le rideau
qui en formait le mur du côté du spectateur, et celui-ci as-
siste au dernier repas du Christ avec sa mère. Celle-ci reste
obstinément debout auprès de lui, l’étreint et répète sans
relâche : Mon fils, mon fils! Emu, il prend alors Madeleine
à part et lui recommande sa mère. Madeleine renouvelle les
prières de la Vierge, le suppliant, elle aussi, de « chercher
une autre voie pour sauver le monde ». Comme il lui est ré-
pondu que cela n’est pas possible, elle éclate en sanglots,
se jette aux pieds du Christ, les baise, et pleure éperdûment.
Bouleversé, le Sauveur la quitte et se retire derrière la mai-
son, là où se tiennent les apôtres. Le rideau qui en forme le
mur le plus éloigné du spectateur glisse à son tour, et celui-
ci voit, à travers la maison sans murs, en même temps et le
groupe formé par le Christ etles apôtres dans l’arrière-scène,
et celui de Madeleine avec la Vierge, dans la maison. In-
quiète, celle-ci demande à celle-là ce que son fils lui a dit:
elle déclare toute en larmes ne pas pouvoir lui répondre.
La Mère de Dieu se tourne alors vers son Fils lui-même et
l'interroge avec une insistance si douloureuse qu'il se
PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 609
décide à lui expliquer le plan divin de la Rédemption…..
Laissons le drame dérouler ses poignantes péripéties ; nous
en savons assez maintenant pour comprendre l'intérêt du
tableau. |
Cet intérèt, le voici en deux mots : Giotto, pour peindre son
tableau, s'est contenté de copier, en rapprochant les deux élé-
ments essentiels l'Eglise et la maison, le décor de ce drame.
L'Eglise, qui personnifiait le temple et la ville de Jérusalem,
estrestée à sa place, mais elle est devenue l'église de Latran;
la maison de Marthe aussi est là, avec ses murs de rideau et
sa silhouette naïvement orientale, mais elle est devenue la
chambre à coucher du Pape. Le rideau qui permettait au
peuple d'assister au dernier repas de Notre-Seigneur avec
sa mère, est tiré, et nous voyons, au lieu de ces saints per-
sonnages, le Pape Innocent III, couché sur un lit, revêtu
des ornements pontificaux et dormant les yeux fermés.
L'église de Latran craque, chancelle, les colonnes de son
péristile sont brisées, son campanile penche et va crouler ;
mais François, d'un beau mouvement, se jette en avant et,
des mains et des épaules, prévient l'irréparable malheur.
Giotto, avec une naïveté amusante, ou plutôt, avec un goût
artistique très fin, a laissé subsister même le rideau qui re-
présente le mur du fond de la maison, celui qu’on faisait
glisser pour laisser voir, derrière elle, le groupe des apôtres.
Il l’a fait de parti-pris, pour laisser au décor toute sa svel-
tesse, pour ne lui enlever rien de son esprit théâtral.
Il nous transporte ainsi de plein pied dans le domaine du
rêve. Nous ne sommes plus, comme dans la scène voisine
de l'approbation de la règle, entre des murs solides, sous
les lourds lambris de Latran ; nous ne foulons pas un sol
réel. Nous assistons à une scène de mystère dont la signifi-
cation nous émeut. |
Le peintre est allé plus loin. Visiblement, il s'est fait le
raisonnement suivant : « Si je devais, sur les tréteaux sacrés, .
représenter cet événement, personne ne comprendrait, car
tous les personnages en sont muets; le Pape, parce qu'il
dort ; saint Francois, parce qu'il n’est qu’un songe. Il faut
donc, de toute nécessité, introduire un personnage qui ex-
plique aux spectateurs ce qui se passe. Et derrière le Pape
E. F. VII — 39
610 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE
dormant:il a peint saint Pierre qui commente — non au Pape,
puisque celui-ci dort et lui tourne le dos, — mais au specta-
teur supposé, la scène muette qui se passe devant ses yeux.
M'étais-je trompé en affirmant que l'intérêt de ce tableau
est d’un genre tout spécial ?
Nous avons, dans cette première promenade, entrevu
quelques-uns des effets que le mouvement franciscain avait
produit dans le domaine des arts. Ne sera-t-il permis d’abu-
ser de l’indulgence de mes lecteurs, — je veux dire de mes
compagnons de promenade, — pour me demander avec
eux quel était ce couvent des Mineurs de Pise pour lequel
travaillaient des artistes comme Cimabué et Giotto, ce cou-
vent qui a fourni au Louvre les deux doyens de ses tableaux ?
Cette question nous intéressera plus encore si nous son-
geons que les deux œuvres que nous avons sous les yeux
ne sont pas les seules qui aient été peintes pour lui.
Vasari parle d’un autre Saint-François, de Cimabué cette
fois, qu'on y admirait : « Cimabué, nous raconte:t-il, avait
peint sur bois pour le P. gardien du couvent des Mineurs
de Santa Croce, à Florence, un grand crucifix qui s’y voit
. encore. Le gardien en fut si content qu'il le conduisit dans
leur couvent de Saint-François à Pise, pour qu'il y peignit
sur bois un Saint-François. Ce tableau fut tenu par le peuple
en immense estime parce que, dans l'air de la tête etles
plis des vêtements,se devinait une bonté,que jusque-là on n'a-
vait vue dans aucun tableau byzantin, non seulement à Pise,
mais encore dans toute l'Italie. » |
Le mème Vasari nous dit aussi que Giotto peignit pour la
mème église un Christ en croix entre la sainte Vierge et
saint Jean.
Parlerai-je des fresques considérables qu'y peignit Taddeo
Gaddi, le plus grand des successeurs de Giotto ?
Ce couvent, cette église, jadis si illustres, sont presque in-
connus de notre génération, car pendant tout le siècle qui
vient de finir le couvent fut abandonné, l’église désaffectée
et attribuée à l'administration militaire qui en fitun magasin.
Pendant cent ans le plafond de Taddeo Gaddi abrita des
sacs de riz et de farine.
Aujourd'hui, on restaure cette église; j'ai pu, il ya quelques
PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 611
mois, par une claire après-midi d'octobre, la visiter. Les fe-
nètres en étaient encore bouchées , mais déjà les maçons
avaient étendu sur ses murs une couche de plâtre d’une blan-
cheur immaculée. Ils travaillaient alors au plafond; des in-
terstices de leur échafaudage une fine poussière blanche tom-
bait sans trève; elle couvrait le sol d’un tapis neigeux, qui
amortissait le son des pas. L'air, sous cette chute ininter-
rompue, prenait un aspect blafard et éloignait à l'infini,
comme au fond d’un horizon brumeux, les vitraux du chœur,
ou plutôt de la chapelle centrale qui le remplace. II faisait
une humidité froide. L'hiver! murmure à mon oreille l'ai-
mable italien, qui me faisait visiter les travaux. Et c'était
vrai ; ces blancheurs flottantes, cette neige qui tombait sans
trève, silencieusement, et formait tapis, ces points blancs
en suspens, cette lumière blème, l'étrange lointain du vitrail,
c'était l’amusante évocation d’un paysage d'hiver, à l’heure
même où nos yeux, s'ils avaient pu percer ces murailles
immaculées, auraient vu sur nos têtes, le ciel encore inondé
de soleil et, à l'horizon, les monts Pisans tout roses et sem-
blables à des soies délicates qu'une main divine aurait frois-
sées ! |
Je n'ai nullement l'intention de faire l'historique de lil-
lustre couvent, mais seulement de noter la faveur dont il
était l'objet : les familles aristocratiques, nous en avons la
preuve sous les yeux, faisaient travailler à son intention les
plus grands artistes de l'Italie ; — les propriétaires de car-
rière (l'instrument de leur libéralité est conservé encore
aujourd'hui, dans les archives publiques) autorisaient les
architectes à y prendre gratuitement les matériaux dont ils
avaient besoin ; le peuple fournissait une main-d'œuvre
gratuite; les femmes charriaient des pierres et gâchaient
le mortier. La chronique des XXIV Généraux nous en ap-
porte la preuve : « Au moment de la construction de l’église
du couvent, nous dit-elle, une femme de Pise qui était en-
ceinte sans le savoir, aidait, à la sueur de son front, pendant
des journées entières, les ouvriers qui y travaillaient. Une
nuit, saint François lui apparut, précédé de deux frères por-
tant des cierges allumés. « Ma fille, lui dit-il, voici que tu
as conçu, et que tu mettras au jour un fils : tu t’en réjouiras,
612 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE
si tu lui donnes mon nom, » Les temps étant arrivés, elle
mit au monde un fils. « Il s’appellera Henri, dit la belle-
mère, à cause de tel de mes parents. » — « Nullement, dit
la mère, il s'appellera François. » Alors, la belle-mère tour-
na en dérision ce beau nom, le trouvant trop populaire (1).
Mais peu de jours après, comme on était sur le point de
baptiser le poupon, il tomba gravement malade. La maison
entière en fut contristée ei sa joie changée en tristesse. Or,
la nuit, la mère que l'anxiété tenait éveillée, vit saint Fran-
cois, précédé des deux frères, comme la première fois. Tout
ému 1] lui dit : « Ne t'avais-je pas prévenue que tu ne te ré-
jouirais de ton fils que si tu lui donnais mon nom? » À ces
mots, elle s’exclama et jura qu’on ne lui imposerait pas un
autre nom. L’enfant guérit, on le baptisa, et il fut décoré du
nom de François; et cette grâce lui fut donnée de ne jamais
pleurer et de conserver son innocence au milieu des périls
de la jeunesse. » |
Ne saisissons-nous pas sur le vif, dans cette anecdote, la
profondeur de ce mouvement populaire qui faisait germer
des chefs-d'œuvre ? Si saint François en fut l'instigateur, ce
fut en grande partie Giotto qui le réalisa. À ce titre, nous
lui devons une étude spéciale ; dans un prochain article, nous
chercherons à faire sa psychologie, à esquisser l’histoire de
sa vie morale et à mettre en lumière ses qualités, sans ou-
blier d'indiquer, d'une main pieuse, ses faiblesses.
H. MATROD.
(1) Déjà, vers 1275.
LE CRÉDIT POPULAIRE
SA NATURE ET SES AVANTAGES (1)
MESDAMES ET MESSIEURS,
J'ai à vous entretenir du crédit populaire, de sa nature et
de ses avantages. Pour rendre ma conférence utile, je dois
commencer par vous expliquer clairement la question à
traiter.
Qu'est-ce que le crédit? On en use dans le commerce,
quand on livre une marchandise sans exiger un payement
immédiat. C’est une pratique courante des petits marchands
vis-à-vis des ouvriers. Je n'ai pas à vous parler de ce genre
de crédit. Si j'avais à traiter pareil sujet j'aurais bien des
réserves à faire, bien des critiques à formuler. Je me con-
tente de dire à ces petits commerçants : « Prenez exemple
sur les marchands de vin. Combien en connaissez-vous qui
versent à boire sans se faire payer ?.. Mais j'ai à vous entre-
tenir uniquement du crédit que l’on fait quand on prête de
l'argent ».
Le mot populaire ajouté à celui de crédit, exclut les prèts
faits aux personnes riches, par exemple, au gouvernement
quand il contracte des emprunts ; aux villes, aux sociétés
industrielles ou financières quand elles émettent des obli-
gations, et ainsi de suite. La question se limite aux ‘ prèts
d'argent faits aux personnes du peuple.
Prèter n’est pas donner. Si les emprunteurs ne rembour-
(1) Conférence faite par le Père Ludovic de Besse F. M. capucin, le
jeudi, 23 octobre, durant le XII‘ congrès du crédit populaire tenu à Reims
du 22 au 26 octobre 1902.
614 LE CRÉDIT POPULAIRE
saient pas, l'institution qui leur avancerait de l'argent ferait
un métier de dupe. Eùût-elle des millions, elle marcherait
rapidement à sa ruine. Aussi, pour ce genre d’ opérations,
avant toutes choses, il est indispensable de rendre les
remboursements certains.
Comment obtenir la certitude des remboursements, avec
une clientèle de petites gens qui ont tant de peine à vivre?
Evidemment, on ne peut pas prêter à tout le monde; il ya
une sélection à faire. Il faut écarter courageusement ceux
qui, pour une raison ou pour une autre, ne rembourseraient
pas les sommes empruntées.
Ce sont, en premier lieu, les besogneux, manquant du
nécessaire et réduits en outre à l'impossibilité de travailler.
De telles gens consomment et ne produisent rien. Ils con-
sommeraient donc l’argent prêté et seraient dans l’impuis-
sance absolue de le rendre. Aussi le seul moyen de les aider
est de leur faire l’aumône.
On doit écarter en second lieu les ouvriers qui gagnent
de l'argent, mais qui ont la malheureuse habitude de le dé-
penser tout de suite en vains plaisirs. Quelques-uns dé-
pensent même plus qu'ils ne gagnent. Au lieu de faire des
économies, ils font des dettes. L'argent qu’on leur préterait
se changerait vite en fine champagne, en absinthe, etc. On
ne le reverrait jamais. |
Enfin, il y a des gens malhonnètes qui cherchent à s’en-
richir par tous les moyens, même par le vol. Leur prèter,
quand on les connaît, serait vouloir se faire voler.
Gardez-vous bien de croire que ces trois catégories
de gens forment le peuple tout entier. Grâce à Dieu ils sont
une minorité. La masse est composée de travailleurs hon-
nètes, économes, prévoyants. Ce sont des producteurs
dignes d’un vif intérêt. On les offenserait en voulant leur
faire l’aumône ; mais une institution de crédit populaire
leur rendrait souvent, sans les humilier, les services les plus
importants.
En effet, parmi ces travailleurs, il y en a d’'intelligents, de
courageux, qui se résignent difficilement à rester dans le rang
des salariés. Ils seraient capables, en se mettant à leur
compte, de réaliser des bénéfices et d'arriver à l’aisance,
SA NATURE ET SES AVANTAGES 615
peut-être même à la fortune. Beaucoup le tentent et s'im-
provisent patrons. Les uns le font isolément. D'autres, se
souvenant que l'union fait la force, ont la bonne ‘inspiration
de s'associer. Ils forment des coopératives de production.
On voit cela partout et dans tous les pays, en France comme
à l'étranger.
Combien réussissent ? Hélas! C’est le petit nombre. La
plupart de ces tentatives, même quand elles seraient dignes
de succès, aboutissent trop souvent à la faillite. Savez-vous
la cause de ces désastres ? la principale est l’absence d’ins-
titutions de crédit populaire, pouvant fournir à ces braves
gens, non pas seulement des secours pécuniaires, mais une
sage direction, un appui précieux avec lesquels ils auraient
triomphé des difficultés de leurs entreprises.
Vous direz sans doute : Est-il nécessaire de transformer
en patrons une si grazde quantité d'ouvriers ? S'ils sont ha-
biles et laborieux, ils gagneront de gros salaires et vivront
tranquillement sans courir le risque de se ruiner. D'autre
part, trop de patrons se feront une concurrence désastreuse,
et on aura une surproduction nuisible à tout le monde.
Ce sont là des craintes chimériques. Du reste, c’est un de-
voir pour chacun de développer ses qualités naturelles et de
tirer de ses talents tout le profit possible. Chez les peuples
payens, les ouvriers étaient réduits à l'esclavage et pouvaient
difficilement en sortir. De nos jours, il n’y a plus de caste.
Tous les rangs de la société sont ouverts. Mais cette démo-
cratie serait un mensonge si les plus humbles ne trouvaient
pas la possibilité de s’élever en raison de leurs mérites.
Permettez-moi de vous faire observer que l'inventeur de la
démocratie est Jésus-Christ. Quand il fonda son Eglise, il
choisit pour collaborateurs des gens du peuple. Le premier
Pape, celui qui, en baptisant le centurion Corneille et quan-
tité de patriciens romains, les soumit à son autorité spiri-
tuelle, était un pauvre homme qui gagnait péniblement sa
vie, erf pêchant des poissons dans le lac de Tibériade. Jésus-
Christ le prit avec lui, l'instruisit, le façonna, l’enrichit de
dons surnaturels et le rendit capable de gouverner les chré-
tiens du monde entier.
Eh bien! ceux qui marchent à la suite de Jésus-Christ, ne
616 LE CRÉDIT POPULAIRE
doivent-ils pas imiter ses exemples ? Par conséquent, s'ils
sont riches, instruits et puissants, ils sont obligés de tendre
aux petits une main fraternelle et de les aider à monter le
plus haut possible sur les degrés de l’échelle sociale.
Ne craignez pas qu'on arrive ainsi à avoir trop de riches
et trop de richesses. Trop de riches ! Lequel vaut mieux pour
les petits marchands et pour les pauvres d’être entourés de
besogneux qui ne peuvent rien donner ni rien acheter, ou
d’être entourés de rentiers qui achètent beaucoup, qui payent
bien et qui donnent largement ? Un Normand, paraît-il,
disait : « Mon Dieu, je ne vous demande pas la richesse ;
placez-moi seulement à côté de ceux qui la possèdent. »
Trop de richesses ! Cela veut dire qu’on redoute la sur-
production. II y a eu quelquefois de la surproduction dans
les grandissimes entreprises qui travaillent pour l’exporta-
tion. Il n'y en a pas et il n’y en aura jamais quand il s'agit
des besoins du peuple. Craignez-vous la surproduction du
froment, du vin et de la viande quand il ÿ a tant de gens dans
les campagnes qui sont condamnés au pain noir, à l’eau claire
et aux légumes ? Y a-t-1l surproduction de maisons ouvrières
à bon marché, quand on trouve tant de pauvres familles qui
logent dans des bouges ? Il peut y avoir parfois une appa-
rence de surproduction. Je suppose que, dans chaque ville
comme la vôtre, vous ayez des magasins pouvant vendre
100,000 chemises, 100,000 paletots; si, à côté se trouve une
multitude de pauvres gens incapables de les acheter, la sur-
production n’est qu'apparente. Elle disparaitra dès que vous
aiderez ces gens à s'enrichir assez pour se procurer du linge
et des vêtements neufs. Fournissez-leur donc le moyen de
gagner de l'argent.
Une institution de crédit populaire le fera. Elle aura deux
sortes de clients. Ses premiers seront ces ouvriers d'élite
devenus petits patrons, à qui on avancera des capitaux pour
faciliter leurs affaires, ce sera le crédit de production. En
dessous d’eux, il y aura une classe très intéressante de tra-
vailleurs, les salariés. Ceux-là ordinairement, n’ont pas be-
soin d'emprunter. Ils vivent de leurs salaires et font même
des économies. Mais divers événements peuvent les réduire
à la gène. Ils ont alors un moment difficile à passer. Ils rou-
SA NATURE ET SES AVANTAGES 617
giraient de tendre la main pour solliciter une aumône. Un
prêt modique les tirera d’embarras. Ce sera sans doute un
prêt de consommation ; mais il sera fait à un producteur,
pour le soutenir, pour lui rendre des forces. Aussi, l'argent
ne sera pas perdu. Ce producteur le remboursera avec des
économies sur ses salaires à venir. |
Telle est la nature des institutiuns de crédit populaire.
Pour mieux comprendre leurs avantages et mème leur né-
cessité, 1l faut exposer leur fonctionnement en racontant
leur histoire.
L'origine de ces institutions n’est pas très ancienne. Elles
étaient inconnues avant le christianisme. Chez les païens,
tous les prèteurs d'argent étaient les usuriers. Chez les chré-
tiens, pendant la ferveur des premiers siècles, on mettait
souvent tout en commun, comme on le fait encore dans les
Congrégations religieuses, et chacun obtenait de la caisse
paroissiale ce dont il avait besoin pour vivre et pour travail-
ler. Cette ferveur ne dura pas. Elle se refroidit peu à peu
et lacommunauté de biens disparut avec elle. Alors les prêts,
entre chrétiens, se firent isolément, de voisin à voisin. La
charité les inspirait ; aussi ces prêts étaient gratuits. Mais
peu à peu, par la faute sans doute d’emprunteurs malhon-
nètes quine remboursaient pas, les prêts redevinrent une
affaire et la cupidité des prêteurs ramena toutes les pratiques
de l'usure usitées chez les païens.
Longtemps, pour résister à cette iniquité, on se contenta
de la flétrir du haut de la chaire. On fit des lois et religieuses
et civiles condamnant les usuriers à restituer l'argent volé.
Barrières inutiles qui ne purent arrèter les progrès du mal.
Au XV° siècle, le taux LÉGAL des prêts d'argent s’éleva par-
fois à 80 °/. Il ne descendit jamais au-dessous de 20°/,.
Et cet intérêt formidable n'était rien,
Il servait surtout de moyen pour permettre aux usuriers
de pratiquer le vol en grand et sans péril sur les gages
qu'ils exigeaient en garantie de leurs avances. Pas de gages,
pas d'argent. Or ces gages, les usuriers en estimaient la va-
leur selon leur fantaisie. Puis ils se gardaient bien de prêter
une somme égale à leur estimation. Ils n'avançaient même
pas la moitié, le tiers de cette valeur. L'usage était d'en
618 LE CRÉDIT POPULAIRE
prêter environ le sixième. Ainsi on leur apporte un collier
de perles de 60,000 francs. L’usurier se fait prier pour en
prêter dix mille. Dans un an, au terme de l’emprunt, la mon-
daine propriétaire du collier aura dépensé les dix mille francs
en vains plaisirs. Au lieu de les rembourser avec les inté-
rêts, elle apportera d’autres bijoux pour emprunter une
somme nouvelle. Alors l’usurier devient propriétaire du
collier de perles. En général, il possède une maison de
commerce, un vrai bazar où il vend tous les gages le plus
cher possible. S'il trouve un acheteur du collier pour
60,000 francs, il a perdu les dix mille francs prêtés, mais il
les retrouve sur le prix de vente avec un bénéfice net de
50,000 francs. |
Voilà se qui se passait au XV°* siècle en France, en Italie,
en Allemagne, dans tous les pays chrétiens. L’excès du
mal fit trouver le remède. Il fut inventé par des Religieux de
mon Ordre, par des enfants de saint François. Ils essayèrent
d'abord de créer des caisses de prêt mutuel, au sein des
Fraternités du Tiers-Ordre. Puis, ils fondèrent pour le pu-
blic des maisons de prêts sur gages appelées : Monts de
Piété, dans lesquelles on avançait gratuitement de petites
sommes aux gens du peuple. On continuait à demander un
gage, mais s’il fallait le vendre, la plus-value, déduction
faite de la somme prètée, était rendue aux propriétaires de
ces gages.
Plus de quarante Franciscains propagèrent en Italie l’ins-
titution nouvelle. Dans le nombre se trouva un homme de
génie, nommé Bernardin de Feltre, qui sut transformer la
petite œuvre en grand établissement financier capable de
prêter à tout le monde, à un faible intérêt, toutes les sommes
dont on avait besoin pour des usages honnêtes. C’est l’abon-
dance des produits qui en fait le bon marché. L'argent était
rare et cher à cette époque. Bernardin de Feltre réussit à
‘faire de ces Monts de Piété des réservoirs de capitaux qui
finirent par devenir immenses. Il fit appel d’abord à la cha-
rité des fidèles pour procurer à son œuvre un patrimoine
gratuit. Il rendit parfois ces patrimoines tout à fait considé-
rables. Puis il conjura les chrétiens de déposer dans ses
banques toutes leurs économies, de vider leurstiroirs et
SA NATURE ET SES AVANTAGES 619
/
leurs bas de laine dans la caisse des Monts de Piété. Ce
fut l’origine des Caisses d’ Epargne. On paya un intérêt à ces
épargnes et alors l'argent, qui s’était caché jusque-là, vint
affluer dans la nouvelle institution.
L’abondance des capitaux permit de couvrir les frais gé-
néraux de l'œuvre en prèétant à 5 °/, et même moins. On ne
demandait cet intérêt qu'aux gros emprunteurs. Les béné-
fices procurés par ces gros emprunts permirent en outre de
prêter gratuitement aux pauvres. Au Mont-de-Piété de Rome,
le prèt était gratuit tant qu’on ne demandait pas une somme
supérieure à 150 francs.
Telle fut l’origine du prêt populaire. Je dis le prêt et non
le crédit populaire. Le mot crédit vient du verbe latin Credo,
je crois, j’ai confiance. Quelle confiance avait-on dans les
emprunteurs puisqu'on leur demandait un gage d'une va-
leur supérieure à la somme prêtée ? On se défiait alors de
tout le monde et on avait raison. Les mœurs dépravées de
cette époque le voulaient ainsi. Du reste, l'obligation de
déposer un gage, en ces cc n'était génante pour
personne.
Je viens de publier deux gros volumes dans lesquels je
raconte la vie de Bernardin de Feltre et ses luttes homé-
riques pour faire triompher son institution. Puis je fais une
étude approfondie de ses idées et de ses procédés. Je donne
à cette occasion les détails les plus minutieux sur l’état du
commerce au XV* siècle. Il était véritablement misérable et
voici pourquoi. Non seulement on ne possédait pas de che-
mins de fer ; mais il n’y avait nulle part des routes carros-
sables. Il fallait voyager à pied ou à cheval et traverser les
rivières sur des barques. On transportait les marchandises
à dos de mulet.
Dans ces conditions, le commerce se faisait sur place et
souvent les échanges des produits ou des services se
payaient en nature. Voilà pourquoi il y avait si peu d’ar-
gent. Les gens économes placaient leurs épargnes en accu-
mulant d'énormes provisions de linge, de vêtements, de
bijoux, d’argenterie pour le service de la table, etc. Quand
on mariait une fille, on la fournissait de linge pour sa vie.
Je cite un passage d’un sermon de saint Bernardin de
620 LE CRÉDIT POPULAIRE
Sienne, dans lequel il énumère la quantité effrayante de
robes dont les femmes remplissaient leurs armoires. Il y en
avait en satin qu'on laissait manger par les mites dans des
caisses, parce que les mères voulaient les léguer à leurs
filles, comme aujourd’hui elles leur léguent des bijoux.
L'épargne revètant partout cette forme, ceux qui avaient
besoin d'argent prenaient un objet quelconque dans leurs
provisions inutiles et le portaient au Mont de Piété pour
avoir un emprunt. Les marchands faisaient de mème. Ils
engageaient les étofles dont la saison était passée et les dé-
gageaient ensuite au retour de la mème saison. Visitant au
mois de mai 1896 le Mont de Piété de Gènes, j'ai vu une
salle toute remplie de fusils. Le directeur me dit : « Quand
la chasse sera ouverte, tous ces fusils disparaîtront. Ils re-:
viendront ensuite à la clôture de la chasse. »
Vous le voyez, on faisait et aujourd’huï encore on fait de
l'argent avec des choses inutiles. On les reprend ensuite
quand on peut de nouveau s'en servir. Au XV* siècle, il y
‘avait de ces objets inutiles dans toutes les maisons, même
chez les pauvres.
La situation a commencé à changer deux siècles plus tard,
quand on se mit à constituer des ponts et des routes carros-
sables. Peu à peu il fut possible de pratiquer le commerce
à distance et ce jour-là les opérations de crédit devinrent
une nécessité. Comme il fallait du temps pour envoyer au
loin des marchandises et pour en recevoir le prix, on ima-
gina de régulariser les échanges par des effets de commerce
sur lesquels on s’engageait à payer à un terme fixe les
marchandises recues.
Lorsque l’usage des effets de commerce fut devenu géné-
ral, on vit surgir les banques d’escompte qui ont fait naître
plus tard les banques populaires. Ces banques d’escompte
sont des Monts de Piété perfectionnés. Le gage existe. Seu-
lement, au lieu d’être déposé en garantie chez le banquier, il
est aux mains d’une tierce personne, l'acheteur de la mar-
chandise.De plus ilest vendu à sajuste valeur.Mais il n'est pas
payé, le détenteur de ce gage s’est contenté de promettre
qu'il le payera au jour marqué sur le papier de com-
merce. |
SA NATURE ET SES AVANTAGES 621
C'est ce papier qu’on remet à l'escompteur. Si l’'escompteur
l’accepte, il fait crédit. Il prête de l'argent, sans avoir en
mains une garantie réelle; car l'effet de commerce, en lui-
même, n’a aucune valeur. En acceptant ce papier l'escomp-
teur prouve donc qu'il a confiance, soit dans l'acheteur qui
promet de payer, soit dans le vendeur qui, au besoin, rem-
boursera la somme qu'on lui avance.
Ces opérations d'escompte sont très délicates et fort pé-
rilleuses. Aussi, comme les banquiers ont la prudence du
serpent et veulent prêter à coup sür, pendant longtemps ils
n’ont admis à_l’escompte que les maisons de premier ordre
parfaitement connues pour leur honorabilité et pour leur
solvabilité. Mais ce métier d’escompteur étant très lucratif,
peu à peu beaucoup de capitalistes ont voulu l'exercer.
Alors, la concurrence qu'ils se faisaient diminuant leurs bé-
néfices, ils ont été forcés d'admettre à l'escompte des maisons
de second ordre et même d’un ordre inférieur. Toutefois, ils
se sont arrêtés prudemment à une certaine limite et les pe-
tits patrons, ceux qui débutent dans les affaires, n’ont jamais
réussi à se faire ouvrir le guichet d'une sérieuse banque
d'escompte. Longtemps cette clientèle si intéressante, n’a eu
d'autre ressource que le Mont de Piété ou l’usurier. Sa si-
tuation a changé quand, vers le milieu du XIX° siècle
Schulze-Delitzsch organisa le crédit à son profit en inventant
les banques populaires.
Que fit-il pour élever ces petits patrons, repoussés avec
dédain par tout le monde, et pour leur mériter la confiance
qu'ils n'inspiraient à aucun banquier ? Il leur persuada de se
réunir en associations solidaires. « Choisissez-vous , leur
dit-il, écartez les paresseux, les viveurs, les gens malhon-
nêtes. Quand vous serez un certain nombre de travailleurs
sérieux, économes ct tout à fait honorables, prenez l’enga-
gement de vous rendre responsables tous ensemble pour les
sommes qu’empruntera votre Société. Vous vous partagerez
ensuite ces sommes selon vos besoins. Chacun de vous, pris
isolément, manque de crédit; mais votre association n’en
manquera jamais. » |
Schulze-Delitzsch avait raison. L'expérience l'a prouvé
tout de suite. La solidarité acceptée par de braves gens
622 LE CRÉDIT POPULAIRE
leur a procuré, malgré leur situation médiocre, ce qu'on ap-
pelle dans le commerce, une grande marque. Is ont inspiré
rapidement une confiance aveugle. On leur a prèté les yeux
fermés tout l'argent dont ils avaient besoin.
La chose est devenue manifeste surtout à la campagne dans
les associations de crédit fondées par de petits paysans. Les
caisses rurales regorgent d'argent et parfois elles sont obli-
gées de refuser les dépôts qu’on leur apporte.
C’est que la solidarité dans les petits villages est facilement
acceptable. On se connaît si bien ! On agit donc à coup sùr
et on n'a jamais aucune surprise à redouter.
Il n'en est pas de même pour les villes. L’impossibilité de
se bien connaître rend alors cette solidarité dangereuse et,
parfois, les banques populaires de Schulze-Delitzsch ont subi
de véritables désastres, parce que leur champ d’opération
était beaucoup trop étendu.
Aussi, en introduisant les banques populaires en Italie,
Luigi Luzzatti a écarté la solidarité, mais il a conservé la
mutualité. Ces banques sont des associations mutuelles. Pour
jouir de leurs bienfaits, il faut être reçu sociétaire, et on n’est
pas admis si on ne possède les vertus morales qui font es-
timer les petits travailleurs et leur méritent la confiance.
L'absence de solidarité rendant les opérations plus dange-
reuses, on supplée à ce défaut, d’abord en confiant la direc-
tion de l’œuvre à un homme du métier sachant juger la valeur
du papier commercial ; ensuite, en consacrant les bénéfices
à créer de fortes réserves qui réparent au besoin les pertes
qu’on ne peut pas éviter. |
La banque populaire procède comme les banques d'es-.
compte. Elle exige des effets de commerce en échange de
ses prêts. Il y a donc ici encore des gages, ce sont des mar-
chandises vendues. L’emprunt donne une garantie. Il vend
une créance. Cette créance est représentée par des articles
réels que possède l'acheteur qui a promis de les payer. Le
crédit est populaire sans doute, à cause de la modicité de ces
créances et de la petite situation de ceux qui les font es-
compter. Mais il s'agit encore de patrons et non d'ouvriers.
Ne pourrait-on pas descendre plus bas et rendre le prèt tout
à fait populaire, en le faisant à des salariés incapables de
SA NATURE ET SES AVANTAGES 623
donner une autre garantie que la promesse de rembourser
attestée par leur signature ?
Ecrivant dans son journal, le 1°" août dernier, un article à
propos de mon livre, Luigi Luzzatti a examiné cette question.
Il s’est demandé si, pour donner satisfaction aux besoins hon-
nètes des simples salariés,on ne pourrait pas trouver mieux
que l emprunt sur gage fait au Mont de Piété. « Souvent, dit-
1, j'ai rêvé et je rève encore d'atteindre ce but élevé et de
remplacer le Mont de Piété par les prêts sur l'honneur. »
Il est bon de savoir que Luzzatti est israélite. Mais c'est
un juif au cœur chrétien. Il lit assidûmeut l'Evangile. Il lit
même les Fioretti de Saint-François. Aussi est-il mon ami
et l'ami de ces messieurs du Centre , Fédératif. Tous ici
nous l’aimons beaucoup.
Dernièrement, invité par des prètres à parler près de Ve-
nise à des ouvriers catholiques, il leur dit que le peuple
ressemblait à ce lépreux des Fiorettt qui était couvert de
plaies et que l’excès de la douleur poussait à blasphémer.
Saint François arrive, s'approche du lépreux, lave ses plaies,
les baise avec amour, et sous son action charitable, les plaies
disparaissent les unes après les autres. Aussi la colère
s’apaise dans le cœur de ce lépreux. Il cesse de blasphémer
etse met à bénir Dieu.
« Eh bien ! dit Luzzatti, nous devons imiter saint Francois
en multipliant les institutions de bienfaisance qui donnent
pleine satisfaction aux besoins du peuple. Quand ses souf-
frances disparaitront, son cœur s’apaisera, il se dilatera
dans le sentiment de la reconnaissance et la question so-
ciale sera résolue. » |
Or, Luzzatti estime que les banques populaires, les caisses
rurales, les sociétés de secours mutuel pourraient orga-
niser le prèt sur l'honneur, en procédant avec prudence et
pas à pas. Si elles entraient dans cette voie, un jour vien-
drait où tous les ouvriers honnètes, quand ils sont dans le
besoin, pourraient obtenir un prêt gratuit, sur leur simple
signature. « Ce jour-là, dit-il, l'âme du bienheureux Bernar-
din de Feltre tressaillera d'allégresse, en voyant que ses
hautes pensées auront fait jaillir une étincelle de charité
véritablement céleste. »
624 LE CRÉDIT POPULAIRE
Pour appuyer son dire, Luzzatti cite l'exemple de la Banque
populaire de Bologne. Elle consacre au prèt gratuit sur
l'honneur une partie de ses bénéfices et elle le pratique avec
tant de sagesse que les pertes sur ces prêts ne sont pas
supérieures à celles qu'on subit dans les affaires ordinaires
les plus sérieuses entourées des meilleures garanties.
.Ceux d’entre vous qui ont assisté à notre Congrès inter-
national tenu durant l'Exposition, il y a deux ans, se sou-
viennent du long rapport sur les prêts d'honneur en Italie
fait par le directeur de la Banque populaire de Padoue. Je
l'ai traduit de l'italien et je vous en ai donné l'analyse de
vive voix. Il y avait dans ce rapport le récit détaillé des
prêts d'honneur essayés par diverses banques populaires
italiennes. Tous n'avaient pas également réussi. Mais là où
on avait procédé avec prudence, on avait obtenu le même
succès qu’à la banque populaire de Bologne.
Je vais chercher des exemples à l'étranger et je semble
oublier que vous avez ici même, dans la ville de Reims, des
exemples tout à fait remarquables. Ils prouvent avec évi-
dence la possibilité de pratiquer le prèt gratuit avec une
sécurité parfaite. Il s’agit seulement de l'organiser avec sa-
gesse, en faveur d'ouvriers parfaitement connus et dignes
d'une entière confiance. On a procédé ainsi dans l'Archi-
confrérie de Notre-Dame de l'Usine, où on a créé, il ya
dix ans, une caisse de prèts gratuits. Depuis lors, cette caisse
a soulagé 250 familles au moyen de 640 prèts dont l’en-
semble s'élève à la somme respectable de 23.000 francs. Or,
les pertes subies ne dépassent pas 2 ‘/, °}. Et elles sont
dues, non pas à la mauvaise volonté des emprunteurs, mais
à des cas de force majeure. Le prèt s’est alors transformé
en aumône et ces familles ouvrières, éprouvées par le
malheur, ont été secourues, sans subir aucune humiliation.
Voyez-vous maintenant la beauté du crédit populaire ? En
comprenez-vous les avantages ?
Quand le Bienheureux Bernardin de Feltre organisa ses
Monts de Piété, il leur imposa des règles d'après lesquelles
on devait connaître les emprunteurs et l’usage qu'ils feraient
de l'argent prèté. On ne donnait de l'argent qu'à des gens
honnètes et pour un usage honnète.Ces règles sont tombées
SA NATURE ET SES AVANTAGES 625
en désuétude. Aujourd’hui, dit Luzzatti, un saint se présen-
terait au Mont de Piété ; s'il n'avait pas de gage à déposer,
il devrait s'en retourner les mains vides. Au contraire, un
voleur, en remettant la montre qu'il a volée, est sûr de rece-
voir de l'argent. Voilà une des causes qui ont jeté le discré-
dit sur les Monts de Piété.
Eh bien! les institutions de crédit populaire remettent en
vigueur les règles établies par le Bienheureux Bernardin.
Comme on y donne de l'argent sans exiger des gages en ga-
rantie, il faut bien remplacer ces gages par quelque chose
pour avoir la certitude que l'argent prèté ne sera pas perdu.
Or, on opère le remplacement en exigeant des emprunteurs
un ensemble de vertus morales qui inspirent la confiance et
produisent la sécurité du prêt. On dit à ceux qui se pré-
sentent : « Vous voulez de l'argent et vous n'avez pas de
gages à nous remettre. Soit, mais êtes-vous honnètes ? Etes-
vous laborieux, économes, prévoyants ? Si oui, nous vous
donnerons toutes les sommes dont vous aurez besoin pour
réussir dans vos entreprises. Sinon, allez frapper à d’autres
portes. »
Ceci est forcé et les institutions de crédit populaire ne
pourront jamais abandonner la sévérité de ces règles, comme
on l’a fait dans les Monts de Piété. C’est que, en l’absence
de gages, un prêteur ne peut avoir confiance que dans la
vertu des emprunteurs. Sachez-le bien, il y a entre la morale
et la richesse l’union la plus intime. Fussiez-vous million-
naire, si vous vous abandonnez à l'entraînement des vices,
vous mangerez vite vos millions et vous finirez sur la paille.
Quant aux ouvriers, s'ils sont vicieux, comment pourraient-
ils devenir riches ?
Franklin leur tenait ce langage : « Si des gens viennent
vous dire qu'on peut arriver à la fortune autrement que par
le travail et par l'épargne, ne les écoutez pas. Ce sont des
empoisonneurs. »
Ces empoisonneurs sont devenus légion. Ils inondent le
peuple de leurs mensonges propagés partout par la mauvaise
presse. Quelles digues pourra-t-on opposer à ce déborde-
ment d'erreurs qui conduiraient fatalement la société à des
ruines irréparables ?
E. F. VII. — 40
626 LE CRÉDIT POPULAIRE
Autrefois, il y avait une digue toute-puissante dans les
croyances et les pratiques religieuses. Ceux qui vont, main-
tenant encore, apprendre la vertu à l’école de Jésus-Christ
ne se laissent pas tromper par ces mensonges. Dans mon
livre sur le bienheureux Bernardin, j'ai écrit des pages nom-
breuses pour démontrer que la doctrine de l'Evangile, en
nous faisant aspirer vers les richesses célestes, nous fournit
le moyen efficace de nous procurer avec abondance les biens
de la terre. Car, d’une part, elle nous enseigne à travailler
sans relâche jusqu’à la fin de nos jours, dans un esprit de
justice, pour que nous ne vivions pas aux dépens d'autrui.
D'autre part, elle nous prescrit de nous priver de plaisirs
inutiles pour faire des économies qui profitent à Îa charité.
Or, c’est là tout le secret de la fortune : gagner beaucoup
d'argent, en dépenser le moins possible.
Hélas! ces vérités religieuses sont aujourd'hui fort peu
connues. Le peuple est en train de perdre la foi. Que reste-
t-il pour le préserver des mensonges du socialisme ? II reste
les vérités élémentaires du bon sens, ces vérités qui sautent
aux yeux quand on examine les lois qui règlent la produc-
tion de la richesse. C'est la dernière barrière, le dernier pa-
rapet qui préservera le peuple de tomber dans l’abtme.
On est en train de le démolir, on persuade aux ouvriers
qu'ils pourront devenir riches en travaillant de moins en
moins et en se livrant de plus en plus au plaisir. On multi-
plie à leur profit les comptoirs de marchands de vin et les
tripots, les cafés-concerts et les maisons de tolérance. Que
d'ouvriers entrent là pour se corrompre en se ruinant, pour
se dégrader et s’abrutir! Combien deviennent des alcoo-
liques et vont finir misérablement à l'hôpital, parfois même
dans les prisons ou dans les maisons d’aliénés.
Voulez-vous arrèter ces fléaux ? Multipliez les institutions
de crédit popula‘re. Appelez à vous les ouvriers de bonne
volonté ! Si vous ne pouvez leur rendre la foi, sauvez du
moins en eux le bon sens. Séparez-les, par vos associations
de crédit, des gens vicieux qui les entraîneraient à leur
perte. En agriculture, pour obtenir de belles récoltes, de
beaux produits, on opère la sélection des semences et des
animaux reproducteurs. Îl n'est pas moins indispensable
SA NATURE ET SES AVANTAGES 627
d'opérer dans les rangs du peuple une sélection entre les
gens de bonne et de mauvaise volonté ! Offrez aux premiers
tous les capitaux qui les aideront à devenir riches en même
temps qu'ils deviendront plus honorables. Qui sait si
l'exemple de leur prospérité ne ramènera pas dans la voie
du bien les malheureux qui se perdent !
En vous consacrant à propager les institutions de crédit
populaire, vous prouverez donc au peuple que vous l'aimez
et vous gagnerez le cœur de ceux que vous aurez élevés
jusqu'à vous. Vous servirez ainsi la France, en la peuplant
d'une multitude de citoyens honorables. Enfin, vous travail-
lerez à votre propre sécurité, en éloignant de plus en plus
les périls du socialisme. Vous goûterez alors le bonheur
promis par le roi prophète, dans cette parole consolante :
« Heureux celui qui sait pourvoir avec intelligence aux
besoins des pauvres. Quand viendront les mauvais jours,
Dieu sera son libérateur. »
LES ANCIENS
MISSIONNAIRES CAPUCINS
DE L'ÉTHIOPIE ET LA SCIENCE
Si l’histoire rend des hommages, un peu rapides, au zèle
apostoliqué des Capucins, à diverses époques, elle est en-
core plus discrète, quasi muette sur les travaux scientifiques
de notre Ordre. Nous mêmes, pour connaître les labeurs de
nos pères, nous devons péniblement exhumer de la pous-
sière des bibliothèques, les documents qui les relatent. À
peine siquelques livres spéciaux, connus de nos religieux les
plus chercheurs et d’un groupe restreint d'amis sincères,
favorisent la patience du compulseur. En ces dernières an-
nées cependant, des ouvrages d'un réel mérite ont paru,
et d’autres vont paraître, qui sont de nature à nous découvrir
des perles nouvelles de la couronne de famille.
Mais, avouons-le, les livres même de nos meilleurs au-
teurs aujourd'hui sont ignorés ; ils ne parviennent pas à con-
quérir l'attention du grand public. Et pourtant le prestige de
notre apostolat aux siècles passés, ne fut-il pas fondé non
seulement sur la vertu, mais encore sur la science que Dieu,
ainsi qu'à toute société religieuse, avait départies à l'Ordre
des Frères Mineurs ? Après la sainteté, la science estla prin-
cipale prérogative et la première nécessité d’une société
d'hommes voués à la prédication. La Sainte Ecriture et les
saints Pères nous la représentent comme un don du Dieu des
sciences, un trésor indispensable pour élever l'édifice du
salut des âmes; trésor que la bouche du prètre doit répandre,
s’il ne veut encourir l’anathème du Seigneur. Jésus-Christ
LES ANCIENS MISSIONNAIRES CAPUCINS DE L'ETHIOPIE 62y
ne posa-t-il pas le fondement de son Eglise sur la simplicité
et l'ignorance de pauvres pêcheurs, voulant montrer par là
l'éclat de sa puissance dans la disproportion des moyens avec
la grandeur de l’œuvre? Puis il se hâte, pour ainsi parler,
d'envoyer des savants, des docteurs, à cette Eglise, flambeau
des peuples, phare éclairant tout homme venant en ce monde.
L'Eglise enseigne, conserve, ranime, ou s’assimile tour à tour
les connaissances, à tous les degrés, du passé et du siècle
présent. Ainsi saint François débuta, dans l'établissement
de son Ordre, avec des hommes simples et ignorants, maisil
prédit la prochaine affluence, dans les rangs de ses disciples,
des nobles et des docteurs, pour porter la parole de Dieu
devant les rois et les savants. On sait quelles traces lumi-
neuses laissèrent dans le firmament de l'Eglise la pléiade
de grands hommes en science et en vertu dont l'Ordre Fran-
ciscain se glorifie à juste titre.
En ce qui nous concerne faut-il accuser l'Histoire du parti
pris d'envelopper dans l'ombre la plupart de nos travaux,
tandis qu’elle prodigue les éloges à d’autres corps religieux ?
En parcourant l'ouvrage récent sur les Missions Catholiques
Françaises, publié sous la direction du P. PioletS. J., on s’a-
perçoit que nous y occupons une bonne place. Mais
tandis que les autres corporations apostoliques ont
su y faire défiler une série de personnages illustres, dont le
savoir et l’habileté dansles arts secondèrent puissamment les
efforts du zèle, méritèrent [es faveurs et le respect des gou-
vernements indigènes, les diplômes et les secours des gou-
vernements d'Europe, des sociétés savantes et des Acadé-
mies, on y trouve peu de détails sur la science de nos Mission-
naires. On ne peut attribuer cette lacune à la partialité,
puisque les chapitres relatifs à nos Missions ont été rédigés
par nos Religieux membres ou supérieurs de ces Missions.
Si donc les hommes de haute valeur scientifique sortis
de nos rangs sont très peu connus aux autres, c'est que
nous ne prenons pas la peine de les étudier nous mêmes.
Ce sont de semblables réflexions que suggère la Corres-
pondance de Peiresc avec plusieurs missionnaires et religieux
de l'Ordre des Capucins, publiée par le R. P. Apollinaire de
Valence.
639 LES ANCIENS MISSIONNAIRES CAPUCINS DE L'ÉTHIOPIE
L’illustre conseiller au Parlement de Provence, grand
érudit et grand chrétien, avait voulu, dans sa jeunesse, se
faire capucin. C’est lui-même qui nous l’apprend. En rela-
tions avec lesesprits les plus cultivés de son époque, il compta
d'actifs et dévoués correspondants parmi nos religieux
« dont il fut si heureusement secondé dans des recherches
qui devaient tant servir la cause de la science et de la civili-
sation ». Nous circonscrirons notre étude aux lettres rela-
tives à nos Missionnaires d'Ethiopie, lesquelles occupent
d'ailleurs les trois quarts du volume : pas moins de 49 au
P. Gilles de Loches, ou de ce religieux à Peiresc, et 20 écrites
par le P. Agathange de Vendôme, ou par Peiresc à ce Père,
auquel de son vivant il donne déjà le titre de vénérable, et
qu'il dit être orné « de tant de vertu, de pureté de mœurs,
et dont la piété est accompagnée de très haute érudition. »
Plusieurs furent échangées entre Peiresc et le P. Cassien de
Nantes ou divers missionnaires.
D'un côté l’on voit le saint et savant supérieur de la Mis-
sion d'Abyssinie, le P. Agathange, réclamer de ses mis-
sionnaires une science qu'ils n’ont pu acquérir dans l'Ordre :
de l'autre, Peiresc offrir son temps et sa fortune pour initier
les Pères envoyés en Orient à la connaissance de l’astrono-
mie, procurer des instruments, des livres, des vases sacrés.
Avec une tenacité à toute épreuve, il les supplie de faire des
observations scientifiques et de lui en rendre compte pour la
gloire de l'Ordre, le bien de la Religion et de la civilisation; 1l
déploie son crédit et son activité afin quele P. Gilles de Loches
obtienne la liberté nécessaire à mettre au jour les notes pré-
cieuses de linguistique et d’histoire orientales, que nul ne
possède au même degré. Durant six ans , c’est une lutte de
Peiresc et du missionnaire contre des difficultés et des bar-
rières qui ne veulent pas tomber. Il faut à tout prix sauver
du naufrage le trésor de la science la plus rare de l’époque.
Au moment de réussir, la mort de Peiresc vient interrompre
ce drame de l'intelligence aux prises avec des vents con-
traires, et, finalement, vainqueurs de tant de constance et de
bonne volonté.
ET LA SCIENCE 631
Li
# +
Le P. Joseph du Tremblay destinait l'élite des religieux
des Provinces de France aux multiples missions par lui fon-
dées. De ce nombre, le P. Agathange de Vendôme fut un
saint, un apôtre qui ramena beaucoup d’âmes à Dieu, en.
Palestine, en Egypte et en Ethiopie. I] fut aussi un savant, et
c'est sous ce rapport que nous avons à l’envisager ici. Il vi-
sita les monastères de la Haute-Egypte, acheta ou fit copier
à grands frais les livres et manuscrits principaux que renfer-
maient leurs bibliothèques. Lui-même énumère ses plus im-
portantes découvertes dans ses lettres à Peiresc qui lui four-
nissait de l'argent, et auquel il fit parvenir des parts notables
de son butin scientifique. Nous y trouvons : un livre des
Evangiles cophte et arabe; un Psautier de David en six
langues : cophte, arabe, grec, arménien, éthiopien et sy-
riaque ; un livre de Ebn-el-Bitar, surnom de Abdallah-ben-
Ahmed, médecin et botaniste, mort à Damas au milieu du
XII: siècle ; un vocabulaire et une grammaire cophtes, les
_ Epiîtres de saint Paul arabes, un livre d’astrologie arabe, un
livre de prophéties en cophte; il y est question d'autres ou-
vrages de philosophie, de science, d’autres livres bibliques,
et notamment d’un ouvrage arabe en trente volumes.
Le P. Cassien de Nantes, de son côté, visita, sans doute
par ordre de son Supérieur, le P. Agathange, — dont il de-
vait être le compagnon dans le supplice et le triomphe du
martyre — trois bibliothèques monastiques des déserts de
saint Macaire, et y découvrit grand nombre de livres des
saints Pères et des saints Anachorètes, jetés à terre pêle-
mêle et tenus en fort peu d'estime.
Le P. Agathange, encouragé et aidé par Peiresc, s'employa
aussi à relever la latitude, la hauteur de la lune et du soleil,
à observer des éclipses de lune et autres phénomènes. Le
P. Cassien se mélait à ces opérations dont Peiresc les féli-
citait chaudement tout en les pressant de poursuivre leurs
observations. « Et si vous pouviez, leur écrivait-il, joindre
« une autre observation des deux prochaines éclipses de
« lune de février et d'août, et quelques observations de la
632 LES ANCIENS MISSIONNAIRES CAPUCINS DE L'ÉTHIOPIE
« hauteur du soleil méridien durant les plus prochains jours
« du solstice, il n’y aurait plus rien à désirer pour arrêter
« le calcul des vraies distances des lieux d’ici-là : et la pro-
« portion et rapport qu'il y peut avoir de la présente consti-
« tution du ciel à celles des siècles passés de Ptolémée,
« d'Hipparque et des autres anciens; en quoi la postérité
« vous aura une bien grande obligation et à tout votre Ordre,
« de lui avoir rendu ce petit office, qui ne laisse pas de ser-
« vir à la vérité de l’histoire sainte et des computs astrono-
. « miques nécessaires au règlement de la Pâque aussi bien
« qu'à l’histoire profane et au règlement politique du calen-
« drier. Vous suppliant y tenir la main, pour l'honneur de
« Dieu et pour l'amour de votre serviteur... (1) »
Bien que le.P. Agathange se monträt compétent dans ces
matières ardues, Peiresc relevait dans les comptes-rendus
du religieux des inexactitudes de détail, ainsi que dans les
rapports du P. Michel-Ange, qui fit, à Alep, des observations
analogues. Il dit aux missionnaires de ne point s'arrêter à
ces « scrupules » qu’il saura rectifier. I] leur avait fourni les
télescopes et instruments réclamés pour ces études célestes
et terrestres, et finalement il les loue de leurs travaux. C’est
plaisir à le considérer, les aiguillonnant sans cesse par les
mobiles les plus élevés, et leur signalant, après coup, les
services qu'ils ont rendus.
Il écrit au P. Agathange de Vendôme : « Nous avons ici gou-
« verné quelques jours le R, P. Agathange de Morlaix, avec le
« P. Pierre de Guingamp, qui s’en vont en vos quartiers, et
« leur avons fait voir le fruit quis’est tiré de votre observa-
« tion de l’éclipse du 28 août (1635), jointe à celle du R. P.
« Michelange de Nantes, faite à Alep en même temps, où il
« y a de quoi faire admirer les conséquences inespérées qui
« s’en colligent, et les moyens de corriger toutes les cartes
« marines, et de rendre raison des inconvénients que trou-
« vaient tous les meilleurs mariniers en leur route et navi-
« gation du Levant, où ils étaient contraints de se donner
« un quart de vue à la gauche de Malte en Candie, et deux
(1) LXXXVT°e lettre du Recueil du P. Apollinaire de Valence. Nous trans-
crivons les mots selon l'orthographe moderne.
ET LA SCIENCE 633
« quarts de Candie en Chypre, et autant au retour, toujours
« à la gauche,sans comprendre pourquoi. Ce qui se démontre
« à cette heure fort clairement par le discours et la figure
« que vous en trouverez ci-jointe. »
En un mot, les observations de nos:missionnaires eurent
pour résultat d’abréger d'un bon tiers la route maritime de
Marseille en Palestine, comme le calcule Peiresc dans un
autre lettre. |
M" Cocchia, au tome Ill de Storia delle Missiont dei
Capuccint, page 387, accorde quelques mots à la compétence
et aux mémoires scientifiques du P. Agathange : Cost pel
ministero, per la sScienza non era meno ardente ; e questa fece
tesoro di accurate indagini in cast speciali, quando le distan:e
erano immense, gli osservatorit appena nascenti (1635). On lit
dans l’Astronomia philolaica de Bovillaud : « Alcarii in
-Ægypto, P. Agathangelus Capuccinus.. esquisito astrolobio
usus est ad altitudines lunæ captendas... et initium observavit
alta luna ad occasum gr. 27... Supputtavit ille ex astrolobio
horam 15, 11. Totalem vero obscurationem alta luna gr. 15...
Cæteras phases conspicere vapores Nili non permiserunt. »
Sous la direction du P. Agathange, un autre capucin,
Thomas de Vendôme, est mentionné par Peiresc, qui luifit
transmettre un télescope, comme grand astronome ou ma-
thématicien. |
Le zélé et intrépide supérieur de la mission d'Egypte et
d’Ethiopie voulait que tous les missionnaires nourrissent le
même goût de la science naturelle, au surplus de la théo-
logie. C'était des hommes familiarisés avec les thèses sco-
lastiques dans leur ampleur, et non des bâtisseurs, des
charpentiers, qu’il désirait, quoique ceux-ci soient fort néces-
saires. [l trace aux PP. Pierre de Guingamp et Agathange de
Morlaix, qui se disposaient à le rejoindre, un programme
d’études sacrées et profanes, qu’il n’est pas inutile de pré-
senter aux réflexions des missionnaires désireux d'accom-
plir un apostolat efficace.
« Quasi tous les Pères, écrit-il, qui viennent ici apportent
« avec soi des choses inutiles, et ne pensent pas à ce qui
« ferait plus de besoin. Ils se sont chargés de sermonaires,
« de marteaux, tenailles, ciseaux, couteaux, alènes, images,
634 LES ANCIENS MISSIONNAIRES CAPUCINS DE L'ÉTHIOPIE
« agnus dei, aiguilles, et autres fatras dont nous pourrions
« lever boutique ». — Nous ne croyons pas que le P. Aga-
thange tienne ces menus outils pour inutiles : ils rendent au
contraire grand service au missionnaire obligé, à la façon de
l'industrieux castor, d'aménager sa demeure, de bâtir son
église,et lui permettent de fournir aux indigènes quelque spé-
cimen de nostravaux, mais il ne faut pas sacrifier le principal
à l'accessoire. Pour le P. Agathange, le principal, ce sont de
« bons livres arabes et latins ». Il demande de lui apporter les
deux tomes de Baronius touchant les V° ou VI: siècles qui
commencèrent les hérésies de Dioscore et d'Eutichès. Dut-on
acheter toutes les Annales ecclésiastiques pour avoir ces deux
tomes, il presse les deux candidats de ne pas reculer devant
la dépense. Puis il énumère, pour entrer dans leurs bagages,
deux livres théologiques de Clavius, l’'Opus Lausiacum de
Palladius, les Collations de Cassien, Climachus, les Vies
des Pères du Désert, la Méthode d'oraison du R. P. Joseph,
les Héditations de Du Pont ; Rodriguez, de la Perfection re-
ligieuse, l'Imitation de Jésus-Christ, les œuvres de saint Léon,
pape, de saint Cyrille, de saint Athanase, un Lexicon grec
et latin, Suarez, un: bon commentaire sur les Evangiles,
Cornelius a Lapide, sur les Actes des Apôtres, les Æpitres
canoniques, le Pentateuque, Saint Paul. Les abrégés de
théologie ne suffisent pas, disait-il, en Abyssinie, à éclaircir
plusieurs difficultés qui se rencontrent en cette matière.
On voit que le vénérable Supérieur n’était pas partisan
de l’apostolat au pied levé, un bâton à la main, quelques
hardes sur une modeste monture, et s’abandonnant à l'Esprit-
Saint du soin de la matière et du succès de la prédication.
Quand on n’a pas en partage la science infuse, il faut l'avoir
acquise, et comment l’acquérir ou la rémémorer sans bons
livres? L'un des plus grands fléaux des œuvres catholiques
c'est assurément le rève et l’utopie, l’inintelligence de l'éco-
nomie de la grâce combinée avec les efforts de l’homme.
Un missionnaire, actuellement vicaire apostolique, nous
disait : « Les missionnaires laboureurs et ouvriers ne nous
manquent pas ; ce qui nous manque ce sont des mission-
naires amis des livres. » Ils s'accordent bien avec l'esprit
du P. Agathange, les statuts et règlements pour les mission-
ET LA SCIENCE 635
naires Capucins, quand ils recommandent non seulement
de faire fleurir parmi eux les études ecclésiastiques, mais
encore de noter, au fur et à mesure, ce qui a trait aux mœurs
et croyances des infidèles, à l’histoire naturelle, géologie,
archéologie et météorologie.
La lettre du P. Agathange aux candidats à la Mission
d'Ethiopie continue : « Mettez-vous en peine de trouver
«
RARE RR RAR
quelque mathématicien, ou astrologue, duquel vous puis-
siez vous bien instruire touchant cette matière de la ré-
formation du Calendrier : qui consiste premièrement à re-
connaître quand est véritablement l’équinoxe de mars. Et
faut tâcher de tirer quelques démonstrations palpables
pour vérifier la détermination de l'Eglise sur cela. Que
s’il faut faire faire quelques instruments pour cet effet, ne
craignez pas d’y dépenser. Quand vous n’auriez pas de
quoi, ne craignez pas de faire donner de l'argent par
M. Lambert, ou autre. Secondement, il faut s’instruire sur
les cicles solaires et lunaires modernes et anciens, tâcher
de reconnaître et bien remarquer en quoi consiste l'erreur
et fausseté des uns et la vérité des autres. Spécialement,
examinez celui des Juifs, celui des Epactes anciennes et
nouvelles, et tâchez de vous rendre capables de tout ce
qui concerne cette matière, très nécessaire ici. Que si le
temps ne vous permettait de pouvoir apprendre cela, il
serait expédient de retarder plutôt et attendre un autre
vaisseau, car vous n’aurez jamais commodité d'apprendre
cela ici sans maître, sinon avec un long tempset grand
travail, encore que vous apportassiez des livres. Il y a
au Parlement de Provence, un conseiller fort docte, zélé
au bien des âmes, curieux de toutes sortes de livres et de
sciences, et qui montre être fort notre ami; ainsi adres-
sez-vous à lui. Il se nomme M. de Peiresc. Je sais qu'il
aura agréable de vous gssister en ce dessein, qui pourra
encore servir en la louable curiosité qu'il a sur ce même
sujet. Et que par son moyen vous trouverez des hommes
et des livres qui vous seront nécessaires. Ne venez pas
sans le voir, s'il est possible. J'espère que le KR. P. Jo-
seph n'aura pas désagréable que vous retardiez quelque
temps pour ce sujet. »
636 LES ANCIENS MISSIONNAIRES CAPUCINS DE L'ÉTHIOPIE
Dociles aux recommandations du P. Agathange, les deux
nouveaux missionnaires se rendirent à Aix et firent un stage
auprès de M. de Peiresc et d’un autre savant, M. de Gas-
send, ami du conseiller de Provence. Ce devint une règle
parmi les Capucins envoyés en Orient de se soumettre à ces
lecons scientifiques avant de s’embarquer. Le Mentor se
mettait à leur disposition avec l'humilité d’un serviteur,
n'épargnant ni sa bourse ni sa bibliothèque pour les munir
de livres et d'instruments. Il céda aimablement les tomes
VTet VII de Baronius réclamés par le P. Agathange de
Vendôme, avec d’autres volumes importants. En échange,
les Missionnaires lui expédiaient des relevés météréolo-
giques et des études sur les coutumes et mœurs des pays de
Missions : ce dont il se montrait fort reconnaissant, expri-
mant son bonheur d’avoir à former, à « gouverner», selon
son expression favorite, les Capucins destinés aux Missions.
Mais tous nos Religieux n’ambitionnaient pas d’être « gou-
vernés » et, après deux ou trois jours, quelquefois moins,
ils gagnaient à la hâte le port de Marseille, peu soucieux de
contempler les astres à travers les lunettes de Peiresc.
Celui-cise plaint de ce que certains sont trop pressés de
partir : il supplie au moins qu'ils séjournent deux jours,
temps indispensable à apprendre le maniement des instru-
ments. Généralement il se félicite de ce que le stage s’est
accompli avec grande satisfaction de part et d'autre. Ilest
fier surtout du P. Agathange de Morlaix et d’un P. Ephrem,
lesquels tirèrent grand profit de ses instructions, et recom-
mande au premier de faire bonnes observations à mesure
qu'il séjourne ou qu’il va ès chemins, mais surtout quand
il habite une ville.
Ce stage astronomique, il serait bon que tous les mission-
naires eussent la connaissance des hautes mathématiques et
la liberté nécessaires pour l’accomplir avant l’embarque-
ment. Les PP. Jésuites accordent six mois à ceux de leurs
candidats aux Missions, qui sont entendus en sciences, à
passer au bureau des longitudes ou à l'observatoire de
Paris. Aussi voit-on, dans les missions dirigées par la Com-
pagnie de Jésus, comme d'ailleurs dans celles des princi-
pales congrégations apostoliques modernes, les œuvres de
ET LA SCIENCE 637
science et d'art surgir et prospérer à côté des œuvres de
miséricorde spirituelles et corporelles. Et cela au grand
profit de l’apostolat et à l'honneur du sacerdoce catholique.
Un Français, membre de l’Institut et conseiller d'Etat de Sa
Majesté le Négous d’Abyssinie, nous écrivait que le plus
sûr moyen de rendre Ménélik favorable à l'extension de la
religion catholique dans son vaste empire : c'était, outre les
œuvres de bienfaisance, de multiplier l'instruction et les
écoles professionnelles, auxquelles il s'intéresse si vivement.
Et ces écoles d’arts et métiers sont aussi des œuvres de bien-
faisance qui améliorent le sort des peuples, développent les
nobles facultés. Ils sont peu nombreux, chez les barbares,
les personnages et les princes qui se rangent sous la ban-
nière de Jésus-Christ : les appâts que leur position offre à
la boulimie des mauvais penchants, la tyrannie des faciles
habitudes les rivent à la chaine des errements ataviques.
Mais ils ne sont pas rares les chefs, princes, rois ou tyran-
neaux asiatiques et africains, qui professent à l'égard des
belles choses que l'on fabrique en Europe, et des per-
sonnes savantes et bienfaisantes, une sorte de culte. En
considération de leur supériorité, ils octroient plus facile-
ment la liberté de l’évangélisation et l'accès auprès des
grands et des petits. Il est très utile que le clergé tienne la
tête de la science et de la pensée en face des laïques explo-
rateuts et trafiquants, et en face des pasteurs protestants,
en face mème des imposteurs indigènes. Les gouvernements
de l’Europe envisagent, dans les missionnaires, les agents
de la civilisation intellectuelle, morale, et, sous bien des
rapports, du progrès matériel, et, à ce titre, ils ne leur mar-
chandent pas une protection, des faveurs, que l’histoire a
démontrées presque toujours indispensables au succès du-
rable de la sainte cause. Ces triomphes, ces faveurs, ces
protections, pour les mériter, les missionnaires doivent être
« des esprits très déliés » selon Peiresc.
Lui, le plus curieux érudit de son siècle, demandait la
permission de donner au P. Gilles de Loches « tous les
coups d’aiguillon que peut lui permettre la bienveillance,
et de ne le laisser en aucune paix ni repos qu'il n’ait satisfait
au public pour ce regard, au grand honneur de l'Ordre,
638 LES ANCIENS MISSIONNAIRES CAPUCINS DE L'ÉTHIOPIE
à l'utilité du genre humain et du service divin ». Les plus
aptes à cela répondirent à ses véhéments désirs du progrès
de la science. « Mais que dire des religieux, ses corres-
pondants, s’écrie M. Tamizey de Larroque (1), si bons ser-
viteurs, à la fois, de Dieu et de leur patrie, qui, sans nuire
en rien à leurs pieuses et charitables conquêtes des âmes.
travaillaient si résolüment pour le public et pour la nation
française ? Que dire de ces missionnaires qui, au prix des
plus pénibles sacrifices, accomplirent tous les devoirs d'un
double apostolat, augmentèrent le trésor des connaissances
humaines, et rendirent plus vif le rayonnement de natre
influence en des régions lointaines, où se conserve le sou-
venir de ces civilisateurs par excellence ? Parmi eux, je salue
avec un respect particulier les Pères Agathange de Ven-
dôme et Cassien de Nantes, qui justifièrent cette phrase
prophétique de Peiresc (Lettre du 20 décembre 1633 au P.
Gilles de Loches): « Mais ils ne sont là que pour y chercher
des travaux et des martyres! » Leur sang a été, selon l’élo-
quente et mémorable parole de Tertullien, une semence
d’une inépuisable fécondité ; la pourpre de ce sang géné-
reux décore votre Ordre tout entier. »
En mème temps qu'il entretenait des relations assidues
avec nos missionnaires de l'Orient, Peiresc stimulait d’ins-
tances épistolaires les Pères capucins de la mission de
Guinée, Congo, Gabon. Il veut tout savoir : religion, céré-,
monies, sépultures, coutumes, jeux, repas, danses, nature
et forme des armes, cultures, flore, faune ; jusqu'à la manière
de la chevelure des femmes, de leurs gris-gris, bracelets, etc.
Il exhorte les partants à relever le flux et reflux de la côte
de Bretagne pour les comparer avec les marées des côtes
occidentales d'Afrique. Il demande des renseignements sur
la tribu des « Imbes Galli », (Imbongalleus) qui habiteni
ces parages. Evidemment il s’agit de la peuplade dite gal-
loise, disséminée au sud du lac Zonanga, au {° de latitude
australe. Les Gallois furent visités, vers 1864, par le D' Grif-
fon de Bellay, médecin de la marine. M Le Roy les men-
tionne sous le nom de Galoas.
(1) Correspondant de Flinstitut, chargé par le Ministère de l'instruction
publique de préparer l'édition des lettres de Peiresc.
ET LA SCIENCE 639
L À
3 +
Nous avons nommé le P. Gilles de Loches. Il appartenait.
ainsi que ses collègues susdits, à cette province des Capucins
de Touraine et Bretagne, illustre en science et en vertu; et
les archéologues, astronomes, linguistes, germaient en elle
comme les fleurs dans un jardin. Peiresc mettait leurs con-
naissances à contribution, et le soin qu'il prenait d'écrire
leurs relations dans ses Mémoires a sauvé de l’abime du
complet oubli des noms auxquels la science n’est pas moins
redevable qu'à des célébrités retentissantes dans l'Histoire
sans être plus méritantes. Parmi ces savants religieux, le
P. Gilles est celui auquel Peiresc manifesta la plus grande
estime et affection. Il voulait même que le P. Epiphane d’Or-
léans, qui peignaïit un saint François, donnât au Saint les
traits du bon P. Gilles dans son habit de capucin, « car disait-
il, outre que je n’estime pas qu’il n'y ait peu de rapport du
visage de ce bon Père avec des anciens portraits que j'ai vus
de ce grand saint, j'aurai un double plaisir de voir conserver
le portrait d’un si grand personnage entre les plus vertueux
de tout votre Ordre sacré. »
En 1633, le P. Gilles laissa la mission du Caire entre les
mains du P. Agathange de Vendôme et revint en France,
avec l'intention de reprendre le chemin de l'Ethiopie et d'y
apporter une imprimerie et divers outils de son invention,
ce à quoi n'avaient pas pensé les Jésuites collaborateurs des
Bermudez, des Oviedo, des Paëz, « les Espagnols, dit-il,
n'ayant pas l'esprit inventif, et les déserts rendant difficile
le transport de si lourdes machines ».
Le P. Gilles fabriquait lui-mème les caractères d'impri-
merie, les poinçons, figures en taille douce, et beaucoup
d'autres « gentillesses » non pratiquées avant lui. Il avait
inventé un système d'imprimerie très simple et très facile
pour les lettres orientales. La description assez vague qui
nousen reste semble y attribuer quelque ressemblance avec
nos modernes clichés. Peiresc appréciait grandement ce
procédé, en augurait grand profit pour la science, au cas
où la cour de Rome voudrait en faire tenter l'essai. Le
69 LES ANCIENS MISSIONNAIRES CAPUCINS DE L'ÉTHIOPIE
P. Gilles importa d'Italie et améliora un genre de soufflets
hydrauliques, et inventa un perfectionnement de l'artillerie
de guerre. Il fit don à son illustre ami d'une partie de sa
vaste collection de livres orientaux, et hommage d'une autre
partie au cardinal Barberini; elle subsiste probablement
dans la bibliothèque du palais de ce nom, à Roine, riche de
cinquante mille volumes et de huit mille manuscrits.
Dans cette collection de livres et notes sur les langues de
l'Orient, figuraient une grammaire et un dictionnaire éthio-
piens dont il était l'auteur. Peiresc aurait voulu qu'on créàt
au religieux la liberté nécessaire à mettre la dernière main
à cette œuvre sans précédent. Il offrait sa maison où le
P. Gilles aurait travaillé en toute tranquillité à l'achèvement
de ses livres éthiopiens, sa fortune pour aider à leur publi-
cation. Il écrit lettre sur lettre au cardinal prince Barberini,
son ami; au chapitre provincial de Touraine et Bretagne ;
il supplie, implore, agite le spectre de la responsabilité en-
courue, si on ensevelit les trésors de science du P. Gilles.
Six années s’écoulent en tentatives infructueuses. Quand
l'obédience arriva en 1637, Peiresc allait mourir et tous ses
projets s'évanouirent avec lui. Ce fut un gigantesque avor-
tement, car les nombreux manuscrits éthiopiens accumulés
alors au Vatican et dans la bibliothèque de Peiresc étaient
indéchiffrables pour tout autre que le P. Gilles, auquel la
plupart des langues orientales étaient familières, mais sur-
tout l’abyssinienne.
Le P. Gilles fut employé à la.prédication; il « endossait »
carèmes et avents, était surchargé au point de se priver du
repos nécessaire, fut enfin nommé, malgré lui, gardien de
Romorantin, puis de Bourges. Nous ignorons les raisons
qui laissèrent les supérieurs insensibles à l’intercession de
si puissants et si dévoués personnages, et à l’intérèt de la
science. Mais Peiresc fait allusion à des jalousies, à des
moyens malhonnètes employés pour troubler ses relations
avec le P. Gilles. Ce qui laisse entendre que le P. Gilles
avait des ennemis, comme en ont tous les hommes mar-
quants, et que l'iniluence de ces esprits chagrins contre-
balanca celle du cardinal Barberini et la sienne. Peiresc dé-
clare qu'il ne veut pas être complice du:crime dont on se
. ET LA SCIENCE O41
rend coupable en supprimant les inventions du P. Gilles.
Celui-ci, religieux exemplaire, tout en désirant le succès
de ses entreprises, conseillait à Peiresc de ne pas deman-
der aux supérieurs dispense en sa faveur des exercices
religieux, et son ami lui répondit qu’il pourrait pratiquer
ses dévotions au couvent des capucins de la ville d'Aix.
Il serait trop long de citer les passages des lettres de
Peiresc se rapportant au P. Gilles ; donnons un fragment
pour tout acquit : « Etant bien fâché qu'au lieu de vous em-
ployer à prècher fêtes et dimanches, et tout ce carème pro-
chain (ce que d’autres Pères eussent pu faire) votre supérieur
n’a pas estimé qu’il fütutile, comme il l’eût été au centuple,
de vous faire profiter ce temps-là à dresser votre grammaire
et vocabulaire, que, possible, personne autre ne pourra
jamais si bien dresser comme vous. Et Dieu sait si vous le
pourrez jamais faire vous-même en autre temps, si vous per-
sistez en cette volonté de retourner en ces pays étrangers. »
En diverses lettres, il souhaite qu'une maladie assez forte
vienne retenir le P. Gilles en chambre, et le corriger de
cette « exubérance » de bonne volonté à se vouer à la pré-
dication, l’empèche d’ « endosser » avents et carêmes, et lui
laisse le loisir de rédiger ses inappréciables notes. Il se
plaint des supérieurs et du chapitre, voire de la facon molle
dont le cardinal Barberini s'adresse au Procureur Général
des Capucins en faveur du P. Gilles. Enfin, dit-il, il faut se
consoler en Dieu.
De fait, par suite de l'avortement de l’œuvre si capitale de
notre savant missionnaire, c'est la protestante Allemagne
qui a eu les prémices des grammaires et histoires relatives
à l’Abyssinie. Le luthérien Job Ludolphe publia sa Grarm-
matica linguæ amharicæ, quæ vernacula est Habessinorum,
à Francfort-sur-le-Mein, en 1698, et la fit bientôt suivre
d'une Histoire de l'Empire d'Ethiopie. Plusieurs autres ma-
nuscrits du mème genre que ceux du P. Gilles : vocabu-
laire turc-italien, ouvrages théologiques traduits en arabe,
etc. fruit du zèle éclairé de nos missionnaires, allèrent
dormir, à la mème époque, dans les rayons poudreux des
bibliothèques, d’où personne ne Îles a jamais tirés. Nous
songeons avec tristesse que les apôtres modernes des Gal-
E. F. VII — 41
ON ee ee A UT TP I Te M 9 ee AE ne pe D Ro Gt dl le ue « On"
Cm Ode Du. mes Un ee ———
642 LES ANCIENS MISSIONNAIRES CAPUCINS DE L'ÉTHIOPIE
la ne sont pas plus heureux dans le sort de leurs œuvres.
Un dictionnaire gheez-abyssin-français, composé par le
P. Juste d’Urbino, compagnon de Ms' Massaïa, attend, à la
Propagande de Rome, la main fortunée qui lui donnera Île
jour. Îlest vrai qu’il a payé un écot de sa réelle valeur au
dictionnaire amharique d'Antoine d’Abbadie, lequel l’em-
prunta aux archives de Rome. Il y a encore la Bible en galla
et le Catéchisme de persévérance de Mé Gaume dans la
mème langue, œuvres du P. Léon des Avanchers. Mf' Jaros-
seau, actuellement vicaire apostolique des Galla, a composé
un grand dictionnaire galla-français. Quelle utilité pour
notre Mission résulterait de la publication de travaux d'un
si grand intérêt. .
La plante, pour éclore et s'épanouir, demande un terrain
et une saison propices : ainsi le génie et le labeur ne
sauraient menér leurs efforts à bonne fin que dans un mi-
lieu favorable. Les honneurs de la béatification qui ne tar-
deront pas à être décernés aux PP. Agathange de Vendôme
et Cassien de Nantes, adouciront les regrets éprouvés des
naufrages irréparables que pleure la science (1).
P. MARTIAL DE SALVIAC, Cap.
Lauréat de l'Académie Française.
(1) Dans cet article nous avons parlé des Gallois du Gabon, les « Imbes
Galli ». Le P. Gilles affirme que, de son temps, les Galli, (Galla) qui ha-
bitcnt au sud de l'Abyssinie se disaient issus des Gaulois d'Europe, et re-
gardaient les Francais comme leurs parents. Cette présence de colonies
celtiques sur divers points du territoire africain s’accorderait bien avec ce
que nous apprennent les anciens, notamment Strabon, des comptoirs que
nos Pères fondaient sur les côtes d'Afrique, de leur incessant cabotage, et
de leurs émigrations vers le pays noir. Si on ne veut voir dans ces res-
semblances de noms qu'un effet du hasard, chacun est libre, la question
demeurant insoluble aux yeux de l’austère critique.
COLLECTION D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS
SUR L HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE
Toe III. — Frère Elie de Cortone. Etude biographique,
par le D' En. Lempr. — Paris, Fischbacher,1901, 1 vol.
in-8° de 220 p.
Le troisième volume de la collection qui paraît sous la
direction de M. Paul Sabatier est consacré à Fr. Elie; il a
pour auteur le docteur Ed. Lempp, déjà connu dans le monde
franciscanisant par ses études sur saint Antoine de Padoue
etun autre travail sur les origines de l'Ordre des Clarisses(1).
Le nom de l’auteur ne m'était pas inconnu, je ne saurais en
dire autant de ses travaux; toutefois, sa dernière œuvre me
fait voir que si le D' Lempp a sérieusement étudié l’époque
des origines franciscaines, tous ses jugements ne sont pas
pour cela également acceptables. Sans mettre en doute l’é-
rudition de l'écrivain, je dirai simplement qu'il appartient à
la même école que M. Sabatier, il est d’ailleurs protestant
comme lui. C'est indiquer en un mot l'esprit qui anime sontra-
vail.Il ne faudrait pas croire en effet que les protestants soient
plus impartiaux que les catholiques en fait d'histoire ; le libre
examen n'est point une garantie d'impartialité, aussi fera-
t-on bien de se méfier de tout ouvrage protestant ou rationa-
liste relatif à l’histoire ecclésiastique. La Vie de S. François,
par M. Sabatier en est un exemple. L'ouvrage du D' Lempp
en est un autre. Comme on va le Voir de suite, ce livre est
une thèse contre l'Eglise catholique pour faire suite à celle
du maître. |
François n'avait encore que onze disciples quand il leur
dit : « Allons vers notre mère, la sainte Eglise romaine, et
(1) Dans la Zeitschrift für Kirchengeschicte de Brieger, tomes XI-XIII,
64 COLLECTION D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS
annonçons au Souverain Pontife ce que le Seigneur a com-
mencé à faire par notre moyen, afin que nous achevions ce
que nous avons entrepris, suivant sa volonté et par son com-
mandement » (1). R |
Ils partirent donc pour Rome, Innocent IT les encoura-
gea, les bénit et approuva leur genre de vie. Tandis que
nous autres catholiques nous ne pouvons nous empêcher de
remercier Dieu d’avoir mis ce besoin de soumission à
l'Eglise romaine au cœur de François, les auteurs protes-
tants enregistrent ce fait à regret : François et ses frères
venaient d’abdiquer leur indépendance, ils venaient « sans
y penser, d'accepter le joug. » Dès lors la curie (c'est leur
expression favorite pour désigner Reme) n'eut plus qu'un
but , transformer « la création si profondément laïque de
saint François » en une « institution ecclésiastique » qui
« devait dégénérer bientôt en une institution cléricale » (2).
L'Ordre se développait rapidement et son influence dans
le monde était immense. De là, écrit M. Lempp, un grave
danger pour l'Eglise « si elle ne réussissait pas à faire servir
le mouvement franciscain à sa puissance. La curie jugea donc
nécessaire de le faire dévier et d’en faire un ordre de
moines. Une organisation rigide préviendrait tout danger ;
l'influence de la hiérarchie suffirait à elle seule à faire préva-
loir l’idée ecclésiastique. Pour opérer cette transformation,
la curie avait besoin de trouver, dans la confraternité mème,
‘un homme assez habile et énergique pour se substituer petit
à petit à Francois dans la direction de l'Ordre, quelqu'un
qui put greffer les desseins de l'Eglise sur le tronc vigou-
reux de la jeune association. Elie de Cortone fut celui qui
‘rendit ce service à l'Eglise, et s’il étouffa en germe l'œuvre
à laquelle son maître avait consacré sa vie, c’est la curie qui
l'avait conduit et dirigé » (3). |
Ces lignes, que le D' Lempp écrit aux dernières pages de
son Frs résument assez bien la pensée directrice de tout le
travail. D'un bout à l’autre il cherche à prouver cette lutte
(1) Legenda 3 Soc. cap. XII.
(2) SasarTier, Vie de saint Francois, p. 115, 116.
(3) F. Elie de Cortone, p. 156,
SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 645
sournoise de l'Eglise contre l’œuvre de François, lutte qui
finira par avoir raison des hésitations du fondateur, dont la
défaite amènera la mort, précédée d’une longue agonie.
L'agent de l'Eglise en tout cela fut le Frère Elie.
J'avais toujours cru, et le livre du docteur allemand ne
m'empêchera pas de le penser encore, que, si frère Elie avait
fait quelque chose de bon dans son administration, c'était
précisément d’avoir aidé saint François à donner à l'Ordre
l'organisation qui devait assurer sa vie. Ce mérite, qu'avec
beaucoup d'auteurs, nous reconnaissions à ce pauvre homme,
devient aujoud’hui un grief de plus contre lui, tout comme
on reproche au saint d’avoir promis obéissance et révérence
au Pontife de Rome ! Heureux frère Elie s’il n'avait eu
d'autre tort que celui-là !
_ Avant saint François d’autres avaient tenté de remettre la
pauvreté évangélique en honneur ; pour avoir voulu agir
par eux-mêmes, sans mission ou sans approbation de celui
qui a recu la charge de paître les agneaux et les brebis, leur
entreprise finit misérablement. Il en aurait été de même de
celle du Réformateur Ombrien, s’il avait négligé de l’ap-
puyer sur la pierre fondamentale ; le même sort l’attendait
si une main habile n'avait prêté au fondateur une aide puis-
sante pour organiser la société qu'il avait instituée.
Un Ordre religieux est comme une armée, il lui faut une
discipline et des chefs, une hiérarchie y est nécessaire. Les
belles batailles que l’on livrerait si chaque soldat obéissait
à son inspiration personnelle ! C’est pourtant,cela que le
D' Lempp, comme M. Sabatier, auraient rèvé pour l'Ordre
franciscain.
Non ce ne fut pas sans le savoir et sans y penser que saint
Francois accepta le joug de l'Eglise romaine. M. Sabatier
l'écrit lui-même : « cette résolution ne fut pas prise à la lé-
gère » (1). Il en a été de même pour l’organisation hiérar-
chique de l'Ordre, qui d’ailleurs était devenue une nécessité
que le fondateur ne pouvait éluder. Qu'il ne se soit pas senti
apte à la faire, qu’elle ait même, jusqu’à un certain point,
contrarié ses aspirations primitives, je ne m'élèverai point
(1) Vie de saint Francois, p. 100.
646 COLLECTION D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS
contre cette manière de voir; mais de là à regarder cette or-
ganisation comme l’étouffement de son œuvre, la différence est
énorme.
Le D' Lemppafait, presque au même endroit, une remarque
fort juste. « François, écrit-il, n’a pas eu d’égal de son temps:
il n’a eu que des disciples et des successeurs » (1). S'il était
parti de ce principe il serait arrivé à des conclusions toutes
différentes et il aurait senti la nécessité d’une organisation
hiérarchique dans une société composée d'hommes qui, pour
vertueux qu'ils fussent, n'avaient pas la sainteté de François.
Ce que le Seigneur lui avait fait entrevoir dans l’avenir s’é-
tait accompli : l'arbre séraphique avait étendu ses rameaux
d’une extrémité à l’autre du monde, et les fruits qu'il por-
tait étaient de qualités bien diverses. L'Age d’or était passé ;
les cœurs des disciples sans nombre n'étaient plus embrasés
de la même flamme que le Saint avait allumée chez ses pre-
miers compagnons. Rivo-Torto et son étroite cabane res-
taient à l'état de souvenir des temps héroïques, ce qui était
possible à une douzaine de frères ne l'était plus à des milliers.
Le Père ne pouvait s'occuper de tous ses enfants, d’autres
devaient avoir le soin de leur éducation religieuse et de leur
formation. De toute nécessité il leur fallait une délégation
pour cela, par conséquent il fallait une hiérarchie. L’établir
n'était donc pas faire dévier l’œuvre de sa voie primitive,
mais au contraire l’y maintenir.
Quand il n’avait que onze frères, François avait jugé néces-
saire de se ntettre sous la direction de l'Eglise. Ce qui alors
n'était qu'un besoin de son cœur était devenu une impérieuse
nécessité, et lui-même le comprenait si bien qu'il voulut
avoir un cardinal de la sainte Eglise, pour « maître, pro
tecteur et correcteur de toute la fraternité » (2).
C'est là ce que disaient tous les anciens auteurs, mais les
nouveaux, plus habiles dans l'interprétation des textes, ne
voient dans tout cela qu’un jeu de la curie ; homme simple,
François tomba dans le piège que lui tendaient de faux amis
Avec des peut-être, des probablement nos modernes histo-
(1) F. Elie de Cortone, page 157.
(2) Testament de saint Francois.
RE) ST Pen, VO D PO ee Ve) ei Lee RE Serres Me LL . — -
SUR‘ L'HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 647
riens commencent leur démonstration. Au bout de quelques
pages le lecteur a oublié que le tout repose sur une con-
jecture, il suit le raisonnement de l’auteur, qui lui-même à
force de penser que les choses ont dû se passer ainsi, arrive
à se convaincre et continue son histoire comme si les prin-
cipes en étaient solidement établis (1).
Pareille à la nécessité d’une organisation hiérarchique dans
l'Ordre était celle de la création de centres d’études. Au mi-
lieu de populations simples et croyantes au fond, la prédi-
cation de François et de ses premiers disciples, appuyée de
la sainteté de leur vie, pouvait avoir un succès inespéré. De-
vait-on compter sur le même résultat en face des hérétiques”
De plus, même dans l'Ordre, on ne pouvait se passer d’é-
tudes théologiques. Admettons que la présènce des grands
docteurs n’y était pas indispensable, au moins devait-il avoir :
dans son sein des hommes suffisamment versés dans lascience-
sacrée pour dispenser à leurs frères « l'esprit et la vie ».
François avait peur de la science pour ses fils, parce qu'il
craignait qu'elle ne leur fit abandonner la voie de l'humilité
où il les aurait voulu voir marcher toujours ; mais de ce qu il
redoutât les conséquences de la science, il serait absolument
faux de conclure qu'il lui préférât l'ignorance. Il ne mettait
pas la Joie parfaite dans le grand nombre des frères savants,
mais il accueillait avec empressement les doctes et les sages
qui venaient à lui, il avait pour eux une vénération spéciale,
écrit Fr. Léon, et il la voulait voir partager à tous ses frères,
ainsi que l’atteste son testament !2). Les anecdotes du Spe-
*
(1) Pour que l'on ne puisse m'accuser d'exagération, j'ai relevt, au cours
d’une lecture rapide, trois fois probablement en cinq pages (38, #1, 32), au-
tant de fois peut-être en quatre pages (43, 45, 46). A la page 44 aous lisons :
j'ai la conviction, ct on peut penser ; à la page suivante : 07 est amené à pen-
ser; page 49 : ne doit-on pas plutôt penser; page 52 : il semble donc pro-
bable. On pourrait continuer les citations. Elles me font songer à la règle
du Maître : « Pour écrire l'histoire, il faut la penser, et la penser c'est la
transformer ».
(2) Je cite à dessein Fr, Léon, cher au D' Lempp; il écrit : « Non despi-
ciebat scientiam sanctam ; immo cos, qui erant sapientes in religione, et om-
nes sapicntes nimio vencrebatur aflectu, qaemadmodum ipse testatur in tes-
tamento suo dicens : « Omnes theologos, ct qui ministrant verba divina, de-
!
ee PR
648 COLLECTION D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS
culum, auxquelles renvoie le D' Lempp, ne vont pas à l'en-
contre de ce qui précède. François pouvait craindre la science
qui enfle, mais il avait trop de bon sens pour lui préférer
l'ignorance mère de l'erreur et du vice. Aux connaissances
acquises dans les livres il préférait celles que l’on obtient
dans l’oraison, mais il savait bien que tous ne recoivent pas
les mêmes dons du ciel.
Si dans ces deux points, d’une importance capitale pour
l'Ordre, Fr. Elie fut l'organisateur, au lieu de l’en blâmer il
faut le lui tenir pour un mérite ; seuls les partisans de l’ins-
piration immédiate peuvent lui er faire un grief ; car à quoi
bon des livres et des supérieurs si Dieu manifeste direc-
tement à chacun ce qu’il doit faire ?
J'ai insisté longuement, trop longuement peut-être, sur
cette question, mais il fallait voir clairement l'esprit
manifeste d’hostilité contre l'Eglise qui est le caractère prin-
cipal du livre du D' Lempp. Ce ne sont pas les règles de
la saine critique historique qui ont dirigé sa plume, mais
des préoccupations étrangères à l’histoire ; il lui fallait prou-
ver sa thèse contre l'Eglise romaine.
Ce n’est donc pas sans regret que j'ai vu, au sujet de ce
livre, un éloge presque sans réserve dans une revue où
l’on se pique de critique historique, mais où l’on admire
vraiment trop tout ce que publient les protestants sur les
questions franciscaines. D'ailleurs la critique historique du
D' Lempp se trouve parfois en défaut. Il admet comme dé-
montré que le Speculum perfectionis fut achevé d'écrire par
Fr. Léon le 11 mai 1227, en réponse aux coups de bâton que
lui aurait fait administrer Fr. Elie, pour avoir brisé une
_urne de porphyre, placée au milieu des champs afin de re-
cevoir les aumônes des fidèles, destinées à la construction
de la future église. Or cette date de composition du Specu-
lum est trop controversée pour servir de base à une argu-
mentation sérieuse, et les explications données par M. Sa-
batier, pour faire accepter la collocation du tronc un an
bemus honorare et venerari, quia ministrant nobis spiritum et vitam ».
P. Léox.LEmmEns, Documenta antiqua franciscana.—I.Scripta fratris Leonis,
1901, page 89.
\
ES
SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 649
avant l'acquisition du terrain, sont de pures conjectures (1).
La date de 1227 une fois admise pour le Speculum, notre
Docteur, toujours à la suite de son maître, voit dans la Le-
genda prima de Thomas de Celano une réponse officielle
à l'écrit supposé, etil se montre particulièrement injuste
envers ce biographe. Thomas a parlé avec éloge et à plu-
sieurs reprises de Fr. Elie, donc il a fait preuve d’une « forte
partialité » en sa faveur. « Celui-ci, continue M. Lempp, est
représenté comme le vrai confident du saint, tandis que les
autres compagnons sont laissés tout à fait à l'arrière
plan » (2). Notre Docteur si fort pour donner ailleurs des
notes et des références aurait dû le faire ici, maisilne le
pouvait pas, car malgré tout, les éloges donnés à Fr. Elie
par Celano sont bien ternes auprès de ceux qu’il décerne
ailleurs aux compagnons du saint, représentés comme ses
vrais confidents (3).
(1) Speculum Perfectionis, p. LIL et suiv. — Fr. Elie de Cortone, p. 75,
note 1.
(2) F. Elie de Cortone, page 88.
(3) Voici les textes que le Dr Lempp a omis de citer : ils suffisent à réfu-
ter péremptoirement ce qu'il écrit. Eloges donnés au F. Elie ; (les chiffres
renvoient: aux paragraphes des Bollandistes) 69 : il est simplement nommé
deux fois ; — 96 : « felixHelias, qui dum viveret sanctus, illud (lateris vulnus)
utcumque videre meruit; sed magis felix Rufinus qui propriis manibus
contrectavit » ; — 98 : « frater Elias quem loco matris elegerat sibi et alio-
rum fratrum fecerat patrem » ; -— 105 : « quo comperto (la maladie du saint)
-frater Elias citissime de longinquo venit ad eum. In cujus adventu sanctus
pater in tantum convaluit.. Rogavit deinde fratrem Eliam ut eum Assi-
sium faceret deportari. Fecit bonus filius quod benignus pater praecepit;»
— 108 : la bénédiction dont nous allons parler tout-à-l'heure ; :— 109 : la
« vision de Foligno, puis un autre passage où Elie n'est pas nommé mais dési-
gné par ces mots : « Frater autem quidam de assistentibus, quem Sanctus
satis diligebat,de more pro fratribus omnibus plurimum existens sollicitus » ;
c'est la bénédiction que Fr. Elie demande comme vicaire général et dont il
parle dans sa lettre. Il n’y a rien dans tout cela qui le représente comme Île
vrai confident du saint, surtout si l'on oppose ce qui est dit des Compagnons,
qui ne sont nullement laissés à l'arrière plan, quand l'occasion se présente
de parler d'eux : 91 : « Assumpsit secum socios valde paucos quibus ejus con-
servatio sancta magis quam cæteris nota erat, ut tuerentur eum ab incursu
et conturbatione hominum et suam quietem in omnibus diligenter servarent».
Voilà les vrais confidents ; lisons maintenant leurs éloges : 102 : « Quibus-
dam fratribus, merito sibi valde dilectis, cummiserat curam sui. Erant
650 COLLECTION D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS
Un point fort difficile, « le plus difficile à expliquer » pour
lui, « c'est la bénédiction d’Elie par Francois : ici les témoi-
gnages sont si opposés qu'on peut à peine éviter d'admettre
que quelqu'un a menti sciemment, ou Léon ou Thomas, et
dans ce cas le vrai coupable serait Elie duquel ce dernier
aurait tenu son récit » (1). Son travail fini, M. Lempp a eu en
mains le £sber miraculorum de Thomas de Celano, publié
dans les Analecta Bollandiana, d'après le manuscrit du Mu-
sée franciscain de Marseille, dans lequel se trouve aussi la
Legenda secunda avec des modifications, que le P. Van
Ortroy pense être l’œuvre de Celano lui-même. Alors, aggra-
vant ce qu'il avait déjà écrit, l'historien de Fr. Elie conclut:
« I (Thomas de Celano) devient ainsi personnellemeat res-
ponsable de ce qu’il a dit dans la I" et dans la Il° vie. On
n’en est que plus en droit de lui reprocher un manque de
véracité, lorsqu'on compare la scène de la bénédiction dans
1 Cel. 108 avec 2 Cel. 3, 139 et 2 Cel. 3, 93... Si Thomas de
Celano a été présent (à la bénédiction) nous n'avons plus à
nous demander qui a raison de Léon ou d'Elie, mais bien
qui a menti de 1 Cel. ou de 2 Cel. » (2). L'accusation est grave
on le voit, examinons donc si elle est fondée.
Pour M. Lempp le Speculum est antérieur à Celano ; pour
moi, et presque tous les critiques, il lui est postérieur de
vingt ans environ, dans sa rédaction primitive que nous.n'a-
vons pas encore. Le chapitre du Speculum actuel, relatant la
bénédiction toute spéciale donnée à Bernard de Quintavalle,
renferme une interpolation évidente pour ceux qui vou-
enim ülli virt virtutum, devoti Deo, placentes sanctis, gratiosi hominibus,
super quos velut domus super columnas quatuor bealtus pater Franciscus
innitebatur. Eorum namque nomina supprimo, ipsorum verecundiae parcens,
quæ tanquam spiritualibus viris satis est eis familiaris et amica... Haec
virtus adornaverat istos, haec amabiles et benevolos eos reddebat homini-
bus ; haec utique gratia omnibus erat communis, sed singulos virtus singula
decorabat... Ii vero omni vigilantia, omni studio, omni voluntate beati pa-
tris quietem animi ercolebant, infirmitatem corporis procurabant, nullas
declinantes angustias, nullos labores, quin totos se sancti servitio mancipa-
rent. » Que pouvait dire de plus Celano ? leurs noms ? maïs ils étaient bien
connus de tous et leur éloge n’en est que plus beau. :
1) Fr. Elie de Cortone, page 18.
(2) F. Elie de Cortone, p. 218.
SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 651
draient le dater de 1227, puisqu'il y est question de la mort
de ce frère. Tout se suit cependant si bien dans ce chapitre
qu'il est difficile de trouver l’interpolation ; il faut donc en
remettre la composition après la mort de Bernard. Mais
_ laissons de côté ce récit qui ne contredit pas celui de Celano,
et voyons si réellement on peut taxer Celano de mensonge
dans l’une ou l’autre légende. Que raconte Celano dans la
première légende ? — François voyant arriver son dernier
jour, fit appeler près de lui les frères qu’il voulut, et comme
autrefois le patriarche Jacob le fit pour ses fils, il bénit spé-
cialement chacun d’eux unicuique sicut ei desuper dabatur…
benedirit. Comme un autre Moyse, avant de gravir la mon-
tagne, il combla de bénédictions les fils d'Israël. Elie se trou-
vait à sa gauche et les autres frères autour de son lit. Croi-
sant ses mains il posa la droite sur la tête d'Elie et comme
ses yeux étaient déjà fermés à la lumière : Sur qui, demanda-
t-il repose ma main droite ? — Sur frère Elie. — C’est ainsi
que je le veux, dit-il, et il continua : Toi, mon fils, je te bé-
nis entoutet pour tout, et de même que le Très-Haut a
multiplié entre tes mains, mes frères et mes fils, ainsi en toi
et par toi je les bénis. Que Dieu, Roi suprême, te bénisse
au ciel et sur la terre. Je te bénis autant que je le puis et.
plus que je ne le puis, et pour ce que je ne peux que Celui
qui peut tout te l'accorde. Que Dieu se souvienne de ton
travail et de ta peine, et qu'il te réserve ta part au jour de la
récompense des justes. Puisses-tu recevoir toutes les béné-
dictions que tu souhaites et que tous tes justes désirs soient
remplis » (1).
Voilà cette bénédiction que l’on reproche si fort à Celano
d’avoir rapportée comme un manifeste électoral en faveur
d'Elie. La seule question à se poser est celle-ci : le fait est-
il vrai ou faux ? Dans la seconde légende Celano raconte de
(1) Legenda I, $ 108. Cette bénédiction ne renferme-t-elle pas une pro-
phétie ? Benedico te sicut possum et plus quam possum, et quod non pos-
sum ego, possit in te qui omnia potest. N'ajoute-t-il pas en parlant à tous
les frères : futura est super vos tentatio maxima et tribulatio appropinquat.
Felices qui in his quae cæœperunt perseverabunt, a quibus nonnullos futura
scandala separabunt. Elie ne devait pas être du nombre de ces heureux
persévérants | | |
652 ” COLLECTION D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS
nouveau la mort de saint François. Il le fait plus brièvement
et écrit en particulier : « [Il fit appeler tous les frères qui se
trouvaient là et leur adressa ses dernières recommandations.
Tous s'étant placés autour de lui il étendit sa droite au-
dessus d’eux, et commençant par son vicaire (fr. Elie), il
posa la main sur la tête de chacun d’eux, et il bénit, dans la
personne de ceux} qui étaient là, tous les frères répandus
dans le monde préserits et futurs » {4).
En quoi ce récit est-il contraire au premier ? F. Elie n’est
pas nommé, c’est vrai, il h’est plus fait mention d’une béné-
diction spéciale et extraordinaire, mais cependant il est dit
qu'il fut béni le premier « incipiens a vicario suo. » Ce qui
était vrai en 1228 l'était encore en 1246, mais les circons-
tances étaient bien changées; l’excommunié de Cortone était
comme ces enfants dévoyés dont on évite de prononcer le
nom et de rappeler le souvenir dans leur famille. Loin de
contredire le premier récit, le second au contraire le con-
firme, car Celano n'aurait pas faite cette mention discrète de
fr. Elie, béni le premier, s’il avait menti dans la Lég. 1,
comme l'écrit M. Lempp. Toutefois cette accusation ne me
surprend pas beaucoup de sa part, car après l’avoir portée il
donne, quelques lignes plus loin, la preuve qu'il n'a même
pas lu la Lég. 1, ou qu'il l’a fait avec une légèreté impar-
donnable.
Quand il parle des stigmates de saint Francois, il mèt en
opposition la lettre de fr. Elie, Celano et les 3 Soc. Dans
ses additions il revient sur le même sujet (2) apportant comme
un texte nouveau de Celano (inanuscrit de Marseille) une
phrase qui se lit dans Cel. 1 où l’avait déjà prise le compilateur
de la Lég. 3 Soc. Que M. Lempp, qui cite toujours Celano
d’après le texte des Bollandistes, ouvre le volume et il trou-
vera au $ 113 les mots qui lui semblent une polémique tar-
dive : Cernere mirabile erat in medio manuum et pedum ipsius
non clavorum quidem puncturas, sed ipsos clavos in ets impo-
sitos (ex ejus carne compositos) ferri retenta ingredine.
On trouvera peut-être que je m'attarde beaucoup à ces
(1) ZLegenda IT, pars III, cap. 139.
(2) F, Elie de Cortone, p. 73 et 218, 219.
LS ne
<
SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 653
questions de détail; si j'insiste ce n’est pas à cause de
F. Elie, mais c’est parce que la véracité de Thomas de Ce
lano est en jeu. Heureusement que les accusations du
D' Lempp ne reposent que sur son désir de trouver en dé-
faut l’historiographe officiel. Cependant comme la masse de
ses lecteurs ne prendra pas la peine de contrôler ses affr-
mations, elle restera convaincue des mensonges LS Celano !
In verbo magistri !
Il est une parole de saint François dont on abuse en la
tournant contre Fr. Elie seul, pour établir qu'il ne le dési-
gnait pas comme son successeur. Sur la fin de sa vie, comme
un frère [ui demandait s’il voyait quelqu'un dans l’Ordre qui
pût ètre général, il répondit ne pas connaître le berger ca-
pable de paître son troupeau. Que prouve cette parole ? que
ni Fr. Elie, ni aucun autre, n’avait les qualités qu’il aurait
voulu voir dans son successeur : tam multimodi exercitus
ducem, tam ampli gregis pastorem, nullum, fili, sufficientem
intueor. Mais pas plus que les autres Elie n’est visé dans ces
paroles (1). |
J'avoue ne pas pouvoir suivre le biographe de Fr. Elie
dans toutes les parties de son livre, comme je l’ai fait pour
le commencement ; je l’ai trouvé si peu impartial dans ce que
jai pu contrôler que tout le reste me devient suspect,
aussi au lieu de trouver les pages du D' Lempp scrupu-
leusement fouillées, ainsi que la revue déjà citée, à la-
quelle cette étude biographique semble véritablement déci-
sive, je désirerais qu'un savant catholique reprenne cette
question, non pour réhabiliter, Elie Fr. mais pour faire jus-
tice des accusations lancées contre l'Eglise catholique par ce
savant protestant qu'on ne saurait soupçonner de partialités
et de rancunes monastiques (2), car pour mol, qui suis moine, |
la rancune protestante est encore pire.
P. EDOUARD, d’Alencon.
Archiv. gén. des Mineurs Cap.
4) Celano Leg. 11, pars II, cap. 96. — Speculum, cap. 80.
(2) « Ah! qu'en ces termes galants ces choses-là sont dites ! »
BULLETIN
D'HISTOIRE ET DE GÉOGRAPHIE PALESTINIENNES
Quand on ouvre la Bibliographia geographica Palestina de Ræœbricht
(Berlin 1890), ou la Zeütschrift des deutschen Palestina vereins, ou le
Saggio di bibliografia du P. Marcellin de Civezza (Prato 1879), on
reste stupéfait en constatant le nombre immense des publications con-
sacrées à la Terre-Sainte.
Ce n'est pas du reste un simple intérêt d’études bibliques qui fait
tourner les yeux des savants et du monde entier vers ce coin de terre
judaïque sanctifié par la présence et l'habitation de Jésus-Christ ; c’est
en second lieu un motif politique. |
Nous ne nous occuperons ici ni de la Bible, ni de la politique, mais
seulement d'histoire et de géographie. Les récents travaux qui nous
arrivent des côtés les plus divers sont des plus intéressants.
Que l'on nous permette de citer quelquestitres de nouveaux ouvrages
récents: Wandering Words, par Arnold. London, 1894. — Die Agada
der palästinensischen Amoräer, par Bacher. Strasbourg, 1899. — Die
Jüdischen Dorfer in Palästina, par Bambus. Berlin, 1896. — Palästi-
na, Land und Leute, par le même. Berlin, 1898. - - Parthénon, Pyra-
mides, Saint-Sépulcre, par J. de Beauregard. Lyou, 1899. — Geogra-
phie des alten Palästina, par Bubhl. Freiburg in B., 1896. — Studien
sur lopographie des nürdlichen Ostjordanlandes, par le même. Leipzig,
1894. — Et enfin Grundriss der Geographie Palästinas, toujours du
même (Fribourg, 1896), qui contient une abondante bibliographie. —
Les Archæological Rescarches in Palestine de M. Clermont-Ganneau.
London, 1899 (trad. anglaise par Aubrey Stewart), vol. I ; le volume II
parut en 1896 à Londres. — The Survey of Eastern Palestine, vol. I,
par Conder. London, 1899. — Les trois fascicules de Syrie, Liban et
Palestine. Géographie..., par Vital Cuinet. Paris, Leroux, 1896-1898,
dont le 4° fascicule a paru en 1901, avec un index. — Egypte et Pales-
BULLETIN D'HISTOIRF ET DE GÉOGRAPHIE PALESTINIENNES 655
tine, par Delmas. Paris, 1896, in-4°. — My tour in Palestina and Syria,
par Deverell. London, 1899, in-8°. — Pügerrüt : Bilder aus Palästina
und Syrien, par Gonzenbach. Berlin, 1895, in-4°. — Neutestamentliche
Zeitgeschichte, par Holtzmann. Freiburg. i. B., 1895, in-8°. — Jérusalem
et la Palestine (dans les voyages artistiques). Bruxelles, 1899, in-4°,
— The Holy Land in geography and history, par Mac Coun. New-
York, 1897, 2 vol. in-16. — Nouvelles recherches géographiques sur la
Palestine, par Gaston Marmier. Versailles, 1895, in-8°, — Zes pèlerins
normands en Palestine, par M. de Marsy. Caen, 1896, in-8°, — 4 His-
tory of New Testament times in Palestine, par Mathews. New-York,
1899, in-16 — Patriarcal Palestine, par Sayce. London, 1895, in-16.
— Neue hochwichtige entdeckungen, par Sepp. München, 1896, in-8.
— The historical geography of the Holy Land, par Smith, in-8°, — Jü-
dische Schriften zur Geographie Palästina's, par Steinschneider. Jéru-
salem, 1892, in-16. — Palaestina und Syrien von Anfang der Geschichte
bis sun Siege des Islam, par Starck. Berlin, 1894, in-8°. — Les nou-
velles éditions du Guide-Indicateur des sanctuaires du F. Liévin de
Hamme. — Album missionis terræ sanctæ. Milano, 1893, 2 vol. in-4°
oblong. — Autour de la Méditerranée, par Bernard (Marius). Paris,
1901, in-8°. — The Latin Kingdom of Jerusalem 1099 to 1291, par
Conder. London, 1897, in-8°. — Le voyage cn Terre-Sainte et à Ephèse,
par l’abbé Gouyet. Paris, 1898, in-8°. — Za Terre-Sainte. 1, Jérusalem
et le nord de la Judée, par Victor Guérin. Paris, 1897, in-fol. — Pèle-
rinages d'autrefois, par l'abbé Pisani. La Chapelle Montligeon, 1899,
in-8°. — Deutsche Pilgerreisen nach dem Heiligen Lande, par KR.
Rôbhricht. Innsbruck, 1900, in-8°. — Le même avait publié, toujours à
Innsbrack, mais en 1894, Die Deutschen im Heiligen Lande (de 650 à
1291), in-8°. — Les gloires de la Terre-Sainte, par Sodar de Vaulx.
Paris, 1899, 2 vol. in-18. — Jconographiae locorum et monumentorum
vetcrum Terrae Sanctae, accurate delineatae et descriptae a P. Elzeario
Horn. Romae. typ. Sallustianis, et Paris, Picard, gr. in-4°.
Dans l'impossibilité de tout étudier, nous mentionnerons seulement
plus au long quelques travaux, qui nous ont intéressé davantage, la plu-
part d'origine franciscaine.
Du séminaire Saint-Sulpice nous viennent les deux derniers fasci-
cules du Dictionnaire de la Bible (1). Il convient de signaler dans le fas-
(1) Paris, Letouzey et Ané, 1901, fasc. XX, Italiennes (versions) — Jéru-
salem ; fasc. XXI, jusqu à Joppé.
656 BULLETIN D'HISTOIRE ET DE GÉOGRAPHIE PALESTINIENNES
cicule vingtième les articles JASEs et JÉnusALEN par M. Legendre ; Ja-
Boc, JAcos (puits de), et JéricHo par M. Heiïdet. L'article JÉRUSALEM
enjambe sur le fascicule vingt-et-unième qui contient d’autres articles
sur JÉSIMON, JÉTHER, JETHSON, JezragL et Jorpé (ce dernier à suivre).
Dire la valeur des travaux publiés sous la direction de M. Vigou-
roux, c'est chose superflue. Le Dictionnaire de la Bible fait le plus grand
honneur à la science catholique. Il faut du reste attendre la fin de la pu-
blication pour juger sainement cette œuvre dans son ensemble.
C'est à un point spécial que s'attache le R. P. Barnabé d'Alsace dans
son Etude sur le Mont-Thabor (1). Quatre parties divisent son ouvrage.
Dans la première, l’auteur étudie le Thabor avant Notre-Seigneur, il
examine les diverses traditions, l'égyptienne, la rabbinique et l'arabe.
La seconde partie est consacrée au miracle de la Transfiguration ; la
troisième à l’histoire postérieure du Thabor, successivement occupé par
les Bénédictins et les Frères Mineurs. La géographie, la topographie
et l'archéologie de la sainte Montagne forment l'objet des dernières
pages. Tout cet écrit est fortement documenté, suppose beaucoup de
lectures ; il suit l'opinion traditionnelle qui place le miracle dont furent
témoins Pierre, Jacques et Jean, sur le mont qui domine les tribus de
Zabulon, d'Issachar et de Nephtali. Cette opinion est aujourd'hui la
plus commune. Elle l'a presque toujours été.
Il y a plus d'hésitations au sujet d'Emmaüs. Où se trouve cette loca-
lité biblique ? À soixante stades de Jérusalem, dit saint Luc. Deux
églises entre autres se disputent l'honneur d'être cette fameuse Em-
maüs : Amwâs et Qoubeibeh (2). Pour le même auteur que nous ve-
nons de nommer, c'est Qoubeibeh qui occupe l'emplacement le plus
probable de l'Emmaüs de l’'évangéliste médecin (Cf. p. 19). Il est per-
mis de se rallier à ce sentiment. La tradition locale désigne en effet
ce lieu comme la patrie de Cléophas. On y trouve dès le commence-
ment du VI° siècle une église déjà existante. Quant aux ruines d'Am-
(1) Le Mont Thabor. Notices historiques et descriptives par le P. Barnabé
d'Alsace. O. F. M., avec une carte géographique et une carte topographique
et d'autres illustrations. Paris, impr. Merch., 1900, in-8° de IX-176 p.
(2) Deux questions d archéologie palestinienne. I. L'Eglise d'Amwäs, l'Em-
maüs-Nicopolis. II. L'Eglise de Qoubeibeh, l'Emmaüs de saint Luc, par le
P. Barnabé d'Alsace, O. M. F. missionnaire apostolique. Avec deux plans,
deux cartes topographiques et plusieurs gravures, Jérusalem. Impr. des
PP. Franciseains, 1902, in-8e de 199 p. — Cf. Ultime discussiont intorno
all Emmaus del Vangelo, par le P. Domenichelli, Florence, 1898.
BULLETIN D'HISTOIRE ET DE GEOGRAPHIE PALESTINIENNES 657
wâs, elles appartiennent à des thermes romains, transformés en mo-
nument chrétien dans ce même VI* siècle. Toutefois, si la vraisem-
semblance semble être en faveur de Qoubeibeh, on ne peut se défendre
de se poser en son esprit plus d'un point d'interrogation. Le P. Bar-
nabé traite parfaitement la question (1) ; mais s’il n'apporte aucun docu-
ment décisif, c'est que l'histoire n’en connaît pas encore. L'avenir
nous en dira peut-être plus long.
Un autre franciscain, le P. Jérôme Gobulovich, a publié un ouvrage
de grande érudition(2); c'est la série chronologique des Supérieurs
de Terre-Sainte depuis 1219 jusqu'en 1898. La période embrassée par
cette étude est, on le voit, tout à fait complète. Ce travail est basé sur
les documents possédés par les archives de Terre-Sainte. L'auteur en
publie plusieurs en appendice, ainsi qu'un schema des couvents,
sanctuaires, et autres institutions de Palestine. L'ouvrage a été récom-
pensé d'une médaille d'or par le Comité de l'Exposition d’art sacré de
Turin en 1898.
C'est le même P. Gobulovich qui a réédité le traité de Terre-Sainte
du frère Francois Suriano, missionnaire et voyageur de la fin du
XV° siècle (3). L'éditeur a réuni pour son texte les mss. 58 et E. 39 de
la bibliothèque municipale de Pérouse et la relation publiée par
Bindoni à Venise en 1524. Les deux mss. datent le premier de dé-
cembre 1485, et le second de 1514.
Les relations de pèlerinage en Terre-Sainte, on les compte aujour-
d'hui en nombre presque infini. Chaque siècle, depuis le XIIT° surtout,
en a vu sa périodique moisson se lever. Îl n’est guère de bibliothèques
qui n'en contienne et quelquefois d'inédites, par exemple Dijon
ms. 1238, Grenoble ms. 962, Paris (bibl. francisc. ms. 4), etc.
N
(1) I l'avait déjà ébauchée dans la Revue biblique, 1893.
(2) Serie Cronologica dei R.mi Superiori di Terra Santa (1219-1898),
già Commiss. Apostolici dell Oriente, e sino al 1847 in officio di Gran
Maestri del S. Militare Ordine del SS. Sepolcro: ecc. Con due Appendici di
Documenti e Firmani Arabi inediti e d’un sunto storico de’ Conventi, San-
tuari ed Istituti di Benceficenza dipendenti da Terra Santa. — Gcrusalemme,
Tipografia del Convento di San Salvatore, 1898, — Un vol. in-4°, di pagine
XXXII-272. — 6 fr.
(3) ZL Trattato di Terra Santa e dell'Oriente di frate Francesco Suriano,
Missionario e Viaggiature del secolo XV, {Siria, Palestina, Arabia, Egitto,
Abissinia, ecc.): edito per la prima volta nella sua integrità su due Codici
della Communale di Perugia e sul testo Bindoni : Milano tip. Artigianelli,
1900, in-8o, di LXII-285 p. 6 francs.
E. F. VI. — 42
658 BULLETIN D'HISTOIRE ET DE GÉOGRAPHIE PALESTINIENNES
M. C. Schefer nous avait déjà donné (Paris, 1884) le Voyage de Jean
T'hénaud, gardien des Cordeliers d'Angoulême, et trois années plus tôt
nous avions eu la réédition de l'Elucidatio Sunctæ Terræ du vieux
P. Quaresmius (1).
M. Chavanon vient d'en publier une du XVI: siècle, presque aussi
pleine d'intérêt que la narration de Suriano (2). Une excellente intro-
duction nous apprend, pour la première fois, quelques détails sur'un
gentilhomme du nom d' « Arfagart chevalier du Sainct-Sepulchre et
seigneur de Courteilles en Normandie et Courteilles au Maine. » Il
voyagea presque tout le long de sa route en compagnie du frère Bona
venture Brochart, cordelier de Bernay, et c'est ce religieux qui four-
nit au pèlerin les explications bibliques et lui servit de cicerone.
Beaucoup ont confondu ce Brochard avec des homonymes. Potthast par
exemple (3) ne le distingue pas du dominicain Brochard le Teutonique
qui écrivit son directorium ad passagium fuciendum per Philippum
regecm Franciae in terram sanctam a° 1332.
Nous ne serions peut-être pas aussi affirmatif que M. Chavanon qui
veut voir dans Affagart l'unique rédacteur de la Relation. Mais surtout
nous ne voudrions pas assurer que la Relation est vraiment inédite.
Nous ne faisons pas allusion à la publication récente « dans une
pauvre revue », faite par M. Chavanon lui-même, mais au livre pu-
blié en 1544 à Paris chez Le Preux. adding, à l'article Brochard,
ne donne qu'un titre très vague de l'ouvrage de ce Gordelier. Sbaralea
(Suppl. 1806) est plus explicite. Non-seulement il cite plus au long
le titre du volume, mais il en indique la source, à savoir le ms. 10,265
de la Bibliothèque royale (4).
(1) À Veuise en 1881.
(2) Relation de Terre Sainte (1345-1534) par Grefin Affagart, publiée avec
uuc introduction et des notes par J, Chavanon, archiviste-paléographe,
correspor ‘ut du miuistére de l'instruction publique, Paris, Lecolfre, 1902,
in-8°, de XXV111-255 pages. Prix 5 fr.
(3) Bib. hist. med. aev. 1. F, p. 171.
(4) Voici ce que dit Sbaralea : il attribue à Brochard un tter ad loca sancta
Palestinae et ad montem Sina Arabiae quod prodiit typis Parisiis apud
Procetum le Preux et ms. servatur ibidem in Regia Bibliotheca cod. 10.265
in-fol. Delineatio et descriplio Jerusalem et terrae promissionis accuratissima
per Bonaventuram Brocardum Bernaitam elaburata excusa Parisiis, 1544.
Citatur ah Adrichomio in catalogo auctorum quibus usus est in componendo
Theatro sanctue terrae, an. 1628, vulgato (Suppl. p. 174). D'après Wad-
diog, et Jean de S, Antoine, le titre serait Chonographia Syriae utriusquer
BULLETIN D'HISTOIRE ET DE GÉOGRAPHIE PALESTINIENNES 659
À l'ancien ms. 10,265 correspondent aujourd'hui trois numéros,
le fonds latin 5130 et les fonds français 5644 et 5642. Or c'est pré-
cisément ce dernier manuscrit que publie à nouveau M. Chavanon.
Et il n’y a aucun doute que les deux autres n’ont pas trait au sujet
qui nous occupe.
Nous ne suivrons pas le chevalier du XVI dans son pèlerinage. Il
nous avertit que pour son voyage, il faut « bonne intencion, bon
cueur, bonne bouche et bonne bource». Il raconte encore (1) qu'à
Jérusalem Fr. Brochard fit la trouvaille, dans un vieux mur, d'une
« description de toute la Terre Saincte ainsi que Josué la divisa aux
douze tribuz, laquelle [était] quasi toute pourye et dégastée, tellement
que à peine on en pouvoyt lire la moictié. » Le moine en prit une
copie, avec l'intention de s’en servir pour la rédaction du récit de son
pèlerinage.
L'édition d'Affagart par M. Chavanon parait un peu hâtive. Il reste
des noms à identifier. Il y a des passages incompréhensibles (pp. 9
et 179) qui demandent explication. À la page 160, il faut Albasie pour
Abbasie et ailleurs céans pour léans. Quelques mots ne se peuvent
bien entendre qu'à l’aide d'un glossaire ; ainsi : orde, Esuye, Jaczoit,
ebrieu, brayes marines, fondicques, ac, vitupère, stolidité, rober.
Malgré ces petites négligences, il n'en reste pas moins que cette
édition de 1902 est utile, et qu’elle fera « bonne figure au milieu de:
nombreux ouvrages, si souvent ennuyeux, qui composent l'ancienne
littérature géographique ». Malgré nos recherches, nous n'avons pu
en effet retrouver aucune édition de l'œuvre ou des œuvres de Brochard
mentionnées par les bibliographes.
Nous ne voulons pas omettre, dans cette revue rapide des grandes
questions palestiniennes le livre témérairement hardi du R. P. Zane-
cchia, la Palestine d'aujourd'hui, où cet auteur frappe à droite et à
gauche, quelquefois en aveugle, sur les vestiges de tradition qui ont
actuellement toutes les peines du monde à se tenir debout ou en
équilibre (2).
Arabiue. —Cf. Palestina seu descriptio terrae sanctae solertissima auctore
R. P. F. Bonaventura Brocardo Theutonico, almi Ordinis PP. Praedica-
torum restitutore V. P. F. Philippo Bosquiero Caesarimontano minorita
Obs. Provinc. Flandriae... Coloniae Agrippinae 162%, in-12 de 10 p. n. ch,
et 67 p. ch. Ce volume avait déjà été imprimé par J. Steels à Anvers in-8°,
en 1536. |
(1) Relation, p. 226, 227.
(2) La Palestina d'oggi studiata e descrilta net suut santuari e nelle sue
660 BULLETIN D'HISTOIRE ET DE GEOGRAPHIE PALESTINIENNES
Après avoir exposé quelques notions générales sur la Palestine, le
R. P. Z. donne un abrégé de l’histoire de Jérusalem, puis une descrip-
tion de cette ville aux différentes époques qu'elle a traversées, et une
centaine de pages sont consacrées à décrire les environs de la cité
sainte. Avec le second volume, nous sortons de cette ville, pour visiter
le reste des lieux saints de la Palestine, entre autres, Jéricho, le Jour-
dain, la Mer Morte et ses alentours, le couvent de S. Sabas, les ré-
gions de Bethléem et d'Hébron, Beth Gibrin et Gaza, Ascalon, Azoth
et Geth, Qoubeibeh, Modin, Césarée, enfin la Samarie et la Galilée
avec Bethel, Silo, Sichem, Dothain, Scitopolis, Jezrael, le Thabor,
Tibériade et son lac, Nazareth, le Mont Carmel, Saint-Jean d’Acre.
La Palestina d'oggi est, comme on le voit, non seulement un volume
d’allure scientique, c’est aussi un guide. Il a été fait un certain bruit
autour de cet ouvrage. Îl est certain qu'il ne faut s'en servir qu'en fai-
sant ses Justes réserves sur les opinions historiques de l’auteur.
Son livre est de 1896, et déjà il a été contredit plus d'une fois, et
tout dernièrement encore dans une étude qui vient de paraître ou qui
n'est peut-être même pas encore lancée en librairie (1).
Dans ce livre le P. Barnabé élève derechef sa voix en faveur de la
plus antique tradition. Îl soutient que le prétoire de Pilate est bien où
l'on le montre aujourd’hui, dans la Tour Antonia, et non pas au Meh-
Kéméd, c'est-à-dire sur la plate-forme du temple, à l’ouest, près du
mur où les Juifs vont encore faire leurs lamentations. Il s'ensuit que
la voie douloureuse suivie par Jésus est parfaitement le chemin que le
guide de Terre-Sainte indique au pèlerin.
Le trouble est venu d’un infortuné manuscrit du IV® siècle, celui
de Verceil. Il estropia le texte de Joan. XVIII, 18, et au lieu de dire
comme la version italique.: Adducunt ergo Jesum a Caipha in prae-
torium, écrivit : Ad Caipham in practorium, Comme le grand prêtre
‘habitait au mont Sion, c’est mettre par là même le prétoire en cet en-
endroit, et en plus au mont Moriah, |
Le R. P. B. défend avec beaucoup de compétence l'opinion généra-
lement admise ; il y a plaisir à le suivre dans l'étude qu'il fait successi-
località bibliche e storiche dal P. Domenico Zanecchia. Roma. 1896, 2 vol.
in-12 traduit en francais. Paris, 1900,
(1; Le prétoire de Pilate et la forterese Antonia, par le R. P. Barnabé
d'Alsace, O. F. M. Ouvrage honoré d'une lettre de Mer Ludovic Piavi, pa-
triarche de Jérusalem. Avec 32 illustrations. Paris, Picard, 1902, in-8° de
XXII1-251 p.
BULLETIN D'HISTOIRE ET DE GÉOGRAPHIE PALESTINIENNES 661
vement de la tour Baris, de la forteresse Antonia, de l'Arc de l’ÆEcce
Homo, de la deuxième enceinte de la ville, du palais du Sanhédrin et sur-
tout du prétoire de Pilate. Sans doute, la simple tradition orale ne peut
être regardée en histoire comme un criterium satisfaisant de certitude.
La critique veut des textes (1) ou des pièces archéologiques. Cepen-
dant il faut expliquer cette tradition orale, et surtout en faire la critique,
en fournir l'explication et en trouver la genèse.
Ne soyons pas non plus trop exigeants, car, un jour à venir, il sera
impossible d'établir, avec des documents de première main, une foule
de faits tenus jusqu'ici pour certains. Jérusalem n’a pas dit son dernier
mot, du reste; le sol actuel est beaucoup plus élevé que ne l'était celui
du temps de Notre-Seigneur. Des fouilles habilement dirigées viendront
certainement dans l'avenir apporter des éclaircissements sur des ques-
tions tant débattues.
On éprouvera de grandes difficultés au sujet des autres parties de la
Palestine, si l'on veut mesurer la valeur des traditions actuellement
existantes. La montagne de Galilée, par exemple, où Jésus apparut à
ses apôtres, se trouve-t-elle dans la province de Galilée, est-ce le
mont Thabor? N'est-ce pas au contraire cette cîme septentrionale du
mont Sion que le moyen âge précisément a baptisé du nom de Mont
Galilée ? (2) Voici ce qu’en dit l’'évangéliste S. Mathieu : « Of de £vdexa
naônrat émopetônonv eiç cv Maluatav, sic To 8906 où érd£aro adroïic 8 Inooëc. »
Or les onze disciples s'en allérent en Galilée sur la montagne où
_ Jésus leur avait dit de se rendre (3). » Ce passage doit être rappro-
ché des autres textes où l'apparition est annoncée (4) et d'un autre
de saint Luc (Act. Ap. [). Depuis le VI® siècle la tradition écrite
désigne le Thabor comme le lieu où se manifesta l'apparition ; elle
(1) A ce propos, que le KR. P. nous permette de lui conseiller de ne pas
s’en rapporter purement et simplement aux textes édités par Migne. Migne
est excellent pour établir un contrôle rapide ou prendre une information com-
plémentaire. Mais il n’a jamais que la valeur des éditions qu'il a reproduites :
or il en a reproduit de très défectueuscs.
(2) La montagne de Galilée où le Seigneur apparut aux Apôtres est le
mont Thabor. Par lc P. Barnabé d'Alsace. Avec un plan topographique.
Jérusalem. Impr. des Franciscains, 1901, in-8° de 164 p. — Cf. P. Pascal
de Pérouse. Ratio missalis votivt officiorumque novissimorum Terrae Sanctae.
Jerusalem, 1899, p. 103-105, notes. — Echos de Notre-Dame de France.
juin 1896.
(3) Matth. XX VIII, 16.
(4) Matth. XXVI-30, 31 et XX VIII, 7 et 10, — Marc, XIV, 28, et XVI, 7,
662 BULLETIN D'HISTOIRE ET DE GÉOGRAPHIE PALESTINIENNES
désigne la province de Galilée depuis le I1° siècle, sans parler des
évangiles tandis que le Mont Sion ou le Viré Galilaei, ou le Kérem es
Sayad (1) — ce sont les noms dont on le décore — est regardé comme
le siège de l'apparition seulement depuis le XIII siècle, et sa dénomi-
nation de Mont Galilée remonte au plus au IX° siècle. La vraie difficulté
repose sur une critique des Gesta Pilati (2) connus aussi sous
le nom d'Evangile de Nicodème, et parus au Il° siècle. On y lit
ce passage : « Le Jésus que vous avez crucifié, nous l'avons vu en
Galilée, se tenant avec ses onze disciples sur le mont des Oliviers,
les instruisant et leur disant : Allez dans le monde entier, etc. » Mal-
heureusement ces mots elctav lœalthatav ne se trouvent dans aucun ma-
nuscrit ancien, mais seulement en deux du XV® siècle. C'est donc
très probablement une interpolation, Et il faut s'en tenir à la vieille
opinion que défend très bien le R, P. B. L'apparition dont parle saint
Mathieu (XXVIII, 16) a eu lieu en Galilée et non au mont Sion,
Que de questions seraient aujourd'hui suffisamment claires si jadis
des gens passionñés ne les avaient pas embrouillées volontairement !
Que de problèmes de nos jours aussi, serésoudraient plus facilement,
plus sereinement et plus scientifiquement si, derrière ces débats, ne se
trouvaient des animosités de parti, ou des jalousies de petites chapelles ?
Fr. Uracv d'Alençon,
(1) Le vignoble du chasseur.
(2) Publié par Tischendorf, dans ses ÆEvangelia apocrypha, 2° édit.
Leipzig, 1875. Nous ne mentionnons pas la difficulté qui résulte du texte de
Théodose (vers 530), le texte n'est pas assez sûr pour s’en servir dans une
sérieuse argumentation.
BIBLIOGRAPHIE
Nota. — L'Œuvre de Saint-François d'Assise se charge dr procurer Lous les
ouvrages édités à Paris et annoncés dans les comptes rendus des Æ£fudes
Franciscaines.
DIRECTOIRE SPIRITUEL DU TirRs-ORDRE DE Saixr-Francois,
par le P. Eugène d'Oisy. Paris, Œuvre Saint-François
d'Assise, 1903, in 18 de XI-468 p. Prix, 1 fr. broché.
Nous n'hésitons pas à affirmer que ce directoire est un des livres les
mieux faits pour donner une juste idée du Tiers-Ordre franciscain. La
forme en est neuve. La doctrine est exposée par demandes et par ré-
ponses ; la demande est brève et concise ; la réponse est double, en
abrégé et en développement plus étendu, le tout en douze leçons, cor-
respondant aux mois de l'année du noviciat. Beaucoup de questionsnon
traitées jusqu'à ce jour trouvent une solution dans ce livre. Une table
des matières et une table alphabétique sont utilement dressées à la fin
du volume.
Ce livre remarquable, fruit, on le devine, d'une longue étude et d'une
vieille expérience, est appelé à produire le plus grand bien dans les
âmes et nous le recommandons à tous, particulièrement aux prêtres et
aux directeurs d'âmes.
Fr. UnaLp.
*
*
{ — Le Lixceucz pu Curisr: Etude critique et historique,
par le R. P. dom Francois Chamard, prieur de l’abbaye
de Saint-Martin de Ligugé, in-8°, 104 p. Oudin, 10, rue
Mézières, Paris.
IT. — LE SAINT-SUAIRE DE TURIN ET LA PHOTOGRAPHIE DU
CHRIST, par Santini de Riols, in-12, 74 p. Mendel, 118, rue
d'Assas, Paris.
66% BIBLIOGRAPHIE
IL. — Le SaunT-Suaie DE Tunix avant el après 1534, par
Hippolyte Chopin, in-8, 14 p. Alphonse Picard, 82, rue
Bonaparte, Paris.
[. — Nous emprunterons l'analyse du premier ouvrage à l'auteur
lui-même. Nous laisserons en lettres droites ce qu'il affirme sur l'au-
torité d'écrivains anciens ; nous mettrons en italique ce qui est de
l'invention de l’auteur lui-même, c'est-à-dire ce qu'il a imaginé en
vertu d’hypothèses et de vraisemblances.
« [1 ressort des documents produits jusqu'ici que, au VIT° siècle, à
Jérusalem, et au commencement du XIII* siècle, à Constantinople, un
seul suaire (1) portait l'empreinte du divin crucifié.
Saint Braulion, sans nous donner sa description, nous a appris qu'il
avait été découvert au commencement du VIT siècle. Robert de Clari
constate sa disparition de l'Eglise de Notre-Dame des Blakernes en
1204. Nous le retrouvons (2) dans l'Eglise de Saint-Etienne de Besan-
çon, jusqu'en 1349.
« À cette date il disparaît de nouveau au milieu d'un incendie.
« Quelque temps après, on restitue à l'église métropolitaine un
Suaire semblable (3) au premier.
« Est-ce le méme ? Non. » [l'y a eu substitution frauduleuse, à la
suite de l'incendie de 1349 (4).
« Au lieu de rendre à l'église métropolitaine de Besancon le suaire
apporté d'Orient par Ponce de Lyon, à la prière d'Othon de la Roche,
qui l'avait enlevé de Constantinople, on n’en restitua qu'une copie, que
les chanoines de Besançon prirent ou fcignirent de prendre (5) pour
l'original, autrefois honoré dans leur église. |
« Et quel fut l’auteur de cette substitution? Ce fut Geoffroy de Char-
ny ou mieux sa femme ou l'un des siens (6). »
« Le peintre... crut de bonne foi que le Suaire présenté par les
Charny à la vénération des fidèles n'était que sa propre copie (7) ».
La disposition que nous avons donnée à notre texte analytique
montre mieux que tout commentaire le caractère plus ingénieux que
critique de cet ouvrage.
(1) L'identité des deux suaires et une hypothèse sans documents à l'appui.
(2) Même remarque que précédemment. (3) Les documents disent : un
suaire identique au premier. (4) Accusation sans preuves. (5) Mème re-
marque, (6) Mème remarque.
(7) L'auteur montre la grande différence qui distinguait les deux suaires,
comment dés lors le peintre put-il de bonne foi se tromper sur son œuvre ?
BIBLIOGRAPHIE 65
Néanmoins on lira ce livre avec plaisir. Il est écrit avec une grande
clarté et une bonne plume. Il apporte un grand nombre de documents
utiles à connaître ; et de tous les ouvrages historiques composés en fa- |
veur de la fameuse relique, il est un des plus intéressants et des
mieux travaillés.
IT. — Le livre de M. Santini de Riols est, lui aussi, un plaidoyer en
faveur du saint Suaire. Il présente l'inconvénient de n'avoir ai table, ni
chapitres. Au point de vue de la composition, il aborde à la fois tous
les côtés de la question, l'histoire, la photographie de 1898, l’art. Des
gravures, empruntées à des livres d'heures du XV° siècle, montrent
comment on représentait le Christ à cette époque. Des extraits bien
choisis empruntés aux chroniqueurs anciens et aux Journaux et revues
modernes donnent de l'intérêt au récit.
III. — Dans sa nouvelle brochure, M. Hippolyte Chopin apporte de
nouveaux arguments en faveur de sa thèse : Le Saint Suaire de Turin
photographié à l'envers. Voici son argumentation : D'après le témoi-
gnage des Clarisses, d'après la copie conservée longtemps à Besançon
et d'autres reproductions, il est certain que sur le Suaire, vu à l'endroit,
la main gauche reposait sur la droite. Les Ætudes Franciscaines, on
s'en souvient, avaient signalé les premières ce fait important resté ina-
perçu — Sur le négatif de M" Pia, les bras devraient apparaître renver-
sés, le droit sur la gauche, comme il arrive pour tout négatif. Mais il
se trouve qu'ils sont de même sens. Comment expliquer cette anomalie ?
Mr Chopin résout la difficulté en disant que la position des bras sur
l'image ne doit plus aujourd'hui être la même qu'au teraps des Cla-
risses, depuis lors l’image a dù être retournée, on a mis l'envers par
dessus, et c'est l'envers qui a été photographié. à
Malheureusement pour cette hypothèse assez ingénieuse, nous avons
trouvé et cité dans le dernier numéro des Ætudes Franciscaines un té-
moignage de 1898 qui la renverse par la base. Le suaire en effet se voit
aujourd'hui de même sens qu'au temps des Clarisses. Le bras gauche
repose toujours sur le droit.
Comme conclusion, on sera donc obligé de s’en tenir à l’une des so-
lutions que nous avons proposées aux Etudes Franciscaines et que nous
voulons résumer encore. ;
1° Le prétendu négatif est un véritable positif. Et ce positif aura
été obtenu parles méthodes ordinaires ou par surexposition. Cepen-
dant, ces deux explications peuvent, si l’on veut, être négligées ; elles
supposent en effet, nous en convenons,une bien grande distraction chez
666 BIBLIOGRAPHIE
les opérateurs ; et, d’un autre côté, la surexposition donne bien le ren-
versement des tons, mais non, à moins de complications nouvelles, le
renversement des côtés symétriques.
2° Le négatif de M. Pia est un vrai négatif, mais sa reproduction
chez M. Vignon et les autres a été faussée par distraction ou ma-
ladresse du photograveur. Cette hypothèse que nous avons déjà for-
mulée précédemment et qui nous paraissait peu vraisemblable n’est
cependant pas impossible, Ce serait un fait facile à vérifier.
30 L'image du Christ sur le Suaire a été faite par manière d'empreinte.
Cette troisième hypothèse, développée tout au long par nous dans le
numéro de juillet dernier, présente l'avantage d'accepter comme exactes
et authentiques toutes les données du problème, eten même temps elle
leur donne une solution conforme à la théorie scientifique la plus scrupu-
leuse et à l'expérience. Nous l'avons démontré alors, Peut-être finira-
t-on par se rattacher à cette troisième solution, en réalité le plus simple.
Mais, quelle que soit celle que l’on adopte, les conclusions restent Îles
mêmes ; elles laissent subsister dans son intégrité la sentence de
l'évêque de Troyes, confirmée par l'autorité suprême, civile et reli-
gieuse ; le Suaire de Turin est une image faite de main d'homme.
Avant de terminer cette question ardue, pour dérider nos lecteurs,
nous voulons leur raconter un petit épisode humoristique, auquel nous
avons inconsciemment donné occasion par notre article du mois de juin.
Dans la revue des opinions émises par la presse sur le livre de
M. Vignon, nous avions cité, on s’en souvient peut-être, le Journal des
Débats. Et, transcrivant sur la foi d'autrui (car nous ne sommes point
abonné au grave journal) la prose du rédacteur, nous lui avons attri-
bué le texte et la pieuse réflexion suivante :
« Si jamais l’érudition historique prouvait que les empreintes du
Suaire de Turin ne sont pas celles du corps du Christ, l érudition his-
torique serait en contradiction flagrante avec la science.
« Comme la vue des plaies réelles du Sauveur, la pensée de ses igno-
minies, dépassent ce qu'on avait pu supposer, est capable d’émouvoir
les cœurs ! Oh ! comme nous avons coûté cher au divin Mattre! »
Il paraît que le rédacteur, un anonyme, un Monsieur X. n’a point
écrit ces paroles. Nous aurions altéré son texte et nous lui aurions
attribué toute une phrase qui n’est point la sienne. )
Il vient de nous en avertir dans une note insérée au même Journal le
4 ou 5 décembre. Sa réclamation n’a rien .que de très Juste, nous ne
faisons aucune difficulté pour l’enregistrer.
BIBLIOGRAPHIE 667
+
Mais il est un point que nous nous expliquons plus difficilement dans
cette note. C’est le souffle ab irato qui l’anime. Ecoutez plutôt :
« Le capucin (je passe l’épithète) qui a relevé ce passage est prié de
lire les textes qu'ilcite. J'ai en effet écrit le 3 mai : « Si les aveux
« (de 1356) étaient reconnus authentiques, il arriverait simplement que
« la science positive et l'érudition seraient en contradiction. » J'avoue
bien volontiers que cette phrase est médiocre et s'explique fort mal. Ce
n'est peut-être pas une raison pour que le P. Hilaire y mette sa marque
en fasse une aussi plate niaiserie. » |
Uomme en termes galants ces choses-là sont dites !
Ainsi parlerait un pion de collège en colère. Médiocre, de l'aveu de
l’auteur, est la phrase revendiquée ; plus médiocre encore, le texte
même de la revendication. Mais puisque c'est le style de Monsieur \,
nous ne lui en faisons pas un crime ; chacun écrit selon ses moyens.
Venons-en au reproche qu'il nous adresse. Nous aurions altéré sa
méchante phrase. Il n'en est rien, nous nous en défendons absolu-
ment. Nous avons lu et copié textuellement. Comment dès lors expli-
quer la divergence des textes ? C’est sans doute que notre citation
n'est point empruntée à la prose de M. X, mais à un autre compte-
rendu du même journal.
Quant à juger de la platitude et de la niaïiserie de cette phrase, nous
nous en abstenons. Que le lecteur compare le texte original et sa contre-
façon, il sera, comme nous, fort embarrassé pour décider lequel des
deux mérite la préférence.
Le principal grief de Monsieur X, dans toute cette affaire, c'est,
nous le devinons, l'attribution qui est faite de la dernière phrase.
« Quant à l'oraison jaculatoire qui la suit, s’écrie-t-il, elle n’a jamais
été imprimée ici. C’est une petite fleur du P. Hilaire. Je la lui laisse.
Qu'il la reprenne. »
Assurément, neus n'avons pas de peine à le reconnaître, se voir ac-
cuser publiquement de faire des oraisons jaculatoires à la manière des
capucins ou des bonnes sœurs, c’est, par le temps qui court, une situa-
tion fort compromettante, extrêmement dangereuse. Monsieur X, sans
doute, doit, à chaque instant, voir la police de M. Combes à ses trousses.
C'est une expulsion en règle qui le menace.
Envahi par ces sentiments bien faciles à comprendre, il a perdu le
nord, comme on dit vulgairement, et il a foncé, tête baissée, sur un en-
nemi imaginaire qui ne l’attaquait pas. Voilà comment nous nous sommes
trouvé exposé à ses coups.
668 BIBLIOGRAPHIE
“Mais nous voulons oublier tous ces malentendus. Toutefois nous re-
grettons, pour Monsieur X, cette explosion quelque peu intempestive
et peu mesurée. Îl restera acquis assurément, pour son repos, qu'il ne
cultive pas les fleurs de la dévotion et des oraisons jaculatoires ; il laisse
cette spécialité aux capucins. Mais on saura aussi qu'il ne cultive pas
davantage les fleurs de la belle rhétorique. Et, pour tout dire, en fait
de courtoisie et même de politesse, nous croyons que ses lecteurs
aurent quelque scrupule à lui décerner les palmes.
F. Hizaire de Barenton.
La SCIENCE DE L'INVISIBLE, ou le merveilleux naturel et la
science moderne, par le P. Hilaire de Barenton. Paris,
1903, in-12 de 64 p.
Nous lisons dans la Gazetta de Mondovi ces lignes qui donnent une
parfaite idée de ce livre: « Nous sommes entourés tous les jours de
faits merveilleux : baguette divinatoire, vision des eaux souterraines,
vision àtraversles murs et les métaux,etc. Faut-il attribuer ces faits à des
forces naturelles, ou diaboliques, ou bien à une intervention divine ?
a Jusqu'ici on s’est trop contenté de donner à ces questions des ex-
plications purement philosophiques ou théoriques. Aujourd’hui, les
récentes découvertes de la science ont Jeté une merveilleuse lumière
sur tous ces prodiges. Nous en parlerons dans la 4° édition de la Magia
Moderna que nous préparons. Mais déjà un docte Père Franciscain, le
P. Hilaire, de Barenton, vient de publier un ouvrage sur ce même sujet.
« Le docte écrivain expose toutes les dernières découvertes, les
rayons Rôntgen, la télégraphie sans fil, etc., et il montre comment
toutes ces forces que nous commençons à dompter, produisent sous
les mains habiles des savants, des faits, merveilleux sans doute, mais
d'ordre purement naturel. Un tableau synthétique de toutes les forces
naturelles connues enrichit l'ouvrage et permet de se rendre compte
d’un simple coup d'œil, du progrès actuel de toutes les sciences. »
P. Pre Micuez Rozrti
O. F. M.
ÉTUDES FRANCISCAINES
f
TABLE DES MATIÈRES
NUMÉRO DE JUILLET
Le rôle social de la charité, par le P. Raymond.
La Légende de saint François dite des « Trois ns »,
par le P. Edouard (fin). : |
Le Saint-Suaire de Turin devant l'Académie . sciences de Paris
par le P. Hilaire (fin).
La renaissance littéraire en France. Saint Fra rançois Fe Sales et
Calvin, par M. À. Charaux. — 2 ee
Les Tertiaires et les nouvelles faveurs aie par le Saint-
Siège, par le P. Victorius.
Bibliographie.
NUMÉRO D'AOÛT
La Bible et les découvertes modernes (1% article), par le P. Hi.
laire. et :
Les affections de saint Phase par M. Paul Here
De la connaissance sensible d'après les philosophes Fo
(1° article), par le P. René. ; À ;
Le rôle social de la Charité.Les formes sale. par de P. Ray-
mond. ‘ UE RE :
La Société internationale d études ncscnes établie à Me
par le P. Edouard. Eee ;
Les Tertiaires et les nouvelles nc accordées par le SG
Siège (fin), par le P. Victorius. , . , . . . . .
Bibliographie. . . . . .
670 TABLE DES MATIÈRES
NUMÉRO DE SEPTEMBRE
L'influence de saint François dans les lettres et dans les arts,
par M. Alphonse Germain. CS DU
Possibilité ou impossibilité du monde éternel (ter Scticie) par le
P. Chrysostome, . . nn An ee
Calvin et saint François de Sales. par M. A. Char aux.
Un sanctuaire ignoré : le Sacro Monte d'Orta, par M. H. Matrod.
Un émule de dom Perosi et un successeur de Martini, par M. M.
Montandon DE RS & & à
Revues des Revues ce par le P. Ernest-Marie.
Collection d'études et de documents sur l’histoire religieuse et
Le
littéraire du moyen-âge. Notes critiques et documentaires, par .
le P. Edouard. SR,
Bibliographie. . . . . . . . . . . . .
NUMÉRO D'OCTOBRE
La chronologie biblique et les dernières découvertes modernes
(2° article), par le P. Hilaire. ; .
Possibilité ou impossibilité du monde errel (2e aie) par le
P. Chrysostome. . . . . . . .
L'influence de saint François sur les arts A tiques: par M. AL
phonse Germain. « . :
De la connaissance sensible a ue lee chilosophes ohatiques
(2° article), par le P. René. . . RE
La réforme littéraire et Malherbe, par M. A. Cbarèus
La prédestination éternelle de la Vierge Marie, par le P, Fidèle.
Questions d'histoire. Le Groenland au \!* siècle. Henri V et le
drapeau blanc. Encore le Saint-Suairc, par le P, Hilaire.
Bibliographie. . , , . , 4 . . , . . . . .
NUMÉRO DE NOVEMBRE
Travaux des Capucins de Paris sur l'Ecriture Sainte. L'Acadé-
mie Clémentine, par le P.'Ubald,
Une mission en Phrygie, par M. Frank Dépot
Un problème historique : l'origine des Cagots, parle P. Érnest-
MAR NN M M SR rire
329
348
374
384
397
24
h31
437
k49
472
481
TABLE DES MATIÈRES
‘ Etude sur la correspondance de saint Léonard de Port-Maurice,
671
par le P. Léopold. LU Se 5 01
Possibilité ou impossibilité du onde éternel (3° article), par le
P. Chrysostome. 511
Bulletin d'histoire cnique. La légende dore Un évéque
missionnaire, Un moine politique. Un prélat ami des Jansé-
nistes, par le P. Rémi et le P. Ubald. 529
À travers les Revues. Dernière note sur le Sont Sudire. argu-
ment décisif. Les Congrégations en France. Décrets liturgiques,
par le P. Hilaire, . 536
Bibliographie. . 946
NUMÉRO DE DÉCEMBRE
La Bible et les dernières découvertes modernes, la chrouologie
biblique, par le P. Hilaire, . ,. . . . . . . . . 561
Le confesseur des religieuses, par F. M.T. . . . . 575
Promenades au Louvre. Cinabué et Giotto, par M. H. Matrod, 593
Le crédit populaire. Sa nature et ses avantages, par le
PE HUdOVIé. Dee SOS ES ES € F 613
Les anciens missionnaires de l'Ethiopie et la science, par le
P, Martial . . . . . . . à RNA 628 :
Collection d'étudeset de documents sur l'histoire littéraire et reli-
gieuse du moyen äge. Frère Elie de Cortone, parle P. Edouard 643
Bulletin d'histoire et de géographie palestiniennes, par le P.Ubald. 654
Bibliographie, . . . . : . . ,. . . . . , . 663
able Sn NE EN 5, O0"
CUM LICENTIA SUPERIORUM à
IMPRIMATUR :
Robertus a Valle Guidonis,
Vic. Prov. O. M. Cap.
Le Gérant :
CuarLes-Josepn BAULÉES
Vannes. — Imprimerie LAFOLYE FRÈRES, ?, place des Lives.
ŒUVRE DE SAINT-FRANÇCOIS D’ASSISE, 6, rue de la Santé, PARIS, 13° /
ETUDES FRANCISCAINES
Revue mensuelle paraissant le 15 de chaque mois
Prix : 142 francs. — Bureaux : 5, rue de la Santé, PARIS
Toujours l'Ordre franciscain affectionna de prendre sa large part dans la
lutte de l'Eglise pour la défense et le triomphe de la vérité ; il y apporta son
esprit fait de douceur, de charité, de haute pénétration et de franche liberté.
Les noms des Scot, des Bonaventure, des Alexandre de Halés, des Frassen,
des Thomas de Charmes en théologie, des Ferraris en droit canon, des Nico-
las de Lyre, des Ximenés, des Bernardin de Picquigny en Ecriture Sainte,
des Louis d'Argentan, des Ambroise de Lombez, des Martin de Cochem en
choses d'ascétisme,des Roger Bacon,des Valérianus Magnus ; des Chrysologue
de Gy, des Romain Joly. Tiburce de Jussey, en matière de sciences et de géo-
graphie ; de Thomas de Celano, de frère Jacopone, de l'auteur des Fiorett
en littérature, des Taillepied,des Fodéré, lgnace Carlier,Benoît de Toul, Jus-
tin de Monteux, Wadding, Papini, Sbaralea en histoire, et d'autres encore,
sont connus de tous ; leurs œuvres sont toujours lues, étudiées, commentées.
En notre temps l'apologétique chrétienne a créé une arme nouvelle, les
revues périodiques. L'Ordre de Saint-François devait pour répondre à ses
traditjons en faire usage, c’est pour ce motif qu'ont été créées les Etudes
Franciscaines. Leur but n'est pas, comme certains l'ont cru à tort à cause
de leur titre, de traiter exclusivement les questions franciscaines : elles em—
brassent toutes les matières intéressant la défense de l'Eglise et de la vérité :
théologie, philosophie, ascétisme, Ecriture Sainte, histoire, sciences, littéra-
ture. Une revue des revues, portant alternativement sur chacune de ces ma-
tiéres, tient continuellement le lecteur au courant du mouvement actuel des
esprits. Une revue des questions romaines, faite tous les six mois, donne les
faits principaux du monde catholique, avec les lettres pontificales, les décrets
des congrégations et spécialement les décrets liturgiques. Toutes ces ques-
tions sont traitées d'après les méthodes, les derniers progrès et les der-
nières découvertes des sciences modernes, mais aussi et surtout avec l'esprit
de grande fidélité catholique, qui fut toujours de tradition dans la famille
franciscaine.
Dès leur apparition (1899), les Etudes franciscaines ont conquis leur place
parmi les grandes revues par l'autorité et la variété des articles et par le
nombre des abonnés.
En décembre 1900, Me Hautin, archevèque de Chambéry, dans une lettre
publique adressée au R. Père Directeur, se faisait l'écho de la satisfaction de
tous leurs lecteurs : « Votre Revue est jeune, disait-il, elle compte à peine
douze mois d'existence, mais elle a choisi un patron que six siécles réverent,
l’aimable saint François d'Assise, dont elle porte le nom et dont elle a reçu
l'esprit. Quant à ses écrivains, ce qui les caractérise en général, c’est, pour le
fond, l'originalité de la pensée, la nouveauté des aperçus, l'indépendance, et,
si j'ose dire, la liberté apostolique des jugements ; pour la forme, l'horreur
du banal et du convenu, une bonhomie de finesse, enfin une saveur toute
franciscaine, qui tranche heureusement avec le puritanisme empesé de cer-
taines écoles. »
L'Ami du Clergé a recommandé à son tour les Etudes franciscaines parmi
celles qu'il fallait avant toutes autres, conseiller au clergé et aux catholiques.
°
En . ,
= ee ee = 8 mm à ——-
CRE se der céipert nn mm 7
—
és …
32101 076474764
FTP , > | æ ND